Quand les mémoires s’opposent : l’influence de la langue sur les réceptions de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières

Par Gabrielle Degrasse — Mémoire, mémoires et réminiscence

En 1969, les policiers perquisitionnent Nègres blancs d’Amérique à la suite d’une accusation de sédition contre Pierre Vallières. Monthly Review Press édite l’ouvrage en anglais seulement quelques mois après les saisies. Cette traduction entraine une situation curieuse que Jeannette Fournier, une lectrice du Devoir, souligne dans une lettre publiée en 1971 : « Il y aurait des choses permises en anglais — et pas permises en français… Nègres blancs d’Amérique, par exemple[1]. » Nous devrions inverser ce commentaire pour refléter la réalité d’aujourd’hui, puisque ceux qui censuraient l’ouvrage avant le considèrent désormais légitime et inversement. Cet état de fait s’observe, entre autres, grâce au cas de la censure du manuel Journeys through the history of Québec and Canada par les commissions scolaires anglophones du Québec. En effet, choquées d’y trouver le mot « nègre » dans une référence à l’autobiographie de Pierre Vallières, les plus modérées choisissent de le cacher à l’aide d’un autocollant ou d’un feutre noir, tandis que les plus extrémistes préfèrent retirer l’ouvrage du programme. Dans la francophonie, cet exemple de censure est rejeté avec indignation. Bien qu’un renversement s’observe entre 1969 et 2020 quant à l’accueil de Nègres blancs d’Amérique, un fait demeure : l’opposition entre les réceptions des deux principaux groupes linguistiques du Québec. La langue des lecteurs influence-t-elle les réceptions de Nègres blancs d’Amérique ? Mon hypothèse est que le désaccord sur le contenu du manuel d’histoire met en lumière des divergences importantes entre les mémoires collectives québécoises quant au récit colonial. Je propose dans un premier temps de décortiquer le discours social entourant le cas de censure de Journeys through the history of Québec and Canada afin de cerner la posture de chacun, les arguments avancés et leurs présupposés. Nous verrons que les arguments se divisent en deux thèmes, ceux de la mémoire traumatique et de la mémoire historique. Dans un deuxième temps, nous verrons de quelle manière la mémoire des anglophones et des francophones diffère au sujet du récit colonial et comment cela influence leur lecture de Pierre Vallières.

Mise en contexte

Pierre Vallières, alors emprisonné à New York, écrit Nègres blancs d’Amérique en 1968, après avoir assumé le rôle de leader du Fonds de libération du Québec (FLQ), en équipe avec Claude Gagnon, pendant un an. Vallières n’hésite pas à emprunter l’identité « nègre » et à encourager une révolution armée : « Plus vite les nègres que nous sommes s’armeront de courage et de fusils, plus vite notre libération de l’esclavage fera de nous des hommes égaux et fraternels[2]. » L’ouvrage devient rapidement un livre à succès, apparaissant pendant plusieurs semaines au palmarès des meilleures ventes. Son contenu provocateur et mobilisateur fait que Nègres blancs d’Amérique devient rapidement « la bible des felquistes[3] », ce qui contribuera à sa censure en 1969 pour libelle séditieux. Malgré l’interdiction, le livre se vend à l’extérieur des frontières québécoises, au Canada anglais, aux États-Unis, au Mexique, en France, en Italie et en Allemagne de l’Ouest, ce qui en fait, selon Louis Fournier, l’ouvrage révolutionnaire québécois qui a connu la plus importante diffusion mondiale[4]. Pendant que son livre connait un succès retentissant, Vallières purge une peine d’emprisonnement pour le crime d’homicide involontaire, qui aboutit à un acquittement après 44 mois de détention. Selon le juge de la Cour d’appel, la condamnation visait ses écrits et non un crime véritable. Cette épopée juridique a pour effet de teinter sa figure d’auteur de celle du martyr. Ce terme, Pierre Vallières n’hésite pas à l’employer pour expliquer les traitements qu’il subit : « J’en ai assez de devenir un bouc émissaire national et un martyr national chaque fois que quelque chose va mal au Québec[5] », tandis que l’avocat du FLQ, Robert Lemieux, s’insurge du fait que « [c]e n’est plus un ministère de la Justice que nous avons au Québec, mais un ministère politique qui utilise la loi pour tenter de faire taire toute opposition et protestation à sa façon de gouverner[6]. » Ce sentiment de persécution amène Jacques Larue-Langlois, président du comité d’aide au groupe Vallières-Gagnon, à comparer ce jugement à celui ayant mené Louis Riel à la pendaison[7].

La polémique récente éclate en octobre 2020, lorsque John Commins, un professeur d’histoire à la Commission scolaire English-Montréal s’indigne de lire le mot « nègre » dans un manuel. Il photographie la page en question et l’envoie à son collègue, Robert Green. Bien que la commission scolaire de ce dernier n’utilise pas cet ouvrage, il partage l’avis de son collègue : le mot ne devrait pas y apparaitre en toutes lettres, sans mise en contexte. Publié aux Éditions CEC, la traduction du livre Parcours du Québec et du Canada s’intitule Journeys through the history of Quebec and Canada. Le contenu couvre les années 1840 à aujourd’hui et s’adresse aux élèves de quatrième secondaire. Trois occurrences du mot honni se trouvent dans le titre, cité deux fois en anglais et une fois en français, au cœur d’une section qui a trait au FLQ. Informées de la situation, les commissions scolaires réagissent chacune à leur manière. Certaines impriment des autocollants pour cacher le mot et ajouter des explications. D’autres retirent complètement le livre du programme de quatrième secondaire[8]. La Commission scolaire Eastern Shores distribue des feutres aux élèves pour qu’ils noircissent eux-mêmes le terme offensant. Central Quebec prévoit de tenir une discussion pour expliquer les raisons pour lesquelles le mot blesse et suggérera à l’éditeur de changer le passage choquant.

Photo soumise par Robert Green au journal CBC, https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/n-word-montreal-high-school-history-textbook-1.5778980

 

            La censure de Journeys through the history of Québec and Canada s’inscrit dans un contexte où la sensibilité au mot « nègre » se révèle grandissante. L’expression « N-word » le remplace depuis un certain moment aux États-Unis, et cette pratique semble se répandre de plus en plus au Canada anglais. Au Québec, l’expression « mot en n », calquée de l’anglais, gagne en popularité depuis quelques années. Le premier changement a lieu en 2015, lorsque onze toponymes de la province ont été modifiés pour retrancher l’insulte[9]. Il faut attendre l’année 2019 pour qu’une première vague de critiques déferle sur Catherine Russell, enseignante à l’Université Concordia, après qu’elle eut prononcé le titre de l’autobiographie de Pierre Vallières dans un cours de cinéma. Neuf mois plus tard, après le meurtre de George Floyd, les étudiants réagissent et demandent à l’université de lui retirer son cours[10]. Une polémique semblable frappe Wendy Mesley, présentatrice réputée à CBC, durant l’été 2020, parce qu’elle a cité Vallières dans une réunion qui avait pour but de préparer une émission spéciale sur la loi 21. Suspendue, elle a dû assister à une formation de sensibilisation avant de voir son émission annulée[11]. À l’automne 2020, un auditeur dépose une plainte pour des raisons similaires, à l’Ombusdman de Radio-Canada, contre Simon Jodoin, chroniqueur à l’émission Le 15-18. L’Ombusdman tranche en faveur du chroniqueur en avançant que l’exactitude constitue une responsabilité des journalistes. Ainsi, la censure du manuel d’histoire ne surprend pas, puisqu’elle s’inscrit dans une succession de remises en question quant à l’utilisation du mot « nègre ».

Ces évènements montrent bien l’opposition entre les principaux groupes linguistiques du Québec. Les deux parties du même organe médiatique se positionnent différemment vis-à-vis de la censure : CBC la choisit, Radio-Canada la refuse. La même tendance frappe les milieux académiques du Québec ; l’Université Concordia et, plus récemment, l’Université d’Ottawa, connaissent la censure, alors que les critiques épargnent les universités francophones, qui prennent même position en faveur de la liberté académique, comme l’Université Laval en 2021[12].

Il faut noter que la couleur de la peau ne semble pas déterminante dans le choix de la posture endossée vis-à-vis la censure du mot « nègre ». C’est un homme blanc, Robert Green, qui critique le premier publiquement le manuel d’histoire, tandis que Dany Laferrière pense que « le mot “nègre”, il va dans n’importe quelle bouche[13] ». La caractéristique qui rassemble (et oppose) ces personnes est leur langue.

La mémoire traumatique

Une partie importante des arguments avancés pour justifier la censure relève de l’idée d’une mémoire traumatique à risque d’être réactivée à la lecture du mot « nègre ». Ce terme apparait comme un stimulus susceptible de ramener à la mémoire des souvenirs encore chargés de leur souffrance originelle. Marlene Jennings, administratrice de la tutelle de la Commission scolaire English-Montréal, rend bien compte de cette souffrance : « When I hear or see that word, I am filled with such pain because I know what my ancestors lived through as slaves […] [a]nd I know what my Black relatives went through in United States and I know what I and my siblings have lived through as Black English-speaking Quebecers[14]. » L’utilisation des mots « ancestors », « relatives » et « siblings » souligne que la douleur ressentie n’est pas seulement le fruit d’une trajectoire individuelle, mais d’un vécu collectif. Jennings présente la communauté noire comme une grande famille, dont les membres souffrent par solidarité les uns pour les autres, que les blessures prennent leur source dans une époque passée, teintée par l’esclavage, ou actuelle, où le racisme sévit encore. Tiffany Callender, directrice de l’Association de la communauté noire de Côte-des-Neiges, va encore plus loin : « Do whatever you need to do, but make sure you do not traumatize the Black students and the Black teachers who have to use this tool[15]. »

Ces témoignages nous amènent à nous demander s’il vaudrait mieux adapter le cursus scolaire aux sensibilités des étudiants (et des professeurs), au point d’en supprimer les occurrences du mot « nègre ». À ce sujet, Pierre Hébert souligne que la censure de manuels scolaires a la particularité de contraindre à la lecture, et non de l’interdire[16]. Peut-on forcer un élève à lire Nègres blancs d’Amérique s’il ne correspond pas à ses valeurs? Du côté francophone, plusieurs répondent : « oui ». Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation, « croi[t] qu’il faut nommer les choses poliment, mais qu’il faut pouvoir les nommer pour faire connaitre aux élèves tous les moments de l’histoire, même ceux dont nous pourrions ne pas être fiers[17]. » L’Assemblée nationale a voté une motion à l’unanimité pour affirmer l’importance de la liberté d’expression en milieu académique[18] à la suite du débat entourant le livre. Du côté anglophone, cependant, la souffrance ressentie à la lecture du mot « nègre » entraine deux attentes : une mise en contexte et une censure. La mise en contexte devrait, dans un premier temps, expliquer pour quelles raisons utiliser ce terme constitue une faute et, dans un deuxième temps, inclure le point de vue de la population afro-américaine[19]. La censure s’avère partielle lorsque certains professeurs proposent de remplacer le terme par des étoiles en affirmant qu’on peut enseigner l’œuvre sans l’épeler en entier[20]. La censure se révèle complète lorsque les commissions scolaires demandent à ce que les maisons d’édition suppriment les passages de Nègres blancs d’Amérique.

Si l’interdit qui frappe Pierre Vallières se présente dans la plupart des cas comme une conséquence collatérale de la censure du mot, certaines personnes, comme Noel Burke, président de la Commission scolaire anglophone CSLBP, pense qu’il demeure souhaitable de ne plus enseigner cet auteur du tout :

On peut aller au-delà du mot en n, qui est le titre, et s’attarder à la comparaison que fait Pierre Vallières entre les Québécois francophones à l’époque de la Révolution tranquille et l’oppression des Afro-Américains dans le contexte du mouvement pour les droits civiques dans les années 1960, qui ignore complètement des centaines d’années d’histoire et d’esclavagisme qui ont probablement encore un effet sur la communauté noire. On pourrait dire que la comparaison et le déni de l’histoire faits à la communauté noire [sont] encore plus racistes que l’utilisation du mot en n[21].

David Austin reproche aussi à Vallières d’avoir éclipsé l’histoire des Noirs en s’appropriant l’identité « nègre », de sorte que les Noirs du Québec auraient pu lui demander : « Si t’es un Nègre, j’suis quoi moi[22] ? » Dans le cas du manuel, l’idée que l’œuvre de Vallières est raciste en justifie la censure, puisque sa seule lecture constituerait une microagression.

Bien que la thèse de Vallières peut être jugée excessive — l’historienne Fernande Roy la qualifie d’« idéologie aveugle[23] » —, d’autres l’estiment juste. Pierre Fortin, dans une lettre au Devoir, rappelle «[q]u’en 1960, au Québec, le revenu d’emploi moyen des hommes francophones unilingues équivalait à 51 % de celui des hommes d’origine britannique unilingues. À la même date, aux États-Unis, le revenu d’emploi moyen des hommes noirs équivalait à 56 % de celui des hommes blancs[24]. » Le sociologue Jean-Philippe Warren, de son côté, relativise la gravité de la comparaison en faisant valoir la popularité de l’expression : « [L]a figure du nègre […] était devenue un tel trope de l’oppression humaine dans les discours contestataires des années 1960 que les groupes les plus divers souhaitaient s’y identifier[25]. » Toutefois, la violence de Nègres blancs d’Amérique n’est pas la seule raison avancée pour justifier la censure des manuels scolaires.

Mémoire historique

Si les arguments relatifs à la mémoire traumatique découlent du fait que le problème est abordé du point de vue de la sensibilité du lectorat, ceux qui touchent la mémoire historique concernent un problème historiographique. Les censeurs estiment l’ouvrage ethnocentrique parce qu’il exclut les histoires des minorités. Le professeur Green explique qu’il constitue « un projet idéologique qui avait pour objectif de se concentrer uniquement sur la nation québécoise et qui, ce faisant, envoie le message à tous les autres habitants du Québec qu’ils n’ont pas leur place dans la société[26]. » Il reproche au manuel d’histoire d’ignorer les contributions positives des Noirs et les violences qu’ils ont vécues[27]. Pour remédier à la situation, il suggère que le ministère de l’Éducation engage des spécialistes du racisme. Cette préoccupation liée au manque de diversité a déjà été soulevée par la Commission scolaire English-Montréal en 2018. Cette dernière a commandé une étude indépendante dont la conclusion est que les ouvrages pédagogiques présentent un contenu inadéquat. Elle suggère de le remplacer par une mouture plus inclusive[28]. Le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a refusé d’apporter des changements : « Of course, history will always be subject to debate. I think it’s normal to not have unanimity on that matter[29] ». Il semble qu’il n’y ait effectivement pas de consensus entre les anglophones et les francophones en ce qui concerne la représentation des différents groupes sociaux dans l’histoire du Québec. Nous verrons plus loin que cela affecte leur lecture respective de Vallières.

Le reproche adressé au manuel scolaire rappelle curieusement les critiques formulées envers l’œuvre de Vallières, ce qui peut expliquer en partie les raisons pour lesquelles son œuvre est aussi malmenée. Fernande Roy avance que dans les années 60, les intellectuels, dont Pierre Vallières, construisent des représentations dans le but de mobiliser les Québécois et qu’à cause de cette finalité, ces dernières « sont forcément biaisées : le passé (et même le présent), y apparait tordu, rapetissé ou magnifié, noirci ou embelli[30]. » David Austin abonde dans le même sens lorsqu’il qualifie l’histoire racontée par Vallières de « mélange de légendes fabriquées et d’histoires oubliées[31] ». La faute de Vallières réside dans l’exhibition de son ignorance de l’histoire des minorités, dans un ouvrage qui fait exactement la même chose.

Mémoires anglophones, mémoires francophones

Il n’est pas anodin que des anglophones proposent la suppression d’un auteur comme Vallières d’un livre d’histoire étant donné que ce dernier thématise au sein de son autobiographie l’opposition entre colonisateurs et colonisés — non pas celle entre Blancs et Noirs, mais celle entre anglophones et francophones. Ainsi, selon les premiers, le débat soulève des enjeux liés à la question de la race, et selon les deuxièmes, les principaux enjeux relèvent de la langue et de la relation de pouvoir qui s’établit entre les deux principaux groupes linguistiques du Québec. Or, lorsque des commissions scolaires anglophones retirent la mention de Pierre Vallières, elles le suppriment du même coup, symboliquement, de l’histoire. Ce faisant, la présence du mot « nègre » dans le titre de Pierre Vallières réactive des tensions entre anglophones et francophones. Elles tiennent en partie du fait que les deux groupes linguistiques ne partagent pas la même compréhension du récit colonial.

Du côté des Québécois de langue anglaise, ce cas de censure nous permet de remarquer que leur mémoire collective est teintée d’une grande conscience de la réalité des Noirs, des Premières Nations et des minorités culturelles, qui ont subi différentes formes de violence telles que la colonisation, l’esclavage et le racisme. Ils se présentent volontiers comme des anticolonialistes, peut-être pour se repentir de leur rôle historique de colonisateur — ou pour l’éclipser. Appartenant eux-mêmes au peuple québécois et ne ressentant pas le sentiment d’oppression, ils oublient que leurs ancêtres ont colonisé les Canadiens français, ce qui les amène à nier une partie de la réalité des francophones. Cela influence leur lecture de Vallières, puisque sa thèse selon laquelle les Anglais ont opprimé les Canadiens français est jugée d’emblée ridicule, voire mensongère, lorsque mise en parallèle avec l’histoire violente des Noirs.

Du côté des Québécois francophones, le rapport à la colonisation est double : d’abord colonisateurs des Premières Nations, ils se trouvent colonisés par les Anglais. La place occupée par les minorités reste presque inexistante dans la mémoire collective des francophones parce qu’ils se concentrent sur leur propre rôle minoritaire au Canada. L’ignorance de la réalité des personnes de couleur se retrouve dans l’œuvre de Vallières, dans laquelle il tient pour acquis que les Canadiens français sont blancs et que le racisme est circonscrit aux États-Unis, ce qui l’amène à affirmer « qu’il n’y a pas, au Québec, de problème noir[32] ». Si nous savons l’importance de reconnaitre qu’il y a une histoire de l’esclavage au Québec, ne serait-il pas tout aussi essentiel d’admettre qu’il existe également une histoire de colonisation entre les francophones et les anglophones ? Pour la majorité linguistique du Québec, Vallières reste une figure majeure, justement parce qu’il a mis en récit la colonisation des Canadiens français et ses conséquences sur le peuple québécois — récit qui résonne encore aujourd’hui chez bon nombre d’indépendantistes qui ont conscience que leur passé ne peut se comparer à celui des communautés noires, mais tiennent tout de même à le conserver dans leur histoire collective. Marcel Chaput rendait très bien compte de ce besoin lorsqu’il avançait : « Nous sommes la minorité la mieux traitée du monde. Mais là n’est pas la question. Nous ne voulons plus être une minorité[33]. »

La difficulté de choisir le contenu d’un manuel scolaire vient sans doute du fait qu’il s’adresse à un jeune public dont le regard critique s’avère encore limité, de sorte que les idées véhiculées ont de fortes chances d’être reçues comme des vérités. Les deux groupes linguistiques du Québec ont chacun une vision inflexible de leur réalité historique. Les différences de croyance, loin de les encourager à reconsidérer leur stabilité, les incitent plutôt à batailler pour établir leur autorité en la matière. Les divergences de points de vue rendent pertinente l’affirmation de Stanley Fish selon laquelle tout le monde « is so enmeshed in time and circumstance that only circumstantial and timely truths will be experienced as perspicuous[34]. » Relativiser les certitudes ouvre la porte à des compromis qui ne se situent pas nécessairement du côté de la rationalité. N’est-il pas possible d’imaginer un outil pédagogique qui accepterait les contradictions en incluant les histoires des minorités, sans pour autant effacer celle de la majorité ? Le caractère composite d’un tel ouvrage aurait l’avantage d’ébranler l’espoir impossible d’une histoire unique.

Gabrielle Degrasse

Biobibliographie

Gabrielle Degrasse est étudiante à la maîtrise en études littéraires à l’Université Laval. Son mémoire porte sur l’évolution de la censure au Québec dans les dernières décennies, qu’elle aborde via l’analyse du discours social entourant les censures de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières.

Bibliographie

Corpus primaire

Vallières, Pierre, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Typo (Essai), 1994.

Articles scientifiques et livres

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Lamonde, Yvan, La modernité au Québec, Montréal, Fides, 2016.

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Notes

[1] Jeannette Fournier, « Défendu ici, permis en Ontario, pourquoi? », Le Devoir, vol. 62, no 80 (8 avril 1971), p. 4.

[2] Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Typo (Essai), 1994, p. 441.

[3] Sophie Vincent, « L’apprentissage de la liberté : mutations de la censure au Québec, de l’abolition de l’Index aux lendemains de la Crise d’Octobre (1966-1971) », mémoire de maîtrise, Sherbrook, Université de Sherbrook, 2002, p. 60.

[4] Louis Fournier, FLQ : histoire d’un mouvement clandestin, Montréal, VLB éditeur, 2020, p. 112.

[5] S.a., « J’en ai assez de devenir un bouc-émissaire national (Vallières) », Le Soleil, vol. 14, no 42 (16 avril 1971), p. 12.

[6] Benoit Routhier, « Un procès qui démontre l’arbitraire des charges de sédition », Le Soleil, vol. 73, no 82 (6 avril 1970), p. 12.

[7] S.a, « Pierre Vallières aurait été condamné pour ses idées politiques, comme Riel », Le Devoir, vol. 69 , n91 (18 avril 1968), p. 3.

[8] CTV News, « English school boards in Montreal pull high-school workbook containing racial slur », dans CTV News, CTV, [en ligne]. https://montreal.ctvnews.ca/english-school-boards-in-montreal-pull-high-school-workbook-containing-racial-slur-1.5166454?cache=ohatwurlcrurule%3FclipId%3D104062 [Site consulté le 25 octobre 2021].

[9] Agence France-Presse, « Le mot “nègre” sera retiré des noms de lieux du Québec », dans Société, Le Devoir, [en ligne]. https://www.ledevoir.com/societe/451115/quebec-le-mot-negre-sera-retire-des-noms-de-lieux [Site consulté le 3 novembre 2021].

[10] Isabelle Hachey, « Mot tabous », dans Chronique, La Presse, [en ligne]. https://www.lapresse.ca/

Actualites/2020-08-15/mots-tabous.php [Site consulté le 3 novembre 2021].

[11] Agence QMI, « “Nègres blancs d’Amérique” : la journaliste de la CBC perd son émission », dans Actualité, Journal de Montréal, [en ligne]. https://www.journaldemontreal.com/2020/09/23/negres-blancs-damerique-la-journaliste-de-la-cbc-perd-son-emission [Site consulté le 3 novembre 2021].

[12] Antoine Trussart, « Un énoncé pour protéger la liberté d’expression », dans Actualité, La Presse, [en ligne]. https://www.lapresse.ca/actualites/education/2021-03-03/universite-laval/un-enonce-pour-proteger-la-liberte-d-expression.php [Site consulté le 3 novembre 2021].

[13] Steve E. Fortin, « Le mot “nègre”, il va dans n’importe quelle bouche », dans Blogues, Journal de Québec, [en ligne]. https://www.journaldequebec.com/2020/10/18/le-mot-negre-il-va-dans-nimporte-quelle-bouche [Site consulté le 6 novembre 2021].

[14] CBC News, « EMSB’s Marlene Jennings delivers powerful message against textbook with N-word », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/emsb-trustee-powerful-statement-textbook-n-word-1.5782650 [Site consulté le 25 octobre 2021].

[15] CBC News, « Teachers and community leaders demand action from school boards over textbook’s use of N-word », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/teachers-want-action-against-n-word-textbook-1.5781094 [Site consulté le 1er octobre 2021].

[16] Pierre Hébert, « Manuel scolaire », dans Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry [dir.], Dictionnaire de la censure au Québec : littérature et cinéma, Fides, 2006, p. 442.

[17] Marco Fortier, « Roberge dénonce la censure à l’école », dans Éducation, Le Devoir, [en ligne]. https://www.ledevoir.com/societe/education/588816/un-manuel-d-histoire-banni-a-cause-du-mot-en-n [Site consulté le 25 octobre 2021].

[18] CBC News, « Quebec National Assembly politicians vote to “reaffirm” academic freedom after N-word controversy », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/national-assembly-motion-academic-freedom-n-word-1.5788335 [Site consulté le 6 novembre 2021].

[19] CBC News, « Teachers and community leaders demand action from school boards over textbook’s use of N-word », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/teachers-want-action-against-n-word-textbook-1.5781094 [Site consulté le 25 octobre 2021].

[20] Ibid.

[21] Marco Fortier, « Roberge dénonce la censure à l’école », dans Éducation, Le Devoir, [en ligne]. https://www.ledevoir.com/societe/education/588816/un-manuel-d-histoire-banni-a-cause-du-mot-en-n [Site consulté le 25 octobre 2021].

[22] David Austin, Nègres noirs, nègres blancs : race, sexe et politique dans les années 60 à Montréal, Montréal, Lux Éditeur (Mémoire des Amériques), 2015, p. 101.

[23] Fernande Roy, « Nègres blancs d’Amérique? », dans Liberté, vol. 51, no 3 (septembre 2009), p. 36.

[24] Pierre Fortin, « ‘‘ Nègres Blancs ’’, métaphore juste en son temps », dans Lettres, Le Devoir, [en ligne]. https://www.ledevoir.com/opinion/lettres/581946/negres-blancs-metaphore-juste-en-son-temps [Site consulté le 21 octobre 2021], p. 1.

[25] Jean-Philippe Warren, « Le défi d’une histoire objective et inclusive. Fear of a Black Nation : Race, Sex and Security in Sixties Montreal par David Austin », Bulletin d’histoire politique, vol. 23, no 1 (automne 2014), p. 282.

[26] Verity Stevenson, « N-word found in history textbook used by Montreal high schools », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/n-word-montreal-high-school-history-textbook-1.5778980 [Site consulté le 25 octobre 2021].

[27] Émilie Clavel, « Le mot en N dans un manuel scolaire dénoncé par un enseignant montréalais », dans Nouvelles, Huffpost, [en ligne]. https://www.huffpost.com/archive/qc/entry/mot-en-n-manuel-scolaire_qc_5f998e6ec5b6aab57a0e8051?utm_hp_ref=qc-toutes-les-nouvelles [Site consulté le 25 octobre 2021].

[28] Benjamin Shingler, « Quebec high school history books should be taken out of classrooms, independent review says », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/quebec-history-high-school-emsb-1.4926499 [Site consulté le 28 octobre 2021].

[29] Benjamin Shingler, « Quebec has no plans to change history curriculum despite scathing review », dans CBC News, CBC, [en ligne]. https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/quebec-history-jean-francois-roberge-1.4927887 [Site consulté le 28 octobre 2021].

[30] Fernande Roy, « Nègres blancs d’Amérique? », Liberté, vol. 51, no 3 (septembre 2009), p. 35.

[31] David Austin, Nègres noirs, nègres blancs : race, sexe et politique dans les années 60 à Montréal, Montréal, Lux Éditeur (Mémoire des Amériques), 2015, p. 75.

[32] Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Typo (Essai), 1994, p. 61.

[33] Yvan Lamonde, La modernité au Québec, Montréal, Fides, 2016, p. 232.

[34] Stanley Fish, There’s no such thing as free speech, and it’s a good thing, too, New York, Oxford University Press, 1994, p. 8.

Mémoire, mémoires et réminiscence

Revue Chameaux — n° 13 — hiver 2023

Dossier

  1. Présentation du numéro

  2. Comment Giorgio Vasari façonne-t-il le mythe et la mémoire des artistes de la Renaissance italienne au moyen d’outils rhétoriques picturaux et textuels ?

  3. L’histoire revisitée des tirailleurs sénégalais. La mémoire franco-africaine de la Grande Guerre dans le roman français contemporain : le cas de L’Indigène de Jean-Denis Clabaut

  4. Le monument de l’écriture dans l’œuvre d’Alain Nadaud

  5. Quand les mémoires s’opposent : l’influence de la langue sur les réceptions de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières

  6. Mythisation littéraire du génocide rwandais et construction d’un imaginaire de résilience

  7. Quand l’être devient mystère de l’oubli dans les récits de Beckett

Hors-dossier

  1. Sur la soi-disant neutralité de la technique

  2. Colloque Femmes de lettres 2021 – Virginia Woolf : pour un engagement féministe indirect

  3. Colloque Femmes de lettres 2021 – « Et cela me regarde » : l’engagement de l’écriture de Marguerite Duras dans « Sublime, forcément sublime Christine V. »

  4. Colloque Femmes de lettres 2021 – Les légitimités de l’engagement chez Annie Ernaux, des entretiens à Monsieur le Président

  5. Colloque Femmes de lettres 2021 – « Hypersext » : Hypertexte, cyborgs, et poésie postpornographique

  6. Colloque Femmes de lettres 2021 – « The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year» : étude de la réception du film Detroit et du cinéma politique de Kathryn Bigelow