Introduction
Roman énigmatique publié en 2006, Kafka sur le rivage d’Haruki Murakami exploite de manière soutenue les thématiques antinomiques du vrai et du faux. Les premières lignes du livre plongent d’ores et déjà le lecteur dans un monde étrange et hostile, où le protagoniste, Kafka, prépare consciencieusement une fugue définitive. Le lecteur est rapidement informé des raisons de la fuite du personnage : il tente d’échapper à une mystérieuse prophétie, proférée par son père, qui le menace d’un grand péril. Or, il faudra attendre le XXIe chapitre avant d’en connaître le contenu : « Un jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère1. » On reconnait aisément cette malédiction, la même qui condamnait, dans la mythologie grecque, le héros Œdipe à assassiner son père et à occuper le lit de sa mère. L’intrigue du roman se focalise sur ces questions : Kafka assassinera-t-il vraiment son père ? Va-t-il coucher avec sa mère, qui lui est inconnue ? Est-il condamné au même destin qu’Œdipe ? Bien que le récit s’élabore autour des éléments constitutifs de la prophétie, il est difficile, voire impossible, d’affirmer catégoriquement l’accomplissement ou non de ceux-ci ; ces questions demeurent résolument ouvertes. L’univers mis en scène par le texte se teinte d’une telle nébulosité que la frontière entre vrai et faux s’efface. Les apparences se révèlent mensongères, et le rêve devient plus vrai que les stricts faits qui y sont présentés. Ce processus est initié par le mythe d’Œdipe, qui fait partie intégrante de l’identité de Kafka. Une des fonctions du mythe est de plonger le protagoniste dans un monde où l’imaginaire et la réalité tiennent en équilibre. Le défi, pour le héros, est alors de lutter contre les illusions trompeuses issues de la raison, et de refuser de concevoir le réel2 comme une série de causes à effets logiques. C’est par un alliage entre les fonctions du mythe d’Œdipe et d’une philosophie de la métaphore, ce que nous détaillerons davantage ultérieurement, que le personnage principal arrive à franchir la frontière entre le monde des faits et celui de l’imaginaire, lui permettant de faire émerger la vérité sur sa destinée. Subséquemment, malgré l’absence de résolution aux énigmes posées par le texte, le personnage arrive à s’émanciper, à sa manière, de la prophétie. Cette émancipation se manifestera à lui uniquement à travers le pouvoir de l’imagination, du rêve, de l’art et surtout par le mythe d’Œdipe lui-même.
Une philosophie de la métaphore
Kafka sur le rivage met en scène une réalité plurielle, absurde, éclectique, sous le couvert d’un monde en apparence réaliste. En effet, des éléments surnaturels parasitent l’harmonie initiale du roman : « quand une pluie de sardines et maquereaux se mit effectivement à tomber sur ce coin de l’arrondissement de Nakano, le jeune policier se sentit blêmir3. » Outre l’inexplicable pluie de poissons, les chats peuvent aussi communiquer avec certains humains, les pierres parlent, le colonel Sanders troque son rôle de tête d’affiche de restaurants de poulet frit pour endosser celui de proxénète. Le personnage d’Oshima, bibliothécaire androgyne et mentor de Kafka, est conscient de cette fragilité de la réalité strictement factuelle. Celle-ci se révèle fallacieuse, recouvrant mal la diversité du monde dans toute sa complexité. Ceux qui s’y bornent n’arrivent pas à apercevoir les étranges réseaux de sens qu’elle abrite. Il dévoile donc au héros des indices pour remédier à l’absurdité inhérente à ce réel en lui parlant du pouvoir de la métaphore. La façon de l’appréhender est expliquée dans ce passage du texte : « ce que je veux dire, c’est que, par le simple fait de vivre, on établit un lien avec les choses qui nous entourent, quelles qu’elles soient. Et le sens émerge spontanément de tout ça. […] [I]l suffit juste de regarder les choses avec ses propres yeux4. » Conçue non pas comme une figure de style mais comme un concept métaphysique, cette perspective de la métaphore rejoint l’étymologie grecque du mot, le verbe grec métaphorein signifiant « transporter, porter au-delà ». L’usage de la métaphore dans le roman va en ce sens. Elle devient, pour les personnages, une manière de franchir la limite séparant le territoire du rêve et celui du réel, de lever le voile sur les illusions trompeuses issues du monde factuel.
Anne Bayard-Sakai, spécialiste de littérature japonaise moderne et contemporaine, a remarqué ce mouvement de passage entre différents mondes dans toute l’œuvre de Murakami. Sur le plan formel, les comparaisons de Murakami déstabilisent le lecteur par leur rapprochement singulier de réalités hétérogènes, comme peut en témoigner cet extrait du roman : « Elle ouvrit la porte d’une chambre lointaine et vit deux beaux accords de musique endormis sur le mur, comme deux lézards. Elle toucha doucement ces lézards. Elle pouvait sentir leur sommeil paisible au bout de ses doigts5. » Cette figure de style, qui dans ce passage compare deux accords de musique au sommeil des lézards, ne se contente pas de rapprocher les images. Les accords deviennent les lézards, ce qui bouleverse ensuite la réalité du personnage, qui peut désormais toucher, au bout de ses doigts, la musique.
Bayard-Sakai fait remarquer que « [c]e basculement provoqué par les comparaisons n’est pas un simple artifice rhétorique ou une coquetterie de style. Il traduit, dans la linéarité du texte, ce que l’on trouve au fondement des constructions romanesques de Murakami : les coexistences de mondes multiples6. ». Ainsi, pour Murakami, rapprocher des images qui n’ont pas de rapport direct les unes avec les autres permet de les faire communiquer ; et puis, par cette communication, un sens nouveau émerge. Ce qui est vrai pour cette manière d’écrire, qui fait la particularité du style de Murakami, l’est tout autant sur le plan thématique :
Pour accentuer l’effet de fusion entre ces différentes dimensions du monde, Haruki utilise également de manière soutenue la figure de la métaphore. En rapprochant indifféremment sensations, habitudes ou morphotypes humains avec des objets inanimés, des éléments du règne animal, végétal ou minéral dans toutes les combinaisons imaginables, Haruki fait disparaître la frontière entre les éléments comparés et accentue l’impression d’une interconnexion originelle entre eux, donnant ainsi du monde l’image d’une « sphère où tout conspirerait à achever une sorte d’ensemble harmonique, polyphonique7
Les personnages eux-mêmes réalisent peu à peu que c’est par la métaphore qu’ils parviennent à participer à la création du sens dans le monde. La quête du personnage principal s’oriente en cette direction : Kafka tente d’instaurer une relation entre lui-même, le monde et les objets qui l’entourent.
Fonctions du mythe d’Œdipe
Le mythe d’Œdipe s’inscrit dans cette démarche de réappropriation du réel8. La légende antique devient, d’une certaine manière, la métaphore de la vie du protagoniste, qui perçoit sa réalité en fonction de celle-ci. Il est important de mentionner que le personnage lui-même est conscient de cette filiation qui l’unit à la figure mythique grecque. Kafka ne voit pas en Œdipe un modèle à fuir, mais plutôt un point d’ancrage au réel, grâce aux paroles d’Oshima, qui le guident en ce sens :
C’est pour cela que tant de gens lisent les tragédies grecques aujourd’hui encore. Elles constituent une sorte d’archétype de l’art. Je me répète mais, dans la vie, tout est métaphorique. Personne ne tue réellement son père, personne ne couche réellement avec sa mère, n’est-ce pas ? Nous intégrons l’ironie de la vie grâce à un instrument appelé métaphore. Et c’est comme cela que nous grandissons, que nous devenons plus profonds9.
Malgré les paroles encourageantes d’Oshima, cette relation est pour Kafka à la fois synonyme d’attrait et d’aversion. Comme le remarque le bibliothécaire, « ce garçon a l’air de chercher désespérément quelque chose et en même temps de tout faire pour l’éviter10. » Kafka est fasciné par la figure d’Œdipe, ce roi thébain dont le destin conjugue à la fois grandeur et misère humaine. Cette fascination est toutefois de près mêlée à la peur des incidences graves que la prophétie peut avoir sur sa vie. Kafka sent tout de même que ce mythe est ce qui le maintient amarré au monde, comme le souligne justement Alain Billault : « [Murakami] installe le mythe comme une présence tutélaire, comme une instance de sens qui éclaire les événements et qui fonde ainsi une herméneutique de l’existence11. » La fusion du mythe d’Œdipe à la réalité de Kafka fait en sorte qu’un horizon de sens se dresse autour du protagoniste, tout en lui permettant de conserver sa singularité et le pouvoir de choisir la manière d’appréhender les évènements sur lesquels il n’a pas de prise directe. Mais la présence du mythe ne se limite pas uniquement à la mention de la prophétie, puisqu’elle s’articule aussi dans la vie du héros, concrétisation perceptible par l’analyse de chaque aspect de la malédiction.
Aspects de la prophétie
L’élément initial de la prophétie indique que Kafka couchera avec sa mère, puis avec sa sœur12, qui lui sont toutes les deux inconnues. Habité par les paroles de son père, Kafka anticipe en chaque individu féminin qu’il trouve sur son chemin une possible mère, une possible sœur. Il est intéressant de remarquer que la pensée initiale issue de la rencontre avec ces femmes est presque automatiquement reliée au désir sexuel. Lorsqu’il fait la connaissance de Sakura, jeune coiffeuse avec qui Kafka discute dans l’autobus lors des premiers moments de sa fugue, il ne peut s’empêcher de l’imaginer nue : « Alors, évidemment, je finis par avoir une érection. […] Tout d’un coup, un doute s’élève en moi : et si c’était ma sœur13 ? » Le désir sexuel le pousse irrémédiablement à associer Sakura à la figure sororale qu’il a perdue.
Cette réaction se répète à sa première rencontre avec Mlle Saeki, femme d’une cinquantaine d’années et responsable de la bibliothèque où il finit par résider : « Cette femme me fait une forte impression et me rend vaguement nostalgique. Je me dis que ce serait bien qu’elle soit ma mère. Mais je me dis la même chose devant chaque femme de cet âge-là que je trouve belle14 ». Mlle Saeki est un personnage énigmatique et visiblement abîmé, qui prend beaucoup d’importance lors du développement du récit. Elle ne s’est jamais remise de la mort de son amant, décédé violemment alors qu’ils avaient dix-neuf ans. Revenue à son village natal après avoir disparu mystérieusement durant de nombreuses années, elle a repris la direction de la bibliothèque Komura. Cette bibliothèque, qui était autrefois le lieu de prédilection de son amant, est aussi l’endroit où Kafka trouve refuge.
Le désir de Kafka, qui n’est que sexuel lorsqu’il concerne Sakura, se métamorphose rapidement en amour en ce qui regarde Mlle Saeki. La malédiction, qui laisse deviner les graves conséquences morales qui ont mené le roi Œdipe à l’aveuglement volontaire15 subit ici un revirement de situation important. Ce revirement annule complètement l’aspect tragique et ignoble de l’inceste. Œdipe, qui partage le lit de Jocaste dans l’ignorance qu’il s’agit de sa mère, se crève les yeux lorsqu’il apprend la terrible vérité. À l’inverse, Kafka croit profondément que Mlle Saeki est sa mère lors de leurs ébats sexuels, ce qui bouleverse complètement la perception qu’a le protagoniste (et le lecteur) de leur relation.
Cet amour interdit s’éloigne de ce qu’en a fait Sophocle avec sa célèbre tragédie pour rappeler de manière évidente le complexe imaginé par Freud. Selon le père de la psychanalyse, le complexe d’Œdipe met au jour un désir enfoui de l’homme, qui aspire inconsciemment à faire de sa mère « la parfaite figure de l’amour absolu : celui qui à la fois est celui d’une mère et celui d’une épouse16 », par l’entremise de la figure d’Œdipe, qui lui sert d’exemple. Si l’on se fie à la théorie de Freud, la névrose naît, chez l’enfant et l’adulte, de l’incapacité de s’accommoder, de se satisfaire d’un amour uniquement maternel : « le poète met en lumière la coulpe d’Œdipe, [nous obligeant] à prendre connaissance de ce qu’il y a au fond de nous-mêmes, là où ces impulsions, quoique réprimées, sont toujours présentes17. » Or, dans le roman de Murakami, cet amour tabou n’est pas refoulé ni inconscient. Il est partagé par les deux personnages, perdant alors son statut d’interdit, ne menant pas non plus à la névrose. Cette relation incestueuse, au lieu d’être perçue comme une réalité monstrueuse, mène plutôt à la rédemption des deux personnages impliqués. Une fois de plus, les apparences sont mensongères dans ce roman qui joue avec les attentes du protagoniste, ainsi qu’avec celles du lecteur. Le lecteur, qui « garde […] à l’esprit le souvenir de Sophocle ou de Freud18 » à travers l’écriture de Murakami, voit son horizon d’attente19 bouleversé. Lucide jusqu’à la fin, Kafka fait du fardeau d’Œdipe20 sa raison de vivre. Cet amour se cristallise dans une peinture à l’importance capitale dans le développement de la diégèse du roman. En effet, l’art occupe une place centrale dans l’histoire d’amour entre Kafka et de Mlle Saeki : ces deux personnages ne peuvent s’aimer sans la présence d’une œuvre qui porte le nom de Kafka au bord de la mer.
Ce tableau représente un jeune homme assis sur une chaise longue, observant une mer agitée. Cette œuvre assume le rôle de relais de communication entre deux temporalités, soit le passé et le présent : par cette communication, l’amour impossible d’un fils pour sa mère tout d’un coup prend racine. Un premier élément attire l’attention de Kafka : le titre de la peinture interpelle le protagoniste par son prénom, malgré le fait qu’elle ait été conçue des années avant sa naissance. La toile se rapporte également au mythe d’Œdipe, car elle fonctionne à la manière d’une énigme à résoudre, rappelant le défi posé par le Sphinx. D’ailleurs, le tableau lui-même évoque le Sphinx : « Les yeux du jeune homme, fixes au loin, ont une profondeur énigmatique. […] [L]e plus gros [nuage] a un peu la forme d’un Sphinx couché21. » Cette toile constitue l’unique décoration de la chambrette de Kafka, lieu qu’occupait l’amant de Mlle Saeki avant son décès. La nuit, le tableau permet l’ouverture d’un nouvel espace-temps, la chambre de Kafka devenant le théâtre d’une apparition spectrale. Mlle Saeki y surgit, mais à l’état fantomatique et à l’âge de ses quinze ans. Elle ne semble pas voir Kafka et a les yeux rivés sur ce tableau, l’air pensif. Kafka ressent alors qu’une relation s’établit entre lui, le tableau et ce fantôme vivant : « Le tableau, la jeune fille et moi formons un triangle silencieux dans la chambre22. »
C’est de cette figure du passé que Kafka tombe amoureux, et non pas de la Mlle Saeki du présent. Une partie d’elle est morte avec son amant ; la présence du tableau assure la survie de cette facette du personnage, préservée du temps qui passe. Kafka arrivera ensuite à percevoir cette dernière à travers l’actuelle Mlle Saeki, ce qu’illustre bien cette citation du roman : « [j]e cherche la jeune fille de quinze ans en elle. Je la trouve tout de suite. Elle est cachée dans la forêt de son cœur, comme une image en trompe-l’œil23. » Le même processus de dédoublement se produit chez Kafka par l’entremise du tableau. Lorsque celui-ci et Mlle Saeki se rendent sur les lieux réels représentés par cette peinture, le lecteur arrive à comprendre que le jeune homme peint sur la chaise longue, immortalisé par le tableau, était l’amoureux de jeunesse de Mlle Saeki. Lors de leur promenade, cette dernière demande à Kafka : « Pourquoi a-t-il fallu que tu meures ? – Je ne pouvais pas faire autrement, répondis-je24. » Le lecteur comprend alors qu’en Kafka réside également cet amant disparu, que Mlle Saeki arrive à percevoir en lui. Les deux personnages deviennent alors les réceptacles de vies perdues, qui parviennent à transcender la mort, puis à communiquer par le biais de l’art. Cet amour ressuscité par l’union entre passé et présent devient l’antidote à la prophétie œdipienne. C’est par l’hybridité des personnages, qui se démultiplient à travers l’art, que leur amour devient plus qu’un simple amour névrosé, qu’une conséquence inévitable de la malédiction qui taraude Kafka. Le tableau est la métaphore de leur amour au sens murakamien du terme : en effet, il s’agit de l’unique lien entre ces deux êtres, la toile ayant le rôle d’un catalyseur de sens à travers leur existence. Le protagoniste lui-même est conscient du pouvoir du tableau en tant que métaphore, comme il l’exprime dans cet extrait : « les métaphores permettent de réduire la distance qui nous sépare, vous et moi25. » Kafka et Mlle Saeki ne peuvent s’aimer sans la présence de cette toile. Les derniers mots échangés entre la mère et le fils vont d’ailleurs en ce sens : « – Adieu, Kafka Tamura […] Retourne d’où tu viens, et continue à vivre. […] – Je ne sais pas très bien ce que cela signifie, vivre… […] – Regarde le tableau, dit-elle calmement. Fais comme moi, regarde le tableau, sans cesse26. » L’art superpose le passé et le présent, et apaise deux personnages en quête de sens dans un univers absurde. Il comble, du même coup, l’insuffisance du réel tel que les personnages le connaissent : c’est par l’art, saisi à travers le prisme du rêve, que la vérité peut émerger.
Pourtant, une question demeure : Mlle Saeki est-elle vraiment la mère de Kafka ? Malgré l’aveu explicite de celle-ci, le lecteur n’a jamais de certitude à ce sujet. Alain Billault le souligne d’ailleurs dans son article « Œdipe au Japon : mythe et métaphore dans Kafka sur le rivage » : « Au moment même où elle semble accéder au statut de réalité, la nature incestueuse de l’amour de Kafka pour Mlle Saeki garde […] l’apparence d’une virtualité27. » Pourtant, le protagoniste est persuadé d’avoir trouvé sa mère et de connaître la vérité sur son passé. Il peut désormais lui pardonner de l’avoir abandonné : « Ô ma mère, dis-tu, je te pardonne. Et tu sens le bloc de glace au fond de ton cœur se fendre avec un craquement28. » En dépit de l’aspect peu persuasif de cet aveu pour le lecteur, il en est autrement pour le protagoniste, qui est convaincu de sa véracité. C’est donc au lecteur de faire le deuil des certitudes et de devoir admettre que cette vérité évanescente mette un terme à la quête identitaire du protagoniste. La nébulosité entourant la révélation de Mlle Saeki n’est pas un procédé anodin. L’ouverture qu’elle engendre pousse le lecteur à se questionner sur la philosophie murakamienne, qui se déploie tout au long du roman. Cette quête de vérité constitue le nœud de l’intrigue, certes, mais l’absence de réponse définitive démontre que le message de l’œuvre se trouve ailleurs, c’est-à-dire à travers le processus qui y mène. L’importance de l’art, de l’imagination et du libre-arbitre dans la recherche identitaire de Kafka sont les pierres de touche à la survie du protagoniste dans un univers qui semble le condamner à un destin tragique, ce qu’il parvient à renverser.
Le meurtre du père, second élément qui rattache explicitement Kafka au mythe œdipien, est de nature encore plus ambiguë que la relation avec la mère. Le protagoniste recherche activement sa mère et sa sœur, malgré l’inceste que cela implique. Pourtant, Kafka a fugué loin de chez lui afin de ne pas en venir à assassiner son père. Contrairement à Œdipe, qui tue son père alors qu’il lui est inconnu, Kafka ne connaît que trop bien le sien, qui est d’ailleurs le principal antagoniste du roman, que le lecteur connaît mieux sous le nom de Johnnie Walker29. Dans les faits, le lecteur sait que le véritable meurtrier de la figure paternelle n’est pas Kafka, mais un autre personnage important dans le roman, Nakata.
De manière étrange, le sang du meurtre se retrouve non pas sur le corps du meurtrier, mais sur les mains et les vêtements de Kafka, pourtant à des kilomètres du lieu de l’assassinat. Il faut en chercher l’explication dans une note griffonnée par Oshima dans un livre d’Hannah Arendt : « Tout est question d’imagination. La responsabilité commence avec le pouvoir de l’imagination30. » Cette courte note révèle une clé interprétative du roman ; la mort irrésolue de Johnnie Walker perd une partie de son aspect mystérieux. Puisque Kafka est lié au meurtre de son père par le rêve, il se sait responsable de la mort de celui-ci dans les faits. Cette particularité du destin de Kafka rappelle une réflexion d’Albert Camus : « Œdipe sait qu’il n’est pas innocent. Il est coupable malgré lui, il fait aussi partie du destin31. » Le mécanisme du destin d’Œdipe, programmé en Kafka, n’a pas pu être arrêté. Il a trouvé son chemin jusqu’au protagoniste, à rebours de toute notion de temps et d’espace, tordant la réalité, faisant mentir les faits, le tout devenant possible dans le monde du rêve : « [p]eu importe qui était le maître de ce rêve à l’origine, puisque tu l’as partagé. Tu es responsable de ce que tu as rêvé. Car ce rêve s’est insinué en toi par les sombres corridors de ton âme32. » Les vêtements du personnage, inexplicablement pleins de sang, corroborent cette hypothèse ; Kafka réalise peu à peu que « [c]e qu’[il] imagine a peut-être beaucoup d’importance en ce monde33. »
La responsabilité issue du pouvoir de l’imagination donne un aspect surréel à la vie de Kafka. Celui-ci parvient à une nouvelle réalité, où les rêves peuvent aisément communiquer avec le réel par le biais de l’imagination. Le mythe d’Œdipe assure ce passage entre deux réalités, car la prophétie se concrétise en faisant fi de toutes les lois de la raison. Par contre, la fin du roman nous indique que Kafka parvient, malgré cet homicide involontaire dont il doit tout de même porter le poids, à s’émanciper de la prophétie œdipienne qui l’oppresse. Lors d’un passage clé, Kafka se retrouve dans une forêt à l’abri du temps, dans une cabane isolée où Mlle Saeki lui avoue enfin être sa mère biologique. À cet instant, le double de Kafka, le garçon nommé Corbeau34 retrouve Johnnie Walker, le père de Kafka, ressuscité dans cette même forêt. Un dernier symbole issu du mythe d’Œdipe se voit alors travesti : au moment où Kafka apprend la vérité sur sa mère, le garçon nommé Corbeau fonce sur Johnnie Walker et lui crève les yeux. Ce n’est donc plus Œdipe qui perd la vision dans cette réécriture du mythe, mais bien celui qui incarnait la figure oraculaire. Cette ultime étape symbolise l’émancipation du protagoniste, libéré du déterminisme issu de la prophétie par la suppression de Johnnie Walker, « personnage typique de l’univers murakamien, celui de l’incarnation du Mal35 », ainsi que l’avènement de la vérité salvatrice sur son origine. La fin du roman, qui suggère la création d’une réalité renouvelée, rappelle la fin d’Œdipe à Colone de Sophocle, où Œdipe meurt pour renaître et veiller sur Athènes. Kafka s’endort finalement dans un autobus, faisant désormais « partie d’un monde nouveau36. »
Conclusion
Le mensonge, dans Kafka sur le rivage, se manifeste sous la forme d’apparences trompeuses. Que ce soit par l’assassinat du père de Kafka, qui selon toute évidence n’a pas été commis par le protagoniste, ou par la relation incestueuse qu’il entretient avec Mlle Saeki, dont le lecteur n’a pas la certitude qu’il s’agit vraiment de sa mère biologique, les faits ne sont jamais vecteurs de vérité. Le mensonge a comme première fonction de montrer comment une conception factuelle du réel est simpliste, unilatérale, insuffisante, ce que les personnages eux-mêmes sont en mesure de dénoncer : « je déteste par-dessus tout les gens qui manquent d’imagination. Ceux que T. S. Eliot appelait “les hommes vides”. […] [A]vec leurs mots creux, ils essaient d’imposer leur propre insensibilité aux autres37. » La vérité se trouve ailleurs : dans un monde où le rêve communique avec la réalité, la métaphore est la boussole requise pour s’y retrouver et tisser le sens. Guidé par les métaphores issues de la mythologie et de l’art, le protagoniste parvient à reprendre les rênes de sa destinée et à accepter la responsabilité issue de son imaginaire. La surréalité mise en scène par ce roman permet de conduire le personnage hors du chemin prédéterminé pour lui. Ainsi, l’illusion des surfaces, que le héros questionne sans cesse, le mène paradoxalement vers la résolution de son destin œdipien, vidé de tout tragique. La quête identitaire de Kafka n’est réalisable que par le pouvoir d’imaginer, de rêver, par l’art, et par le mythe d’Œdipe, qui scelle tous ces éléments ensemble en ce qu’Antonin Belcher nomme la « panharmonie universelle » murakamienne38.
Bibliographie
- MURAKAMI, Haruki, Kafka sur le rivage, traduction par Corinne Atlan, Paris, Éditions Belfond (10|18), 2006 [2003].
- ASTIER, Colette, Le mythe d’Œdipe, Paris, Armand Collin (UPrisme), 1974.
- BELCHER, Antonin, « L’univers romanesque de Murakami Haruki : du chaos à l’unité », mémoire de maîtrise de langue, lettres et civilisation japonaises, Université Marc Bloch, 2004.
- BILLAULT, Alain, « Œdipe au Japon : mythe et métaphore dans Kafka sur le rivage de Haruki Murakami », Bulletin de l’association Guillaume Budé, vol. 1 (2011), p. 225-242.
- BLANCHÉ, Robert et Antonia SOULEZ, « Vérité » dans Encyclopædia Universalis, [En ligne]. http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/verite/ [Page consultée le 22 août 2016].
- CAMUS, Albert, L’homme révolté, Gallimard (Folio/essais), Paris, 1951.
- FREUD, Sigmund, L’interprétation du rêve, traduction par Janine Altounian, Pierre Cotet, René Louiné, Alain Rauzy et François Robert, Paris, Éditions PUF (Quadrige), 2012, p. 301-307.
- SCHERER, Jacques, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, Éditions PUF (Écriture), 1987.
Notes de bas de page
- Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, traduction par Corinne Atlan, désormais identifié dans le texte par KSR, Éditions Belfond (coll.10|18), Paris, 2006, p. 275. Italique dans le texte.
- Il est ici question du réel construit par la diégèse.
- KSR, p. 229.
- KSR, p. 258.
- KSR, p. 538.
- Anne-Bayard-Sakai, « D’un monde à l’autre : la métaphore dans l’œuvre de Murakami Haruki », dans Jaqueline Pigeot et Hartmut O. Rotermund [dir.], Le vase de Béryl : Études sur le Japon et la Chine, en hommage à Bernard Frank, Paris, Éditions Philippe Picquier, 1997, p. 257.
- Antonin Belcher, « L’univers romanesque de Murakami Haruki : du chaos à l’unité », mémoire de maîtrise de langue, lettres et civilisation japonaises, Université Marc Bloch, 2004, f. 124-125.
- Dans le sens où le personnage principal n’est plus une victime des évènements mais bien maître de ceux-ci.
- KSR, p. 272.
- KSR, p. 209.
- Alain Billault, « Œdipe au Japon : mythe et métaphore dans Kafka sur le rivage de Haruki Murakami », Bulletin de l’association Guillaume Budé, vol. 1 (2011), p. 242.
- Signalant du même coup une première variation majeure par rapport au mythe « traditionnel ».
- KSR, p. 33.
- KSR, p. 53.
- Ce ne sont pas dans toutes les versions antiques du mythe que figure cet épisode. Comme le spécifie Colette Astier, Sophocle est l’instigateur de ce trait particulier : « Le châtiment d’Œdipe, cette mutilation qu’il s’inflige, et à laquelle le chœur oppose sa réprobation dans Œdipe roi, serait alors due à une invention du poète. […] En fait, par le propos qui nous intéresse et qui concerne particulièrement la littérature post-sophocléenne, il importe assez peu que ce dernier épisode soit plus ou moins archaïque, étant donné qu’il ait pu être considéré comme majeur pour la conscience moderne. » dans Colette Astier, Le mythe d’Œdipe, Paris, Armand Collin (coll. UPrisme), 1974, p. 25.
- Colette Astier, Le mythe d’Œdipe, op. cit., p. 171.
- Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduction par Janine Altounian, Pierre Cotet, René Louiné, Alain Rauzy et François Robert, Paris, Éditions PUF (coll. Quadrige), 2012, p. 303.
- Colette Astier, Le mythe d’Œdipe, op. cit., p. 11.
- Au sens qu’Hans Robert Jauss lui donne.
- Nous faisons ici référence à l’amour qu’il éprouve pour sa mère.
- KSR, p. 312.
- KSR, p. 357.
- KSR, p. 338.
- KSR, p. 407.
- KSR, p. 400.
- KSR, p. 604.
- Alain Billault, « Œdipe au Japon : mythe et métaphore dans Kafka sur le rivage de Haruki Murakami », art. cit., p. 233.
- KSR, p. 603.
- Le père de Kafka prend l’apparence du logo de cette marque de whisky de façon inexplicable.
- KSR, p. 178. Italique dans le texte.
- Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard (coll. Folio/essais), Paris, 1951, p. 46.
- KSR, p. 179.
- KSR, p. 180.
- Ce personnage suit Kafka partout, et Kafka est le seul à le voir. Il aide le héros à trouver les bons mots, il le guide, le confronte. Il remplit, d’une certaine façon, le rôle du chœur dans la tragédie grecque.
- Antonin Belcher, op. cit., f. 118.
- KSR, p. 638.
- KSR, p. 247.
- Antonin Belcher, op. cit., f. 124.