Romain Gary et le mensonge vital de l’humanisme

Par Sébastien Bouchard — Mensonge et littérature

L’homme – mais bien sûr, mais comment donc, nous sommes parfaitement d’accord : un jour, il se fera ! Un peu de patience, un peu de persévérance ; on n’est pas à dix mille ans près. Il faut savoir attendre, mes bons amis, et surtout voir grand, apprendre à compter en âges géologiques, avoir de l’imagination : alors là, l’homme, ça devient tout à fait possible, probable même : il suffira d’être encore là quand il se présentera.
— Romain Gary, Les oiseaux vont mourir au Pérou

Dans le sillage de la Première Guerre mondiale, mais surtout de la Deuxième, avec l’Holocauste et Hiroshima, l’Europe, voire le monde, découvre avec effroi que homo humanus – l’homme fraternel, parce que civilisé – n’a jamais été, en vérité, qu’une histoire, qu’une pure fiction que l’homme se racontait sur lui-même. En d’autres mots, homo humanus n’aurait jamais été autre chose qu’un « mensonge vital ».

Cette expression – le « mensonge vital » –, je l’emprunte au dramaturge norvégien Ibsen, dont un des personnages nous explique que tout homme se raconte – sans même s’en rendre compte – des mensonges exaltants sur lui-même pour donner un sens à sa vie1. Exemple d’un tel mensonge (je caricature) : « Je suis le plus beau, le plus fort, le plus intelligent ». Or, il arrive qu’en certaines circonstances, l’homme doive prendre douloureusement conscience du caractère mensonger des histoires qu’il se raconte sur lui-même.

Avec des événements de l’ampleur des deux guerres mondiales, de l’Holocauste et d’Hiroshima, c’est toute l’espèce humaine qui est forcée de prendre conscience de son « mensonge vital » par excellence : homo humanus. Tout au long du XXe siècle, plusieurs auteurs et intellectuels prennent acte du caractère fictif de l’homo humanus et le dénoncent, chacun à leur façon. L’auteur français Romain Gary ne fait pas exception. Par exemple, il écrit, dans le roman Les clowns lyriques (1979), qu’avec l’expression à « défaut de l’humain », il entend « un humain humaniste et humanisant, tendrement tolérant et humainement impossible ». Homo humanus est « humainement impossible2 » : c’est une fiction, un mensonge, une utopie.

Gary précise cependant que l’homme ne peut pas se permettre de se débarrasser complètement de cette fiction qu’est l’homo humanus sous prétexte qu’elle n’est qu’une pure « fiction ». Voici d’ailleurs le reproche que Gary adresse à tous les auteurs qui se sont acharnés à faire le procès de cette fiction – des auteurs qui sont, selon lui, aussi variés que « Céline, Sartre, Foucault, Genet et tous les freudiens3 » :

Ils ont fait un travail d’hygiène intellectuel indispensable, mais ils sont allés jusqu’à la table rase. En descendant encore dans la négation, nous risquons très vite d’atteindre le point de non-retour : « la fin de l’homme ». L’homme est trop faible pour qu’il puisse se permettre d’être vaincu. Il faut donc, dans le roman comme ailleurs, chercher à retrouver, à redéfinir, à sauver et à féconder les valeurs irremplaçables qui ont été victimes de ce qu’on appelle dans le langage de la guerre totale nucléaire overkill. Ce terme signifie : « destructions inutiles à la victoire ». C’est ce qui se passe depuis plus de cinquante ans dans le domaine intellectuel. Il faut maintenant lutter pour défendre un certain minimum vital, respiratoire, retrouver le sens de la vie, du moins pour l’essentiel4.

Toute l’œuvre romanesque de Romain Gary est une tentative pour refonder le « mensonge vital » de l’homo humanus. Mais Gary s’y prend d’une étrange façon, presque suicidaire, car il ne cesse de répéter dans ses romans que l’homo humanus n’est qu’un mensonge. Comment pourrait-on décider de croire en un mensonge quand on sait pertinemment que c’en est un ?

Faire « comme si »

Cette pirouette mentale est magnifiquement résolue dans une scène du roman Les racines du ciel, qui paraît en 1956. Le héros, Morel, un Français engagé dans la Résistance, est arrêté par la Gestapo et envoyé dans un camp de concentration en Allemagne. Là-bas, lui et tous les autres prisonniers perdent progressivement tout souci de leur dignité à cause des conditions atroces de la captivité, de la promiscuité et des travaux forcés. Bientôt, râler, pleurnicher, s’engueuler, ne plus se laver, roter et péter devant les autres, cela ne gêne plus personne.

Mais un jour, un prisonnier prénommé Robert en a assez de ce laisser-aller et entre dans la baraque en mimant l’attitude d’un homme qui donne galamment le bras à une femme et lui fait des compliments. Des prisonniers regardent ce spectacle en riant, tandis que d’autres, complètement indifférents, font comme d’ordinaire. Même que l’un d’eux se déculotte pour « se gratter les poils5 ». Indigné, Robert lui lance une couverture et lui ordonne de mieux se conduire parce qu’il y a une « grande dame » parmi eux (p. 206). Puis, il explique à tous les autres prisonniers :

Bon. Alors, je vous préviens : à partir d’aujourd’hui, ça va changer. Pour commencer, vous allez cesser de pleurnicher. Vous allez essayer de vous conduire devant elle comme si vous étiez des hommes. Je dis bien « comme si » – c’est la seule chose qui compte. Vous allez me faire un sacré effort de propreté et de dignité, sans ça, je cogne. Elle ne tiendrait pas un jour dans cette atmosphère puante, et puis, nous sommes français, il faut se montrer galants et polis. Et le premier qui manque de respect, qui lâche un pet, par exemple, en sa présence, aura affaire à moi (p. 207).

Cette formule de Robert, ce « comme si » – « vous allez vous conduire comme si vous étiez des hommes » – résume le parti pris humaniste de Gary : l’homme n’est pas un « humain » digne de ce nom, mais il ne doit pas pour autant cesser de faire semblant d’en être un, quitte à se mentir à lui-même.

Quelques prisonniers comprennent la nécessité de jouer le jeu que leur propose Robert. L’un d’eux, Morel, un personnage appelé à devenir le véritable héros du roman, explique : « Tous nous ressentions confusément qu’au point où nous en étions, s’il n’y avait pas une convention de dignité quelconque pour nous soutenir, si on ne s’accrochait pas à une fiction, à un mythe, il ne restait plus qu’à se laisser aller, à se soumettre à n’importe quoi et même à collaborer » (p. 207 ; je souligne). Suivant l’exemple de Robert, la plupart des prisonniers se mettent à se conduire galamment avec cette femme qui n’existe pas – et même, à rivaliser de galanterie. Par exemple, chaque matin, un prisonnier se lève avant les autres pour tenir une couverture dépliée dans un coin pour que « mademoiselle » puisse faire sa toilette et s’habiller à l’abri des regards indiscrets. Au fil des jours, un miracle se produit : le moral des prisonniers remonte de plusieurs crans.

Cette femme n’est qu’une « fiction », mais son irréalité importe peu, puisqu’elle vient, pour ainsi dire, à la rescousse de ceux qui décident de croire en elle. Comme le dit Morel, « [p]eu importe qu’elle fût vraie ou fausse pourvu qu’elle nous illuminât de dignité » (p. 210). Pour paraphraser Pascal, je dirais que Gary nous enseigne qu’un homme sans un inspirant mensonge sur lui-même est un être plein de misère.

Deux attitudes opposées

Un petit détour du côté du romancier français Georges Hyvernaud éclairera davantage le sens du « mensonge vital » chez Gary.

Dans son roman plus ou moins autobiographique La peau et les os (1949), Hyvernaud raconte une situation de captivité très semblable à celle décrite dans Les racines du ciel. Là encore, les prisonniers perdent progressivement tout souci de leur dignité à cause de la promiscuité dégradante. Le narrateur – double fictif et pessimiste de l’auteur – avoue même éprouver une sorte de réconfort dans ce relâchement :

Il n’y a qu’à se laisser aller. Ce n’est pas tellement désagréable. Ça procure une impression confuse de délivrance. Quelque chose en nous s’est résorbé, une exigence a cédé, une dureté [,] fondu. Nous voilà débarrassés de tout ce qui nous maintenait en nous contraignant […] nous avons atteint la limite inférieure de nous-mêmes. Inutile de se défendre. On trouve une espèce de douceur dans cette destruction de soi. Il n’est que de s’abandonner, de se résigner à l’avilissement et au pourrissement6.

Dans le chapitre qui porte exclusivement sur les « cabinets » des prisonniers, le narrateur conclut que la dignité humaine – il l’appelle « l’énergie spirituelle » – n’a jamais été qu’une pure fiction :

Seulement, l’énergie spirituelle, c’est des choses qu’on met dans les livres. Ça n’existe pas. Pas moyen de les prononcer, ces deux mots, sans une grande envie de rigoler. Ici, dans les cabinets. Au milieu de ces types déculottés qui claquent de froid. Des hommes gélatineux, mous, pourris. Des limaces, des asticots. Ce qui les soutient, on ne sait pas trop ce que c’est. Sans doute cette obstination à durer, ce tenace attachement, cet accrochement des vivants à la vie qui empêche les syphilitiques, les tuberculeux et les cancéreux de se foutre à la rivière. Mais sûrement pas l’énergie spirituelle7.

Dans les deux romans d’Hyvernaud et de Gary, la situation exceptionnelle de la captivité permet à ceux qui la vivent de prendre conscience de ce qui leur avait échappé jusqu’alors : homo humanus n’est qu’une fiction que l’homme s’est racontée sur lui-même. Mais cette révélation, on l’a vu, n’est pas vécue de la même façon dans les deux romans. Dans La peau et les os, les prisonniers rejettent cette fiction parce qu’elle n’est que pure fiction, tandis que les prisonniers décrits par Gary s’accrochent au contraire à cette fiction d’eux-mêmes. Pour Gary, le but essentiel de l’homme n’est pas de se connaître lui-même – n’en déplaise à Socrate –, mais de tenter d’incarner un idéal : l’homme tel qu’il devrait être : « Après tout, si l’humanité devait savoir toute la vérité sur elle, peut-être se désintégrerait-elle pour mourir d’horreur et de désespoir8 ». Parce que la vérité totale pourrait être insupportable, l’homme doit apprendre à se mentir consciemment en jouant à faire « comme si » il était humain.

Sur ce point, on pourrait reprendre à nouveau compte cette spécificité de l’homo sapiens que l’historien hollandais Huizinga a identifiée : homo ludens, « l’animal qui joue ». D’après lui, l’homme se distingue des autres animaux par son enthousiasme pour le jeu, qui disparaît chez les animaux adultes, sauf s’ils sont domestiqués9. Dans le monde de Gary, l’homme est un homo ludens dans la mesure où il joue à faire « comme si » une humanité digne de ce nom était de ce monde. Ce serait d’ailleurs en jouant à l’homo humanus que l’homo sapiens peut espérer s’approcher de cet idéal qui lui échappera toujours.

La « fiction » de la civilisation

Malgré la nature ludique du « mensonge vital » de l’humain, Gary croit qu’il s’agit plus que d’un simple jeu, puisque l’homme qui poursuit un idéal de lui-même se trouvera toujours positivement transformé par sa tentative même de l’atteindre, même si celle-ci devait s’avérer infructueuse.

Cette conviction est notamment au cœur de l’admiration que Gary voue au général de Gaulle, dont on sait qu’il a été pour lui une source féconde d’inspiration tout au long de sa vie :

Car [de Gaulle] savait qu’un idéal de « grandeur », cet idéal fût-il inaccessible et sublimé, souvent mystique sinon purement verbal, constitue un but qui laisse, s’il est poursuivi avec toute l’ardeur de l’esprit et du cœur, dans le sillage même de notre échec à l’atteindre, quelque chose qui ressemble fort à une civilisation10.

Je répète : notre tentative pour incarner cet idéal de l’homme produit quelque chose qui ressemble fort à une civilisation. Pour Gary, la civilisation elle-même n’est pas autre chose qu’une gigantesque tentative pour instaurer une fiction exaltante et généreuse de l’homme. À ce propos, un personnage des Racines du ciel dit : « Il est possible que ce qu’on appelle la civilisation consiste en un long effort pour tromper les hommes sur eux-mêmes » (p. 95). Gary développe plus en profondeur cette étonnante idée dans une entrevue :

Les civilisations ont toujours été une tentative poétique, que ce soit religion ou fraternité, pour inventer un mythe de l’homme, une mythologie des valeurs, et pour essayer de vivre ce mythe ou du moins de s’en rapprocher, le mimer de sa vie même, l’incarner dans le cadre d’une société. C’est vrai pour l’« homme de la Renaissance », pour l’« homme de l’humanisme » […]. La France elle-même en tant que mythe n’a existé qu’à partir de cette part de poésie et grâce à elle […]. Dès que cette part d’irrationnel et de poésie est bannie, tu n’as plus que de la démographie, du numéraire, rigidité cadavérique et cadavre tout court […]. Ce n’est ni de l’idéalisme, ni du romantisme : c’est une vérité immédiatement apparente dans toute l’histoire des civilisations […], parce que toutes les notions de fraternité, de démocratie, de liberté, sont des valeurs de convention, on ne les reçoit pas de la nature, ce sont des décisions, des choix, des proclamations d’imaginaire auxquelles souvent on sacrifie sa vie pour leur donner vie. Et si tu mets fin à ce « règne poétique » […] dans l’homme, dans les civilisations, dans le mot France, dans le mot Europe, rien ne t’empêche plus d’être cannibale ou procéder au génocide, parce que dès que tu supprimes la part mythologique, tu es à quatre pattes11.

Si l’on suit la pensée de Gary, il apparaît que, par exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 n’est qu’une « fiction ». Elle défend l’idée d’une dignité inhérente à chaque être humain, mais cette dignité n’est qu’un « mythe », car rien dans la nature ne prouve son existence. En effet, la dignité humaine ne sera jamais qu’un postulat, une « proclamation d’imaginaire ». Gary, soulignons-le, ne cherche pas à pourfendre la Déclaration des droits de l’homme, il tente d’en cerner le sens profond : humanisme et « mensonge vital » sont un couple inséparable.

L’indignation comme moteur de l’évolution

Dans Les racines du ciel, Gary a même l’audace d’avancer l’hypothèse que cette capacité délirante à se forger un idéal de soi-même a été à l’origine de l’évolution biologique de l’homme. Voici, en effet, ce que Morel répond à quelqu’un qui lui dit qu’il est fou de croire que l’homme pourra un jour devenir réellement « humain » :

Tu te rappelles, le reptile préhistorique qui est sorti pour la première fois de la vase, au début du primaire ? Il s’est mis à vivre à l’air libre, à respirer sans poumons, en attendant qu’il lui en vienne ? […] Eh bien ! ce gars-là, il était fou, lui aussi. Complètement loufdingue. C’est pour ça qu’il a essayé. C’est notre ancêtre à tous, il ne faudrait tout de même pas l’oublier. On serait pas là sans lui. Il était gonflé, il n’y a pas de doute. Il faut essayer, nous aussi. C’est ça, le progrès. À force d’essayer, comme lui, peut-être qu’on aura à la fin les organes nécessaires, par exemple l’organe de la dignité, ou de la fraternité… (p. 445)

Cette histoire de Morel se lit comme une fable révélant le destin véritable de l’homme. Ce reptile qui est notre ancêtre s’est engagé dans un processus de métamorphoses qui l’a mené jusqu’à l’état d’homo sapiens grâce à trois facultés poussées à leur extrême : la conscience, l’imagination et l’indignation. D’abord, ce lézard a pris conscience qu’il était affligé d’une « infirmité » : l’incapacité de respirer en dehors de l’eau. Ensuite, il s’est imaginé – véritable marque de folie – qu’il pouvait surmonter cette « infirmité » en essayant de respirer à la surface, même s’il lui manquait les organes nécessaires. Ce qui s’esquisse ici, c’est la capacité de notre ancêtre à s’imaginer un autre état, supérieur à l’actuel, mais qui pourrait bien n’être qu’une fiction racontée à soi-même. Pour finir, dans un sursaut d’indignation, ce reptile a essayé de surmonter son « infirmité » parce qu’elle lui apparaissait inacceptable – et il a réussi. Ce sursaut d’indignation est capital, car le reptile aurait pu se contenter de rêver à un autre état possible sans jamais tenter d’y accéder.

Si Morel raconte cette histoire, c’est parce que l’homo sapiens devrait selon lui suivre l’exemple de son lointain ancêtre : après avoir pris conscience qu’il souffre d’une regrettable « infirmité » (l’absence de l’organe de la dignité ou de la fraternité), il devrait faire un effort d’imagination et d’indignation pour tenter de devenir cet « humain » qu’il n’est pas. Morel reformule plusieurs fois cette idée :

Faut jamais désespérer. Au contraire : il faut être fou, mais le premier reptile qui a traîné son ventre hors de l’eau pour aller vivre sur la terre, sans poumons, et qui a quand même essayé de respirer, il était fou, lui aussi. N’empêche que ça a fini par faire des hommes. Faut toujours essayer le plus qu’on peut (p. 367).

Ainsi, l’homme serait cet animal particulier, qui refuse ses « infirmités » au nom d’un idéal de lui-même qu’il se croit appelé à incarner parce qu’il est fou.

Un concentré d’idéalisme ?

Il peut cependant arriver qu’un homme, même le plus optimiste, soit confronté à une réalité si atroce qu’il soit momentanément à court de cette douce folie sans laquelle il est impossible de se leurrer soi-même. Par exemple, après un échec particulièrement cuisant, Morel se rappelle son expérience au camp et cerne précisément le sens de son « mensonge vital » : « Les nazis avaient probablement dit la vérité sur nous, avec beaucoup de franchise… Il ne faut pas l’oublier. C’était peut-être eux, la vérité… Le reste, de beaux mensonges. Qui sait si ce que j’essaye de faire ici, c’est pas seulement une façon de mentir » (p. 424).

En écho sans doute à des phrases comme celles-là, l’une des plus complètes et des plus récentes études littéraires sur Les racines du ciel commence ainsi : « Les racines du ciel n’est pas un roman optimiste. Il en a tous les signes extérieurs et Romain Gary n’a cessé de le proclamer, mais ce roman […] laisse filtrer, en sourdine, une question angoissée12 ». Il est vrai que, dans ce roman, l’équilibre entre mensonge exaltant et vérité désespérante est souvent vacillant. Le fait est notable : dans tous ses romans, Gary accorde autant la parole à son héros qu’à ceux qui s’opposent à lui, et ce, sans que personne ne puisse l’emporter clairement. En fait, Gary veille scrupuleusement à ce qu’il en soit ainsi : « Dans tous mes romans, il y a un personnage et son antithèse. Il y en a un qui fait la parodie de l’autre […]. Quant à vous dire lequel des deux je suis ! Je deviens chaque personnage pendant que je le “joueˮ comme auteur13 ».

Étonnamment, dans Les racines du ciel, l’un des personnages qui joue ce rôle d’antithèse du héros n’est nul autre que Robert, celui-là même qui a inventé la femme invisible en captivité. Quand, des années après la captivité, Morel, le véritable héros du roman, retrouve par hasard Robert, il découvre que celui-ci est devenu planteur en Afrique et qu’il abat impitoyablement tous les éléphants qui passent à proximité de sa plantation. Morel est sous le choc, car il est alors engagé dans une vaste croisade écologique pour sauver les éléphants d’Afrique de l’extinction. De plus, la conduite de Robert lui apparaît comme une inacceptable trahison car, pendant la captivité, Robert secourait ceux qui se sentaient sur le point de craquer mentalement en leur disant d’imaginer un troupeau d’éléphants fonçant à toute allure dans la savane et renversant tout sur leur passage : ce « film » agissait sur eux comme un puissant stimulant et leur redonnait momentanément courage.

Bref, on pourrait s’attendre à ce que Morel, après avoir découvert la trahison de son « héros », perde tout espoir et abandonne sa croisade. Mais il conclut plutôt, sur un ton philosophique : « Enfin, c’est comme ça. Et ça ne prouve rien » (p. 214). Entendu : rien, dans la vie, ne prouve quoi que ce soit quant à une vérité définitive sur l’homme. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Les racines du ciel n’est pas un roman pessimiste, c’est plutôt un roman écrit à l’image de la vraie vie, qui ne prouve jamais la suprématie d’une philosophie de l’homme sur une autre. Gary croit d’ailleurs que l’un des plus grands défauts que peut avoir un romancier est de « vouloir trop prouver » : « Je dis cela en me référant à une phrase de Gide : “L’œuvre d’art ne doit rien prouver”, et à une autre de Malraux : “Ce n’est pas la passion qui détruit l’œuvre d’art, c’est la volonté de prouver”. J’élimine de mes romans cette “volonté de prouver”, je me refuse à toute démonstration14 ».

À en croire Gary, même un événement historique de l’ampleur de la Deuxième Guerre mondiale ne peut pas être interprété comme une preuve démontrant que l’homme est fatalement condamné à l’inhumanité : « Si Hitler avait gagné la guerre, il n’aurait rien prouvé du tout, il aurait seulement gagné la guerre15 ». De la part d’un auteur qui a risqué sa vie pour vaincre Hitler – Gary a été pilote de guerre dans la Résistance –, la phrase est audacieuse, car on peut la lire à rebours : avoir vaincu Hitler ne prouve rien non plus. Certes, Gary reconnaît que la découverte d’Auschwitz nous a appris à nous méfier des conceptions trop naïves de l’homme, mais cette leçon ne peut pas, selon lui, arracher la « racine » de l’idéal (d’où le titre de son roman16).

En vérité, nul n’obtiendra jamais aucune « preuve » pour ou contre l’homo humanus. C’est pourquoi Morel résume l’esprit de sa croisade par un proverbe de sagesse populaire : « Fais ce que doit, advienne que pourra… » (p. 254) L’important n’est pas que le héros triomphe ou non, c’est qu’il ait pu agir selon sa conscience et défendre l’idéal de l’humain qui lui semblait le plus juste, sans jamais se trahir lui-même. Si Les racines du ciel est un roman « idéaliste », c’est seulement dans le sens où l’échec de l’idéaliste ne peut pas être retenu comme la preuve irréfutable que tout idéalisme est vain. Gary résume ainsi cette délicate vision de l’homme oscillant entre désespoir et idéalisme : « Si les hommes de notre temps ne trouvent pas aux problèmes qui déchirent le monde de solutions fraternelles, c’est peut-être une condamnation des hommes de notre temps, ce n’est pas une condamnation de la fraternité17 ».

L’apport de la fiction

Les protagonistes de Gary ont, cela est indéniable, la particularité d’être un peu plus « fous » que la moyenne des hommes. En vérité, leur folie est telle qu’il apparaît invraisemblable que de tels êtres puissent exister dans la vie réelle. Un personnage des Racines du ciel dit d’ailleurs de Morel, qu’il admire pour sa foi indéfectible en l’humain : « Ce Morel, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer » (p. 82). Par cette phrase, Gary adresse un clin d’œil complice à son lecteur : un personnage de fiction remercie le ciel qu’un autre personnage – tout aussi fictif que lui – existe bel et bien. Mais le fait est là : dans la vie réelle, un personnage comme Morel, ça n’existe effectivement pas. Entre les mains de Gary, la fiction romanesque devient le moyen de créer ce qui n’existe pas dans la réalité, mais dont l’inexistence est proprement insupportable au regard de l’idéal. En effet, l’auteur explique en entrevue : « La création est pour moi une défense contre le monde envahissant, écrasant, intolérable, et en même temps insuffisant, inadapté, mutilé, profondément insatisfaisant. Le roman est une élimination de ce moment-là. C’est une création d’histoire en défense contre l’histoire. Le romancier élimine l’intolérable sous forme de forme romanesque18 ».

Gary résume poétiquement tout cela en une seule phrase dans son roman Chien blanc, en partie autobiographique, où il se met lui-même en scène disant : « Je me soûle d’indignation. C’est ainsi d’ailleurs que l’on devient écrivain19 ». Sous la plume de Gary, la fiction romanesque est un concentré d’indignation qui offre à l’humanité toutes les inventions et les mensonges dont elle a besoin afin de l’encourager à essayer d’être plus digne d’être appelée « humaine ». La fiction romanesque n’est donc rien de moins que le moteur d’une possible humanisation de l’homme.

À chacun de juger si c’est là un « mensonge vital » que se raconte Romain Gary.

Bibliographie

  • ABDELJAOUAD, Firyel, Les racines du ciel de Romain Gary, Paris, Gallimard (Foliothèque), 2009.
  • BOISEN, Jørn, « À l’assaut de la réalité. La dominante de l’œuvre de Romain Gary », dans Mireille Sacotte [dir.], Romain Gary et la pluralité des mondes, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 33-47.
  • GARY, Romain, La nuit sera calme, Paris, Gallimard (Air du temps), 1974.
  • GARY, Romain, « Ode à l’homme qui fut la France », Ode à l’homme qui fut la France et autres textes autour du général de Gaulle, Paris, Gallimard (Folio), 2000.
  • GARY, Romain, Chien blanc, Paris, Gallimard (Folio), 2005.
  • GARY, Romain, L’affaire homme, Paris, Gallimard (Folio), 2005.
  • GARY, Romain, Les racines du ciel, Paris, Gallimard (Folio), 2006.
  • GELAS, Nicolas, Romain Gary ou l’humanisme en fiction, Paris, L’Harmattan (Critiques littéraires), 2012.
  • HYVERNAUD, Georges, La peau et les os, Paris, Pocket (Le Dilettante), 1998.
  • IBSEN, Henrik, Le canard sauvage, traduction, introduction, bibliographie et chronologie par Régis Boyer, Paris, GF-Flammarion (Garnier Flammarion), 1995.
  • MORIN, Edgar, La méthode 5. L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris, Seuil (Points), 2003.
  • PÉPIN, Jean-François, « Une géographie de l’homme à venir », dans Mireille Sacotte [dir.], Romain Gary et la pluralité des mondes, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 49-59.

Notes de bas de page

  1. Henrik Ibsen, Le canard sauvage, traduction, introduction, bibliographie et chronologie par Régis Boyer, Paris, GF-Flammarion (Garnier Flammarion), 1995. Le personnage du Dr Relling explique, à propos d’un de ses patients : « Je m’emploie à entretenir en lui le mensonge vital […]. Parce que le mensonge vital, c’est le principe qui stimule, voyez-vous […]. Ôtez le mensonge vital à un homme […], vous lui ôtez le bonheur, du même élan » (p. 241 et 243). Dans les faits, le Dr Relling fait en sorte que son ami, Hjalmar, nourrisse l’espoir de faire un jour une découverte scientifique qui restaurera l’honneur de sa famille, terni par une accusation criminelle. Hjalmar rêve plus à sa découverte qu’il n’y travaille, mais cet espoir lui donne la raison de vivre qui lui manquait après le déshonneur des siens.
  2. Gary cité par Jean-François Pépin, « Une géographie de l’homme à venir », dans Mireille Sacotte [dir.], Romain Gary et la pluralité des mondes, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 57. La question de l’humanisme utopique de Gary a été abondamment traitée, entre autres, par Pépin, cité plus haut, par Jørn Boisen, « À l’assaut de la réalité. La dominante de l’œuvre de Romain Gary » (paru dans le même volume) et par Nicolas Gelas, Romain Gary ou l’humanisme en fiction, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2012.
  3. Romain Gary, L’affaire homme, Paris, Gallimard (Folio), 2005, p. 294. Gary a retenu des œuvres de Sartre et de Foucault que l’homo humanus n’était qu’une fiction condamnée à disparaître : « Vous savez : “l’homme est une passion inutileˮ de Sartre et cette affirmation de Michel Foucault : “l’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente et la fin prochaine” » (ibid., p. 294-295).
  4. Ibid., p. 295.
  5. Romain Gary, Les racines du ciel, Paris, Gallimard (Folio), 2006, p. 206. Dans la suite de cette analyse, les références renvoyant à cette édition seront données entre parenthèses.
  6. Georges Hyvernaud, La peau et les os, Paris, Pocket (Le Dilettante), 1998, p. 69.
  7. Ibid., p. 50-51.
  8. Romain Gary, L’affaire homme, op. cit., p. 86.
  9. Edgar Morin, La méthode 5. L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris, Seuil (Points), 2003, p. 150.
  10. Romain Gary, « Ode à l’homme qui fut la France », Ode à l’homme qui fut la France et autres textes autour du général de Gaulle, Paris, Gallimard (Folio), 2000, p. 11.
  11. Romain Gary, La nuit sera calme, Paris, Gallimard (Air du temps), 1974, p. 223-224 (souligné par l’auteur).
  12. Firyel Abdeljaouad, Les racines du ciel de Romain Gary, Paris, Gallimard (Foliothèque), 2009, p. 13.
  13. Romain Gary, L’affaire homme, op. cit., p. 339.
  14. Ibid., p. 342.
  15. Ibid., p. 29.
  16. C’est l’un des alliés de Morel, Peer Qvist, qui évoque ces fameuses « racines ». À ce sujet, le narrateur omniscient rapporte : « Les racines étaient innombrables et infinies dans leur variété et leur beauté et quelques-unes étaient profondément enfoncées dans l’âme humaine – une aspiration incessante et tourmentée orientée en haut et en avant – un besoin d’infini, une soif, un pressentiment d’ailleurs, une attente illimitée – tout cela qui, réduit à la dimension des mains humaines, devient un besoin de dignité. Liberté, égalité, fraternité, dignité… Il n’y avait pas de racines plus profondes et pourtant, de plus menacées » (Romain Gary, Les racines du ciel, op. cit., p. 266).
  17. Romain Gary, L’affaire homme, op. cit., p. 32.
  18. Ibid., p. 287-288.
  19. Romain Gary, Chien blanc, Paris, Gallimard (Folio), 2005, p. 146.