« Le mensonge est chose honnête quand il est utile à qui le fait, sans nuire à qui l’entend. »
Καλὸν γάρ ποτε καὶ τὸ ψεῦδος, ὅταν ὠφελοῦν τοὺς λέγοντας μηδὲν καταβλάπτῃ τοὺς ἀκούοντας· (1.XXVI.6)1« Car faire ce qui est mal et le dire est également inconvenant. »
ποιεῖν γὰρ τὰ αἰσχρὰ καὶ λέγειν ὁμοίως ἀπρεπές· (7.XXI.5)
Devant ces deux conclusions antithétiques auxquelles en arrivent les protagonistes des Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse, le lecteur a de quoi être embêté. Chef-d’œuvre hellénique de l’Antiquité tardive2, écrit par Héliodore d’Émèse, les Éthiopiques sont un des cinq romans canoniques de la littérature grecque3. Ce roman se distingue des autres par la grande complexité de son récit4 ; un bref résumé du récit sera ainsi utile avant de se lancer dans une discussion plus poussée.
Cette fiction narre les périples d’un couple d’amoureux lors d’une aventure qui les mène de la Grèce jusqu’en Éthiopie. La première scène débute in medias res sur une plage où le lecteur voit, du point de vue d’une bande de brigands, le carnage d’une bataille terminée ainsi qu’une jeune fille d’une divine beauté embrassant un magnifique jeune homme. Au cours des chapitres suivants, on apprend que cette fille se nomme Chariclée, qu’elle est la fille adoptive du prêtre d’Apollon Chariklès et qu’elle était une prêtresse d’Artémis à Delphes. Elle est également la fille légitime du roi d’Éthiopie, malgré sa peau parfaitement blanche. Il transparaît que son compagnon est Théagène, un Thessalien, qui est allé à Delphes, où le couple s’est rencontré lors des Jeux pythiens. Aidés par Chalasiris, un prêtre égyptien, les jeunes gens se sont enfuis de Delphes. Ils vivent de grands dangers lors de leurs aventures en Égypte : ils sont séparés et se retrouvent à plusieurs reprises et subissent d’horribles malheurs avant d’arriver ensemble à Méroé, ville capitale de l’Éthiopie. Là, ils deviennent grand prêtre et grande prêtresse et héritiers du royaume à la suite de la reconnaissance de Chariclée par son père biologique.
En revanche, lorsque l’œuvre débute, le lecteur n’est pas informé de tout cela. La première scène est autant mystérieuse pour lui que pour les personnages du romans. L’attention du lecteur est instantanément retenue par cette description aussi vive qu’énigmatique. Cette introduction astucieuse présente subtilement un élément clé du roman – l’énigme –, auquel se greffe un questionnement central dans le roman concernant la vérité et le mensonge.
C’est en racontant à deux reprises un même mensonge que les protagonistes arrivent chacun à leur propre conclusion, présentée ci-haut. Lorsque leur vie et chasteté ainsi que la vie de leur compagnon (ou compagne) sont menacées, Chariclée et Théagène se présentent comme étant des frère et sœur plutôt que des amoureux. Ce mensonge, ainsi que d’autres, survient à de nombreuses reprises et fonde en dernière analyse « une véritable stratégie5 » romanesque. Malgré qu’elle ait déjà été étudiée à quelques occasions6, cette duperie constitue un sujet qui n’a rien d’épuisé tant il permet de comprendre les autres enjeux du roman. C’est en effet le moyen dont se sert l’auteur pour introduire dans son roman philosophique ses réflexions au sujet de la rhétorique et de l’éducation, ainsi qu’une réflexion sur la fiction. Héliodore invite son public à participer à cette idée par un jeu d’énigmes et de mensonges, un « self-conscious game-playing » pour reprendre les mots de John Morgan7.
Le mensonge qui nous intéresse, répété à quatre reprises dans le roman, est celui selon lequel le couple s’affiche en tant que frère et sœur, alors qu’ils sont des amants. La symétrie de deux de ces emplois nous incite à approfondir la lecture de ces passages qui se trouvent aux livres I et VII des Éthiopiques. Morgan a montré qu’Héliodore emploie une technique littéraire de dédoublements – des « doublets » – avec grand succès dans son œuvre8, sans toutefois se pencher sur la supercherie sororale et ces deux scènes. Récemment, de Temmerman a remarqué cette omission de la part de Morgan pour y voir encore un exemple des « doublets », sans toutefois en faire l’analyse9. C’est donc en nous appuyant sur les travaux de Roman Brethes10, de John Morgan11 et de Koen de Temmerman12 que nous comptons étudier ces deux instants et ainsi combler une lacune dans la critique.
Comme il sera démontré, les détails du mensonge diffèrent légèrement dans ces deux scènes, mais l’ensemble reste très similaire – c’est-à-dire que l’idée principale (dire que les amants sont frère et sœur) ainsi que le but protecteur du mensonge ne changent pas. Pourquoi réitérer cette tromperie ? Héliodore aime briser le quatrième mur, inclure des clins d’œil métalittéraires pour le plaisir du lecteur habile, puisqu’il s’adresse directement à son public avec une fréquence remarquable – ce qui constitue un autre des innombrables jeux auxquels l’auteur se livre. Ce mensonge lui permet non seulement de rappeler son pouvoir au lecteur à travers la lente divulgation des informations au sujet de ses personnages, mais encore de le séduire grâce à son réalisme. Comme dans la vie quotidienne, le lecteur ne comprend que rétrospectivement de quelle manière la trame narrative s’est ainsi nouée. Le lecteur soupçonne, avant le premier usage du mensonge, que Chariclée et Théagène sont des amants, mais, touché par leurs malheurs, il veut savoir comment ils vont s’en sortir. Le présent article montrera que la répétition de cette tromperie a pour effet de dévoiler le caractère des personnages, mais aussi de permettre un jeu entre le lecteur et l’auteur tout au long du récit. Maître de son art, Héliodore crée un suspense narratif. Il ne s’agit point de l’anticipation d’une fin imprévue, car la fin d’un roman d’amour est connue dès le début, mais d’une fabrication d’un suspense concernant le moyen par lequel cela va se réaliser. Autrement dit, Héliodore réutilise des scènes typiques du genre au sein de son roman afin de faire appel à son lecteur en y ajoutant des éléments inattendus.
Afin de présenter la manière dont ce mensonge énigmatique se développe tout au long du roman, il est bien important de reprendre les événements dans l’ordre de leur narration dans le récit. Pour mener à terme cette analyse, nous étudierons d’une part chacune des deux scènes où le mensonge est proféré, et d’autre part, nous les analyserons conjointement pour en tirer les conclusions qui s’imposent concernant la caractérisation des personnages et le jeu littéraire et moraliste qui se met en place.
Le mensonge utilitaire
La duperie fraternelle survient tôt dans le roman. La première personne que le lecteur entend prononcer ces paroles mensongères est Chariclée13, la protagoniste. D’abord, à ce moment du récit, la majorité des connaissances du lecteur au sujet du héros et de l’héroïne sont celles qu’en ont les personnages secondaires. Il est pertinent d’inclure ici les seules informations connues par le lecteur à l’égard des protagonistes, qui se limitent au peu de choses que révèle Chariclée dans les pages précédentes, lorsqu’elle se lamentait la nuit14, emprisonnée avec Théagène dans le camp de pirates. Elle nous dit qu’ils furent « [s]éparés de [leurs] proches, enlevés par des pirates, exposés aux mille dangers de la mer, pris une seconde fois par des brigands sur terre […]15 » (1.VII.2). Elle déclare ensuite qu’elle préfère la mort au déshonneur, même si Théagène s’est toujours comporté avec respect envers elle (1.VIII.3). On comprend qu’il est ici question de sa chasteté, enjeu constant des romans érotiques. Afin de la calmer, Théagène l’interpelle en l’appelant sa bien-aimée (philatê) et son âme (psuchê) (1.VIII.4) : il va donc de soi que Théagène ne peut être son frère. Le lecteur peut être bien certain que ces jeunes, qui ne sont d’ailleurs plus anonymes à partir de cette scène, forment un couple amoureux. Par contre, le lecteur n’en sait pas davantage.
Les identités des jeunes protagonistes sont aussi dévoilées par une description de Chariclée faite par Thyamis, chef des boukoloi. Il explique aux brigands regroupés pourquoi il leur offre tout le butin à l’exception de la jolie demoiselle. Il croit qu’elle est d’une haute naissance – comme en témoignent ses richesses et sa constance –, il la croit bonne et vertueuse, belle et pudique, et pense qu’il s’agit d’une prêtresse (1.XX.1). Il veut dès lors l’épouser16. Cette description est conforme à une dichotomie philosophique des Grecs : ce qui est bon est beau, alors le beau est bon ; inversement, le mal est laid et le laid est mal. Puisque Chariclée est d’une beauté exceptionnelle, il va de soi qu’elle a de bonnes origines, bien qu’on ne les connaisse pas en détail. Héliodore souligne par l’emploi d’un traducteur, un Athénien pris en otage par les brigands qui parle le grec et l’égyptien, que Thyamis parle en égyptien. Chariclée ne peut point lui confirmer ses idées, malgré le fait qu’il s’agit d’un des résultats de sa duperie. Son mensonge n’est pas un moyen de le convaincre de ce qu’il soupçonne déjà. Le lecteur croit alors que s’agit d’une ruse inventée spontanément.
Là survient le mensonge. Face au roi des brigands égyptiens, qui lui propose un mariage légitime et légal – mis à part le détail de son statut de hors-la-loi – et lui demande d’où son compagnon ainsi qu’elle-même viennent, Chariclée répond, « Il serait plus séant […] que Théagène mon frère parlât : il convient, je crois, à une femme de se taire et c’est à un homme à répondre dans une assemblée d’hommes17. » Par contre, elle surmonte sa timidité féminine18 et dévoile le fait suivant : « D’origine ionienne, c’est à Éphèse que nous sommes nés dans une de ces grandes familles où les enfants sont destinés par la loi au service des autels. Je devins prêtresse d’Artémis, mon frère prêtre d’Apollon. Ces fonctions sont annuelles, et notre temps était achevé. Nous devions aller à Délos […]19 » Elle narre ensuite le voyage, la tempête et le naufrage qu’ils ont vécus, ainsi que l’attaque des matelots lorsqu’ils arrivèrent sur les rives d’Égypte (1.XXII.3-5). Lu de manière superficielle, ce mensonge ne semble en rien étrange ; en effet, il s’avère tout à fait crédible. Il se veut même une synthèse d’un roman plausible en soi, une mise en abyme du genre dans le texte20. Chariclée déclare ensuite qu’elle acceptera de se marier avec Thyamis, à condition qu’elle puisse se rendre dans un temple d’Apollon afin de compléter sa prêtrise avant de se marier (1.XXII.6-7). Thyamis acquiesce à cette demande tout à fait raisonnable (1.XXIII.1).
La scène est structurée de telle manière que les doubles publics, fictifs (les personnages) et réels (les lecteurs) à la narration, ne comprennent pas forcément la même chose du discours. Héliodore présente Chariclée comme un habile rhéteur. Afin de comprendre la mise en place de cette supercherie, il faut reprendre quelques éléments introduits juste avant ces paroles de notre héroïne.
Héliodore inclut dans la narration de cette scène trois détails subtils qui font signe au lecteur bien attentif ou du moins, plus attentif que ces brigands. Deux de ces détails concernent le comportement de Chariclée avant et après son discours. Avant qu’elle ne prenne la parole, Héliodore raconte que Chariclée « un long temps resta, les yeux fixés à terre […] ; elle semblait chercher ses mots et rassembler ses pensées21. » Héliodore ne dévoile rien, car il décrit sans commentaire, ni jugement ou explication pour l’instant. Le lecteur pourrait alors croire, comme les brigands, que c’est bien la peur ou la pudeur – ou les deux – qui empêchent cette jeune fille de prendre la parole. Pourtant, on sait qu’elle vient de recevoir une demande en mariage d’un étranger, en présence de son amant. Le lecteur se doute bien de ce qu’elle fait : elle cherche un moyen de sauvegarder sa chasteté et la vie de son amant. Mais encore, un lecteur érudit aurait été conscient de l’intertextualité ici présente. Le langage corporel de Chariclée n’est pas ici improvisé, mais se veut une posture de rhéteur bien connue depuis bien avant l’Antiquité tardive22, celle qu’avait prise Ulysse23, le héros rusé et éloquent par excellence. Avant même d’ouvrir la bouche, Chariclée est mise sur le même plan symbolique que le célèbre héros. Dit autrement, la présentation physique de l’héroïne rappelle Ulysse, le menteur par excellence ; on est alors invité à ne pas croire tout ce qu’elle va dire. Mais encore, en acquiesçant temporairement au mariage, mais en y ajoutant une clause temporelle, Chariclée emploie non seulement une ruse typique des héroïnes romanesques, mais elle rappelle la ruse dont Pénélope24 s’est servi contre les prétendants en l’absence d’Ulysse25. Puisqu’elle se sert d’une parole malhonnête afin de défendre son honneur, Chariclée devient l’enfant prodige de Pénélope. Chariclée rappelle ainsi conjointement Pénélope et Ulysse, et son périple devient sa propre Odyssée26. Étant lié à l’homme aux mille ruses et à sa maligne femme, le discours de l’héroïne devient hautement ambigu27.
Après ses paroles, Chariclée fond en larmes28. Notre narrateur n’en dit pas plus29. C’est au lecteur (et aux brigands) de deviner la cause de ses pleurs, mais il est impossible de connaître l’opinion des bandits. Mais si le lecteur se souvient bien de ses leçons de rhétorique, il constate que ce discours témoigne d’une maîtrise de la discipline30. Le seul élément manquant était la conclusion (epilogos), dont « les sanglots tiennent la place31 ». Elle inspire de la pitié, et les brigands sont convaincus par ses paroles. Le lecteur l’est peut-être un peu moins à cause de l’intertexte odysséen.
Le dernier indice fournit par Héliodore se retrouve dans la réaction de Thyamis aux paroles de Chariclée, car « il était ensorcelé par ses paroles comme par une sirène32 ». L’image de la sirène est complexe. Normalement, elle n’est pas liée à la fausse parole et à la déception, mais à la vérité et la connaissance33. Les sirènes séduisent, certes, mais elles ne mentent pas. Le clin d’œil à la posture ulyssienne lorsque Chariclée commence son discours rend toutefois cette évocation des séduisantes ennemies du héros épique encore plus étrange34. Les paroles de Chariclée ensorcellent, c’est-à-dire convainquent son public fictif formé des pirates, mais son public réel (les lecteurs), reconnaissant la triple référence à l’Odyssée, se pose des questions. L’image de Chariclée est décidément curieuse. Liée par allusion à Ulysse, à Pénélope et aux sirènes, Chariclée n’est pas un simple rhéteur, convaincant mais menteur ; Héliodore semble jouer avec son modèle homérique en combinant et en comparant trois manifestations de paroles et de discours trompants, séduisants et véritables. Chariclée est-elle menteuse, séductrice ou honnête femme ? Les brigands et Thyamis sont convaincus de la véracité de ses paroles, mais le lecteur affiche certainement un sourire en coin.
Mais il faut bien nous garder d’oublier la réaction d’un personnage clé, que l’on pourrait avoir tendance à laisser de côté dans cette situation : celle de Théagène. Cette scène est aussi importante pour la caractérisation du héros que sa fabrication l’est pour Chariclée, car même le pauvre héros est convaincu par l’allocution de sa bien-aimée, tout autant que le furent les brigands. Lorsqu’ils se retrouvent à nouveau seuls, Théagène se lamente que Chariclée l’ait oublié et ait acquiescé de se marier avec un autre (1.XXV.3). Chariclée le morigène aussitôt, en lui disant qu’elle n’a dit que « des paroles de circonstance » (1.XXV.3 : τῶν λόγων ἐπικαίρων). Ce n’est qu’après cette « belle harangue » (1.XXV 5 : τῆς καλῆς δημηγορίας) que Théagène comprend ce qui a eu lieu. Il dit qu’elle a bien fait avec sa « sage invention » (1.XXV.6 : ἀναπλάττειν σοφὸν35) de leur fraternité et la félicite de son « histoire » de leurs origines ioniennes ; ils peuvent désormais rester ensemble sans susciter la suspicion des brigands (1.XXV.6). Selon Jean Maillon, ce passage instaure le thème de l’opposition entre « la bonté de l’homme » et « la ruse de la femme36 » ; or, cette explication nous apparaît bien trop simple. Évoquée déjà avec l’histoire de Pénélope, la ruse féminine n’est pas que mauvaise, car elle peut également servir à la protection du mariage et de l’honneur. De plus, on ne peut pas parler de la bonté d’Ulysse, ce héros rusé. Les allusions homériques contredisent cette explication genrée et simpliste. Puisque Chariclée débutait en parlant de « son frère Théagène », une fausseté que Théagène aurait aisément pu reconnaître, il est difficile de croire qu’il ait pu être dupé de la sorte par Chariclée. Quoiqu’on puisse dire de la qualité rhétorique du discours de Chariclée37, la conviction manque. Théagène paraît plutôt naïf, crédule, voire stupide. Et si les héros romanesques sont rarement virils, Théagène paraît particulièrement lâche38. Son caractère évoluera puisqu’il n’est pas un personnage statique, mais ce premier livre et, partant, cet emploi initial de la supercherie sororale, ne créent pas forcément une image du héros fort, courageux et intelligent. Le lecteur voit plutôt un jeu entre la réaction rationnelle et la réaction émotionnelle – voire hystérique – ici représentées respectivement par Chariclée et Théagène.
Cette impression est renforcée par la suite, lorsque Chariclée donne à Théagène « une leçon sur le mensonge [ψεῦδος]39 ». Elle lui explique que ce dernier peut être bon tant que cela ne blesse pas celui qui l’entend (Καλὸν γάρ ποτε καὶ τὸ ψεῦδος (1.XXVI.6)). On comprend dès lors que Chariclée a employé ce que Laurent Pernot a nommé « la rhétorique défensive40. » Son art est la boucle derrière laquelle elle se cache. Chariclée fait la morale à Théagène et lui donne par le fait même une leçon de rhétorique41. Un paradoxe est ainsi instauré : Chariclée souille sa bouche par la parole trompeuse afin de conserver sa pureté corporelle42. À ses yeux, dire et faire ne sont pas forcément identiques, idée sur laquelle nous reviendrons.
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La supercherie sororale du livre I montre alors une ruse bien calculée afin d’épargner la chasteté ainsi que les vies de Chariclée et de son bien-aimé. Cette fourberie est à nouveau employée au livre VII, dans une situation de danger corporel imminent, mais cette fois inversée, car il est question de la chasteté de Théagène et de la vie de Chariclée. D’ailleurs, Héliodore en a beaucoup dévoilé entre les livres II et VI. Il faut alors évoquer quelques éléments clés avant de passer au livre VII.
Ce roman débute in médias res. Entre le début du deuxième et la fin du sixième livre, le récit va lentement – et avec beaucoup de retours en arrière, digressions et détails superflus – retrouver l’histoire des Éthiopiques. Le tout est imprégné d’images religieuses et de métaphores solaires, car Apollon et Artémis sont les dieux centraux du roman. Ceci est largement dû à la rencontre de Calasiris et de Cnémon. Ce vieux prêtre égyptien raconte à Cnémon l’amour de Chariclée et de Théagène ainsi que leurs nombreuses péripéties. Les deux protagonistes dédaignaient l’amour, refusant toute relation. Pourtant, l’archer ne manque jamais sa cible et Éros les a bien visés. Souffrant chacun de leur maladie d’amour43, Calasiris narre ses machinations afin de les unir. Lors de son récit, le lecteur – dont Cnémon est l’avatar44 – apprend la relation qu’entretient Calasiris avec chacun des protagonistes. La figure de Théagène se montre impétueuse, irréfléchie ; il est dans l’action, et non pas dans la réflexion45. Calasiris réussit à le manipuler avec une facilité presque comique46, et il s’en sert carrément comme un moyen pour arriver à ses fins, c’est-à-dire, faire partir le couple pour l’Éthiopie.
Inversement, Chariclée, figure réflexive pensive47, est dans la méditation, plutôt que dans l’action. Calasiris entretient une relation entièrement différente avec Chariclée, qu’il instruit en rhétorique et en ruse. Il incarne la figure du professeur dont regorge le genre romanesque48. Le lecteur apprend que lorsque Chariclès, le père de Chariclée, a voulu qu’elle épouse son cousin Alcamène, Calasiris l’a conseillée de se montrer acquiesçante, malgré ses appréhensions et soucis moraux (4.XIII.2-5), mais ensuite, on lit que Calasiris a présenté Chariclée et Théagène comme ses propres enfants (5.XVIII.7 : ὡς παῖδὲς μοι ; κἀμοὶ γὰρ παῖδές), et alors comme frère et sœur sans le dire, afin de les protéger d’un homme qui est amoureux de Chariclée. Dans son excellente monographie, Crafting Characters, de Temmerman, a montré l’évolution de la relation entre Calasiris et Chariclée49. Il lui a enseigné la rhétorique et même les ruses qu’elle emploie au livre I. L’ingénuité de l’héroïne était alors de se servir des deux en même temps et d’y mêler les gestes déjà commentés. La première présentation de ce mensonge se déroule au moment où Chariclée devient l’égale de son maître, étant désormais capable d’agir seule50. Ayant ainsi abordé les points soulevés lors des livres II à VI, nous pouvons reprendre le mensonge fraternel au livre VII.
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Le mensonge culpabilisant
Au septième livre, nos protagonistes se trouvent toujours en Égypte, dans la ville de Memphis. Initialement séparés, Chariclée et Théagène se retrouvent devant les murs de cette ville. La reconnaissance poignante des amoureux est vue par la ville entière depuis les remparts51. Parmi la foule se trouve Arsacé, femme du satrape Oroondatès et sœur du Grand Roi de la Perse, responsable de la ville pendant l’absence de son mari ; elle est puissante, dangereuse, amoureuse de Théagène et jalouse de Chariclée. Du jour au lendemain, le héros et l’héroïne se trouvent seuls et sans défense, car Calasiris meurt le soir où ils arrivent tous à Memphis. Les jeunes gens constituent ainsi des proies faciles.
Le scénario de ce deuxième emploi du mensonge fraternel se déroule d’une manière si similaire à l’autre qu’il est carrément inconcevable qu’Héliodore ne l’ait pas écrit comme un écho du premier. Arsacé, étant une femme importante, ne peut pas aller à la rencontre de Théagène elle-même. Elle envoie donc sa nourrice, Cybèle, qui amène les jeunes au palais. En leur parlant, elle remarque leur origine grecque, disant qu’on voit par « la noblesse de [leur] visage, [leur] distinction et [leur] charmante beauté » qu’ils sont de bonne famille, mais qu’elle souhaite en savoir plus (7.XII.4) ; elle continue en louant sa maîtresse (7.XII.5-6). L’image héroïque de Théagène et de Chariclée s’avère ainsi renforcée, car on reconnaît leur noblesse lorsqu’on les voit.
À la différence des cas qui ont précédé, c’est maintenant à Théagène de répondre. Le hâtif héros se rappelle « de l’impudeur [des] regards » d’Arsacé et des « signes réitérés qu’elle lui avait donnés de ses honteux désirs » (7.XII.7) et aurait répondu brusquement, si ce n’était de l’intervention de Chariclée, qui « lui dit doucement à l’oreille : “Souviens-toi de ta sœur, dans ce que tu vas dire.”52 » Elle lui suggère subtilement d’employer la rhétorique défensive. À la suite de cette intervention, Théagène change de stratégie. Dans un discours beaucoup moins long que celui de Chariclée, Théagène explique qu’ils sont frère et sœur (adelphoi), partis à la recherche de leurs parents enlevés par des brigands, mais qu’ils se sont fait enlevé leur considérable fortune par deux hommes cruels. Ils ont retrouvé Calasiris par une bonne fortune, ce qui les a amenés à Memphis (7.XIII.1-2). On lit à nouveau un roman condensé enchâssé dans l’œuvre. Finalement, Théagène essaie d’éviter Arsacé, en demandant qu’on les loge ailleurs, en rappelant à Cybèle une maxime : « On ne doit […] connaître et fréquenter que les gens de même condition que soi-même53. » Cette scène n’a pas les complexes allusions homériques de la première. Elles ne sont guère utiles maintenant, car le lecteur sait bien qu’il s’agit ici d’une ruse.
Malgré le fait qu’il emprunte lui aussi le même mensonge à des fins identiques, Théagène se montre incapable de mener la supercherie jusqu’au bout. Quelques jours plus tard, Théagène se montre extrêmement pudique lorsque Chariclée le supplie de penser à leur bien-être et d’agir de la façon nécessaire à leur sauvegarde, même si cela implique des relations sexuelles avec Arsacé. Théagène n’est plus capable de soutenir la ruse et répond que dire et faire du mal revient au même selon lui (ποιεῖν γὰρ τὰ αἰσχρὰ καὶ λέγειν ὁμοίως ἀπρεπές (7.XXI.5)). Il présente alors l’idée aristotélicienne que la honte de dire de mauvaises choses est pareille à leur exécution54. Le personnage de Théagène devient alors le contre-poids de Chariclée. Il ne peut pas poursuivre jusqu’au bout, malgré les encouragements de Chariclée55, et on peut l’accuser encore une fois de lâcheté. Si Théagène est dans l’action et tient à ne sacrifier aucune valeur pour se défendre, Chariclée constitue, elle, une figure de la réflexion et de la ruse, prête à détourner une valeur pour en protéger une autre.
Le mensonge : motif de réflexions
Si notre propos ne porte pas sur tous les mensonges de l’œuvre d’Héliodore – une tâche qui s’avérerait colossale –, nous pouvons néanmoins en tirer d’intéressantes conclusions. Dans le but de bien les comprendre, nous allons évoquer des aspects structuraux des extraits étudiés, car c’est bien cette symétrie qui permet l’analyse suivante. Cela nous permettra d’aborder les notions qui en ressortent.
Quatre éléments de la structure sont marquants. D’abord, les amants dans ces deux scénarios ont recours à un intermédiaire. Dans le cas de Thyamis et de Chariclée, il est question d’une barrière linguistique – Thyamis ne parle pas le grec et Chariclée ne comprend pas l’égyptien. Cnémon agit alors comme interprète. Le cas d’Arsacé et Théagène n’est pas linguistique, car Arsacé est une dame éduquée qui connaît la langue d’Homère. Il s’agit là plutôt d’une question sociale, car une femme mariée ne peut certainement pas aborder un beau jeune homme afin d’entamer des relations extra-conjugales ; elle doit passer par Cybèle. Néanmoins, le lecteur voit un parallèle entre les deux : n’étant pas capables de communiquer leur propre désir, les amants emploient un intermédiaire pour aborder l’être aimé. Ceci est en soi un autre exemple de la centralité de la communication chez Héliodore, un autre thème fondamental du roman, qui est entre autres problématisé par le mensonge.
Subséquemment, on entend parler des bonnes origines des protagonistes, malgré le fait que les personnages (et parfois les lecteurs) ignorent les identités de Chariclée et de Théagène. Dans chaque scénario, on les invite à se présenter uniquement après que leur statut ait été présumé et que l’on juge impossible qu’ils soient des vagabonds. Les deux scènes confirment et renforcent alors certaines idées grecques sur la généalogie et la place des riches dans les cités56. Bien sûr, puisque ceci est le roman d’Héliodore, l’ironie qu’une fille d’origine africaine soit une Grecque parfaite n’est pas manquée, mais cette affirmation de leur bonté par leur beauté ne fait que rendre apparent le comportement paradoxal de ces héros menteurs.
Ensuite, il n’y a qu’un des deux protagonistes qui prononce les paroles mensongères. Avant qu’il ne prenne la parole, le narrateur fournit une information sur la posture ou les pensées du protagoniste. Cela permet la création d’une image de bon ou de mauvais rhéteur avant même que Chariclée ou Théagène ne parle. Leurs origines et leur « vécu » ne sont pas identiques dans les deux cas, mais le fait qu’ils se présentent comme frère et sœur l’est. D’ailleurs, dans les deux scénarios, c’est à Chariclée que revient l’idée de se présenter comme adelphoï, même si Théagène la reprend au livre VII. À cause du récit enchâssé d’Héliodore, le lecteur ne se rend pas forcément compte des similarités dans les mensonges de Chariclée et de Théagène. Ils racontent tous les deux qu’ils sont frère et sœur, mais d’un côté Chariclée les dit Ioniens et narre une histoire d’errances, de l’autre Théagène ne précise pas leurs origines grecques et raconte une quête pour des parents enlevés lors de laquelle ils auraient rencontré Calasiris. Chaque mensonge est superficiellement différent, mais ils présentent tous les deux un noyau de vérité. Dans le récit de Chariclée, ce sont les errances qui donnent un fond de légitimité à sa duperie, quoique le lecteur ne se rende compte de ceci qu’aux livres suivants ; dans le récit de Théagène, la relation avec Calasiris est la graine de vérité au fond du mensonge.
Finalement, les résultats que produisent les deux mensonges ne sont pas dissemblables. Thyamis et les brigands croient entièrement le discours de Chariclée, tant sur ses origines que sur son désir de d’épouser Thyamis. Cybèle, puis Arsacé, croient elles aussi ce que dit Théagène. Pourtant, il ne s’agit pas d’une vraie garantie, car dans la première situation Chariclée ne sera épargnée du mariage avec Thyamis que par une bataille entre clans de hors-la-loi et par une erreur d’identité57 ; dans la seconde situation, Théagène et Chariclée sont en danger, leur corps et leur chasteté sont menacés, Théagène par Arsacé et Chariclée par Achéménès. De ce second scénario résulte la torture de Théagène et la presque mort de Chariclée, cette fois sur le bûcher. Les deux scénarios permettent une construction symétrique du couple, car ils ont tous les deux des amants non désirés et souffrent de chagrins et de douleurs58. Néanmoins, les réactions au sein du couple ne sont pas similaires. Dans le premier cas, Théagène est berné par le discours de Chariclée ; l’héroïne n’est certes pas dupée par le discours de Théagène, car il s’agissait de son idée. Dans les deux cas, alors, le mensonge est employé comme une défense du bien-aimé (Théagène est protégé de la jalousie de Thyamis, Chariclée de celle d’Arsacé) dont le résultat est presque fatal pour l’héroïne59, mais aussi comme un écho narratif. Le lecteur prend plaisir à lire ces variations sur l’histoire des protagonistes à travers le prisme de ces mensonges. Quant à la caractérisation, le héros paraît naïf et inflexible dans sa philosophie, tandis que l’héroïne, elle, paraît sage et témoigne d’une flexibilité logique qui constitue une force considérable. Les stéréotypes genrés ne semblent pas parfaitement cadrer avec ces deux protagonistes.
Dans la structure de l’intrigue, ce mensonge sert initialement d’énigme divertissante qui attire l’attention du lecteur, et ensuite comme plaisir littéraire, car le lecteur est invité à s’en rappeler et à les comparer. Les similarités présentes dans la structure des scénarios mensongers permettent la caractérisation des protagonistes. Chariclée se montre une femme posée, rationnelle, prudente ; Théagène est aux antipodes, étant imprévoyant et impulsif. Le couple semble être complétement déséquilibré. Pourtant, il nous apparaît injustifé de voir, comme Maillon, une division entre la ruse féminine (péjorative) et le geste masculin (positif) ; le fait que Calasiris ait enseigné cette habileté à Chariclée ne le rend pas a priori féminin. L’apprentissage de la rhétorique est primordial aux Éthiopiques. Le genre romanesque est toujours intéressé par l’éducation60, mais ce texte l’est particulièrement. L’habileté de chaque protagoniste est mesurée par leur capacité de mener à terme le mensonge et il n’est pas trop difficile de voir lequel des deux s’avère le meilleur à cet égard.
La structure de chacun des mensonges présente des similarités. Les thèmes que ces mensonges permettent d’explorer ne sont pas similaires, mais malgré tout très semblables. À travers la rhétorique et son enseignement, ainsi que la théâtralité de son roman, Héliodore présente un questionnement sur le mensonge, certes, mais aussi sur la parole et le geste – jusqu’où peut-on mener une tromperie sans trahir un code moral ou éthique ? À travers ce questionnement, des interrogations de fidélité et de chasteté sont aussi soulevées, que l’on a qualifié de « dialectique du pur et de l’impur61 ». Héliodore insiste tout particulièrement sur la virginité, plus que les autres romanciers de l’Antiquité grecque, même si la préoccupation est commune. Par contre, la fidélité n’est pas synonyme de chasteté dans les romans, et il y a plusieurs exemples dans les autres romans où un protagoniste a des relations sexuelles avec une tierce partie sans nuire à la fidélité du couple. Ce mensonge lui permet d’explorer deux manières de maintenir une chasteté absolue. D’un côté, Chariclée révèle son « attachement farouche à son statut de vierge par le mensonge62 », et de l’autre Théagène refuse tout ce qui peut être considéré comme un mauvais comportement63.
Dans son excellente étude, Romain Brethes remarque que Théagène emploie le verbe « feindre » (plasasthaï) pour parler du mensonge64. Or, plasma est un des termes désignant « le roman » pendant l’Antiquité. Brethes a certainement raison de voir dans ce vocabulaire un questionnement sur la vérité et l’oralité chez Héliodore. Le problème du plasma est qu’il n’est pas facile de discerner s’il est plutôt un mensonge crédible ou une fiction crédible65. Théagène parle-t-il de mensonge ou de fiction en refusant de raconter un plasma ? Que l’oralité soit un mode de communication compromis dans un texte écrit ne peut pas être anodin. Cette « petite fausseté » s’avère alors le moyen dont se sert ce brillant auteur pour présenter au lecteur une réflexion approfondie. D’ailleurs, de manière typiquement héliodorienne, on ne reçoit pas de jugement ou d’opinion de la part de l’auteur ; Héliodore ne tranche pas entre ses deux protagonistes, car ils reçoivent tous les deux les prix romanesques pour avoir su bien défendre leur chasteté. Le lecteur est confronté à deux possibilités et doit ensuite lui-même réfléchir aux implications des choix faits par le héros et par l’héroïne. Héliodore ne se sert pas du mensonge, sujet ouvertement moral, pour sermonner son lecteur, mais plutôt pour l’inciter à aboutir à une réflexion philosophique par ses propres moyens.
Une telle discussion n’est possible chez Héliodore que parce que le lecteur est conscient du fait qu’il s’agit de mensonges. Dès le premier livre, le lecteur sait que Chariclée ment. La narration l’indique par les métaphores homériques. Il est à noter alors qu’Héliodore ne ment pas à son lecteur. Selon les « règles » de la fiction, l’auteur et le lecteur consentent à ce jeu de simulacre, de « make-believe66 ». Les personnages mentent les uns aux autres, mais Héliodore ne cherche jamais à duper son lecteur. Cette réflexion sur les liens entre lecteur et écrivain dans les Éthiopiques rappelle celle menée par Lucien de Samosate dans ses Histoires Vraies67. Le mensonge peut bien servir, mais il faut bien s’en servir, l’employer consciemment, afin de poser un défi au lecteur, et non pas dans le but de le berner ou de le manipuler. L’enseignement rhétorique du mensonge aux personnages des Éthiopiques se transforme ainsi en cours philosophique et jeu métalittéraire pour le lecteur pepaideumenos du roman grec.
Bibliographie
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- WHITMARSH, Tim, Ancient Greek Literature, Oxford, Oxford University Press, 2004.
Notes de bas de page
- Dans le cas des citations longues, seule la traduction française se trouvera dans le texte ; le grec sera en note en bas de page. Sauf indication contraire, les traductions sont prises de l’édition d’Héliodore, Les Éthiopiques. Théagène et Chariclée, Robert Rattenbury et Rév. Thomas Lumb [éd. et dir.], Jean Maillon [trad.], Paris, Les Belles Lettres, 2011 [1960].
- IIIe ou IVe siècle après J.-C., la date du quatrième est plus facilement admise de nos jours – cf. Glen Bowersock, « The Athiopika of Heliodorus and the Historia Augusta » dans G. Bonamente, F. Paschoud [dir.], Historiae Augustae Colloquium Genevense, Bari, Edipuglia, 1994. p. 43-52 ; Pierre Chuvin, Chronique des derniers païens. La disparition du paganisme dans l’Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Paris, Les Belles Lettres and Fayard, 1990 ; Ken Dowden, « Pouvoir divin, discours humain chez Héliodore » dans Bernard Pouderon, J. Peigney [dir.], Discours et débats dans l’ancien roman. Actes du Colloque de Tours, 21-23 octobre 2004, Lyon, Collection de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2006. p. 249-261.
- Les quatre autres sont Chéréas et Callirhoé de Chariton, Daphnis et Chloé de Longus, Anthia et Habocomes de Xénophon d’Éphèse et Leucippe et Cliophon d’Achilles Tatius.
- L’emploi des termes « récit » et « histoire » est ici bien précis. En conformité avec les critiques formalistes du XXe siècle, « histoire » dénote l’ordre chronologique des événements tels qu’ils ont lieu dans un roman ; en opposition à cela est le « récit » qui dénote l’ordre (et aussi la manière dont l’histoire est racontée) dans lequel les événements sont présentés au lecteur par la narration de l’intrigue. John Morgan, « Aithiopika of Heliodorus : Narrative as Riddle » dans Gregory Nagy [dir.], Greek Literature in the Roman Period and in Late Antiquity. New York/London, Routledge, 2001, p. 305-321.
- Laurent Pernot, « Chariclée la sirène », dans Marie-Françoise Baslez, Philippe Hoffmann, Monique Trédé [dir.], Le monde du roman grec. Actes du colloque international tenu à l’École normale supérieure (Paris 17-19 décembre 1987). Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1991, p. 43-51.
- Cf. Romain Brethes, « Poien aischra kai legein aischra, est-ce vraiment la même chose ? Ou la bouche souillée de Chariclée » dans Victoria Rimell [dir.], Seeing Tongues, Hearing Scripts : Orality and Representation in the Ancient Novel. Ancient Narrative, Supplementum 7, Eelde, Barkhuis, 2007, p. 223-256.
- Morgan, loc. cit., p. 308.
- Morgan, loc. cit.
- De Temmerman, op. cit., p. 270, n 87.
- Brethes, loc. cit.
- John Morgan, « Narrative Doublets in Heliodorus’ Aithiopika » dans Richard Hunter [dir.], Studies in Heliodorus. Supplementary, vol. no. 21, Cambridge, Cambridge Philological Society, 1998, p. 60-78.
- Koen de Temmerman, Crafting Characters : Heroes and Heroines in the Ancient Greek Novel, Oxford, Oxford University Press, 2014.
- Il ne faut pas oublier que la lecture silencieuse, privée et individuelle, n’est pas contemporaine de ces écrits. Le public les aurait entendus et lus à voix haute.
- Les lamentations dramatiques rappellent les héroïnes tragiques. Les références théâtrales et la mise en scène chez Héliodore ont été beaucoup commentées, cf. Shadi Bartsch, Decoding the Ancient Novel : The Read and the Role of Description in Heliodorus and Achilles Tatius, Princeton, Princeton University Press, 1989.
- 1.VIII.2 : « […]στέρησις τῶν οἰκείων καὶ καταποντιστῶν ἅλωσις καὶ θαλασσῶν μυρίος κίνδυνος καὶ λῃστῶν ἐπὶ γῆς ἤδη δευτέρα σύλληψις καὶ πικρότερα τῶν ἐν πείρᾳ τὰ προσδοκώμενα. »
- Le « mariage » dans les romans idéaux était la manière dont on discutait de la sexualité féminine, qu’il s’agisse d’amour ou de viol. Cf . Brigitte Egger, « Women and Marriage in the Greek Novels: The Boundaries of Romance » dans James Tatum [dir.], The Search for the Ancient Novel, Baltimore/London, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 260-280.
- 1.XXI.3: « μᾶλλον […] ὁ μὲν λόγος ἥρμοζεν ἀδελφῷ τῷ ἐμῷ Θεαγένει τούτῳ· πρέπειν γὰρ οἶμαι γυναικὶ μὲν σιγὴν ἀνδρὶ δὲ ἀπόκρισιν ἐν ἀνδράσιν· »
- Maillon mentionne que ceci est bien grec et tout à fait acceptable chez une demoiselle en situation publique, op. Cit., p. 32, n. 1. Par contre, il nous semble préférable de voir dans cette présentation de la jeune femme, dans une situation où elle ne peut aisément prendre publiquement la parole, une réfutation rhétorique typique. Cf. Pernot, loc. cit.
- 1.XXII.2: « […] ένος μέν ἐσμεν Ἴωνες, Ἐφεσίων δὲ τὰ πρῶτα γεγονότες καὶ ἀμφιθαλεῖς ὄντες, νόμου τοὺς τοιούτους καλοῦντος ἱερατεύειν, ἐγὼ μὲν Ἀρτέμιδος Ἀπόλλωνος δὲ οὑμὸς ἀδελφὸς οὗτος ἐλαγχάνομεν. Ἐπετείου δὲ τῆς τιμῆς οὔσης καὶ τοῦ χρόνου πληρουμένου θεωρίαν εἰς Δῆλον ἤγομεν ἔνθα […] »
- Brethes, loc . cit., p. 234.
- 1.XXI.3 : Ἡ δὲ πολύν τινα χρόνον τῇ γῇ τὸ βλέμμα προσερείσασα […] λόγον τινὰ καὶ ἐννοίας ἀθροίζειν ἐῴκει·
- Pernot, loc. cit., p. 45.
- Ibid., p. 49, n. 22.
- Pendant les longues années de l’absence d’Ulysse, Pénélope a dû défendre sa chasteté contre les prétendants qui voulaient l’épouser. Afin d’éviter leur violence, Pénélope a promis aux cinquante prétendants qu’elle choisirait parmi eux lorsqu’elle aurait fini de tisser un suaire pour son mari, porté défunt. À chaque jour, elle tissait dans les chambres des femmes, mais à chaque nuit elle défaisait ce qu’elle avait tissé afin de reporter le jour où elle aurait besoin de choisir un nouveau mari. La ruse féminine, qui est régulièrement un motif négatif de la mythologie, est ainsi utilisée dans un but positif, c’est-à-dire défendre le mariage légitime.
- De Temmerman, op. cit., p. 263.
- Ceci est d’autant plus important puisque le lecteur apprendra par la suite que c’est même son propre voyage de retour (nostos).
- De Temmerman, op. cit., p. 264.
- 1.XXIII.1 : Καὶ ἡ μὲν ἐνταῦθα τῶν λόγων ἐπαύσατο δακρύων δὲ ἤρξατο
- Depuis la création de la narratologie comme outil d’analyse littéraire (en fait, surtout depuis Barthes avec sa fameuse « Mort de l’Auteur »), l’auteur et le narrateur ne sont pas forcément lus comme parlant de la même voix. Par contre, le cas d’Héliodore est bien trop complexe pour être abordé ici, les deux termes sont utilisés d’une manière mutuellement inclusive.
- Pernot, loc. cit., p. 45.
- Ibid.
- 1.XXIII.2: ὑπὸ δὲ τῶν λόγων ὥσπερ τινὸς σειρῆνος κεκηλημένος. (Trad. Glass)
- Brethes, loc. cit., p. 236-237
- De Temmerman, op. cit., p. 262. L’image d’Ulysse est aussi complexe que celle de la sirène. Pourtant, il est normalement un héros rusé, pas un menteur qui déçoit pour de mauvaises raisons. Pour une image de ce héros à travers le temps, cf. Corinne Jouanno, Ulysse: Odyssée d’un personnage d’Homère à Joyce, Paris, Ellipses Édition Marketing S.A., 2013.
- Trad. Glass.
- Maillon, op. cit., p. 37, n. 2.
- Pernot, loc. cit., p. 45.
- Sophie Lalanne, Une éducation grecque. Rites de passage et construction des genres dans le roman grec ancien, Paris, Édition la Découverte, 2006.
- Pernot, loc. cit., p. 44.
- Ibid., p. 46.
- De Temmerman, op. cit., p. 265.
- Brethes, loc. cit., p. 241.
- Que l’amour soit une maladie (nosos) est un topos des romans érotiques grecs. À ce sujet cf. Massimo Fusillo, « The Conflicts of Emotions: A Topos in the Greek Erotic Novel » dans S. Swain [dir.], Oxford Readings in the Greek Novel, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 60-82 ; Judith Perkins, The Suffering Self: Pain and Narrative Representation in the Early Christian Era, London, Routledge, 1995 ; Patrick Robiano, « Maladie d’amour et diagnostic médical : Érasistrate, Galien et Héliodore d’Émèse ou du récit au roman » dans Ancient Narrative, vol. 3, Eelde, Barkhuis, 2003. p. 129-149 ; Tim Whitmarsh, Ancient Greek Literature, Oxford, Oxford University Press, 2004.
- Brigitte Egger, « Women in the Greek Novel : Constructing the Feminine » University of California, Irvine, UMI Dissertations Publishing, 1990, p. 40.
- De Temmerman, op. cit., p. 289.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid., p. 256.
- Ibid., p. 246-269.
- Ibid., p. 267-268.
- Pour une étude des reconnaissances romanesques, cf. Sylvia Montiglio, Love and Providence: Recognition in the Ancient Novel, Oxford, Oxford University Press, 2013.
- 7. XII. 7 : ἠρέμα προσκύψασα πρὸς τὸ οὖς ἡ Χαρίκλεια « Τῆς ἀδελφῆς » ἔφη « μέμνησο ἐφ’ οἷς ἂν λέγῃς. »
- 7. XIII. 2 : Τὰς γὰρ δὴ […] καὶ τὰς ἐντεύξεις ἐκ τῶν ὁμοίων, ὡς οἶσθα, γίνεσθαι καλόν.
- Brethes, loc. cit., p. 246.
- À cause d’une attaque menée sur le camps des brigands, Chariclée peut se sauver avant le mariage avec Thyamis. On ne sait pas alors si elle aurait pu mener à bien sa propre ruse.
- Le roman est en Antiquité un genre autrement conformiste. Pour une discussion sur le renforcement de normes sociales concernant le mariage, voir Brigitte Egger, « Women and Marriage in the Greek Novels : The Boundaries of Romance, » dans J. Tatum [dir.], The Search for the Ancient Novel, Baltimore; London, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 260-280.
- Lorsqu’il croit que tout est perdu, Thyamis va se hâter au lieu où se cache Chariclée pour la tuer afin qu’aucun autre homme puisse la marier. Dans la noirceur de la caverne, il va tuer une femme qu’il croit être Chariclée, mais qui ne l’est pas au final.
- La symétrie, élément fondamental aux romans idéaux, a été étudiée par David Konstan, Sexual Symmetry: Love in the Ancient Novel and Related Genres, Princeton, Princeton University Press, 1994.
- Dans le cas du livre I, il s’agit d’un véritable Scheintod, une fausse mort, qui est typique de toute héroïne romanesque. Dans le second cas, il s’agit plutôt une épreuve, similaire à celle de certaines martyres féminines des littératures chrétiennes de la même époque.
- Cf. Lalanne, op. cit.
- Brethes, loc. cit., p. 247.
- Ibid., p. 246.
- Ibid., p. 247.
- Ibid., p. 249.
- John Morgan, « Make-Believe and Make Believe: The Fictionality of the Greek Novels » dans Christopher Gill, T Timothy Peter Wiseman [dir.], Lies and Fiction in the Ancient World, Exeter, University of Exeter Press, 1993, p. 175-229.
- Ibid., p. 180.
- Cf. Michel Briand, « Lucien et Homère dans les Histoires vraies: pratique et théorie de la fiction au temps de la Second Sophistique » LALIES: Actes des sessions de linguistique et de littérature, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 2004, p. 127-140.