Dans son introduction à son essai La Mémoire saturée, Régine Robin remarque que reviennent souvent les idées de « [m]émoire collective, devoir de mémoire, travail de la mémoire, abus de la mémoire, etc. [et qu’à] la limite, on ne parle plus que de cela, on n’écrit que sur ce sujet.[1] »
La grande question du temps, des temps qui passent, de nos modes de conservation des actions et des événements du passé, collectifs ou individuels, occupe en effet une grande part de nos préoccupations. Dans ce qui semble, par contradiction, l’éternel présent des réseaux sociaux, c’est tout de même une archive de nous-mêmes que nous bâtissons, faite de beaucoup d’oubli, d’insignifiances, mais aussi d’instants d’importance. Archives de nos actes, de nos pensées, de nos préférences, de notre relation à l’actualité, ces profils deviennent en somme nos mémoires, petite histoire dans la grande Histoire, et forment collectivement la mémoire d’une époque, mais une mémoire saturée. Régine Robin écrit à ce sujet :
« Cet excès de mémoire qui nous envahit aujourd’hui pourrait bien n’être qu’une figure de l’oubli. Car le nouvel âge du passé est celui de la saturation.[2] »
Elle précise au sujet de cette saturation qu’elle est causée par « des fantasmes du “tout garder” qui accompagnent notre immersion dans le monde du virtuel. Encombrement général, patrimonialisation de tout, de soi-même, de son corps, de ses organes, de ses objets. Passion de l’archivage et de la conservation.[3] »
Le temps passé, et sa trace mnésique, construction, collection fragmentaire, architectures mentales superposées, sensations imbriquées, occupent le bruit de fond de ce numéro thématique consacré à la mémoire, aux mémoires et aux réminiscences, collectives et individuelles.
La ville semble être une belle métaphore de l’urbanisme de nos souvenirs, où tout s’accumule, où les perspectives changent, où les marques des époques se superposent, se concurrencent, s’effacent. Où le collectif s’intrique au personnel, au privé. Où les ruines disparaissent et l’incertitude plane parfois. Dans Berlin chantiers, Régine Robin toujours utilise cette image de la ville mémoire :
« Berlin est une ville de brumes, aux nuages bas en hiver, une ville propice à la présence de fantômes, de strates mémorielles multiples, une ville à l’imaginaire de ruines, une ville de métro aérien surgissant dans des ciels lourds.[4] »
Elle précise ainsi l’objet de sa quête auquel les articles de ce numéro semblent faire bien souvent écho :
« Ce que je cherche à traquer, c’est la mémoire-répétition […] et les lieux où cette répétition est fissurée par de la vraie réminiscence, dans l’espace urbain en pleine transformation, dans la société civile, dans les représentations culturelles les plus diverses, fissurée par un travail de mémoire qui n’est pas antithétique d’un devoir de mémoire et qui délie l’avenir sans oublier le passé. Je suis passionnément attentive à tout ce qui vient mettre du vide, du blanc, obligeant les clôtures identitaires, nationales et narratives à se retisser autrement, avec des mailles plus larges, plus lâches, tentant par là de rompre avec le maléfice des compulsions de répétition.[5] »
S’inspirant de ces considérations, de ces « strates mémorielles », de ces « répétitions », de ces « blancs » et de ces récits concurrents, opposés ou complémentaires, qui hantent notre mémoire, nous avons choisi, dans le cadre de cette introduction au numéro 14 de Chameaux, une collection d’images commentées, sur le ton de l’essai poétique et la forme du reportage déambulatoire. Sorte de hors-d’œuvre à la série d’articles du numéro, elles signifieront ce thème de la mémoire, des mémoires et de la réminiscence et de son corollaire, l’oubli. Ces images urbaines ou de lieux de mémoire, ces photographies de détails, cernés par la nature silencieuse ou le tourbillon précipité des citadins, évoquent la prégnance du passé dans le présent et les formes qui lui sont données, souvent hors des mots.
Mémoire latente qui irrigue nos vies, nos villes
Qui patiente qu’on la saisisse
Petits signes épars contre surenchère urbaine
La mémoire peuple la ville de plaques, parfois sature l’espace dont les usages sont multiples, et ce, au risque de l’invisibilisation. Place de la Bastille, la circulation automobile, les monuments, le partage des lieux font oublier la strate historique, signifiée par ces petits boutons métalliques au sol, qui tracent en filigrane l’emprise qu’occupait la Bastille avant sa destruction. Impossible d’en suivre la piste complète sans risquer la collision.
Quand la trace s’impose, il faut la franchir, traverser un fantôme
Lorsque je me rends à ma librairie, ou que j’en reviens, je traverse une muraille invisible. Des mots la font surgir continuellement dans le présent. Les époques et les espaces se court-circuitent dans une ligne tracée au sol.
Chapelet de secondes et de siècles
Çà et là s’égrènent des bouts, des lambeaux
De ce que fut à un moment
Un certain présent
À Paris, en parcourant la ville, on tombe régulièrement sur ces morceaux d’espace qui paraissent nous parvenir d’un autre monde, décalé, le passé s’exfiltre de l’oubli par les pores de la ville, il fusionne avec notre temps présent, incruste sa carcasse dans d’autres strates, si bien que le temps semble se télescoper et qu’il m’apparaît, par endroit, comme un seul temps les contenant tous. La mémoire de la ville est celle d’une accumulation dont les débordements sourdent entre deux immeubles, au pied d’un mur, dans une cour intérieure. Comment ne pas être saisi d’une sorte de vertige, lorsque la muraille de Philippe Auguste sert de support à l’art contemporain de la rue et à ses armées de Spaces Invaders ? Le sens de muséification en devient incertain. Comment ne pas céder à la curiosité lorsqu’à la faveur d’une rénovation, d’anciennes affiches, de vieux journaux collés aux murs, de vétustes plans du métro, surgissent de derrière les couches plus récentes qui les masquaient ? Les titres du jour ne sont plus ceux qu’on attendait, les pistes se brouillent. Sous ces instants, des frontières s’abolissent, tout devient anachronique
Corridor aux parois incertaines
Tunnel amnésie les yeux clos
Écho contrasté d’une fête brillante et d’une musique triste
Parfois
Pavé dans la mare
Ville atelier, Berlin se réinvente au milieu de ses souvenirs douloureux, de ses cauchemars, de ses hantises, de son héritage douloureux. En ex-RDA ou à l’Ouest, la ville se repense, intègre et digère sa mémoire. Elle reconfigure, change d’affectation (des bureaux deviennent des logements, des lieux de culte des lieux de mémoire), laisse une trace du passé ou fait place nette à l’oubli, dilue la ville dans une autre ville. Mémoire contradictoire et conflictuelle. Partout, à tout moment, c’est plusieurs villes qui coexistent, qui se superposent comme la mémoire, et lui donnent un sens.
Brûlure à la pupille
Plaies apparentes
Passé furieusement présent
Sans trigger warning la mémoire s’impose à notre quotidien, au détour d’une rue, elle fond brutalement sur nous, et nous rappelle tout le poids des lieux et des événements qui les lient. À une des sorties du parc de la Cité universitaire internationale de Paris, une de ces plaques en embuscade, attends de troubler mon quotidien. Un peu partout en ville, souvent fleuries, elles nous surprennent comme la violence qu’elles évoquent a pu surprendre les victimes qu’elles citent. Les siècles se croisent et se saluent. Rue de la Ferronnerie, à deux pas des Halles, alors que j’allais rejoindre mon RER B, ce n’est plus monsieur Bauduin de Belleval, mais Henri IV. En lisant ces faires-parts de la mémoire, mon sourire des jours ensoleillés se trouble. L’émotion submerge. Ici il s’est passé ça, et moi, banalement, je marche ici. En un même lieu, gravité et insouciance. Le trouble n’est pas mauvais. À Verdun c’est le mur d’une église criblée d’éclats d’obus. La violence figée est telle qu’on peut aisément se figurer l’explosion. Les voitures qui stationnent devant, par contraste, en augmentent l’effet graphique. Le bâtiment porte en lui, imprimé, la marque perpétuelle de la violence et en creux de ceux qui l’ont vécue. Dans la forêt au-delà de Verdun, c’est un petit stationnement, et un espace dégagé entre les arbres. L’église n’est plus, ne reste qu’un panneau explicatif et un vide. Le village entourant cette église n’est plus. Lieu de vie d’une communauté, Cumières-le-Mort-Homme est rayé de la carte des vivants par la guerre. Ici c’est une surprise trouble, doublé du sentiment de perte, qui domine. Ces mémoires marquées à travers l’espace, parfois douloureuses, souvent nécessaires, ne sont pas que de l’ordre du factuel. C’est aussi une invitation individuelle à ne rien tenir pour acquis, aux actes que nous posons, à l’hypothèse de nous ailleurs, en d’autres temps. La route peut se poursuivre, enrichie de réflexions.
Mémoire-cicatrice inextricable
Tache indélébile
Oppression immortelle
Béance
Les lieux de mémoire monumentaux, par leur caractère officiel, commandent visuellement et émotivement un devoir de mémoire. Leurs dimensions, parfois gigantesques, semblent être à la mesure du vide qu’ils signalent. En leur présence, on ne peut leur échapper. Ils sont le centre de gravité d’un drame qui exige notre attention. Sur sa crête, le monument de Vimy est magnétique, au milieu de sa prairie verte, si calme par rapport aux événements qui s’y sont déroulés. Les figures qui le composent, les noms gravés, montrent bien l’ampleur de la souffrance qu’il exprime. Sa verticalité parle le sacrifice te d’héroïsme. Le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin, quant à lui, est hanté d’anonyme, nul nom n’y figure, mais des stèles irrégulières entre lesquels on se perd, comme devant l’ampleur de la Shoah. Au cœur de la ville, inélégant, massivement répétitif, monument de honte et de souvenir du drame, il occupe tous les recoins de la pensée lorsqu’on y déambule.
Murs acérés
Filets
Implacabilités des apories
Insaisissable perceptions
Certains lieux de mémoire sont aussi des lieux livrés comme tels, à peine expliqués, et comme préservés. Ce sont souvent des espaces de mémoire-blessure, souvent à vif. Ou encore des mémoires-témoignages, de ce que furent les événements. Il est aisé de ressentir la cicatrice, l’effet de coupure, lorsque l’on croise la silhouette lugubre de ce qui reste du mur de Berlin, en particulier lorsque le fragment est d’une longueur appréciable et permet de se figurer le traumatisme de cette ville découpée nette. À Robben Island, au large de la ville sud-africaine du Cap, l’horreur concentrationnaire de l’Apartheid prend tout son non-sens. La grisaille des murs, les barbelés sinistres, les cellules et les miradors sont une litanie macabre. Au Fort de Vaux, le paysage porte les stigmates de la guerre : trous d’obus, bouts de tranchées, forteresse souterraine endommagée. L’histoire tragique des lieux s’écrit dans leurs formes même. Régine Robin écrit si bien le sentiment qu’ils portent : « la neige des mémoires blessées, précaires, des passés impensés, insensés, qui nous habitent à notre insu et qui font retour. C’est comme si le passé neigeait sur nous.[6] » C’est la sensation étrange qui m’habitait en traversant fugitivement ces espaces marqués.
Mémoire insignifiante
Feu secret
Réserve de chaleur pour les jours gris
Mythologie intime
Conte asservissant et
Fiction édifiante
Il existe aussi de ces lieux qui nous sont chers ; ils ont fait notre histoire personnelle. Elle a pu croiser la grande Histoire. Je me souviens de ce viaduc, en 2012, ou nous avions écrit à la craie sur les parois de béton : lieu de mémoire personnel, manif historique. Dès que j’y repasse, je revis le moment. Combinaisons pour des mémoires et réminiscence. Tel banc de parc me submerge de souvenirs. Une joie, une peine. Tel sentier ravive d’autres randonnées, avec d’autres gens. Les quais de Paris portent en eux de la petite et de la grande Histoire, formée des trames personnelles et collectives de tant de vie. Le grand roman historique de nos vies.
Mise en forme du souvenir : noir et blanc
Désaturer l’éclat
Feindre le retour
Des souvenirs artifices
Articuler celui du refoulé
Embellir enjoliver l’écrin
Précieuses secondes de bonheur
Une vieille photo, sortie d’un carton. À l’instant remontent des souvenirs incertains, qui n’en sont peut-être pas. La réminiscence, les répétitions décalées, la mémoire dont l’axe a glissé. Nos lectures de ces retours. Une photo monochrome, argentique, avec son grain, et tout de suite le souvenir semble lointain. L’effet est le même pour ces filtres nostalgie, sur les réseaux sociaux et qui d’emblée oriente notre lecture de l’image. La forme de la mémoire a aussi son importance. De quelles façons, selon quels modes s’incarne-t-elle, s’impose-t-elle ?
Ce numéro thématique de Chameaux, « Mémoire, mémoires et réminiscence », invite donc ses lecteurs à se pencher sur tout un monde mnésique. Entre la mémoire-blessure, l’oubli, et la mémoire apaisée[7] existe tout un spectre de possibles et de retours parfois douloureux ou encore souffrants, de refoulés ou de trop-plein de souvenirs et de récits.
Les articles de ce numéro explorent des sujets variés, de la Grande Guerre et de la place des tirailleurs sénégalais au Génocide rwandais en littérature, de Giorgio Vasari et des artistes de la Renaissance italienne à l’oubli chez Beckett. Le numéro est complété par un article hors dossier traitant des enjeux de la technique et du mythe de sa neutralité. Enfin, un second hors dossier spécial contient les actes du Colloque Femmes de lettres 2021.
Bonne lecture à toutes et à tous !
Frédérick Bertrand
Université Laval et Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Camille Beaudet
Université Laval
Artiste visuelle
Natacha Lin, https://www.instagram.com/a_n_a_g_u_m_a/
Bibliographie
BARTHES, Roland, La chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980.
BARTLETT, Frederic Charles, Remembering; a study in experimental and social psychology, Cambridge, The University Press, 1967 (1932).
BERGSON, Henri, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit, édition critique dirigée par Frédéric Worms, Paris, Presses universitaires de France, 2012.
DELISLE, Guy, Chroniques de jeunesse, Montréal, Éditions Pow pow, 2021.
DOUBROVSKY, Serge, La place de la madeleine, Grenoble, UGA Éditions (Archives critiques), 2000.
GIRAUDOUX, Jean, Siegfried et le Limousin, Paris, Grasset, 1945.
HAMELIN, Louis, La constellation du lynx, Montréal, Boréal (Compact), 2012.
KATTAN, Emmanuel, Penser le devoir de mémoire, Paris, Presse universitaires de France, 2002.
MONTAIGNE, Michel de, « De l’institution des enfants, à Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson », dans Essais I, édition d’Emmanuelle Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard (Folio classique), 2014, pp. 312-358.
ROBIN, Régine, La mémoire saturée, Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2003.
ROBIN, Régine, Berlin chantiers, Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2001.
ROY, Gabrielle, La Détresse et l’Enchantement, Montréal, Boréal (Compact), 2014 (1996).
VALÉRY, Paul, Cahiers, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson-Valéry, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2 vol., 2010.
VOLTAIRE, « Aventure de la mémoire », dans Œuvres complètes, Paris, Paris, Garnier frères, vol. XXI, 1879 (1773), p. 479.
WEINRICH, Harald, « La mémoire linguistique de l’Europe », dans Langages (juin 1994), pp. 13-24.
YATES, Frances Amelia, The art of memory, Chicago, University of Chicago Press, 1966.
Notes
[1] Régine ROBIN, La mémoire saturée, Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2003, p. 14.
[2] Ibid., p. 16.
[3] Ibid., p. 17.
[4] Régine ROBIN, Berlin chantiers, Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2001, p. 13.
[5] Ibid., p. 25, 26.
[6] Régine ROBIN, La mémoire saturée, op. cit., p. 20.
[7] Emmanuel KATTAN, Penser le devoir de mémoire, Paris, Presse universitaires de France, 2002, p. 105-120.