Avant-propos : Présentation du dossier

Par Raphaëlle Décloître, Nicolas Gaille et Louis Laliberté-Bouchard — Mensonge et littérature

La littérature occidentale naît avec des ruses, celles d’Ulysse « aux milles tours » (polytropon), héros mythique connu pour ses paroles souvent trompeuses : outre le passage célèbre de l’Odyssée où il prétend s’appeler Outis (« Personne ») afin de faire passer le cyclope Polyphème pour un fou, il dissimule son identité à ceux qu’il retrouve à Ithaque après vingt ans d’absence. Face à un personnage qui semble incapable de dire la vérité, l’autorité narratoriale est mise en doute : en effet, quel statut le lecteur (ou, dans le cas présent, l’auditeur), au fait des ruses d’Ulysse, doit-il accorder au récit que ce dernier fait de sa propre aventure ? Dès ses origines, le texte littéraire semble ainsi problématiser son rapport au mensonge, et c’est dans le but de creuser cette imbrication profonde que la revue littéraire Chameaux a tenu, le 4 mars 2016, son premier colloque destiné aux jeunes chercheurs.

La question du mensonge dans la littérature impressionne par la diversité des prismes à travers lesquels elle peut être saisie. Les approches narratologiques et pragmatiques, au premier chef, entretiennent nécessairement une relation nourrie avec le mensonge en raison même du mécanisme du texte littéraire (et plus particulièrement du récit) ; que cela soit le fait du narrateur lui-même ou de l’histoire racontée, le doute du lecteur demeure pleinement engagé dans l’appréhension du texte : jusqu’à quel point est-on en mesure de se fier à la parole du narrateur ? Certains textes travaillent précisément cette relation malaisée, moins basée sur le déploiement linéaire d’une intrigue que sur la réévaluation constante et la mise en doute de ce qui est raconté – c’est le cas, par exemple, du roman Les sangs d’Audrée Wilhelmy, étudié par Valérie Synotte, ainsi que de trois récits de crimes (American Psycho d’Ellis, Le Livre des aveux de Banville et Un tueur sur la route d’Ellroy), analysés ici par Alice Jacquelin, alors que la santé mentale et la bonne foi des « narratueurs » s’avèrent problématiques.

La différenciation du vrai et du faux, l’intelligibilité de la réalité et la démystification du monde social peuvent également constituer la base de la quête existentielle d’un héros romanesque. Le mensonge peut alors, paradoxalement, devenir le véhicule privilégié pour cheminer vers le vrai. En ce sens, certains textes, comme Les Éthiopiques d’Héliodore qu’étudie Gillian Glass, proposent en quelque sorte une éducation à la rhétorique et aux bienfaits des mensonges et dissimulations. D’autres mettent en scène l’apprivoisement d’un regard décalé sur le monde, où les contours de la réalité et de l’imaginaire, du vrai et du faux deviennent équivoques – comme c’est le cas dans Kafka sur le rivage de Murakami et dans À la recherche du temps perdu de Proust, respectivement étudiés par Anne-Sophie Trottier et David Morissette-Beaulieu.

La question du mensonge est par ailleurs inséparable du bain culturel d’où émerge une œuvre. Pour l’Ancien Régime, pensons au monde de la Cour, avec ses codes et ses pratiques qui intiment des conduites genrées et un rapport particulier à la parole – La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, étudiée par Željka Janković, est à cet égard un cas notoire. Parfois, des changements sociaux s’imposent, par une « évidence » qui, avec un recul de quelques décennies, semblera bien fragile aux yeux de l’analyste. Agnès Domanski aborde par exemple ici un personnage d’À la recherche du temps perdu, Albertine, grande menteuse, en parallèle avec l’irruption dans l’imaginaire social, au tournant du XXe siècle, de la figure anxiogène de l’adolescente.

Plus encore, des écrivains semblent avoir fait du mensonge le point central de leur activité littéraire. Romain Gary s’avère sans doute l’un des cas les plus éclatants et il demeurera connu pour son fameux subterfuge qui lui a permis, en publiant vers la fin de sa vie sous le pseudonyme d’Emile Ajar, de remporter deux fois le Prix Goncourt. Ce n’est toutefois pas cet aspect institutionnel qui a retenu l’attention de deux de nos contributeurs à ce numéro. Sébastien Bouchard a retracé, dans une perspective philosophique, le « mensonge vital de l’humanisme » qui traverse toute l’œuvre de Gary ; tandis que Joseph Leblanc-Rochette, par une lecture croisée des textes essayistiques et romanesques de l’auteur, a exposé l’étroit lien qui existe entre le mensonge et la conception garyenne du roman.

Les manières de « déplier » cette question du mensonge sont multiples et opèrent sur différents plans, et c’est même à se demander si la littérature peut faire autre chose que de mentir, question que se pose Émile Lévesque-Jalbert en prenant appui sur les essais de Maurice Blanchot. Il importe maintenant de présenter plus en profondeur chacune des contributions à ce numéro.

Kafka sur le rivage raconte la quête existentielle d’un personnage, Kafka, qui cherche à faire « émerger la vérité sur sa destinée ». Dans son article « Le vrai par le faux : la métaphore du réel dans Kafka sur le rivage d’Haruki Murakami », Anne-Sophie Trottier met en évidence la présence marquée, dans le roman de Murakami, d’un questionnement métaphysique sur la vie, mais aussi sur la fiction, entendues toutes deux comme réservoir de potentialités infinies. La quête de Kafka (qui constitue également une réécriture du mythe d’Œdipe) s’arrime en effet à une série de thèmes et de questions qui problématisent le rapport au réel et qui cherchent à départager le vrai du faux. Dans un renversement constitutif de la poétique de Murakami, c’est le regard borné au « réel factuel » qui condamne au faux. En ce sens, la philosophie de la métaphore qui se déploie dans Kafka sur le rivage « devient, pour les personnages, une manière de franchir la limite séparant le territoire du rêve et celui du réel, de lever le voile sur les illusions trompeuses issues du monde factuel ».

Croisant les essais et les romans de Romain Gary, Joseph Leblanc-Rochette questionne les fonctions et la place qu’occupe le mensonge dans la production de cet auteur. Au-delà de l’impressionnante cohorte de coquins et de trompeurs en tous genres qui traverse l’œuvre du double récipiendaire du Prix Goncourt, l’article identifie une visée (consciente et théorisée par Gary lui-même dans l’essai Pour Sganarelle) émancipatrice à l’origine des « mensonges » et des artifices de la fiction : « Les mensonges et les leurres du texte permettraient alors au lecteur de s’évader, l’instant de la lecture, de l’inauthenticité du monde référentiel pour atteindre l’authenticité de la fiction ». En effectuant une lecture fine du roman Les Enchanteurs, Leblanc-Rochette en vient toutefois à nuancer les propos de Gary ; l’« intention » de l’auteur souffre, ici comme ailleurs, de sa confrontation avec le texte. L’abondance des propos métatextuels (qui reprennent, grosso modo, les thèses sur l’art de mentir et de convaincre évoquées dans Pour Sganarelle) crée un effet de distanciation puisque le lecteur ne peut s’« immerger » pleinement dans l’histoire racontée. Le roman de Gary s’avère alors, en quelque sorte, dépassé par ce que l’auteur critiquait lui-même (chez les tenants du Nouveau roman, par exemple), la théorisation du roman.

La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, avec ses jeux de dissimulation, ses scènes d’aveux, de mensonges et de « demi-vérités », est analysée par Željka Janković dans son article « Une femme extraordinaire peut-elle dire la vérité ? La Princesse de Clèves et le mensonge ». Sensible aux dynamiques de genre qui traversent les conventions et l’horizon d’attente des lecteurs, Janković montre comment certains critiques de l’époque furent choqués (notamment par la scène de l’aveu et de la déclaration d’amour) et jugèrent certains passages invraisemblables en raison des rôles que doivent remplir les hommes et les femmes convenables, des types de discours susceptibles d’être énoncés dans l’espace public. Comme l’indique Janković, « dans le monde de la Cour, où il existe une dichotomie constante de l’être et du paraître, la passion ne place pas les hommes et les femmes sur le pied d’égalité ». L’article croise habilement le rapport de la princesse de Clèves à la parole de sa mère puis à celle de son mari pour montrer notamment de quelle manière des signes équivoques (provenant autant du langage verbal que du non verbal) encouragent les erreurs d’interprétation de la part des acteurs du récit.

Il n’est pas étonnant de retrouver Albertine Simonet, personnage phare de la littérature française du XXe siècle, dans ce dossier qui s’intéresse à la place du mensonge dans la littérature. « Grande menteuse », Albertine est d’abord saisie, dans l’article d’Agnès Domanski, à travers le prisme sociohistorique. Du discours journalistique au discours scientifique en passant par le discours littéraire, la figure de l’adolescente s’impose, au tournant du XXe siècle, comme enjeu de société. C’est que l’émergence de la jeune fille suscite son lot d’angoisses, de malaises et de soupçons. Pour Domanski, Albertine personnifie ceux-ci dans La Recherche, mais aussi elle constitue un ressort romanesque formidable. Par ses actions, ses confidences, ses silences et ses mensonges, Albertine déjoue constamment les attentes de Marcel et l’enjoint dès lors à adopter une perplexité féconde : « chaque certitude, dorénavant, nous dit Domanski, sera doublée d’une incertitude qui ouvrira sur une quantité innombrable de suppositions ».

Valérie Synotte, dans son article « Les femmes de Barbe bleue, toutes des menteuses ? La parole féminine et le mensonge dans Les sangs d’Audrée Wilhelmy », se penche sur un roman déroutant qui entretient volontiers les incertitudes diégétiques et narratives. L’œuvre de Wilhelmy, réécriture du conte de Perrault, par un enchevêtrement des voix narratives, force le lecteur à questionner la problématique appartenance de certains propos énoncés ; sont-ils le fait des sept femmes de Barbe bleue, ou de Barbe bleue lui-même, qui semble intervenir de diverses manières dans le processus scriptural du journal de ses femmes. Les sangs s’avère alors être une œuvre résolument ouverte à de multiples interprétations tant elle brouille les pistes. Néanmoins, comme l’indique Synotte, un sujet semble advenir à lui-même au fil de la narration, il s’invente à mesure que les mensonges (des femmes, prétendument) prolifèrent. Dans cette perspective, le mensonge se définit moins par rapport à la vérité que par son caractère fonctionnel : il s’avère, nous dit Synotte, « l’élément essentiel à la construction de soi, à la construction d’une identité ».

La contribution de Gillian Glass à ce numéro, en se penchant sur une œuvre de l’Antiquité, témoigne de l’ancienneté de la question du mensonge dans les lettres. L’article « Une supercherie sororale : l’emploi du mensonge dans les Éthiopiques d’Héliodore » décrit en effet sous quelles modalités se déploie la duperie – centrale dans le roman – qui consiste, pour les deux protagonistes principaux, Chariclée et Théagènes, à se présenter faussement comme frère et sœur, et non comme les amants qu’ils sont. Ce « mensonge utilitaire », qui revient plus d’une fois dans la diégèse, en plus de permettre aux amoureux de se protéger d’une menace extérieure, engage le lecteur du roman dans un jeu de dévoilements et de dissimulations, de reprise et de variation. La lecture des Éthiopiques effectuée par Glass établit en outre quelques jalons en vue d’une analyse de l’argumentation dans le discours des protagonistes et montre de quelle manière une « rhétorique défensive » est mobilisée par Chariclée et Théagènes. De fait, Glass met en évidence deux positionnements éthiques face au mensonge : l’intransigeance d’une philosophie qui conçoit le mensonge comme déshonorant et la « flexibilité logique » qui juge le moyen (le mensonge) à l’aune de sa fin.

Dans « Comment se fier à la parole criminelle ? Les récits troubles des “narratueurs” chez Ellroy, Banville et Ellis », Alice Jacquelin se penche sur trois romans publiés dans les années 1980-1990 dont le récit est pris en charge par un meurtrier : American Psycho (Ellis), Le Livre des aveux (Banville) et Un tueur sur la route (Ellroy). Outre les questions éthiques et morales qu’ils soulèvent, ces récits de crimes reposent sur un dispositif narratif complexe où la véracité des propos énoncés par ces narrateurs ne manque pas d’être mise en doute par le lecteur. En reprenant le concept de narration faillible, Jacquelin effectue une lecture narratologique soucieuse des effets de distanciation qui traversent ces romans – que ce soit par l’ethos antipathique que revêtent les narrateurs, ou encore, par le caractère autoréflexif de ces fictions (par exemple la folie et la confusion avouées par certains narrateurs). Ces récits minent ainsi, au fil de la narration, leur potentiel de crédibilité ; « cette évidence du caractère factice des textes, avance d’ailleurs Jacquelin, pourrait finalement fonctionner comme la condition même de la possibilité des récits de la violence extrême ». L’article pointe en outre le contexte social voyant l’émergence de ces romans, alors que l’apparition puis la généralisation de ces personnages de tueurs en série dans la culture populaire ne sont sans doute pas étrangères à l’aliénation des sujets soumis à l’empire montant du consumérisme.

Dans une perspective philosophique, l’article de Sébastien Bouchard, « Romain Gary et le mensonge vital de l’humanisme », emprunte à Ibsen l’expression « mensonge vital », qui signifie que chaque homme, pour donner un sens à sa vie, est amené à (se) mentir. En puisant dans différents romans de Gary – mais surtout dans Les Racines du ciel –, Bouchard retrace un mensonge similaire qui traverse les œuvres de l’ancien pilote de guerre, celui de l’homo humanus, de l’homme fraternel. Ce mensonge vital, porté par Morel, le narrateur des Racines du ciel, s’avère fragilisé au gré des événements atroces ; comment y porter foi alors que, captifs dans un camp allemand de la Seconde Guerre mondiale, Morel et ses compatriotes se « déshumanisent » progressivement, perdent leur dignité et leurs illusions. Les lecteurs de Gary reconnaissent ici la tension productive qui anime ses héros ; comme l’indique Bouchard, « dans ce roman, l’équilibre entre mensonge exaltant et vérité désespérante est souvent vacillant ». C’est pourtant dans ces moments que le mensonge s’avère le plus « vital », dans la mesure où il s’agit de ne pas sombrer complètement dans le pessimisme. L’article de Bouchard nous indique que chez Gary, le héros positif ne cherche pas à savoir la « vérité » sur sa condition, mais vise plutôt à se conformer à l’idéal de l’humanisme. Cet édifice fragile se bâtit par des tentatives constamment renouvelées de s’élever au-dessus de notre condition par la croyance en un mensonge salvateur.

Dans son article « Proust : À la recherche d’une profondeur ou comment ajuster le regard », David Morissette-Beaulieu rappelle que la mondanité réquisitionne, en permanence, une attention soutenue de la part du jeune Marcel. Des détails anodins en apparence recèlent, pour celui qui sait les interpréter, de précieux indices sur la psyché et la socialisation profonde du personnel mondain. Loin de s’en tenir strictement à ce travail d’investigation effectué par le narrateur proustien, Morissette-Beaulieu montre qu’un processus analogue est à l’œuvre dans la démarche créative de celui-ci. Armé de ses dispositions singulières, Marcel perce, par la contemplation obstinée et le souvenir des aubépines ou de la « grappe » des jeunes filles sur la plage de Balbec, les réalités fuyantes de la création. L’article établit en outre un parallèle entre les innovations techniques et les courants picturaux émergents au tournant du XXe siècle (au premier chef, l’impressionnisme et le cubisme) ; certains de ces procédés et principes picturaux, plus que des thèmes et des objets traités dans la Recherche, travaillent la poétique proustienne. C’est ainsi, nous dit Morissette-Beaulieu, que Proust « arriv[e] à entrevoir la profondeur des êtres tout en restant fidèle au monde phénoménal des surfaces ».

Notre numéro se clôt avec un texte d’Émile Lévesque-Jalbert qui, dans « La littérature peut-elle mentir ? », attaque de front ce qu’il considère être le paradoxe intrinsèque de la littérature. Si, en effet, celle-ci est mensongère, comment le lecteur peut-il être dupé par une écriture qui s’appelle ouvertement « fiction » ? À travers une lecture fine de trois textes critiques de Maurice Blanchot – ceux portant sur Benjamin Constant, Jean Pouillon et Jean-Paul Sartre –, Lévesque-Jalbert explore la manière dont le mensonge qui fonde la littérature peut ouvrir un « espace de vérité », en étudiant successivement le rapport que l’écriture littéraire entretient avec les sentiments, la conscience, et elle-même.

Ce numéro constitue en quelque sorte une mosaïque d’approches, d’objets et de problématiques en lien avec le mensonge dans la littérature. Ce foisonnement, ces « dialogues » implicites qu’entretiennent certains articles entre eux, n’est sans doute pas étranger à l’esprit de collégialité et d’échange dans lequel s’est déroulé le colloque duquel est issu ce numéro. Mentionnons d’ailleurs le précieux rôle des présidents de séance qui, lors de cette journée, par leurs interrogations et commentaires toujours pertinents, ont enrichi les discussions et permis aux contributeurs d’approfondir leurs réflexions. Nous remercions donc chaleureusement les professeurs Andrée Mercier (U. Laval) et Richard Saint-Gelais (U. Laval), ainsi que la chercheure post-doctorante Julia Chamard-Bergeron (UQAM).