Au début de la deuxième partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième tome de À la recherche du temps perdu, le héros emprunte enfin ce train dont il avait tant rêvé en contemplant son horaire dans l’indicateur des chemins de fer pour se rendre à Balbec, sur la côte normande, où il doit passer l’été à profiter de la « vie des bains de mer ». Ce voyage est l’occasion d’une de ces rencontres accidentelles et riches en impressions qui foisonnent dans la Recherche. Lorsque, au petit matin, le train s’arrête dans un hameau au fond d’un vallon perdu, le héros, engourdi après une longue nuit de souffrance, aperçoit par la fenêtre une jeune marchande de lait. Occupée à vendre du café au lait aux voyageurs, elle ne le voit pas. Lui est fasciné. Devant sa fraîcheur paysanne, si différente des charmes parisiens auxquels il est accoutumé, une idylle s’élabore dans son esprit : « Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. […] La vie m’aurait paru délicieuse si seulement j’avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l’accompagner jusqu’au torrent, jusqu’à la vache, jusqu’au train, être toujours à ses côtés […]. Elle m’aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures du jour1. »
Il s’agit bien sûr d’un rêve absurde : le désir du jeune bourgeois maladif et indolent d’être initié au métier de la laitière est aussi comique qu’irréalisable. Pourtant, c’est justement dans son improbabilité que réside sa force. La vie de la laitière – parce que ce n’est pas son corps ou son maintien, dont on sait seulement qu’ils personnifient la campagne, qui inspirent le désir, mais bien toute sa vie – n’est pas, sans doute, plus intéressante que celle du héros. S’il la désire, c’est parce que ce n’est pas sa vie à lui, parce que c’est une vie aussi éloignée de la sienne qu’il puisse imaginer.
C’est là une manifestation de cette loi de la Recherche voulant que l’on désire toujours le plus ardemment ce qu’on ne peut pas avoir ; ou encore – puisque la connaissance y fait le plus souvent office de possession – ce qu’on ne peut pas connaître. La scène n’a duré qu’un instant, aucun contact n’a été établi entre le héros et la jeune fille, mais, l’espace de ces quelques minutes, cet autre destin entrevu lui a plongé ses racines dans le cœur, si bien qu’en « sortir maintenant eût été comme mourir à moi-même2 ». Qu’il n’y a rien à faire est évident : tous – le train, la laitière, le héros – doivent poursuivre la trajectoire qui leur est prévue. Mais cela n’empêche pas le héros de vivre cette nécessité comme s’il lui fallait abandonner une partie de lui-même : « Hélas ! elle serait toujours absente de l’autre vie vers laquelle je m’en allais de plus en plus vite et que je ne me résignais à accepter qu’en combinant les plans qui me permettraient un jour de reprendre ce même train et de m’arrêter à cette même gare3 ».
La laitière du vallon annonce l’apparition d’une espèce qui prolifère sur les plages de Balbec, et dont Albertine Simonet sera la cristallisation : la passante. Marchandes de coquillages issues du peuple, petites bourgeoises ou aristocrates en villégiature, elles défilent sur la digue, sur les routes et dans les corridors de l’hôtel. Elles se tiennent le plus souvent en « bandes », sont jolies – cela va sans dire – et – cela tient à leur essence – toujours en mouvement. En effet, comme par malédiction, alors que les jeunes filles ne cessent de passer, de courir, de sauter, de danser, les circonstances empêchent toujours le héros de les poursuivre : tantôt il est malade et leurs voix lui proviennent à travers les lourds rideaux de sa chambre, tantôt il a pour escorte (malheur ultime du vacancier adolescent) sa grand-mère et sa vieille amie distinguée, Mme de Villeparisis. Autant de possibilités non actualisées, mais non moins jouissives puisque, comme avec la laitière, ce n’est pas la réalité qui l’empêcherait de vivre avec elles de petites histoires dans son esprit, de s’élaborer des petites fictions amoureuses.
De la bande de jeunes filles surgit un jour Albertine : pas la plus belle ni, de prime abord, la plus mystérieuse. Elle a de grosses joues, une rougeur à la tempe, des expressions parfois grossières. Pourtant, c’est elle qui éclipsera toutes les autres jeunes filles et qui en viendra à dominer plus d’un tiers de ce roman de 3000 pages (alors que son personnage n’existait même pas dans les manuscrits à l’époque de la rédaction de Du côté de chez Swann et des premières moutures du Temps retrouvé4). C’est qu’Albertine est un véritable moteur à fiction : dès son apparition dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, puis dans ses rapports de plus en plus étroits avec le héros dans Sodome et Gomorrhe, à travers leur cohabitation dans La prisonnière et jusque dans sa fuite et sa mort dans Albertine disparue, elle ne cessera de soulever le doute et la conjecture. Par sa fourberie, bien sûr : elle n’est jamais là où on l’attend, ses histoires prolifèrent en contradiction les unes avec les autres, elle joue toujours dans un nombre inconnu de parties et dissimule jalousement ses cartes. Mais aussi par d’autres particularités, ne relevant pas du domaine de l’appris : son origine sociale, inattendue et inconnue du héros, et en tant que fabrique d’un nouveau type de personnage romanesque.
Jacques Dubois a bien montré à quel point, dans le milieu du héros où « reconnaître l’appartenance de classe est un rite5 », Albertine est un personnage inattendu. Si l’image d’un Proust « peintre de la vie mondaine » qu’a pu entretenir une partie du lectorat est réductrice, il est vrai qu’avant l’irruption d’Albertine le héros caresse un fantasme sociologique assez vieille France. De Combray à Paris, il circule dans un univers allégorique que se partagent les Charlus et Oriane (dont les aristocratiques demeures recèlent les portraits de générations d’aïeux illustres) et les Françoise (dont le langage porte l’écho d’innombrables générations de servantes), avec pour seuls échelons intermédiaires cette grande bourgeoisie aspirant au faubourg Saint-Germain, représentée par les Swann et la famille du héros, ainsi que la classe « indépendante » des artistes6.
Or, Albertine et ses comparses sont issues de la petite bourgeoisie, cette classe moyenne relativement aisée, parfois riche, de commerçants, de modestes fonctionnaires, d’entrepreneurs, qui a pris de l’expansion au cours du dernier XIXe siècle et qui, parce qu’elle est pour le héros la classe triviale, celle à laquelle il n’avait pas prévu s’intéresser, est aussi pour lui la classe invisible, inconnue, pour laquelle il n’a pas de repères. Représentante d’un groupe qui poursuit son ascension sociale sous le nez du héros, donnant à lire le moment où la société française « parachève son passage à l’ère moderne et démocratique7 », Albertine décuple et solidifie au sein de la Recherche une stratification sociale qui aurait peut-être été annoncée par la déroutante Odette dans le premier tome… si ce n’est que l’appartenance sociale de ce personnage (demi-mondaine, elle est déterminée à ne pas rester sur son palier, à grimper les étages jusque dans le monde) ne fût justement au cœur des charmantes dissimulations qui excitèrent la jalousie de Swann jusqu’à l’obsession.
De là sans doute, en bonne partie, l’instabilité et l’illisibilité foncières d’Albertine. Son entrée en scène donne le ton :
Je restai […] devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d’aller retrouver ma grand-mère, quand, presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute […] sur la plage […] une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé par leur esprit d’oiseaux8.
La métaphore animale permet ici de rendre compte à la fois de la singularité du petit groupe par rapport au reste des villégiateurs et de l’étrange difficulté qu’éprouve le héros à les distinguer entre elles. Albertine, que le héros qualifiera plus tard de « grande actrice de la plage9 », y est déjà, mais, de la même façon que les animaux d’une même espèce sont aussi difficiles à différencier, pour le spectateur humain, qu’ils détonnent par rapport à la sienne, elle se confond dans la nuée d’attributs qui la composent, elle et ses consœurs, et qui échappent aux repères sociologiques du héros10.
La liberté de mouvement de la « petite tribu11 », son insouciance face aux convenances, détonnent sur cette plage peuplée de bourgeois bien rangés venant faire leur petit tour quotidien en se lorgnant les uns les autres. D’après leur panache et leur langage coloré, agrémenté d’argot, il est clair qu’elles n’appartiennent pas à cette catégorie de jeunes filles « de bonne famille » qui doivent, même en villégiature, garder un maintien modeste et demeurer en tout temps sous l’œil prévoyant d’une mère ou d’une bonne. À la fois, leur accoutrement, leurs accessoires modernes et leur habitude du loisir excluent une appartenance au peuple. Aussi le héros est-il désarçonné : ne leur trouvant pas d’identifiant parmi ses critères, il conclut qu’elles doivent être des représentantes de cette « population qui fréquente les vélodromes, […] [de] très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes12 ». Ainsi prend-il les collégiennes bourgeoises pour des demi-mondaines. Première impression qui ne s’effacera jamais tout à fait, le héros soupçonnant toujours chez ses amies un fond vicieux secret.
Albertine continue à déjouer les attentes du héros au fur et à mesure de l’approfondissement de leur connaissance. Si, sur la plage, elle le fascine par son effronterie, lors de leur première rencontre officielle, à l’occasion d’une soirée chez le peintre Elstir, elle le déçoit par sa circonspection. La troisième fois, ses bonnes manières ont de nouveau cédé à une rudesse « petite bande13 », si bien qu’il croit encore avoir affaire à une autre personne. Après plusieurs semaines d’excursions et de jeux avec la petite bande, alors qu’il considère Albertine comme une amie proche, il réussit après de longues machinations à arranger un rendez-vous nocturne : quelle n’est pas sa déception lorsque cette jeune fille, au sujet de laquelle il croyait être certain au moins de ce qu’elle n’était pas « vertueuse14 », repousse ses avances en le menaçant d’alerter les employés de l’hôtel. Albertine, semblerait-il, est ontologiquement menteuse, menteuse jusque dans son essence qui refuse de se fixer, comme ce fameux grain de beauté qui circule entre le menton et la joue.
À l’imprévisibilité sociale s’ajoute un autre facteur essentiel : Albertine est adolescente. Déjà plus enfant, mais pas encore femme, elle est à ce stade de la vie où, selon l’expression du narrateur, « la chair comme une pâte précieuse travaille encore15 ». Sa propension à la métamorphose est donc l’expression naturelle de cet âge de l’entre-deux où l’individu n’a pas encore atteint sa forme achevée. Le héros se délecte de cette motilité, qui touche autant l’apparence que le caractère de ses compagnes : « elles ne sont qu’un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l’impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaité, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l’étonnement16 ».
Or, l’adolescente est un personnage relativement nouveau dans le roman français. Beth Gale a montré que l’adolescent apparaît comme catégorie sociale et comme personnage seulement à la fin du XIXe siècle, suite à d’importants bouleversements scientifiques, économiques et sociaux. La portée de ces bouleversements, parmi lesquels on notera la réforme scolaire qui rend l’instruction obligatoire, est majeure pour les jeunes femmes en particulier : non seulement vont-elles désormais à l’école mais, la science médicale ayant décrété qu’il n’est pas sain de les marier très jeunes, elles bénéficient de quelques années de sursis entre l’enfance et le mariage17. Par ailleurs, la médecine commençant à prôner l’exercice physique d’une part et les mœurs se relâchant d’autre part, les jeunes femmes de l’époque se voient accorder une liberté dont leurs aïeules n’auraient pu que rêver.
Mais si l’adolescence masculine est perçue surtout comme une période privilégiée d’expérimentation et de créativité, celle des filles en revanche suscite des angoisses : que faire de toutes ces jeunes femmes qui ne passent plus de la maison du père directement à la maison du mari ? Comment employer leur temps et veiller à la préservation de leur pureté et de leur droiture morale ? On craint, selon Beth Gale, non seulement les rapports hétérosexuels, mais aussi les rapports homosexuels entre jeunes femmes qui se divertissent désormais dans des groupes féminins pensés justement pour contrer cette première menace18 : craintes qu’incarne bien sûr Albertine.
Force est de constater que l’adolescente, jusque-là peu présente dans le roman, et quand elle l’était, relativement peu complexe, y fait son entrée au tournant du XXe siècle et qu’elle y est le lieu d’une interrogation autant sur la psychologie et le devenir de cette nouvelle « espèce », que sur la construction du personnage. Dans une étude publiée en 1910 sur La jeune fille dans la littérature française, Jules Bertaut attribue l’intérêt que présente ce personnage pour les romanciers de son époque au fait que la jeune fille, grâce à l’instruction qu’elle reçoit désormais, a « développé une personnalité » : « c’est à l’instruction obligatoire, imposée par la loi et acceptée par les mœurs, que la jeune fille doit la personnalité qu’elle s’est acquise depuis une vingtaine d’années seulement, [et] qui s’affirme chaque jour de plus en plus19 ». La jeune fille, « ayant conquis son rang dans le monde, a doté la littérature d’un type nouveau, extrêmement intéressant parce qu’extrêmement complexe […]. Par sa souplesse même, par l’indécision de ses sentiments trop neufs, par ce je ne sais quoi d’inachevé […] elle autorise les sentiments ondoyants à son égard, elle apparaît subtile, mystérieuse, insaisissable20 ». Si le portrait qu’il dresse de la jeune fille moderne n’est pas foncièrement négatif, il ne la fait pas non plus simplette : elle est « dégourdie, déniaisée et observatrice21 », « irrespectueuse », elle a « l’égoïsme et la dureté née [sic] d’une expérience trop tôt acquise22 », elle est manipulatrice ; « du lutteur [elle] [a] le beau sang froid, le coup d’œil professionnel, la vivacité de l’attaque, la promptitude de la riposte23 ». Autant dire que la jeune fille est fourbe, qu’elle n’a d’égards que pour elle-même et qu’elle n’hésite pas à tromper son prochain pour mener à bien ses projets.
Albertine se présente comme la personnification des malaises et des soupçons à l’égard des jeunes filles. À côté de son appartenance sociale déroutante, c’est encore son habitude du mensonge qui la définit. Cela commence avec de petites feintes inoffensives. Mais le soir où, pour la première fois, elle manque au rendez-vous qu’elle lui avait donné, tout bascule. Cela se passe dans Sodome et Gomorrhe. Albertine est allée au théâtre et doit venir le voir après la représentation. Alors qu’elle l’appelle au téléphone pour lui dire qu’il est trop tard pour qu’elle vienne, qu’elle doit rentrer, des sons à peine perceptibles de voix et de fanfare étouffés par l’appareil suggèrent une fête à laquelle elle s’amuse sans lui. Bien qu’il tende ses facultés, qu’il s’efforce de sonder la nuance mensongère qu’il croit entendre dans ses mots, il lui est impossible de distinguer ce qui se passe réellement, où, avec qui, à quel degré d’intimité. Peut-être ne se passe-t-il rien. Et peut-être se passe-t-il le pire : Albertine mène un vie secrète, allègrement vicieuse, de laquelle il est exclu et vers laquelle aucun passage ne lui est praticable. C’est le début d’une nouvelle époque dans l’existence du héros :
Je commençai à comprendre que la vie d’Albertine était située […] à une telle distance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle, mais de plus, organisée comme des fortifications de campagne et […] « camouflées ». […] Je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongers je n’arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins que de la mettre en prison […] jusqu’à la fin24.
Le héros en arrivera éventuellement, on le sait, à réaliser ce projet sinistre. Mais il lui faudra, avant que le vase ne déborde, faire la découverte de la vraie nature d’Albertine. Cela transpire pendant la fameuse scène du casino, lors du deuxième séjour à Balbec. Alors que le héros regarde danser Albertine avec une amie, le docteur Cottard, assis à ses côtés, lui fait la remarque fatidique : « elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et voyez, les leurs se touchent complètement25 ». Comme si une acuité surhumaine passagère lui permettait tout d’un coup de voir au travers des « fortifications », le héros perçoit avec horreur l’énormité de son erreur. La découverte du penchant gomorrhéen de son amie dépasse ses soupçons les plus graves quant à la vie mensongère de celle-ci. Plus aucune certitude, désormais, ne sera possible : aucun espoir de maîtriser cette vie qui se dérobe sans cesse par des voies dont il ne connaissait même pas l’existence. Le monde des lesbiennes est une « terra incognita terrible26 » dont le héros ne fera désormais qu’attraper des traces, des reflets, des échos et des rumeurs, mais dont il sentira la présence à chaque pas.
Et ce potentiel d’altérité contamine toute sa vie : si chaque parole et chaque geste d’Albertine dissimulent possiblement une vérité différente de celle qu’elle tente de lui inculquer, si les passantes, les objets et les lieux en apparence les plus innocents ont, à l’insu du héros, participé à sa vie mensongère, comment être certain que telle chose qu’il a toujours interprétée de telle manière ne soit en réalité entièrement autre ? Chaque certitude, dorénavant, sera doublée d’une incertitude qui ouvrira sur une quantité innombrable de suppositions.
Lorsque, excédé par le poids de sa jalousie, le héros finit par convaincre Albertine de venir habiter chez lui, elle devient véritablement sa prisonnière : il lui dicte ses sorties, la fait surveiller. Commence alors un rituel étrange. Albertine au théâtre, ou en visite chez une connaissance – accompagnée toujours d’une amie à qui il a fait promettre de lui rendre des comptes (démarche vaine et naïve, il le saura plus tard) –, le héros s’adonne à un nouveau passe-temps. Presque entièrement immobile de son corps, il revit avec intensité des moments passés : des rencontres qu’il avait faites en compagnie de sa bien-aimée, des phrases qu’elle avait prononcées, des expressions, des regards, des anecdotes, des commentaires que d’autres avaient faits à son sujet. Chacun de ces éléments à première vue anodins recèle maintenant une intrigue, dont il doit remonter les fils, si bien que sa mémoire se transforme en espèce de carte magique dont chaque point est le quai d’embarquement vers un nouveau scénario, une nouvelle aventure dans le soupçon et dans la douleur.
Bien loin de cesser après la mort d’Albertine, ce jeu des conjectures se transformera en délire. C’est une véritable herméneutique de la souffrance, à la manière de celle que décrit Gilles Deleuze dans Proust et les signes, lorsqu’il écrit que les « vérités de l’amour » ne font pas partie de « ces vérités abstraites qu’un penseur pourrait découvrir par l’effort d’une […] réflexion libre », mais doivent être découvertes par l’effort d’une intelligence forcée par la sensibilité blessée, par ces « signes de l’amour [qui] sont autant de douleurs27 ».
Et pourtant, il y a au sein même de cette souffrance une délectation particulière. Le héros constate, alors qu’il s’efforce de venir à bout de ce qu’Albertine a pu faire lors d’une excursion, que la jalousie est une forme de parasitisme qui lui permet d’élargir le champ de sa propre vie : « combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend […] avides de connaître ! Elle est une soif de savoir grâce à laquelle, sur des points isolés les uns des autres, nous finissons pas avoir successivement toutes les notions possibles sauf celle que nous voudrions28 ». Justement, cette notion « que nous voudrions » nous est-elle réellement désirable ? N’est-elle pas l’équivalent d’atteindre tout bonnement le terme d’un voyage, à l’heure prévue, toutes nos malles en notre possession, sans aléas, sans avoir éprouvé de souffrances, d’angoisses et de joies, sans avoir fait de rencontres inattendues ?
Isabelle Daunais propose dans un article que, quelque part au début du XXe siècle, le roman commence à présenter de ce qui peut être désirable pour un individu une vision essentiellement différente de celle mise de l’avant jusque-là : si, auparavant, le personnage romanesque était mû par un idéal qui – qu’il fût réalisable ou non – était bien connu (c’est-à-dire : concret, identifiable), au tournant du siècle « la vie rêvée […] n’est plus une vie que l’on connaît ou que l’on reconnaît, mais une vie dont on sait rien et même une vie que l’on ne soupçonne pas29 ». La Recherche donne à lire cette transformation. Quoi de moins romanesque, en effet, que la vie dont rêve le héros ? Rien ne fait obstacle à ce qu’il devienne écrivain ; même que, la réalisation de ce projet n’entraînerait aucun changement dans ses conditions de vie, ne demanderait aucune modification de ses habitudes. La jalousie (et sans doute l’amour en général, puisque les deux vont de pair chez Proust) avec le délire de la conjecture qu’elle engendre dans cette vie tracée comme la voie impitoyable que suit le train de Balbec, des échappatoires par lesquelles y pénètre l’aventure. Autant de détours, de dévoiements, qui donnent à la vie son épaisseur sensible, y greffent des excroissances gonflées de virtualités. En effet, non seulement sous « l’enveloppe charnelle [d’Albertine] palpitent plus d’êtres cachés […] que dans la foule immense et renouvelée30 », mais le héros découvre qu’en lui-même aussi se succèdent différents êtres : « je n’étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d’une armée composite où il y avait selon le moment des passionnés, des indifférents, des jaloux – des jaloux dont pas un n’était jaloux de la même femme31 ».
Albertine, grande menteuse, se présente ainsi comme un générateur de fictions : dans cette vie unique et fuyante que le héros apparente à un chemin de fer qui le mène inéluctablement vers sa destination ultime, elle pratique des échappées, des branchements et des détours, de telle sorte qu’au voyage unique se superpose une quantité de voyages infinis. Pouvoir qui ne peut pas laisser indifférent le texte. Le roman d’Albertine, par son potentiel de foisonnement, vient parasiter le roman de Marcel. À l’architecture érigée au commencement du projet, définie par l’ouverture des deux côtés dans Du côté de chez Swann et refermée par Le temps retrouvé – dont la fin, on le sait, a été rédigée en même temps que le premier tome –, elle impose une excroissance incontrôlable, dont témoigne non seulement le texte établi à grand peine par les éditeurs successifs après la mort de Proust, mais aussi les manuscrits, avec leurs variantes innombrables, qui continuent de faire la joie des généticiens. Albertine est, pour reprendre l’expression de Jacques Dubois, une « vivante anacoluthe32 » : elle est le lieu où s’effondre la certitude et où l’imagination se met en branle vers l’infini.
Bibliographie
- BERTAUT, Jules, La jeune fille dans la littérature française, Paris, Louis Michaud Éditeur, 1910.
- DAUNAIS, Isabelle, « De la vie idéale aux vies possibles », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, mai 2010, p. 19-30.
- DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2014 [1964].
- DUBOIS, Jacques, Pour Albertine : Proust et le sens du social, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997.
- GALE, Beth W., A World Apart, Female Adolescence in the French Novel, 1870-1930, Lewisburg, Bucknell University Press, 2010.
- JENNY, Laurent, « L’effet Albertine », Poétique, vol. 2, no 142, 2005, p. 205-218.
- PROUST, Marcel, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, édition présentée, établie et annotée par Pierre-Louis Rey, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1988.
- PROUST, Marcel, Sodome et Gomorrhe, édition présentée, établie et annotée par Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1989.
- PROUST, Marcel, La prisonnière, édition présentée, établie et annotée par Pierre-Edmond Robert, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1989.
- PROUST, Marcel, Albertine disparue, édition présentée, établie et annotée par Anne Chevalier, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1990.
Notes de bas de page
- Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard (Folio classique), 1988, p. 224-225.
- Ibid., p. 226.
- Ibid.
- Laurent Jenny, « L’effet Albertine », Poétique, vol. 2, no 142 (2005), p. 207.
- Jacques Dubois, Pour Albertine : Proust et le sens du social, Paris, Seuil (Liber), 1997, p. 33.
- Ibid., p. 34-60.
- Ibid., p. 44.
- À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 354.
- Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard (Folio classique), 1989 p. 60.
- La métaphore animale se prête bien à l’expression de l’altérité d’Albertine : elle sera « un animal qu’on fait rentrer malgré lui dans l’étable » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 394) et une « grosse chatte » (La prisonnière, p. 69), pour n’en nommer que deux. L’apprivoiser sera pour le héros un défi comparable à ceux de « dresser un cheval […], élever des abeilles […] ou cultiver des rosiers » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 445).
- À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 359.
- Ibid.
- Ibid., p. 439.
- Il ne doutait pas, dès le premier jour sur la plage, « qu’Albertine ne fût dévergondée » (Ibid., p. 494).
- Ibid., p. 467.
- Ibid.
- Beth Gale, A World Apart: Female Adolescence in the French Novel, 1870-1930, Lewisburg, Bucknell University Press, 2010, p. 20-22.
- Ibid., p. 34-35.
- Jules Bertaut, La jeune fille dans la littérature française, Paris, Louis Michaud Éditeur, 1910, p. 166.
- Ibid., p. 177.
- Ibid., p. 185.
- Ibid., p. 186.
- Ibid., p. 190.
- Sodome et Gomorrhe, p. 131.
- Ibid., p. 191.
- Ibid., p. 500.
- Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France (Quadrige), 2010, p. 90.
- Marcel Proust, La prisonnière, Paris, Gallimard (Folio classique), 1989, p. 77.
- Isabelle Daunais, « De la vie idéale aux vies possibles », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, mai 2010, p. 23.
- La prisonnière, p. 85.
- Marcel Proust, Albertine disparue, Paris, Gallimard (Folio classique), 1990, p. 71.
- Pour Albertine : Proust et le sens du social, p. 31.