Romain Gary est un menteur. En fait, il est l’un des plus beaux et des plus originaux menteurs que l’institution littéraire parisienne ait connus. Nous connaissons tous un peu cette histoire, presque devenue légende, d’un auteur vieillissant qui se crée un alter ego pour prouver au monde qu’il n’est pas un écrivain fatigué, qu’il peut encore produire des chefs-d’œuvre. Nous faisons bien entendu référence ici à cette merveilleuse — et en quelque sorte tragique — fraude littéraire où il écrivit quatre romans sous le pseudonyme d’Émile Ajar, dont La vie devant soi, qui lui valut en 1975 un second prix Goncourt. Avec l’aide de quelques complices, il a su renier la paternité de ses quatre célèbres romans1 jusqu’à sa mort, soit pendant sept ans. C’est avant de mordre le canon de son revolver et d’appuyer sur la détente qu’il dévoile, dans une lettre, le visage qui se cachait derrière la signature d’Ajar.
Ce goût pour la mascarade, les artifices et les subterfuges est un des traits de personnalité propres à Romain Gary. Il n’est donc pas si surprenant de croiser, dans ses romans, un lot de travestis, de comédiens, de filous, de charlatans, de conteurs, de magiciens, d’auteurs, bref, d’artistes. Ces personnages sont des gens qui jouent avec le réel en faisant croire à un public (ou à une victime) que l’illusion qu’il contemple est la vérité. Un peu comme Romain Gary lui-même, plusieurs de ces personnages marginaux trouvent une échappatoire aux horreurs du réel à travers la fiction ou les mensonges. Parce que pour Gary, le réel, c’est l’horreur. La diégèse de ses romans s’ancrant souvent dans un contexte spatio-temporel où le pathos domine, il n’est pas rare de voir des personnages qui fuient cet état par l’identification à une fiction. Notons que plusieurs chercheurs s’accordent sur ce sujet. David Bélanger voit dans Éducation européenne (le premier roman de Gary) que « ce projet [d’écriture] s’apparente, en fait, à une tentative de domination du réel par la fiction : les personnages tentent de fuir l’horreur par le récit, dans un premier temps, puis par le mythe et par la musique, ensuite2. » S’ajoute à David Bélanger le chercheur Dominique Rosse, qui va jusqu’à dire que tous les personnages de l’œuvre garyenne se construisent exclusivement à travers l’opposition d’une fiction qui libère et d’une réalité qui oppresse :
Ses personnages, qui forment la catégorie centrale, sont tous, à la limite, des personnages anaphores, c’est-à-dire qui constituent un réseau très serré de renvois intra-textuels et extra-textuels (d’un roman à l’autre), réseau qui renforce l’aspect tautologique de l’œuvre. Cette tautologie s’étend à tous les niveaux du roman et celui-ci a alors tendance à s’édifier sur l’opposition tranchée entre les deux pôles thématiques décrits à propos du roman Le grand vestiaire3.
Ces deux pôles étant, nous nous en doutons, la réalité d’une part et, d’autre part, la fiction, qui remédie aux horreurs de la première. Considérant cette dualité qui semble traverser toute l’œuvre de Gary et le pouvoir de fuite du réel accordé à la fiction, il devient intéressant de s’attarder au rôle que joue le mensonge, forme de subterfuge fictionnel. Nous montrerons d’abord comment le mensonge se pose comme le point d’ancrage de la réflexion de Romain Gary sur le roman pour ensuite questionner Les enchanteurs, texte dont les protagonistes vivent par et pour l’art du subterfuge. Il s’agira alors de saisir la part structurelle et sémantique que prend le mensonge dans ce roman.
Fuir l’irréalité du réel vers la vérité du mensonge
Comme nous l’avons mentionné, le mensonge n’était pas pour Gary un simple jeu institutionnel. En effet, il est pour lui un gage de la réussite du roman : « Ce qui importe, ce n’est pas la théorie, mais de voir si, à travers les supercheries et les impostures, l’auteur parvient à créer un monde et à lui conférer ce pouvoir de convaincre qui est ce réalisme sans réalité4. » C’est ce qu’il affirme dans Pour Sganarelle, un essai qu’il publie en 1965 en réaction à la mort du personnage proclamée par le Nouveau Roman. Dans ce texte, Gary part à la recherche du roman idéal et de son personnage, les deux étant inséparables. Ce personnage, qui est aussi un double de l’auteur, c’est Sganarelle, un serviteur dont le seul et unique but est de servir son maître : le roman. D’ailleurs, ce roman n’a lui aussi qu’un seul objectif : créer l’illusion que ce que le lecteur lit est authentique. Il ne doit en aucun cas être soumis à une théorie littéraire (comme ce que Gary voit dans le Nouveau Roman). Cette soumission équivaudrait à se soumettre au réel et Romain Gary voit la réalité comme une « Puissance » qui aliène l’homme. Elle est la cause des guerres, du despotisme, de la haine, bref, de ce qui rend malheureux. En fait, le roman idéal est pour Gary l’outil qui permet à l’homme de se libérer de sa condition aliénée :
Le roman libère le lecteur de l’emprisonnement dans l’identité que lui a imposée la Puissance, qu’il n’a pas choisie, pour l’ouvrir au changement en lui donnant l’expérience des identités multiples, toute lecture d’un roman étant changement d’identité, comme l’Histoire. On ne saurait concevoir un lecteur libre : un tel lecteur n’aurait rien à demander au roman5.
Or, cette adhésion inconditionnelle, cette identification totale au roman et à ses personnages semble impossible pour Gary sans quelques subterfuges, quelques mensonges.
Ce serviteur du roman qu’est Sganarelle (le double de l’auteur) « invente, ce n’est pas vrai, il nous raconte des histoires. C’est un saltimbanque, un malhonnête, un foutriquet6. » Ce rôle de charlatan et d’inventeur d’histoires, celui de l’auteur, est de réussir à faire croire, l’instant de la lecture, que ce qui est écrit existe. Ainsi, pour Romain Gary, la qualité d’un roman vient de sa capacité à convaincre le lecteur de l’existence du monde fictif. Cette capacité vient directement de l’aisance du romancier à mentir, ou plutôt à leurrer, à faire croire à une histoire qui n’existe pas réellement. Il se distancie donc un peu des théoriciens comme Umberto Eco, Marie-Laure Ryan ou Thomas Pavel qui voient la relation entre le lecteur et l’univers romanesque comme un accord de feintise partagée. Le lecteur, pour ces chercheurs, se laisse prendre au jeu et fait comme si le monde fictif était, l’instant de la lecture, l’univers de référence du lecteur. Or, le lecteur n’oublie pas qu’il lit et que la société dans laquelle il se jette est celle d’un texte, une société de papier. La lecture est une espèce de jeu, le récepteur fait semblant. Si Gary admet que le lecteur est un individu qui accepte préalablement de jouer le jeu en plongeant dans le roman, il n’en demeure pas moins impératif pour Sganarelle d’user d’artifices et de mensonges afin de réussir à faire évader le lecteur de la puissance du réel. L’auteur ne peut arriver à ses fins qu’en usant des mensonges cohérents. Il faut que l’univers dans lequel est amené le lecteur soit crédible et qu’il porte en lui une certaine vérité : « Un lecteur se « reconnaît » dans la « vérité » frappante d’un personnage du roman, dans cette forme trouvée où les malformations, les mutilations deviennent enfin des éléments cohérents, rationnels, d’une identité achevée, qu’il assume complètement7. »
En fait, Gary semble opposer l’authenticité de la fiction à l’hypocrisie morale de l’homme, à la fausseté du réel. Les mensonges et les leurres du texte permettraient alors au lecteur de s’évader, l’instant de la lecture, de l’inauthenticité du monde référentiel pour atteindre l’authenticité de la fiction. Le chercheur Dominique Rosse va dans la même direction que nous lorsqu’il affirme : « Le monde est faux, constatent le narrateur et les personnages garyens ; tout est faux, l’humanité, la politique, les émotions, la mémoire, la vie, le lien social, et il n’y a qu’une solution : fausser le faux pour retrouver le vrai ; il faut « se défendre », verbe garyen par excellence et qui deviendra celui d’Ajar, particulièrement dans La vie devant soi8. » Le mensonge et le trompe-l’œil deviennent alors des outils pour Gary. Ils servent à faire croire à ce monde parallèle inventé qu’est l’univers fictif. Cet instrument possède ainsi une fonction paradoxale puisqu’il aboutit à la seule chose qui est authentique pour Gary : la fiction. Autrement dit, le mensonge permet la vérité. Cette vérité se résume au pouvoir d’illusion que permet la fiction : « Il n’existe pas d’autre critère d’authenticité et de vérité dans la fiction que le pouvoir de convaincre9. » Ce pouvoir de convaincre est, nous le rappelons, le gage de qualité du roman pour Gary.
Nous pouvons ainsi dégager deux grands traits de la pensée de Gary sur le roman et le mensonge. Premièrement, le roman réussi (le chef-d’œuvre) est un outil qui permet à l’homme de se libérer de la fausseté et de l’aliénation du monde du réel par le pouvoir de conviction du texte. Deuxièmement, ce pouvoir de conviction réside dans les mensonges et subterfuges que l’auteur a habilement réussi à intégrer dans son roman. Nous pouvons donc affirmer que pour Gary, le mensonge permet, d’une certaine façon, d’atteindre l’authenticité et la liberté. Les enchanteurs, roman que Gary publie en 1973, semble répondre assez bien aux préoccupations qu’il expose dans Pour Sganarelle. Une étude de ce texte nous permettra de voir dans quelle mesure ses thèses peuvent s’appliquer et de nous conduire à nuancer sa position sur la relation entre le mensonge et la fiction.
Théoriser l’absence de théorie ou le paradoxe des Enchanteurs
L’univers des Enchanteurs, à la fois fantasque et carnavalesque, propose son lot de bouffons et de supercheries. Le roman met en scène la famille Zaga, des saltimbanques de Venise ayant fui la tyrannie italienne pour se réfugier en Russie. Les Zaga sont maîtres dans l’art de l’illusion : certains prédisent l’avenir ; d’autres soignent les maladies les plus incongrues ; ils maîtrisent tous la commedia dell’arte sur le bout de leurs doigts ; certains sont psychanalystes avant le nom, bref, ils sont des amuseurs dont les talents dépassent le simple divertissement. Ils font rêver leur public et réussissent à le libérer des maux qui l’oppressent : ils enchantent. Nous verrons, à travers l’analyse de ce texte, comment la part réflexive du roman sur le mensonge sature les axes thématique et formel du roman pour finalement créer un effet de distanciation chez lecteur.
Le roman est divisé en deux parties. La première rapporte parallèlement l’enfance du protagoniste et narrateur Fosco Zaga et les faits et gestes des membres de sa famille au cours de l’Histoire. Le lecteur assiste donc à une fresque de toutes les illusions et supercheries que les Zaga sont capables de créer pour amuser le public. Le temps, dans cette première partie, est souvent suspendu, ce qui laisse place à de nombreuses digressions métatextuelles qui portent sur la nécessité de l’illusion et du mensonge dans le monde réel. Dès les premières pages, le narrateur affirme, en parlant de son grand-père, qu’« instruit par l’expérience, Renato Zaga fuyait la vérité comme la peste. Il avait compris que le plus grand don qu’un artiste désireux de s’attirer les bonnes grâces du public pouvait faire à ce dernier c’était l’illusion, et non la vérité, car celle-ci a souvent de fort mauvaises façons, n’en fait qu’à sa tête et ne se soucie guère de plaire10. » En fait, pratiquement tous les passages réflexifs du roman semblent orientés par les thèses développées dans Pour Sganarelle : « Il me fallut bien du temps pour comprendre que rien ne vaut à un homme plus de récompenses que l’art de rassurer. […] Je me disais qu’un jour j’allais moi aussi recevoir de pareilles marques d’honneur, pour peu que j’eusse le talent de paraître et cette habileté qu’il faut pour découvrir la vérité afin de ne point la dire11. » Or, il est intéressant de voir qu’ici, la thèse de Romain Gary dans Pour Sganarelle semble glisser quelque peu. Si l’art, dans son essai, permettait à l’homme de se libérer, les Zaga, eux, le voient comme un moyen de rassurer le public. Cette nuance est intéressante dans la mesure où l’auteur semble associer instinctivement le réconfort et la liberté. Si le but de la fiction est de libérer l’homme de sa condition d’aliéné, c’est en le réconfortant dans ses mensonges qu’elle le permet. De plus, ce discours dit quelque chose sur la position de l’auteur. En fait, ces mensonges permettent la consécration. L’art de mentir, de rassurer, vaut à l’artiste toutes les médailles et récompenses.
Tout le roman est parcouru par les métatextes. En fait, il l’est à un point tel qu’il semble surchargé. Il est pratiquement impossible pour un lecteur moindrement averti de négliger ces passages et de ne pas les voir comme un discours sur l’art et, plus précisément, sur la littérature : « Quant à moi, un peu jaloux, je trouvais ces funambules bien gentils mais maladroits : ils ne savaient pas faire preuve dans l’exercice de notre métier de l’habileté qu’il faut à un illusionniste pour jouer avec le feu sans inquiéter le parterre, car le public cesse de se divertir dès qu’il sent que le feu est capable de franchir la rampe12. » Ou encore : « On peut mépriser ces ficelles au nom du génie véritable, mais sans elles, il n’y aurait ni Titien ni Goethe, car ce qu’on appelle la maîtrise n’est pas autre chose que l’Habileté de cacher ses recettes de cuisine, ses coulisses et le contenu de ses manches bien remplies. Bref, le grenier était bourré de tout l’attirail de la tromperie13. » Et nous en passons. Ces passages font tous l’éloge du mensonge comme outil de consécration ou de libération de l’homme à travers l’art. Or, cette redondance sémantique qui remplit le texte semble aller un peu à l’encontre de l’idée de l’immersion du lecteur dans l’univers fictif. En effet, le métadiscours, par son apport réflexif sur la littérature, ne peut que distancier le lecteur de l’histoire qu’il lit.
Dans Poétique des valeurs, le théoricien littéraire Vincent Jouve explique que le roman peut faciliter la participation du lecteur à l’œuvre de fiction (ce qu’on appelle également l’identification à l’univers fictif) ou bien créer un effet de distanciation qui provoque un recul critique :
Le texte, pouvant conforter ou désamorcer l’investissement dans le récit, a toute latitude pour conduire le lecteur soit à l’acceptation, soit à la remise en cause, des schémas qui lui sont inhérents. […] Il appartient donc au texte ou bien de favoriser la lisibilité en se référant à une série de schémas préexistants, connus donc rassurants, ou bien de remettre en cause cette lisibilité dans le but d’éveiller la conscience critique du lecteur14.
Cette participation se rapporte à l’identification du lecteur aux personnages que Gary promeut. Or, tous les commentaires sur l’importance de l’illusion dans l’art ne peuvent que rappeler la littérarité, voire la matérialité, des Enchanteurs. Le foisonnement des segments métadiscursifs sonne une cloche au lecteur qui se dit, à chaque fois qu’il remarque un de ces passages, qu’on ne parle pas seulement des artifices manipulés par des personnages, mais bien de littérature ou d’art de manière plus générale. L’aspect « convaincant » des Enchanteurs réside donc plus dans une certaine forme de didactisme que dans l’adhésion absolue du lecteur à l’univers fictif. Cette théorisation est paradoxale, parce qu’elle prône l’identification tout en distanciant le lecteur. Nous verrons que l’introduction de la pensée de Gary dans le roman dépasse le plan sémantique, ce qui est dit, pour s’ancrer dans les rouages plus subtils de la structure.
En effet, s’ajoute aux métatextes la charpente même du roman. Le squelette de l’œuvre semble reposer sur un réseau plutôt complexe de mensonges. Cette constellation est constituée de deux grands axes mensongers. Le premier est ce que l’on pourrait nommer les mensonges référentiels. Ce sont des éléments appartenant à l’univers de référence (personnages, évènements ou textes historiques) qui sont intégrés dans le roman, dans la fiction donc, et qui vont agir (ou être représentés) en discordance avec la réalité, avec ce qui s’est vraiment passé. Il va sans dire que ce procédé, souvent utilisé, notamment par les romanciers réalistes, n’est nullement le propre de Romain Gary. Selon Jacques Dubois, chez les romanciers réalistes, la coexistence d’éléments fictifs et d’éléments venant du monde réel produit un savoir sur l’Histoire : « Le romancier réaliste procure une connaissance spécifique de l’Histoire non pas en produisant un simulacre du discours historique, mais bien plutôt en se livrant à des simulations qui conjoignent réalité et fiction de la façon la plus intime, la plus trompeuse éventuellement15. » Or, si l’intégration d’objets, de personnalités ou encore de citations qui ont appartenu à l’Histoire dans le roman crée habituellement un effet de réel chez Balzac, Tolstoï ou Zola, chez Romain Gary, c’est tout le contraire. L’utilisation qu’il fait de cette coexistence souligne le caractère fictif de ce qu’il écrit. Il invente des intertextes et il crée des liens entre son narrateur immortel et des personnages historiques. Unir un personnage aux pouvoirs surnaturels à des personnages réels décrédibilise le côté rationnel, donc cohérent du texte. En parlant d’une recette médicinale que le père du narrateur a inventée, il dit :
Je tiens à affirmer que mon père en fut l’auteur, aux environs de 1772, car elle fut recommandée dans le dernier quart du XXe siècle par le célèbre guérisseur Maurice Mességué, un homme et un confrère pour qui j’ai la plus grande estime, mais qui n’en fut point l’inventeur. Le premier à jouir de cette bienfaisante recette fut le prince Potemkine, ce qui valut à Giuseppe Zaga l’Ordre Pour Le Mérite que lui conféra l’impératrice Catherine comme marque de gratitude16.
Ici, le narrateur dit connaître Maurice Mességué, un médecin réel qui a vécu au XXe siècle, alors que Fosco, le narrateur, est né au XVIIIe siècle. Juxtaposer un personnage fictif immortel et un médecin ne peut que faire sourire le lecteur. Cette cohabitation est si extravagante que le lecteur ne peut que remarquer l’aspect mensonger du texte et constater l’invraisemblance du propos. Il est certain que Maurice Mességué ne s’est pas inspiré d’une recette créée par le père immortel d’un narrateur immortel. Gary participe ainsi toujours au même projet de faire réfléchir le lecteur sur l’importance de la fiction. Cette manœuvre crée volontairement une distance qui annule l’effet d’identification du lecteur au roman pour exacerber l’aspect réflexif sur le mensonge.
Le deuxième type de mensonge réside dans ses représentations. En effet, le roman est ponctué de scènes où les personnages mentent, trompent, feintent leurs adversaires ou les gens qu’ils souhaitent charmer. La seconde partie, véritable épopée picaresque, présente la famille Zaga voyageant de ville en ville soit pour fuir une situation devenue trop difficile, soit pour aller chercher de la gloire à un endroit qui leur semble propice. À partir de ce moment, un rythme semble se créer dans le récit qui suit une séquence fondée sur le subterfuge. En effet, à chaque fois qu’ils arrivent à destination, le même scénario se construit : ils se font emprisonner ou vivent dans une situation aliénée, ils usent de subterfuge ou de mensonge, puis ils se libèrent. Cette série aliénation-mensonge-libération ponctue presque tous les arrêts qu’ils font. Par exemple, la famille se trouve capturée par l’armée révolutionnaire de Pougoutchev, un révolutionnaire sanguinaire, afin qu’elle redonne le moral aux troupes. Cette position est fort problématique puisque la famille devient en quelque sorte complice des atrocités commises par Pougoutchev et, si elle tente de fuir, elle se fait arrêter par les autorités officielles. Avec l’aide d’un complice, les Zaga réussissent à se faire de faux papiers signés par un noble tué tout de suite après, disant qu’ils sont les prisonniers de Pougoutchev et qu’ils n’ont en rien participé au génocide. Ces faux papiers leur permettent de s’évader subtilement et de rejoindre Moscou et leur maison sans se faire arrêter.
Cette séquence d’action (aliénation-mensonge-liberté) fait partie intégrante des éléments qui forment la structure du récit. Les voyages ou les déplacements se veulent plutôt comme une sorte de remplissage entre deux séquences d’action. Nous pouvons convoquer ici l’« Analyse structurale des récits » de Roland Barthes qui divise un texte en fonctions cardinales et en fonctions catalyses. Les fonctions cardinales sont les éléments d’une grande importance dans un texte, ils « constituent de véritables charnières du récit17 » alors que les fonctions catalyses complètent ou « ne font que remplir l’espace narratif qui sépare les fonctions charnières18. » Barthes ajoute que ces fonctions cardinales, qu’il appelle aussi noyaux, ne peuvent être supprimées sans altérer l’histoire, la diégèse. Les séries emprisonnement-mensonge-libération constituent les noyaux de la seconde moitié du roman. L’histoire repose sur ces événements et en retirer un reviendrait à voir le récit s’effondrer. Nous pouvons donc constater l’importance accordée aux scènes de subterfuges. Elles supportent le récit, elles lui sont nécessaires. La construction du texte devient alors elle aussi signifiante dans la mesure où elle dit deux choses. Premièrement, elle enfonce le clou en répétant la même chose que les passages métatextuels : la nécessité du mensonge dans la création romanesque. Les mensonges sont au cœur des noyaux et le roman Les enchanteurs en dépend. Deuxièmement, le lecteur constate, par la répétition de la série, que le mensonge libère l’homme de sa condition de dominé. À chaque scène, les personnages passent d’une position de dominés à la liberté grâce à l’illusion ou au mensonge. Ces deux constats s’apparentent aux thèses développées dans Pour Sganarelle.
Or, il y a un paradoxe fondamental dans cette volonté de remplir toutes les couches du texte par les idées développées dans Pour Sganarelle car, au lieu de libérer le lecteur de l’emprisonnement du monde réel en créant le plus d’illusion possible, Gary assène sa théorie. La distanciation provoquée par la saturation de la question du mensonge ne libère pas le lecteur, mais au contraire, l’emprisonne dans la théorie du romancier. À la manière de plusieurs auteurs se proclamant d’un mouvement, Gary tente, à travers sa fiction, de prouver que sa théorie est la meilleure et il devient, en quelque sorte, tout ce qu’il critique chez les nouveaux romanciers. Comme eux, il se soumet à ses thèses et en imbibe son roman. La part réflexive devient alors doublement aliénante. D’un côté, c’est le lecteur qu’elle soumet en lui répétant à outrance que la fiction libère, et de l’autre, c’est Romain Gary qui se soumet devant l’idée qu’il a du mensonge et de la littérature.
À la lumière de cette recherche, nous avons vu, grâce à l’essai Pour Sganarelle, que pour Gary le mensonge est un outil nécessaire pour créer l’illusion de l’authenticité de la fiction. Cette adhésion à l’univers inventé permet à l’homme de se libérer, l’instant de la lecture, de sa condition déterminée. Or, notre lecture des Enchanteurs nous révèle qu’une autre forme d’assujettissement guette le lecteur dans le roman. En effet, en s’immergeant, le lecteur ne peut éviter de se confronter aux théories sur le mensonge de Pour Sganarelle. En fait, c’est ici que repose le paradoxe même de Pour Sganarelle : on théorise un roman dont l’idéal est l’insoumission à la théorie. C’est comme si le réel avait réussi à dominer la fiction garyenne et c’est ce que, paradoxalement, Gary veut plus que tout éviter : « Lorsqu[e Sganarelle] se met à « récuser » les moyens des autres, non seulement il cesse de servir le Roman, mais il ne sert même plus son roman : la théorie vise à boucher les trous dans les moyens de l’auteur, dans l’œuvre, à la faire changer de dimension, à la compléter par le commentaire ; c’est à son Moi que l’auteur travaille19. » Et c’est peut-être ce qui est arrivé avec Les enchanteurs. Le livre est paru à un moment où Gary voyait sa popularité au niveau le plus bas, il avait peut-être besoin de travailler à son Moi. Peut-être que son estime n’était pas à son plus haut et qu’il a senti le besoin de prouver que les réflexions développées dans Pour Sganarelle valaient la peine d’être écoutées. Il serait également légitime de se demander si Gary avait conscience qu’en surchargeant son roman de réflexions il participait, de la même façon que les nouveaux romanciers, à la théorisation du roman. En avait-il conscience ? Peut-être. Toutefois, l’intégration des métatextes ne semble pas posséder de valeur ironique. Les enchanteurs ne donne pas l’impression que Gary se moque des auteurs qui soutiennent une thèse dans leur roman. Il n’en demeure pas moins que cette omniprésence de la question du mensonge n’est pas le propre de son œuvre. Chez Ajar, par exemple, la question est pratiquement mise de côté ou, du moins, posée beaucoup plus subtilement. Peut-être parce que la création d’Ajar était en soi une représentation du mensonge comme salut de l’homme-Gary. Le contexte de publication, de façon isolée, montrait le mensonge (écrire sous un faux nom, donc) comme moyen pour Gary de se libérer de sa réputation d’auteur arrivé, d’auteur qui ne peut plus rien écrire de bon, créée par l’élite littéraire parisienne. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment les réflexions de Pour Sganarelle et des Enchanteurs s’avéraient, chez Gary, fondamentales dans sa façon réelle de vivre. C’est du moins ce que témoigne son petit-cousin Paul Pavlowitch, l’homme qui prêta visage à Émile Ajar pendant les sept années du subterfuge. Dans son autobiographie, il peint un Romain Gary angoissé, aux prises avec la dépression nerveuse lorsqu’il n’écrit pas. Paranoïaque et anxieux entre l’écriture de deux romans, il redevient sain en s’assoyant à la table de création. Écrire des romans semblait le libérer. Il se sentait mieux et oubliait le reste (le réel et ses horreurs). En fait, Les enchanteurs se poseraient plutôt comme une conclusion à sa thèse développée dans Pour Sganarelle et qui, par l’apologie du subterfuge et du mensonge, annonceraient l’ère Ajar.
Bibliographie
- BARTHES, Roland, « Analyse structurale du récit », Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977.
- BÉLANGER, David, « “Rien d’important ne meurt” : l’art pour remède à la réalité dans Éducation européenne de Romain Gary », Chameaux, n° 3 (Automne 2010).
- DUBOIS, Jacques, Les romanciers du réel, Paris, Seuil, 2000.
- GARY, Romain, Pour Sganarelle, Paris, Gallimard, 1965.
- GARY, Romain, Les enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973.
- JOUVE, Vincent, Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001.
- ROSSE, Dominique, Romain Gary et la modernité, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1995.
Notes de bas de page
- Gros Câlin (1974), La vie devant soi (1975), Pseudo (1976), L’angoisse du roi Salomon (1979).
- David Bélanger, « « Rien d’important ne meurt » : l’art pour remède à la réalité dans Éducation européenne de Romain Gary », Chameaux, n° 3 (Automne 2010), p. 130.
- Dominique Rosse, Romain Gary et la modernité, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1995, p. 85-86.
- Romain Gary, Pour Sganarelle, Paris, Gallimard, 1965, p. 68-69.
- Ibid., p. 132.
- Ibid., p. 57. Souligné par Romain Gary.
- Ibid., p. 179.
- Dominique Rosse, Romain Gary et la modernité, op. cit., p. 133.
- Romain Gary, Pour Sganarelle, op. cit., p. 49.
- Romain Gary, Les enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973, p. 10.
- Ibid., p. 12.
- Ibid., p. 105.
- Ibid., p. 112.
- Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 143-144.
- Jacques Dubois, Les romanciers du réel, Paris, Seuil, 2000, p. 149.
- Romain Gary, Les enchanteurs, op. cit., p. 131.
- Roland Barthes, « Analyse structurale du récit », Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 21.
- Id.
- Romain Gary, Pour Sganarelle, op. cit., p. 60.