Les femmes de Barbe bleue, toutes des menteuses ? La parole féminine et le mensonge dans Les sangs d’Audrée Wilhelmy

Par Valérie Synotte — Mensonge et littérature

Au tournant des années 1970-1980, au moment où les revendications féministes se font de plus en plus entendre en Amérique du Nord et dans certains pays d’Europe, les réécritures de contes par des femmes1 se multiplient. En parallèle, plusieurs critiques féministes2 étudient ce genre, surtout pour ses effets sociaux et culturels. Leurs travaux ont permis de clairement montrer le sexisme des contes de fées, mais aussi de mettre de l’avant les réécritures qui renversent ces stéréotypes et qui proposent des versions féministes d’histoires bien connues du public. À leur façon, ces auteures reprennent un récit et modifient les personnages, leurs caractéristiques et les péripéties auxquelles ils sont confrontés, ou encore elles modifient un ou plusieurs des motifs qui y sont présents. Elles alimentent le genre (même si leurs reprises peuvent être des nouvelles, des romans ou des poèmes) puisqu’elles montrent, la plupart du temps, le point de vue des personnages féminins, ce qui ne se fait pas dans les contes originaux. Les réécritures féminines, qu’elles se revendiquent comme étant féministes ou non, donnent donc bien souvent la voix à des personnages féminins forts, indépendants, intelligents et libres, en plus d’imaginer un autre déroulement, une autre fin, au récit original. Les sangs d’Audrée Wilhelmy participe à cette mouvance : en donnant à lire le point de vue des femmes de Barbe bleue dans sa version du classique de Perrault, l’auteure propose une nouvelle vision du personnage et des relations qu’il entretient avec ses femmes. Or, la parole de ces personnages féminins est mise en doute : elles mentent ou sont traitées de menteuses. Pourquoi, alors, les faire parler si c’est pour les faire mentir ?

Bien sûr, ces femmes mentent, mais ce n’est pas inapproprié ou incongru dans le cadre de la fiction puisque la littérature, tout comme ses personnages, est libre de dire ce qu’elle veut, de trafiquer les faits, de se faire, de se construire sur un mensonge. Ce sont plutôt vers les raisons qui sous-tendent le mensonge des personnages que notre intérêt se porte. On peut par ailleurs distinguer trois niveaux de mensonge littéraire : le « mensonge » qu’est toute fiction en regard du réel, celui qui relève d’un narrateur non fiable et celui qui se présente à l’intérieur de la diégèse, que se racontent les personnages. Notre étude des Sangs se concentrera sur ces deux derniers types de mensonges puisque non seulement les personnages sont menteurs, mais la fiction ment, en quelque sorte, au lecteur, par la non-fiabilité de ses narrateurs. Encore plus, le mensonge est attribué aux femmes, mais elles font partie d’une réécriture qui leur donne une parole qu’elles n’avaient pas dans le récit d’origine : pourquoi donc ? Ces questionnements coïncident avec plusieurs reprises de « La Barbe bleue » puisque si celles-ci présentent le point de vue inédit des femmes du célèbre meurtrier ou, encore mieux, leur donnent la parole, plusieurs d’entre elles les font mentir. Comme un mensonge, d’Anne Luthaud, La petite pièce en haut de l’escalier, de Carole Fréchette, Hôtel Iris, de Yoko Ogawa, Barbe bleue, de Jean-Pierre Moreux, tous ces titres présentent des femmes qui mentent ou sont traitées de menteuses. Au lieu d’un Barbe bleue qui ment en cachant comment sont mortes ses femmes, qui ment sur ce qui se cache dans le cabinet interdit, on retrouve des femmes qui mentent. Les sangs présente le même procédé puisque les sept femmes de Barbe bleue sont des narratrices les unes à la suite des autres, mais leur parole est constamment confrontée à celle de Barbe bleue qui semble, lui, détenir la vérité.

D’ailleurs, les antécédents de l’association parole féminine-mensonge sont assez équivoques et il peut sembler futile, au premier abord, de se pencher sur ces implications. De fait, nombreux sont les dictionnaires de proverbes qui présentent la parole de la femme comme un tissu de faussetés, de mensonges ; cette association, très ancienne, pourrait expliquer à elle seule la raison pour laquelle les personnages féminins sont menteurs ou sont associés au mensonge dans cette réécriture. Une étude sur les représentations de la parole féminine et masculine dans la société paysanne française montre bien à quel point ce lien remonte à loin. Sylvie Mougin y présente les métaphores associées à la parole féminine et en vient à la conclusion que « de toute évidence, cette opposition sémiologique [entre blaguer et calomnier] sert à distinguer deux types particuliers de paroles : l’une masculine – puisque les “blagueurs” sont des hommes, l’autre féminine, puisque c’est aux femmes que revient la charge d’alimenter les réseaux de commérages en colportant nouvelles et racontars3 ». Elle note, en outre, les métaphores utilisées pour parler de la parole féminine (le fil de la parole, un mensonge cousu de fil blanc, un tissu de mensonges, etc.) :

Parmi les mots qui, dans leur polysémie, associent la parole au travail, certains désignent de manière spécifique des activités de la vie quotidienne. La plupart du temps, il s’agit d’activités féminines. Les gestes du filage, du raccommodage, de la lessive, du repassage, semblent en effet constituer des métaphores constantes pour désigner certains aspects de la parole ou de ces pratiques : quand elle cherche à tromper, la parole « embobine », « entortille », « emmêle », « emmaillote »4.

Il semble facile de faire mentir les femmes puisque, de toute façon, elles sont considérées depuis longtemps comme des menteuses : au bout du compte, cela n’amène rien de plus ou de moins au récit que des femmes mentent, c’est quelque chose de tout à fait « normal ». Or, dans le cas qui nous occupe, faire mentir les femmes veut dire quelque chose et sert la fiction ; le mensonge féminin est utilisé dans un but précis.

Plongeons dans le vif du sujet : Les sangs présente Féléor Barthélémy Rü, analogue de Barbe bleue, de l’enfance à l’âge adulte, à travers ses relations amoureuses avec sept femmes différentes (Mercredi, Constance, Abigaëlle, Frida, Phélie, Lottä et Marie). Le roman est, conséquemment, divisé en sept chapitres qui se déclinent, pour leur part, en trois parties distinctes : premièrement, une présentation de chacune des femmes, écrite par Féléor, deuxièmement, le journal, le carnet ou les lettres de la femme en question, et finalement, une partie intitulée « À propos de… », aussi écrite par Féléor, qui revient soit sur ce qui a été dit par la femme, soit sur un événement particulier de leur relation (leur rencontre, la mort de la femme, par exemple). On a accès – en apparence du moins – aux deux côtés de la médaille.

On entre donc dans cet univers en ayant comme attente de combler les trous du conte de Perrault, de savoir ce qui n’y est pas dit, en allant plus loin que l’original, bien sûr. La lecture des carnets va nous permettre de comprendre les raisons qui ont poussé chacune des femmes à aller vers Féléor et celles qui les ont amenées à se faire tuer par amour pour lui, mais aussi à expliquer le désir qu’il a de posséder ses femmes jusqu’à la toute fin, de les avoir tout entières pour lui, et pour toujours. Les attentes se comblent dès la première femme puisque dans son carnet, Mercredi Fugère parle de sa rencontre avec Féléor, de leurs premiers ébats et de la raison pour laquelle il la tue : le père de Mercredi tombe sur son carnet, la punit pour sa liaison avec Féléor, et au lieu de finir ses jours cloîtrée, elle demande à son amant de la tuer. Elle écrit : « qu’il prenne sa cravate et l’attache autour de mon cou, qu’il me fasse l’amour comme il veut, qu’il tire sa cravate pour m’étrangler et qu’il ne la relâche qu’une fois mon corps étendu sans vie à ses pieds5 ». Or, dès le premier « À propos de… », Féléor nous apprend ceci : « Je ne connaissais pas Mercredi. Je connaissais son journal, que je lisais “en cachette” – c’est-à-dire qu’elle l’écrivait pour moi en prétendant le contraire, et je le lisais en feignant d’ignorer qu’il m’était destiné » (p. 28). Il signale que « les pages de ce carnet étaient bourrées de mensonges », mais que « l’âme derrière le texte était vraie » (p. 28). Il s’agit là de l’une des formes de mensonge que l’on rencontre dans le roman : l’homme accuse la femme de mentir ou d’avoir menti. D’ailleurs, il peut l’affirmer puisque, dans son journal, Mercredi avoue avoir menti à madame Rü ; elle dit, en parlant de son père : « Je lui dis qu’il ne me tient pas au fait de ses finances (ce n’est pas vrai) » (p. 14). Cette affirmation vient justifier que Féléor traite Mercredi de menteuse par la suite : on sait qu’elle est capable de mentir. C’est évidemment en ayant cette idée en tête qu’on lit le reste des carnets, prenant, inconsciemment ou non, la parole de Féléor pour la parole qui dit vrai, comme si sa parole était supérieure à celles de ses femmes ; il est, si l’on veut, notre guide à travers la lecture des carnets. On le croit aussi parce qu’il avoue, dès sa deuxième prise de parole, les mensonges, les trucages qu’il a faits dans ses expériences avec Constance Bloom ; il est honnête avec le lecteur, on peut ainsi le croire. Il reste, cependant, que le mensonge est associé et attribué, dès le départ, à la parole de la femme, d’autant plus que certaines d’entre elles, dans leurs écrits, avouent mentir à leur mari. Phélie, la cinquième, écrit : « J’ai dit à Féléor que pour écrire, je devais m’enfermer quelque part et ne pas être dérangée. Depuis, je dessine des rouages dans les marges de ce cahier et sur toutes les feuilles qui me tombent sous la main » (p. 99). Elle renchérit en disant : « J’ai décidé d’écrire aujourd’hui pour lui faire croire que je le laisserais me tuer bientôt. Ensuite, il devra attendre encore longtemps » (p. 101). Les femmes mentent toutes (ou presque), c’est donc logiquement Féléor qu’il faut croire, c’est lui qui détient la vérité. Dès lors, la parole féminine est discréditée aux yeux du lecteur.

Là où tout devient encore plus intéressant, c’est lorsqu’on retourne à la première prise de parole de Féléor, lorsqu’il dit : « Je m’étais épris de la manière naturelle qu’elle avait d’écrire ses désirs et j’aimais le personnage qu’elle m’avait construit. Je n’étais encore qu’un enfant, assez peu dégourdi, mais à travers ses mots, j’apparaissais adroit et supérieur : j’eus envie d’être cet homme qu’elle avait imaginé » (p. 28). Il veut devenir un autre et c’est par le mensonge qu’il y arrivera. Le mensonge fait tellement partie de la vie de Féléor que même avec ses femmes il joue un rôle. On se rend rapidement compte que ce qu’il vit avec sa quatrième femme ne repose que sur le mensonge. Alors que Féléor fait semblant de revenir de voyage, Frida note :

Tu t’es penché sur moi et tu m’as embrassé avec fougue, comme si, vraiment, tu arrivais du bout du monde. Quelle farce ! Tu arrives à te croire, toi, quand tu feins de la sorte ? J’ignore quelle force me pousse à jouer encore les histoires que tu inventes, ou de quelle manière je réussis à suivre le ton que tu imposes à nos rencontres. […] Nous avons joui à en oublier tous les deux qu’après ces quelques heures de mensonge, je serais à nouveau en perdition. (p. 82)

On remarque que Frida parle des histoires que Féléor invente, du ton qu’il impose à leurs rencontres. Ce n’est pas sans rappeler ce que Féléor fait suite à la découverte du carnet de Mercredi : il « rempli[t] [s]es oreilles de coton et [s]e plong[e] dans la lecture en boucle de son journal » (p. 29), il fait tout pour devenir le personnage qu’elle y décrit. Ce n’est pas lui qui invente quelque chose, dans ce cas-ci, mais il devient tellement obsédé par le journal de Mercredi qu’il devient le Féléor qu’elle invente, il s’invente lui-même. Par ailleurs, il parle de « la Mercredi de papier » qui aurait préféré la mort qu’elle s’était inventée à sa véritable mort, et on peut dire qu’il veut devenir, lui, le Féléor de papier. Cette idée de devenir un personnage revient d’ailleurs à quelques reprises dans le roman. Phélie raconte que « les mots font partie du mécanisme de Féléor. […] Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu’il existe dans les mots de quelqu’un d’autre » (p. 101). Il devient véritablement un personnage lorsqu’il rencontre Lottä, la sixième femme. Elle le présente d’emblée de cette façon : « J’ai rencontré un homme qui saurait m’éviter semblable déchéance, il est parfait, on le dirait arraché à un livre […]. Cet homme est un conte à lui tout seul et je les veux, lui et sa puissance, partout dans mes rêves et dans ma vie » (p. 122). Elle veut être avec lui parce qu’elle veut elle aussi être un personnage : « je suis plus belle que tout, Léo même le dit, et je me sens alors aussi puissante qu’une reine de conte […]. Je l’appelle mon Ogre, je sais que, parce que j’existe entre ses bras, je ne connaîtrai pas la mort banale d’une femme déchue, son amour me préserve de l’anonymat » (p. 124). Le mensonge prend donc une place importante dans leur relation en ce sens qu’ils deviennent autres, qu’ils deviennent des Féléor et des Lottä de papier, qu’ils se détachent de la réalité.

En outre, depuis Abigaëlle, la troisième femme, Féléor demande à ses compagnes de tenir un journal, de laisser des écrits derrière elles. En effet, il a avec lui le fameux journal bourré de mensonges de Mercredi, les lettres écrites par Constance, adressées à son défunt amant, et il souhaite que cette tradition d’écriture se poursuive. Abigaëlle est la première femme qu’il va tuer (Mercredi meurt d’une maladie, Constance aussi). Elle note que « ce journal est là parce que je dois expliquer ma mort, Féléor me l’a demandé comme une partie de mon cadeau » (p. 57). C’est pour cette raison que l’on peut lire le roman, logiquement, parce que les femmes ont laissé un carnet dont on peut maintenant faire la lecture. Au fond, si Féléor veut tant devenir un personnage, le roman qui nous est présenté est un peu son but : il y devient le personnage principal, un Barbe bleue revisité, un personnage à part entière. Il sait qu’il a réussi lorsqu’il rencontre Lottä, qu’il appelle « sa femme mythologique » (p. 131), puisque « de monstre sanguinaire et condamnable, je devins, lorsque notre union fut rendue publique, un personnage plus grand que nature, dont les crimes étaient teintés d’une horreur splendide qui fascinait davantage qu’elle ne scandalisait les bonnes gens » (p. 131). Il est, enfin, devenu celui qu’il voulait être. Mais si, pour y parvenir, il avait tout orchestré ? Si, en alimentant sa réputation de « gentleman meurtrier », il avait « poussé », entraîné les femmes à venir vers lui et, conséquemment, à vouloir se faire tuer ? De fait, il demande à Abigaëlle, après qu’elle lui ait promis sa vie en cadeau, de tenir un journal qui explique sa décision. Or, son journal, on peut le supposer influencé par Féléor, qui le lit chaque matin pour voir ce qu’elle y a écrit, comme s’il cherchait à y voir écrit exactement ce qu’il veut : « il dit gentiment que ça ressemble plus à des mémoires qu’à un journal » (p. 64). Il semble chercher quelque chose de précis pour que les femmes suivantes veuillent, elles aussi, se laisser tuer par lui. Rien n’est dit, mais disons que Frida, la quatrième, n’est pas restée neutre à la lecture du journal d’Abigaëlle, disant qu’elle l’enviait même jusqu’à sa mort et qu’elle « comprend maintenant que rien, rien de ce [qu’elle] pourr[a] faire ne saura [l]’arracher à [s]es femmes mortes » (p. 88), comme quoi la seule solution est de mourir dans ses mains, elle aussi. Après quatre morts, sa réputation n’est plus à faire et les femmes viennent vers lui presque spécialement pour ça : Phélie dit qu’il « ne savait pas que j’avais compris qu’il était le meurtrier de ses premières femmes. Je lui ai dit que je savais déjà ça avant de l’épouser » (p. 97) et qu’elle « l’[a] épousé, précisément parce qu’un jour [elle] pourr[a] lui demander de [la] tuer » (p. 98) ; Lottä sait que de mourir de ses mains la sortira de l’anonymat. Tout ça prend une autre tournure quand, à la toute fin du roman, après avoir lu ce qu’a écrit Marie, la septième et dernière femme, on lit ceci, de la plume de Féléor :

J’arrachai la jupe et laissai le corps, en culotte, étendu sur le lit. J’attrapai des ciseaux et commençai à découper chaque bout de papier. Au bout d’une demi-heure, le jupon était en lambeaux, et j’avais devant moi une cinquantaine de courts textes, drôlement calligraphiés sur de vieux journaux ou derrière des enveloppes froissées. J’observai un temps la cursive ronde, enfantine de Marie, puis je m’assis sur la chaise, devant la fenêtre, et je commençai à lire. […] Il fallait remettre de l’ordre dans les morceaux. […] Je pris une feuille blanche, l’insérai dans la machine à écrire et me mis à l’écoute de la petite Marie. (p. 155-156)

On avait compris, en lisant ce que Marie a écrit, que Féléor retranscrivait les carnets de ses femmes, les recopiait à la machine. Or, ici, on lit « [qu]’il fallait remettre de l’ordre dans les morceaux », comme s’il réécrivait, modelait, changeait les journaux à sa guise, pour que son projet soit mené à terme, qu’il soit le héros d’un roman. À ce compte-là, peut-on vraiment croire tout ce qu’on vient de lire ? Et qui croire ? En effet, « alors que l’œuvre se présentait comme un texte polyphonique proposant différents regards sur une situation, le contrat de lecture est renversé : il est possible de lire Les sangs comme un roman monolithique, totalisant, contrôlé par un narrateur meurtrier qui s’infiltre dans le récit des autres narratrices, ses victimes, pour influencer la perception du lecteur6 ». De faire mentir ses femmes, finalement, a aidé sa cause : en faisant de la première une menteuse, il mettait la table pour le reste de son histoire, il semait la graine de ses prochaines aventures ; il allait être un meurtrier, les femmes allaient venir vers lui. Sont-elles vraiment allées vers lui, notamment pour se faire tuer ? On peut en douter fortement et plutôt croire que c’est lui qui a trafiqué les journaux pour qu’elles disent ce qu’il voulait entendre, pour aboutir à son rêve.

Qui plus est, l’idée de déguisement, de double identité, revient à plusieurs occasions dans le roman. Tout d’abord avec Mercredi, qui, semble-t-il, côtoie la mère de Féléor : « tous les après-midi, de treize heures à quinze heures vingt, madame Rü s’appelle Émilie » (p. 13), elle se défait de ses habits et devient une autre. Mercredi elle-même « change » lorsqu’elle est amenée par madame Rü pour acheter de nouveaux vêtements, mais affirme plus tard que « dans la fenêtre, je suis redevenue Mercredi. Sous ma robe, je suis une femme du monde, comme Émilie et comme l’était Mère aussi » (p. 16). On retrouve ce même dispositif de doublure avec Abigaëlle, la danseuse, qui « essaie de [s]e concentrer sur l’autre corps, celui de la fenêtre, celui de l’enfant qui fait les mêmes exercices [qu’elle] sans avoir mal » (p 54) et qui, « surtout, [apprend] à regarder la fille de la vitre, à [s]’imaginer [qu’elle est] elle » (p. 55). Cette idée se transporte de manière presque identique de femmes en femmes ; chez Frida, on parle littéralement de déguisement : « C’est elles qui choisissent mes dessous, elles me déguisent comme si j’avais leur âge » (p. 78). Ces transformations atteignent leur apogée avec Marie qui se déguise tour à tour en Mercredi, Frida, Phélie, et ainsi de suite. Elle dit : « Un jour par semaine, je ne suis personne. J’entre dans la chambre, j’ai l’air pâle et plat de moi-même. J’enlève les mortes de mon visage » (p. 147) ; « Je me déguise et je descends dans la grande chambre habillée comme une ballerine ou comme une femme obèse » (p. 149). Quand Féléor lui demande d’être Lottä, la seule qu’il n’aurait pas voulu tuer, mais qui s’est suicidée, elle dit :

Dans les combles, aucune pièce n’est fermée à clé. Je trouve les vêtements dont j’ai besoin et je les apporte dans le garde-meuble où il y a un miroir dans lequel on se voit de la tête aux pieds. Je me regarde. Pendant des jours, je monte et je me regarde. Je cherche un visage. Tout à coup je suis belle. Je marche le menton dans les airs. J’ai les cheveux cachés sous un chapeau. Je suis Lottä Istvan. Je descends dans la chambre du maître en marchant comme une reine. (p. 150-151)

C’est lorsqu’elle sera déguisée en Lottä que Féléor tuera Marie, elle qui, pourtant, ne voulait pas mourir (« Nulle part je ne vais écrire que je veux être tuée » [p. 143]). Vu la forte présence de ces déguisements, on peut voir plus loin et pousser l’idée du travestissement : réel, oui, mais aussi narratif. Madeleine Kahn amène cette théorie narrative, cette « utilisation par un auteur masculin d’une narration féminine à la première personne7 ». Elle proposait cette théorie pour voir comment le discours sur le genre participait au développement d’une conscience narrative qui était une caractéristique importante du roman moderne. En transposant cette idée dans le contexte des Sangs, on peut se demander si Féléor ne se fait pas passer pour ses femmes : si elles n’avaient rien écrit, mais que c’était lui qui avait véritablement écrit les carnets ? Si on prend Féléor comme le véritable auteur des carnets, c’est donc dire qu’il a emprunté la voix de ses femmes, se faisant passer pour elles, les faisant mentir pour écrire son livre. C’est lui, au fond, qui se retrouve à mentir. Il se sert des mensonges, qu’il attribue aux femmes, pour s’inventer, pour devenir quelqu’un d’autre. Le mensonge peut donc être vu, ici, non pas comme une opposition à la vérité, mais comme l’élément essentiel à la construction de soi, à la construction d’une identité. Et sans les femmes menteuses, Féléor n’est plus rien, n’est pas le personnage d’un roman : sans elles, tout s’écroule.

Enfin, force est de constater que si le mensonge occupe une place aussi importante dans Les sangs, c’est qu’il veut dire quelque chose et qu’il participe activement au déroulement de l’histoire. Les femmes mentent, avouent avoir menti ou sont traitées de menteuses par l’homme, celui-là même qui devient, par la force des choses, notre référent. Plusieurs occurrences montrent que ce serait lui, en fait, qui ment : les carnets des femmes sont vraisemblablement modifiés, du moins influencés par lui. On ne saurait donc pas tout, et on ne peut plus croire tout ce qu’on vient de lire comme étant la vérité : la « vérité » du roman est pratiquement inaccessible tant les interprétations abondent. Dans cette fiction, la seule façon pour les femmes d’être la femme dans les pensées de Féléor est de se faire tuer par lui, pour qu’il les chérisse jusqu’à la prochaine, parce « qu’il a aimé la voir mourir, sa première femme » (p. 66). C’est ainsi que cette idée de mourir pour ne pas être oubliée fait son chemin de femme en femme, et avec elle, souvent, le mensonge : pour cette raison, tout porte à croire que ce sont elles qui mentent, tout au long de l’histoire. Mais si, d’un côté, les femmes acceptent de se faire tuer pour devenir immortelles dans la tête de leur mari, de l’autre, Féléor y trouve son compte puisqu’il devient, tranquillement, un personnage, lui qui « a besoin de se voir comme un personnage de livre, qui a besoin de savoir qu’il existe dans les mots de quelqu’un d’autre » (p. 101). Il s’enfonce donc de plus en plus dans la tromperie, entraînant avec lui ses femmes qui veulent elles aussi, à leur manière, devenir un personnage. Et la dernière meurt en reine, une reine comme dans les contes, des mains de Féléor, l’Ogre, Barbe bleue. C’est en faisant filer le mensonge de l’une à l’autre que Féléor a pu incarner le mensonge en devenant un personnage, en étant ce qu’il voulait être. Il était donc primordial de faire de ses femmes des menteuses puisque sans elles, et sans mensonges, il n’est rien : il a besoin des femmes pour que son projet advienne, il a besoin qu’elles mentent pour que lui devienne « vrai ». Il « existe dans les mots de quelqu’un d’autre »… ou peut-être sont-ce les siens.

Notice biographique

Valérie Synotte est étudiante à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Son mémoire, sous la direction de Lori Saint-Martin, porte sur la parole féminine, le secret et le mensonge dans deux réécritures du conte de « La Barbe bleue », soient La petite pièce en haut de l’escalier de Carole Fréchette et Les sangs d’Audrée Wilhelmy.

Bibliographie

  • WILHELMY, Audrée, Les sangs, Montréal, Leméac, 2013.
  • KAHN, Madeleine, Narrative Transvestism : Rhetoric and Gender in the Eighteenth-century English Novel, Ithaca, Cornell University Press, 1991.
  • MANCAS, Magdalena Silvia, Pour une esthétique du mensonge : Nouvelle Autobiographie et postmodernisme, Francfort, Peter Lang (Publications universitaires européennes. Série XIII : Langue et littérature françaises), 2010.
  • MOUGIN, Sylvie, « La langue, le rouet et le rabot. Les représentations de la parole féminine et masculine dans la société paysanne », Clio. Femmes, genre, histoire, vol. 11 (2000), p. 141-158.
  • RENAUD, Kiev, « Concert de voix singulières ou récit totalitaire », Salon double, [en ligne]. http://salondouble.contemporain.info/lecture/concert-de-voix-singulieres-ou-recit-totalitaire [Site consulté le 20 octobre 2015].
  • VARGAS LLOSA, Mario, La vérité par le mensonge. Essais sur la littérature, Paris, Gallimard (Le messager), 1992.

Notes de bas de page

  1. Parmi celles qui sont devenues des « classiques » : The Donkey Prince (1970) et The Bloody Chamber (1979) d’Angela Carter, The Princess Who Stood on Her Two Feet (1982) de Jeanne Desy, Bluebeard’s Egg (1983) de Margaret Atwood, Métamorphoses de la reine (1984) de Pierrette Fleutiaux.
  2. Pensons, entre autres, à Marcia Lieberman, Andrea Dworkin, Heather Lyons, Ruth MacDonald, Jennifer Waelti-Walters et Kay Stone.
  3. Sylvie Mongin, « La langue, le rouet et le rabot. Les représentations de la parole féminine et masculine dans la société paysanne », Clio. Femmes, genre, histoire, vol. 11 (2000), p. 148-149.
  4. Ibid., p. 149.
  5. Audrée Wilhelmy, Les sangs, Montréal, Leméac, 2013, p. 23. Les prochaines références pour ce titre seront données à même le texte.
  6. Kiev Renaud, « Concert de voix singulières ou récit totalitaire », Salon double, [en ligne]. http://salondouble.contemporain.info/lecture/concert-de-voix-singulieres-ou-recit-totalitaire [Site consulté le 20 octobre 2015.].
  7. Madeleine Kahn, Narrative Transvestism : Rhetoric and Gender in the Eighteenth-century English Novel, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p. 2. Traduction libre.