Gaétan Soucy et Wajdi Mouawad: l’asile du langage

Par Laurence Perron — Mensonge et littérature

Dans Forêts de Wajdi Mouawad (2000) et La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy (2009) figurent des personnages (souvent féminins) qui sont en proie à une aliénation découlant en grande partie de leur captivité, que ce soit dans un lieu en retrait du monde ou au sein plus symbolique d’une énonciation mortifère. Les figures de l’enfermement qui circulent dans ces récits sont portées par plusieurs thèmes communs, dont le traitement du corps féminin, la création de lieux édéniques, le pouvoir de la loi du père, les relations incestueuses et la gémellité. C’est à l’aune de ces considérations que sera traité le rapport que le corps entretient avec l’enfermement et l’énonciation en tant qu’ils le mutilent et le contraignent. Cette hypothèse permet de mettre en évidence la façon dont chacun de ces thèmes s’accompagne d’un mouvement réflexif de la langue qui se calque à son objet. C’est à partir de ce postulat et de sa démonstration que nous entendons montrer comment, par deux régimes d’écriture différents, ces auteurs font de la parole un asile au double sens du mot. Nous retracerons donc les paradigmes qui font de la parole à la fois un lieu d’enfermement et une possibilité d’émancipation.

Le corps féminin : bouche blessée, blessure parlée

Chacun des deux textes à l’étude est porté par et porte sur la parole féminine1. Le texte de Soucy, en premier lieu, nous est dès le départ présenté sous le signe du témoignage. Récit d’ordre presque testamentaire (puisqu’il constitue un legs que l’on prépare pour l’enfant à venir – legs d’une vérité qui va ultimement livrer à la fillette le sens de son origine, mais surtout d’un récit et de la parole qui arrive à le prendre en charge, à le mettre en forme), il semble représenter le corps problématique de ses personnages : son sens est mutilé, souvent cloîtré, tenu à l’écart du lecteur. Le corps entretient un rapport de mimétisme avec le langage, en raison de la distorsion, du repli et de l’altération dont ils font tous deux l’objet. La forme testamentaire à laquelle se prête le roman de Soucy introduit le corps et sa dégradation dans le texte par de nombreux effets de style, notamment par un rappel constant de la mort : « Bien sûr notre tour viendrait, notre tour de décéder, et le même jour encore ou peu s’en faut, extrêmement oints, si ça se dit, dociles jusque dans et par la tombe, […] je dis la chose comme elle m’apparaît2. » Cet extrait place le texte dans le cadre de la forme testamentaire pour plusieurs raisons. D’abord, puisque la narratrice y prescrit en quelque sorte un code funéraire qui succède au décès. Ce code fait l’objet d’un ressassement tout au long du roman, ce qui permet au sème de la mort de faire retour dans le texte, et de replacer continuellement celui-ci dans une dynamique de la disparition corporelle à venir.

Dès lors que l’on s’attarde à l’énonciation, on voit se multiplier les emplois d’une syntaxe qui vacille, déraille et vient mettre en déroute les formules habituelles et structurées de la parole pour les organiser selon des principes différents qui tendent à fuir l’empirisme de la langue normative3. La voix narrative se cherche un autre modèle langagier que celui de la raison – en ce sens, la parole déraisonne, s’affole, se dépêtre – qui permette de retranscrire une réalité psychique (en l’occurrence, celle de l’aliénation). La structure des phrases renvoie à une démarche poétique, au sens où elle semble référer à une façon de se positionner dans l’espace, à une manière de marcher, qui serait ici la boiterie. Cette boiterie acquiert plusieurs significations dans le roman. En premier lieu, elle peut être envisagée comme le signe d’une mise en retrait, d’une exclusion sociale, puisqu’elle constitue un caractère de différentiation corporelle ; ensuite, en tant que forme de mutilation du corps qui rend laborieuse l’avancée, la traversée du sujet d’un lieu à l’autre, lieu qui peut être compris comme celui d’une énonciation4.

Dans Forêts, les déplacements, et donc la situation du corps dans la sphère spatiale, font aussi l’objet d’un traitement particulier : le voyage initiatique que va entreprendre Loup pour retrouver la vérité de son origine peut être inscrit sous le signe de la déambulation, comme l’a proposé Claudine Landreville. Si elle est en premier lieu le signe d’une errance et d’une perte de repères, la déambulation permet de « créer un ordre, […] de composer, à partir de lieux imposés, une vision du monde propre5. » La marche est ici un travail de cartographie à double fonction, l’une structurante et l’autre créatrice. Délimiter son espace (et les frontières de son propre corps) exige une forme d’inventivité de la part du sujet. Organiser l’espace, c’est forcément produire du sens et, éventuellement, un discours. Les femmes que nous présente le texte sont toutes engagées (ou plutôt engluées puisque, la plupart du temps, la tentative de création de repères achoppe) dans ce processus d’édification qui concerne à la fois corps, espace et langage (éléments qui peuvent être réunis sous le syntagme du lieu – celui d’où l’on parle, celui d’où l’on est, bref celui que l’on tente de rendre intelligible). S’il n’est d’ailleurs pas anodin que le parcours de Loup soit constamment entravé par les autres personnages, qui cherchent plutôt à la maintenir en place / à sa place, rappelons tout de même que ce sont les personnages féminins victimes de l’enfermement, et surtout celles enfermées dans le secret (qu’elles-mêmes renferment), qui vivent avec le plus d’intensité cette aliénation.

Le corps organique, à l’instar du corps du texte, est mis à mal. Notons que la pièce est divisée en sept actes, nommés selon les prénoms et les parties du corps de chacune des femmes du récit6 : cette structure suggère un processus de démembrement du corps féminin, voire une dislocation en fragments narratifs et corporels. Certaines des parties du corps choisies pour figurer à l’en-tête d’un acte sont d’ailleurs victimes d’une détérioration dans la pièce : les protagonistes subissent, pour la plupart, une mutilation de la bouche, organe de la parole par excellence, mais aussi du ventre, celui-ci renfermant souvent l’enfant qui est le signe de la réclusion. En effet, en étant fréquemment le produit de l’inceste, ces fœtus excluent la possibilité d’un retour au social et tiennent les femmes à l’écart. Le corps féminin devient alors un parcours, à la fois traversé et traversée de langage. En témoigne l’os-jumeau imbriqué dans le cerveau d’Aimée, qui n’est pas sans évoquer le symptôme tel qu’entendu au sens psychanalytique : la parole, étant tue, cherche à s’inscrire par tous les moyens dans le corps du sujet et à se reproduire dans la stérilité jusqu’à ce que soit rendue possible une voie d’émergence libératrice dans le discours. Ici, la mémoire marque le corps pour obliger celui-ci à la considérer et à l’énoncer. Quoique, dans Forêts, la parole ne soit pas directement testamentaire, et émerge plutôt sous la forme de la promesse, cela ne l’empêche pas d’incarner une forme d’héritage itératif. La promesse est une prise de parole particulière, car sa nature même a pour principe de créer une incidence sur le réel qu’elle cherche à faire advenir. En ce sens, elle est une profération d’ordre performatif et elle implique dans ce cas-ci un agissement du verbe sur le corps.

L’altération du corps féminin et, par lui, de la parole, s’impose donc comme un motif récurrent dans le texte de Mouawad et dans celui de Soucy. La féminité et l’expression (verbale ou écrite) sont interdépendantes et font l’objet d’un processus de détérioration : les personnages sont confrontés à une incapacité de dire le corps féminin, de le saisir et de le fixer dans l’ordre du discours. En même temps, la parole (surtout par son absence) marque la chair des femmes que mettent en scène Mouawad et Soucy : « Mais il y avait que mon père me traitait comme son fils, et ça me mettait une barre entre les jambes au figuré. Je veux dire qu’il m’était interdit de me déplacer librement en moi-même7. » Le fait qu’il soit question de barre entre les jambes renvoie à la dimension scripturaire qui s’inscrit dans ce corps et évoque en même temps l’idée d’un barrage qui obstrue les déplacements intérieurs de la jeune fille. Dans le domaine des soissons, chaque femme est vouée à périr à l’exception de la narratrice : pour parvenir à survivre, celle-ci doit devenir garçon (et ce, entre autres, dans la sphère discursive, puisqu’elle se place pendant la première partie du récit sous le genre masculin). Un reniement de la féminité doit avoir lieu pour que la vie soit épargnée, et c’est en ce sens que le corps doit être dépouillé de ses attributs sémiques féminins. Ainsi, par exemple, les menstruations sont interprétées par la narratrice comme une castration, ce qui provoque un affolement total devant la disparition de la barre entre les jambes, de ce qui barre la route au féminin.

Dans le texte de Mouawad, le cancer d’Aimée (qui est aussi un fœtus jumeau et qui porte donc une vision mortifère de la fécondité, d’une fertilité qui traîne la mort dans son sillage), imbriqué dans les zones de la mémoire, représente la résurgence de la parole féminine des aïeules qui ont été condamnées au mutisme et qui n’ont pas pu dire la blessure infligée. On le voit, le langage contourne sans arrêt le corps féminin, qui devient entre autres le non-dit de la fécondité, donc de la filiation possible et de la rupture du même. Or, cette production du même, qui est à l’œuvre dans les deux textes et qui est véhiculée en grande partie par les actes incestueux et les nombreuses figures de gémellité, constitue le motif principal de l’enfermement.

On peut dès lors placer la féminité sous le signe du tabou tel que l’entend Freud, dans le sens où l’interdit transgressé frappe le corps du transgresseur, qui en porte la marque. De fait, si un individu « a osé transgresser une telle interdiction, [il acquiert] lui-même le caractère propre à l’interdit, […] il a pour ainsi dire pris sur lui toute la charge dangereuse8. » Les corps de femmes dans les œuvres à l’étude sont devenus tabous, c’est-à-dire qu’ils portent la marque à la fois du sacré et de la souillure, qu’ils sont mis au ban et font l’objet d’une omerta. L’impératif de se taire module donc le rapport au corps. Mais si ce dernier est tu, c’est logiquement par la parole qu’on peut le reconquérir. La citation de Wittgenstein9 placée en exergue du texte de Soucy corrobore cette idée : la douleur nécessite un « je » qui puisse l’énoncer, elle n’est pas un objet dont on peut s’emparer mais un lieu d’où l’on peut dire, une posture énonciative qui conditionne les modalités d’être du sujet. Si la bouche est blessée, il faut donc parler cette blessure pour s’en libérer, d’autant plus qu’elle a été infligée dans le but d’imposer un silence. On verra plus avant que ce tabou de la féminité est engendré par la transgression d’un autre tabou primordial, celui de l’inceste en tant que véhicule d’une conception des liens filiaux et moteur du conditionnement social.

Chute de l’Eden : domaine et zoo ou les lois du Père

Les univers de Soucy et de Mouawad présentent tous deux des personnages cloisonnés dans un lieu autarcique en déchéance, où finissent par surgir les mêmes problématiques essentielles que sont le meurtre, la figure du double et l’inceste. L’isolement des personnages les place dans une microstructure sociale indépendante de celles qui nous sont familières et qui cherche précisément à s’en éloigner par l’établissement de nouveaux modèles calqués sur l’exemple biblique de la Genèse. Ces modèles, nous le constatons rapidement, sont voués à l’échec parce qu’ils sont fondés sur une idéologie stérile, celle du retour à l’identique et du repli sur le même. Les microcosmes présentés au lecteur sont en effet motivés par une horreur semblable, celle ressentie à l’idée d’entrer en contact avec l’autre. Ils mettent en marche un processus d’indifférenciation utopique qui rappelle le fantasme édénique. Cette imitation ne tient toutefois pas de l’intertexte, mais de la duplication : elle constitue donc une forme de mimétisme plutôt qu’une réappropriation saine et métissée. On assiste en effet à une tentative obsessionnelle de la part de certains personnages, et tout particulièrement les pères, de recréer le monde d’avant la chute – et donc d’avant le péché, d’avant, surtout, la connaissance. Pureté rime ici avec ignorance du monde extérieur ; le commerce avec ce dernier implique une souillure irrémédiable et donc, logiquement, un châtiment. Les dynamiques sont ici inversées : au tabou de l’inceste, élément fondateur de la civilisation, on substitue une manière de tabou exogamique et l’interdit devient celui de sortir de la tribu.

Au sein de ces clans résolument fermés, le père fait office de figure divine et de pouvoir structurant. C’est de lui qu’émanent la Loi et le châtiment qui succède à l’infraction. Rappelons qu’une loi paternelle

prohibe l’inceste mais surtout […] crée le lien généalogique, la filiation. L’interdit de l’inceste n’est pas seulement un empêchement, mais une création positive qui rend possible le monde humain, il est un « inter-dit », un dit qui fait qu’il y a des relations entre sujets, un dit qui ouvre une « dit-mension10 ».

Les pères, parce qu’ils récusent l’interdiction de l’acte incestueux, empêchent aussi la formation d’une parole valide, si l’on comprend la généalogie comme un récit de l’origine, comme une narration linéaire dont le cours serait brisé par le péché endogamique. Toujours asphyxiante, cette Loi paternelle se manifeste chez Soucy par le langage, qui la sous-tend et la rend opérante. À propos des histoires de saints rédigées par le père, la narratrice dit : « C’est papa qui les avait écrites avec cette écriture microscopique qui est la mienne, la nôtre aujourd’hui11. » Le travail de copiste auquel se livre la narratrice est donc un processus de calquage dont le modèle source est l’écriture paternelle. C’est par l’écriture, et plus précisément la copie, la duplication, que se crée une forme d’aliénation (ou, pour être plus exacte, une filiation aliénante parce que dépourvue de tout élan vers l’autre, de toute volonté de métissage des savoirs et des histoires individuelles). Le legs de l’écriture peut alors être associé au legs d’une tare ; il prescrit un code énonciatif particulier, lui aussi incestueux du fait qu’il n’autorise que la reproduction du même avec le même : pour s’en délivrer, le personnage féminin devra apprendre à parler en son nom, en mettant en récit (et donc en organisant le réel selon des modalités qui lui sont propres) le traumatisme de la perte du père. Comme le fait remarquer Catherine Gauthier, « le fait de faire croire au masculin devant l’évidence d’un corps féminin […] rend compte d’une évacuation de cette autre-femme […] en vue de perpétuer le même, le fils12. » Enjoindre à la narratrice de se désigner comme un homme par des accords pronominaux masculins est une façon scripturale de perpétuer cette obsession de l’identique : la parole devient alors véhicule de la stérilité mimétique (car au féminin, manifestement, le e n’est plus muet pour rien dans l’ouvrage de Soucy).

C’est aussi le cas pour les personnages féminins de Forêts : d’abord aliénés par les serments non tenus que les mères font à leurs enfants et vice-versa, c’est en proférant de nouvelles promesses que seront établies, en dehors des liens familiaux, des affiliations plus saines. Chacune de ces démarches (Aimée commémorant les victimes de Polytechnique ou encore Ludivine protégeant Sarah) va mener au recouvrement de la mémoire par les individus aliénés et créer, par là, une possibilité de fuite hors de la sphère presque carcérale du milieu familial : c’est par l’ignorance que ces personnages sont maintenus dans le réseau fermé du clan et c’est, par conséquent, grâce à la connaissance qu’ils s’en délivrent. La prise de parole permet donc au personnage féminin de reprendre possession de son identité en retraçant le fil de son origine par les moyens d’un autre fil, celui-là narratif.

Étant donné que le zoo chez Mouawad et le domaine minier chez Soucy incarnent des tentatives de fuir le monde extérieur, de se replier sur le même, ils condamnent ceux qui les habitent à l’échec (la mort, la folie, la solitude). Les liens incestueux qui s’y développent et qui mènent les personnages à leur perte sont le résultat d’une filiation malade, qui refuse l’altérité, le contact avec l’autre : « Alors, je te le prédis à mon tour, tu verras tes enfants te dévorer car ils ne feront plus la différence entre ta chair et celle des animaux13. » Dans Forêts s’effectue, comme le laisse pressentir cette prophétie, une dévoration mutuelle des uns par les autres. C’est pourquoi les animaux disparaissent progressivement du zoo et que ce sont, au final, des hommes qui habitent les cages ou s’y précipitent, brisant ainsi la frontière qui sépare les premiers des seconds.

Le domaine minier que nous donne à lire Soucy subit le même genre de déraillement. Suite à la mort du père, la narratrice pressent qu’en

[continuant] à respecter [ses] règles, à répéter tant bien que mal le chapelet de ses gestes, [ils n’auraient] fait qu’agiter du vide, […] parce que tous ces rites, hors [de son] corps vivant, n’avaient plus ni queue ni tête, et toutes les fragiles significations que jusqu’ici [elle accrochait] de-ci de-là au grand débris du monde, [elle les voyait] éclater une à une14.

Le programme édénique est une prescription du père et, dès lors que celui-ci n’est plus présent pour en assumer la direction, les lois édictées par lui deviennent caduques. Les types d’héritage présentés ici sont imposés aux légataires et les emprisonnent dans une lecture du monde qui ne leur convient pas. À la lumière de leur caractère contraignant, les legs représentent des liens qui entravent les personnages, des interprétations du monde dictées par l’autorité qui bannissent tout effort de création de la part de ceux qui les reçoivent. Pour s’en défaire, les personnages devront fonder leur propre exégèse du code paternel et s’en dissocier par la forme de distance critique que permet l’énonciation singulière.

Le zoo abandonné, utopie adamique du père dans Forêts, et le domaine isolé des soissons dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, puisqu’ils tentent de recréer le paradis terrestre, de produire un doublon de celui-ci, constituent des représentations malsaines de la gémellité. On peut alors les envisager comme des reflets stériles des jumeaux mortifères qui parsèment le texte. La seule échappatoire possible au schéma de répétition et d’enfermement circulaire devient la parole. À ce titre, le jumeau monstrueux l’est, entre autres, parce qu’il ne maîtrise pas celle-ci.

Gémellité : le juste châtiment et le monstre mélodieux

Quoique les textes à l’étude présentent une filiation malade et un rapport problématique à la figure du double, la figure gémellaire n’y joue pas uniquement un rôle négatif. Si l’on se penche d’abord sur le texte de Mouawad, on remarque que les mises en échec d’une filiation saine se succèdent au fil du récit et que la figure du double identique en constitue l’indice. C’est qu’elle est le signe d’un moi malade, confronté au retour incessant du même :

Le jumeau viola sa jumelle et se tua. Le jumeau entraîna sa mère au fond d’une fosse et la tua. La mère abandonnant sa fille, la fille tête fracassée à coups de marteau le marteau a concassé la mâchoire de sa fille jusqu’à la dernière dent une dent au milieu du cerveau de sa fille qui n’a pas su donner un cœur à la sienne qu’elle a appelé Loup15.

Ici, les jumeaux se multiplient et sont l’objet ou l’initiateur d’une certaine animosité. Pourtant, dans cette longue succession, on constate que ce sont eux qui portent le récit de la transmission – à moins que ce ne soit la transmission des récits. L’ambivalence de cette figure s’explique par le fait que le jumeau est celui par rapport auquel s’ajustent les paramètres du moi, comme l’explique Freud dans L’inquiétante étrangeté16 : tout se passe comme si le moi devenait un toi capable de se regarder agir indépendamment de lui-même. Le jumeau fonctionne comme un miroir dont l’image est alarmante : il rend troubles les frontières du moi et tend à engendrer des processus d’indifférenciation ou de division du sujet, étant donné qu’il rend palpables et concrètes les tensions internes qui l’habitent. En même temps, le double fournit l’occasion à ces tensions de se reporter sur un objet externe. Le jumeau peut donc assumer la part détestable du moi, en être un réceptacle aux contours clairs. Il est synonyme d’horreur, mais doit en même temps être préservé pour conserver sa fonction symbolique et demeurer un lieu où l’on déverse la part abhorrée du moi.

C’est ainsi que nous est présenté le Juste Châtiment, la jumelle brûlée et dépourvue de voix, de peau et de visage de la narratrice de Soucy, qui est le secret terrible du domaine soissons. Elle n’incarne probablement pas une figure positive, mais possède indéniablement un rôle expiatoire : « Sans [le Juste Châtiment], c’est à se demander si nous aurions même l’usage des mots. Je veux dire, c’est comme si le Juste avait pris tout le silence sur elle-même, pour nous en libérer, et nous permettre de parler17. » Dans cette logique, tuer le Juste Châtiment, comme va nous le répéter régulièrement la narratrice, signifie perdre l’usage de la parole et sombrer dans l’aliénation.

Comme l’explique Léonie dans le texte de Mouawad, elle et son jumeau ont le « […] même sang, [la] même chair, mais il a pris la folie sur lui comme [elle a] pris la colère18. » Le jumeau est le lieu de concentration de la folie, qui s’y renferme alors toute, de la même façon que la parole est une possibilité de salut pour ceux qui peuvent en user. Ainsi, le symbole le plus probant de retour du même que donne à lire le texte, à savoir la figure gémellaire, est aussi celui qui permet de quitter la sphère de l’identique (dès lors qu’on peut reporter sur le jumeau toute la charge démentielle de l’héritage). La folie du personnage est dirigée tout entière vers son reflet, et cela n’est possible justement qu’en raison de son caractère identique. Celui-ci suppose en effet une certaine équivalence entre les personnages ou, dans tous les cas, un système de vases communicants qui permet le passage de l’héritage négatif vers un seul lieu d’épanchement, sauvegardant alors l’individu déchargé.

Parole-asile : quitter le piège du même

La parole qui traverse ces textes se présente comme une image spéculaire du corps cloîtré, mais également comme une possibilité d’émancipation face à l’enfermement. Elle représente un asile dans la double acception du terme : incarnant certes l’aliénation – les promesses non tenues, ressassées par chacune des femmes du récit chez Mouawad, ou encore l’héritage paternel de l’écriture chez Soucy –, elle est aussi l’outil qui permet d’en sortir, surtout en offrant une échappatoire au schéma de la reproduction du même qui gouverne les deux filiations. Que la parole soit lieu de refuge ou lieu de claustration, Mouawad et Soucy se font un devoir de ne jamais la situer définitivement sous l’un de ces deux signes, lui imprimant toujours un déplacement du territoire de l’aliénation à celui de la libération. La narratrice de Soucy le pressent, elle qui affirme que sa « seule chance [consiste] à commencer par témoigner19 », c’est pourquoi elle prend son « courage à deux mains, c’est-à-dire [son] grimoire et [son] crayon20. » L’acte d’écriture testamentaire est présenté comme salvateur, mais celui-ci ne donne lieu, nous révèle-t-on à la fin du récit, qu’à une suite de L cursifs qui ne font sens que pour la narratrice : ainsi le chemin par lequel advient la délivrance se résume, sur le papier, à une reproduction infinie du même caractère typographique. S’agit-il vraiment là d’une forme d’émancipation et, si oui, peut-on alors parler d’un affranchissement qui passerait par la création de sa propre logique du même, qui soignerait de l’emprise du père pour produire, en lieu et place, une mainmise sur le corps et l’esprit toute personnelle, mais toujours aussi asphyxiante?

Le texte de Mouawad nous place face au même type de problème. Edmond, interné (devenu fou peut-être en raison du fait qu’il est l’un des seuls personnages du récit n’ayant aucun jumeau sur qui reporter une mémoire impossible à assumer), se distingue par sa façon de parler par oracles : son expression est défectueuse et pourtant, c’est elle qui sert à révéler les vérités de l’origine, c’est elle qui met au jour la dysfonction du sujet et qui s’avère être le lieu d’émergence de la folie. Mais la parole des personnages procède ici aussi d’un double mouvement, dont le second terme est la libération : « Luce a lutté toute sa vie. Et ce n’est peut-être pas fini. Il lui reste une chose à faire. Dire ce qu’elle sait21. » Nommer le traumatisme semble être la seule véritable façon de s’en affranchir. Le parler, c’est lui permettre de produire du sens et de sortir de l’impensable par des processus d’organisation formelle. La promesse fonctionne semblablement en abolissant la répétition du même par l’établissement de nouveaux termes de filiation : « Moi qui croyais être liée par mon sang au sang de mes ancêtres / Je découvre que je suis liée par mes promesses / Aux promesses que vous vous êtes faites / Et que vous avez tenues22. » Si le Douglas Dupontel de Mouawad affirme que le fil du passé nous lie et nous relie23, nous pouvons ajouter qu’il permet de nous lire et de nous relire. La trame de ces existences, une fois organisée sous forme de récit, rattache les personnages à leur passé. Tout en les amarrant irrémédiablement à lui, elle garantit que cette attache à l’origine sera motivée par et construite en fonction d’une singularité qui, par l’interprétation personnelle, s’émancipe du même coup.

Alors que le corps féminin, l’utopie édénique et la gémellité sont les termes par lesquels se manifeste l’aliénation, le langage, lui, tout en liant ces éléments entre eux, voire en assumant lui aussi un rôle dans la claustration des personnages, permet une sortie de la sphère du confinement. C’est le cas, par exemple, du rôle des liens intertextuels – chez Mouawad, Iphigénie de Racine24 et chez Soucy, Hamlet de Shakespeare25. Quoique ces deux hypotextes aient pour sujet des rapports familiaux épineux et mortifères, l’intertextualité, en tant que procédé littéraire, est un signe de métissage, un élan vers l’autre. La parole elle-même semble alors refléter l’ambivalence associée dans les textes à la gémellité. Il n’est pas non plus anodin que l’énonciation nous soit répétitivement présentée comme une sorte d’enfantement : dans Forêts comme dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, mettre au monde et prendre la parole sont des actes placés dans un rapport d’équivalence, en ce qu’ils constituent deux façons possibles de donner. C’est dans la fonction maternelle que le corps féminin devient un signifiant positif, une revanche prise sur le dictat du même, où création devient procréation. Parce que parole et progéniture se présentent comme des moyens de donner un sens à l’existence, il apparaît pertinent de les mettre en relation : ils correspondent à différentes formes de maïeutiques qui permettent moins d’accoucher des mots ou des mômes que de donner à voir le sujet en parturition, que celle-ci soit symbolique ou effective.

Bibliographie

  • DUFOUR, Marie-France, Inceste et langage, l’agir hors de la loi, Montréal, L’Harmattan (Émergences), 1999.
  • FREUD, Sigmund, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard (Folio essais), 1988.
  • FREUD, Sigmund, Totem et tabou, Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot), 2004.
  • GAUTHIER, Catherine, « Mort du père, expérience de l’altérité et construction de l’identité au féminin dans La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2004.
  • LANDREVILLE, Claudine, « Marcher vers l’écriture : le rituel déambulatoire dans l’œuvre de Wajdi Mouawad », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2005.
  • MOUAWAD, Wajdi, Forêts, Montréal, Leméac, 2009.
  • PÉPIN, Véronique, « De la résistance à la réconciliation : le rituel comme lieu d’action et de prise de parole dans le théâtre de Wajdi Mouawad », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2004.
  • RANK, Otto, Don Juan et le double, Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot), 2002.
  • SOUCY, Gaétan, La petite fille qui aimait trop les allumettes, Montréal, Boréal (Boréal compact), 2011.
  • TREMBLAY, Mireille, « Une sacrée crise : l’intertextualité biblique et la crise sacrificielle dans L’Immaculée conception et La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2004.

Notes de bas de page

  1. Notons cependant que le texte de Soucy ne se présente pas d’emblée comme une parole féminine. La narratrice ne se dévoile comme telle qu’à la fin de la première partie, le début du récit laissant croire que la narration est prise en charge par un sujet masculin.
  2. Gaétan Soucy, La petite fille qui aimait trop les allumettes, Montréal, Boréal (Boréal compact), 2011, p. 23.
  3. En voici un exemple : « Mais ça pouvait attendre, je veux dire notre tour, quelques jours du moins, peut-être des semaines, voire des siècles, car si nous savions de source sûre par mon père que nous étions mortels jusqu’au trognon et que tout passe ici-bas, papa ne nous avait jamais précisé combien de temps il faudrait pour que nous cessions de l’être, mortels, et passions comme cadavres de l’état d’apprenti à celui de compagnon, mon frère et moi […]. » (ibid., p. 23). La syntaxe alambiquée de la phrase et les expressions inhabituelles créent un effet d’étrangeté que la narratrice elle-même soulève : « Une dizaine de pièces identiques, d’un métal terne, roulèrent de-ci de-là, j’en aplatissai [sic] une avec ma paume. Roulèrent n’est pas accordé convenablement, si ça se trouve, c’est la dizaine qui roula comme un seul homme, mais tant pis, j’ai fait ma syntaxe chez le duc de saint-simon, sans compter mon père. Il m’en est resté quelque chose qui cloche. Je mêle aussi tous les temps de verbes, un vrai macaroni » (ibid., p. 23-24).
  4. Celui qui claudique est celui dont les deux pieds sont inégaux et, par conséquent, il incarne une figure de l’entre-deux, de l’instabilité identitaire. La boiterie indique en outre la difficulté que représente une échappée hors de la prison édénique (nous y reviendrons plus loin).
  5. Claudine Landreville, « Marche vers l’écriture : le rituel déambulatoire dans l’œuvre de Wajdi Mouawad », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2005, p. 93.
  6. À savoir : « Le cerveau d’Aimée », « Le sang de Léonie », « La mâchoire de Luce », « Le ventre d’Odette », « La peau d’Hélène », « Le sexe de Ludivine », « Le cœur de Loup ».
  7. Gaétan Soucy, op. cit., p. 167.
  8. Sigmund Freud, « Connaissance de l’Inconscient », dans Totem et tabou, Paris, Gallimard, 2001, p. 107.
  9. « L’expérience du sentiment de douleur n’est pas l’expérience qu’une personne (par exemple, « JE ») possède quelque chose. Dans les douleurs, je distingue une intensité, un lieu, etc., mais non un propriétaire. Comment seraient donc des douleurs que “n’a” personne ? Des douleurs qui n’appartiennent vraiment à personne ? Tout le problème vient de ce que les douleurs sont toujours représentées comme quelque chose que l’on peut percevoir, au sens où on perçoit une boîte d’allumettes. » (Gaétan Soucy, op. cit., p. 9).
  10. Marie-France Delfour, Inceste et langage, l’agir hors de la loi, Montréal, L’Harmattan (Émergences), 1999, p. 25.
  11. Gaétan Soucy, op. cit., p. 25.
  12. Catherine Gauthier, « Mort du père, expérience de l’altérité et construction de l’identité au féminin dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, de Gaétan Soucy », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2004, p. 13.
  13. Wajdi Mouawad, op. cit., p. 61.
  14. Gaétan Soucy, op. cit., p. 126.
  15. Wajdi Mouawad, op. cit., p. 90.
  16. Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard (Folio essais), 2010, p. 236.
  17. Gaétan Soucy, op. cit., p. 152.
  18. Wajdi Mouawad, op. cit., p. 34.
  19. Ibid. p. 127.
  20. Id.
  21. Wajdi Mouawad, op. cit., p. 47.
  22. Ibid., p. 108.
  23. Ibid., p. 91.
  24. Ibid., p. 14.
  25. Gaétan Soucy, op. cit., p. 95.