Sur le génocide du Rwanda, un travail colossal de mémoire a été et continue d’être effectué pour appeler l’attention sur les atrocités et les prévenir dans le futur. Le cinéma, les médias, les arts, voire presque tous les domaines de la connaissance et de l’expression humaine ont été mobilisés pour raviver les souvenirs et rendre vivace ce triste épisode de l’histoire de l’humanité. Les travaux de Rémi Koman[1] et d’Hélène Dumas[2] renseignent sur la politique de mémoire mise en œuvre autour de l’internationalisation et du développement de mémoriaux pour lutter contre l’idéologie du génocide. Mais comme l’écrit Pierre Nora, malgré tous ces « topos de mémoire du génocide[3] », « les intentions de mémoire[4] » s’élèvent de partout. La littérature en tant que champ des sciences du sens et de l’imaginaire en a aussi fait la matrice d’œuvres de création qui participent du fonds mémoriel. Une initiative d’écriture[5] a même été portée, qui a vu des écrivains africains s’emparer des faits historiques pour produire des œuvres fictionnelles. Selon Boubacar Boris Diop, dans un contexte où « l’Afrique est informée de ses propres problèmes politiques par les pays du Nord[6] » et que « beaucoup d’Africains francophones n’ont su du génocide rwandais que ce qu’en rapportaient les dépêches de l’Agence France-Presse[7] […] », la littérature produite par des écrivains africains, notamment le récit, sera le relais ouvert de ce pan douloureux de l’histoire africaine. Quel est, dès lors, l’apport des œuvres de création et de l’imagination littéraires dans le travail de mémoire du génocide rwandais ? Pour répondre à cette préoccupation, nous porterons notre regard sur trois écrivains africains francophones[8] dont deux ont participé au séjour d’écriture au Rwanda. L’étude vise à montrer comment la littérature devient lieu de mémoire où les imaginaires sont mis à contribution pour proposer des outils de résilience contre la perte d’humanité. L’herméneutique mythogénétique du génocide rwandais s’intéresse surtout à son « histoire littéraire [qui] n’est plus une sorte de monologue […] mais une sorte de dialogue qui devient une appropriation croissante d’œuvre en œuvre à travers l’histoire d’une réponse à une grande question qui touche tout à la fois l’homme et le monde[9]. » Une lecture mythocritique durandienne permettra de saisir les symboles, schèmes et archétypes développés par les trois récits du corpus autour de l’histoire du génocide rwandais, ainsi que les invariants et variants qui participent de son élévation au mythe afin de l’ancrer dans un imaginaire collectif.
Le génocide rwandais : du récit historique à la constitution des invariants mythémiques
Pour Pierre Brunel[10], est mythe littéraire « tout ce que la littérature a transformé en mythe » par l’effet des diverses réécritures. Ainsi, l’histoire du génocide rwandais, au fil de ses réécritures, entre dans le processus d’élaboration de mythes littéraires nouveau-nés, car cela obéit à la logique de la transmission mythique définie par Jean-Jacques Wunenburger :
Une histoire est mythique, moins d’abord par le contenu sémiotique ou symbolique qui la définit et la singularise, qu’en raison de sa répétition et donc de sa réception par des agents. Le champ du mythe est donc fondamentalement d’ordre pragmatique et herméneutique, c’est-à-dire constitué par les actes mentaux et sociaux de sa récitation, de son écoute et de son assimilation[11].
Parce que le récit du génocide, ancré dans l’histoire du Rwanda et de l’Afrique en général, est reçu sur le mode collectif par des publics variés qui y reconnaissent les représentations emblématiques de leurs désirs, leurs fantasmes et leurs peurs, et qu’il revêt un caractère pluriel et symbolique, se transforme progressivement en mythe. De ce fait, l’on note que c’est d’abord un récit historique qui fait l’objet de réécritures variées qui le constituent d’invariants et de variants. Les invariants du récit du génocide rwandais dans les trois œuvres littéraires choisies s’incarnent dans des traits caractéristiques appelés mythèmes. Ce sont des éléments stables qui conduisent le lecteur ou le critique à reconnaître dans un texte littéraire le mythe[12]. Les invariants mythémiques se distribuent entre les causes du génocide, les atrocités et les manifestations de l’inhumanité, et les retours et recours constants à la nature.
Les causes du génocide et les déterminants du champ politique africain postcolonial
Les trois œuvres romanesques exposent les mêmes causes du génocide rwandais. Elles partent respectivement des origines lointaines qui résident dans l’histoire précoloniale et postcoloniale du Rwanda pour ensuite évoquer les événements déclencheurs immédiats du génocide. Les dates historiques de 1959, 1963 et 1990 semblent hanter les esprits mais aussi le récit de l’histoire du génocide. Ces extraits en témoignent :
Tu leur dis : arrêtez donc vos histoires de haine millénaire, ça a débuté en 1959 ! Tu leur dis tout et ils se contentent de hocher la tête d’un air un peu sceptique[13].
C’est vers 1990 que j’ai vraiment réalisé la division qu’il y avait entre les Hutus, les Tutsis et les Twas […]. Mes parents me parlaient de temps en temps de ce qui s’était passé en 1959, quand le roi était mort et qu’il y avait eu des massacres[14].
Dès 1958, il avait créé une association de militaires Sutus […]. À l’indépendance, les Tsatus affaiblis par la désertion de leur protecteur, les colons effrayés par la montée de la violence et l’apparition d’un nouvel ordre, subirent en 1961 une sorte de coup d’État qualifié de révolution sociale. Cet épisode mit fin à la monarchie Tsatu et à son monopole politique[15].
Rachel Marwana savait que Bunjalaba, comme son président, avait peur. Personne ne voulait revivre les atrocités de la guerre civile des années 60[16].
À partir de cette répétition de la même période, il apparaît que les vraies causes ne sont pas à rechercher dans une haine ancrée dans l’humaine nature que se voueraient les protagonistes et qui se situerait dans un illo tempore des origines, mais plutôt dans des considérations politiciennes dont les limites temporelles se situent autour des périodes décoloniale et postcoloniale (1958-1960 et 1960-1990). L’origine lointaine ainsi mise en évidence par les récits permet d’indexer des invariants liés au champ politique africain et ses manifestations, et au rôle des puissances colonisatrices dans le génocide dont le point culminant fut la période d’avril 1994. Ce champ politique est caractérisé par la manipulation de l’ethnicisme dans la conquête, la gestion et le partage du pouvoir politique, le tout appuyé par les forces étrangères notamment coloniales :
À la fin de notre heure d’entretien, on aura tué au Rwanda, de manière atroce, six cents vieillards et enfants. Et quel était leur crime ? On leur reprochait juste d’être des Tutsis[17].
Un même peuple s’était divisé. Deux frères de sang s’entre-tuaient. Caïn et Abel remis au goût du jour. Son ethnie, les Sutus, avait gagné. La victoire conquise après un carnage sans nom avait un arrière-goût de honte, mais qu’importe ! Ils tenaient dorénavant les rênes du pays. À leur tour de connaître les délices du pouvoir, d’humilier et d’écraser les Tsatus[18].
Si j’avais quelque chose à dire aux enfants à propos de la guerre, je leur ferais comprendre qu’elle vient de la haine et d’une trop grande ambition. […] Surtout il ne faut pas croire les politiciens. Ils ont fait croire à un grand nombre que le génocide était dans leur intérêt. […] Non ce n’était pas une guerre ethnique, parce qu’au plus haut niveau, ils s’entendaient pour piller le pays […]. Quand le pays est pauvre et que la jeunesse est désœuvrée, ils peuvent facilement manipuler les gens en faisant des autres la cause de leurs malheurs[19].
C’est dans cette atmosphère de manipulation politique postcoloniale qu’intervient la cause immédiate du génocide le 6 avril 1994, reprise par les récits : l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana[20] . Dans ce champ politique préchaotique, le rôle trouble et l’absence de solidarité de la communauté internationale sont mis en relief par les écrivains :
Au cours d’une interview, le vice-président de la République helvétique a déclaré : « nous avons nos Kosovars, cela est bien suffisant. L’Afrique, c’est un autre continent, une autre race[21] ».
Au camp Kigali, dix Casques bleus belges ont été tués. La Belgique s’en va. Elle ne veut rien savoir[22].
La situation est si mauvaise à tous points de vue pour leurs hommes que les Français ont jugé plus prudent de voir venir. […] Ils appellent cette affaire opération Turquoise. Il s’agit, paraît-il, de se porter au secours des Tutsis menacés par le génocide […]. C’est une farce sinistre[23].
Je le sais, j’en suis témoin : la France a tout gâché. Elle n’a pas tenu ses promesses. Elle a trahi ce peuple[24].
L’expression des causes du génocide et du rôle des puissances étrangères, notamment coloniales, participe du rétablissement de la vérité historique des faits sur le génocide rwandais par les écrivains, mais contribue à dénoncer le manque d’endogénéité dans la gestion des affaires africaines. Cette propension à regarder l’autre à la fois comme source et solution des problèmes a engendré les pires atrocités que l’humanité a connues.
Les atrocités et les manifestations de la perte d’humanité
Outre les causes reprises par les trois romanciers étudiés, les récits développent l’archétype du chaos. Le génocide rwandais a cette caractéristique d’être l’un des plus violents de l’histoire, par l’ampleur des massacres et le mode opératoire des exécutions sommaires dont les victimes ont été l’objet. La cruauté des actes perpétrés envers les victimes fait l’unanimité dans les récits des écrivains. Les situations de viols, de massacres, d’amputations, d’incendies constituent la grande horreur peinte par les écrivains :
Tu sais comment ils violent les femmes ! Oui, j’avais vu cela. Vingt ou trente types sur un banc. Certains d’un âge responsable. Une femme, parfois une juste frêle gamine, était étendue contre un mur, jambes écartées, totalement inconsciente[25].
Il mit la radio en marche. Les nouvelles étaient alarmantes. Tous les quartiers résidentiels de la ville avaient été pillés, de nombreuses familles massacrées[26].
Mais les tueurs finirent par s’infiltrer. Les maisons, les écoles, les églises se mirent à brûler. Les tueries commencèrent. Tous les Tutsis et ceux qui avaient essayé de les protéger furent massacrés[27].
Les restes humains, crânes, membres, ossements, et les détritus des biens et des habitations forment l’univers apocalyptique du génocide rwandais que les romans exposent dans leur ensemble. Les conséquences du génocide traduisent la perte et l’absence d’humanité des bourreaux. Elles donnent à voir à une humanité anéantie qui apparaît dans l’état de putréfaction dans lequel baignent les univers génocidaires représentés.
À côté de la catastrophe et de la déchéance humaines qui reviennent comme un invariant du génocide dans la littérature africaine francophone, la représentation d’un retour et d’un recours à la nature dans la quête d’une nouvelle humanité est une constante dans les stratégies auctoriales.
Le retour et le recours à la nature ou la quête d’une nouvelle humanité
Face à l’univers de mort généralisée de l’humain qui est la marque du génocide dans le corpus à l’étude, l’environnement naturel est figuré dans toute sa vitalité et est représenté comme refuge des rescapés du génocide. Que ce soient les victimes ou les bourreaux rescapés, tous aspirent à retrouver la vie, une nouvelle humanité. Ils convergent tous vers les collines, les montagnes, où les signes de vie sont palpables :
Tôt le matin sur la route sinueuse de Butare, au loin les collines font l’amour avec le ciel. Et leurs râles silencieux sont autant de nuages suspendus. […] J’essaie de découvrir les visages de ceux que nous croisons. Tout a l’air pacifique. Les collines sont si vertes, si fertiles[28].
Les Tutsis ont commencé à fuir leurs maisons pour se réfugier dans les paroisses de Mubaga et de Kibingo, ainsi qu’à l’hôpital de Mugonero. D’autres ont préféré gagner les montagnes[29].
Dans Le Crépuscule de l’Homme, c’est tout le second chapitre intitulé « La vie dans les collines[30] » qui dénote le recours à la nature environnante comme refuge, comme espace de recréation de la vie : « certaines familles, alertées par la rumeur, eurent le temps de s’enfuir et de se réfugier dans les collines verdoyantes de Bunjalaba[31]. »
La nature, par sa personnification dans l’extrait de L’ombre d’Imana, reprend la vie laissée par les humains pour la leur redonner. L’idée d’accouplement et de fertilité exprimée suggère le trait régénérateur de la nature pour l’humain. C’est l’espace de recouvrement de son humanité perdue. Ainsi, la ruée des victimes et des bourreaux sur les collines traduirait, suivant l’imaginaire durandien, la volonté d’élévation des « miasmes morbides » des contrebas de l’univers rwandais. Le symbolisme ascensionnel[32] qui s’inscrit dans les structures héroïques de l’imaginaire manifeste ce besoin de détachement du mal, du temps de la mort. La convergence vers les refuges naturels (collines, montagnes, grottes, forêt) n’est pas fortuite en tant qu’invariant dans les récits. Ceux-ci développent, dès lors, un archétype maternel dans la nature qui fera naître une humanité nouvelle, et celui de l’éternel retour (retour aux origines ici) qui incite les humains à se redécouvrir, à renaître.
Tout en écrivant sur l’horreur et les atrocités humaines, les écrivains africains francophones entreprennent une démarche écocritique qui vise à amener l’humain à réintégrer les bonnes relations de son écosystème (relations interhumaines et relation avec le non-humain).
Les trois récits relatent des faits propres à l’histoire du Rwanda et de l’Afrique, et la cruelle réalité du génocide des Tutsis en 1994. Dans ce devoir de mémoire et de vérité, les écrivains inscrivent dans les marges du récit historique leurs visions personnelles. De l’aveu de Boubacar Boris Diop, la fonction littéraire de rétablissement des faits a été mise en doute par certains rescapés du génocide rencontrés lors de la résidence d’écriture au Rwanda[33]. Mais avec l’œuvre de création littéraire, les écrivains ont eu cette latitude, en faisant un travail de mémoire, d’élaborer un imaginaire qui dépasse l’exposition factuelle de l’horreur et de proposer une vision résiliente pour l’avenir.
Ainsi s’observe une dichotomie figurative et des tensions oppositives caractéristiques du discours mythologique. Leur travail de création et de recréation sur l’histoire du génocide s’observe par conséquent dans les flexibilités qu’ils adoptent à partir des variants de leurs récits.
Des variants auctoriaux à la formulation d’une imagination collective
Dans le processus mythogénétique, le travail de l’écrivain consiste en partie à retenir des éléments stables, c’est-à-dire des mythèmes qui voyagent d’espace en espace, d’écrivain à écrivain, qui permettent de reconnaître ce mythe particulier. Mais chaque écrivain peut faire de la recréation à partir de l’objet mythique selon son intention de communiquer.
Variations sur le récit et imaginations individuelles sur le génocide rwandais
Pour écrire sur le sujet du génocide, les trois écrivains adoptent des modes de relation des faits et des événements différents. Boubacar Boris Diop revendique le recours à l’imagination dans la mesure où pour lui
l’imaginaire est d’autant plus autorisé à rendre compte d’un tel génocide que l’histoire récente du Rwanda résulte dans une large mesure d’un conflit entre fiction et réalité. Tout y est parti des fantasmes d’une certaine ethnologie coloniale qui a inventé, avec une déconcertante légèreté scientifique, une histoire non africaine à un pays africain[34].
Véronique Tadjo opte pour le témoignage et la fiction en effectuant une recréation des faits. Elle donne la parole aux victimes et livre ses observations à travers un récit de voyage aux allures de reportage journalistique dans le Rwanda post-génocide. Ces deux écrivains ont certainement fait le pari du témoignage pour ne pas trahir la parole des rescapés qui ont bien voulu s’ouvrir à eux, mais aussi pour restituer la réalité des faits et du macabre. Quant à Flore Hazoumé, elle opte pour la fiction avec comme matrice de création le fonds mythologique. Elle ancre, en effet, le récit sur le génocide dans une double articulation des imaginaires eschatologique et cosmogonique[35].
Malgré la diversité des codes d’écriture qui répondent à la vision individuelle et esthétique des écrivains, ceux-ci œuvrent pour l’établissement d’une vérité à l’échelle collective.
De la vision individuelle sur le génocide au véhicule d’un message global
Du réalisme romanesque (avec les pans d’histoire) à la fiction (manifestation de l’imagination), les écrivains portent le témoignage sur le génocide dans l’imaginaire collectif. Dans le style journalistique de l’enquête et des témoignages, Boubacar Boris Diop et Véronique Tadjo présentent les faits, la réalité de l’horreur ainsi que les artefacts mémoriels (ossements, cimetière, mémoriaux, tombes, etc.) pour choquer les consciences. Flore Hazoumé, pour sa part, vise la reconstitution mentale du scénario et des événements du génocide par le lecteur, processus qui contribue à son ancrage dans l’imaginaire. Tous les trois, en mettant en scène des personnages divers, parfois anonymes, victimes et bourreaux, et des espaces éclatés du génocide (l’univers rwandais réel comme imaginaire), ouvrent le phénomène génocidaire à tous les espaces possibles et l’inscrivent au cœur de l’humanité tout entière.
Ainsi, c’est par le degré de fiction imaginative que se construit l’imaginaire de la résilience qui fait passer de la mort à la vie chez ces trois écrivains. En ce sens, le témoignage individuel, en tant que modalité de représentation de la mémoire du génocide dans leurs écrits, devient signe de vie par la voix retrouvée de tous, victimes et bourreaux. Dès lors, l’écriture littéraire, œuvre de création individuelle, en permettant aux uns et aux autres de se libérer du poids de souvenirs douloureux et d’exprimer aussi leurs espoirs, dresse les voies d’un discernement entre le bien et le mal pour l’imaginaire collectif.
Au demeurant, au fil des réécritures, le génocide rwandais entre dans une dimension mythique. Il s’agit d’abord d’un sujet problématique qui n’en finit pas d’être débattu, comme les procès et les crises diplomatiques entre le Rwanda et la France sur la question l’attestent. Ensuite, le génocide rwandais a acquis par ses variations la force d’un appel, pour répondre aux angoisses, aux peurs et aux fantasmes liés aux problématiques touchant l’humanité. Les articulations littéraires du génocide rwandais lui confèrent donc le statut à la fois de « symptôme et de solution du malaise dans la civilisation[36] ». Les œuvres étudiées oscillent, ainsi, entre récit de chaos et imaginaire de résilience.
Du récit du chaos à l’imaginaire de la résilience
Selon Paul Touré, « les théoriciens de la résilience sont unanimes sur ce point : un individu est résilient si, victime d’une situation d’horreur, il parvient à résister à ce traumatisme sans nécessairement l’oblitérer[37]. » Dans le corpus à l’étude, elle se fonde sur la convocation d’une mémoire primordiale incarnée dans les imaginaires mythologiques divers. La production littéraire sur le génocide prétend proposer les ressorts nécessaires à l’imaginaire pour favoriser une renaissance, un regain d’humanité après la descente aux enfers.
De la descente à la remontée : la nature comme paravent à l’inhumanité
Les récits manifestent deux schèmes contraires, mais qui sont unis par une logique de continuité au regard des imaginaires eschatologique et cosmogonique dans lesquels ils s’insèrent. Le premier schème développé est celui de la descente dans l’ordre du chaos, de la destruction et de la déchéance humaine. À ce schème s’adjoint le symbolisme thériomorphe et l’archétype de la nuit qui structurent les épisodes du drame du génocide. Dans les œuvres, la perte d’humanité coïncide, en effet, avec des références aux animaux :
Est-ce que là, juste à l’entrée du café des Grands Lacs, il y avait des cadavres que venaient dévorer les chiens et les charognards ? Seule la ville elle-même aurait pu répondre à ces questions qu’il ne pouvait encore poser à personne[38].
Pendant plusieurs nuits, moi je n’entendais que les aboiements des chiens[39].
Il resta debout, immobile, un instant, les yeux fermés. Les aboiements de la meute au-dehors semblèrent s’apaiser. […] Et ils s’éloignèrent comme ils étaient venus, avec fracas. Leurs pas résonnèrent dans la nuit comme les sabots d’un troupeau déchaîné[40].
Pendant les cent jours d’orgie de sang, de cris et de fureur – chairs éclatées et odeur de viande boucanée –, les chiens s’étaient nourris des corps de leurs maîtres[41].
Le récit présente « le visage du temps de la mort », pour reprendre l’expression de Gilbert Durand, qui est aussi celui de la chute au regard du symbolisme nyctomorphe[42] de la nuit ténébreuse et dévorante qui caractérise l’univers représenté. L’humanité y est en chute libre, descendant dans la terre (les cadavres en putréfaction dans les rues de Bunjalaba chez Flore Hazoumé et Boubacar Boris Diop, et ceux portés en sépulture chez Véronique Tadjo). Comme l’écrit Gilbert Durand,
[f]ace aux visages du temps, une autre attitude imaginative se dessine donc, consistant à capter les forces vitales du devenir, à exorciser les idoles meurtrières de Kronos, à les transmuer en talismans bénéfiques, enfin à incorporer à l’inéluctable mouvance du temps les rassurantes figures de constantes, de cycles qui au sein même du devenir semblent accomplir un dessein éternel[43].
Chez les trois écrivains, cette inversion du cours du chaos s’observe dans les manifestations d’une nature fortifiante, cadre du cheminement dans la remontée des « cendres », d’une élévation après la descente où l’humain a touché le fond. Les collines et les montagnes sont les symboles ascensionnels qui traduisent cette élévation vers un regain d’humanité, de vie :
Cela ressemblait à une cité préhistorique. Les gens vivaient dans des grottes, d’autres à la belle étoile. Une sorte de convivialité sauvage s’était instaurée […]. La vie ainsi ressemblait à une sorte d’Éden, tout y était paisible[44].
Kigali est en paix, Kigali est calme. La nuit tombe. Elle est douce. Des points décorent les collines comme des bougies sur un arbre de Noël[45].
C’est donc dans la nature que se dessinent les traces de la nouvelle humanité après la mort considérée comme un passage. Cette représentation romanesque correspond au schéma en « U » tiré de l’imaginaire biblique où, après sa chute, l’homme acquiert la promesse d’une nouvelle naissance. Globalement, les récits analysés sont caractérisés par la dialectique mort-vie dans une dynamique cyclique : « il faut apprendre à désacraliser la mort, à la considérer comme une étape ordinaire de notre vie[46] […] » ; « les morts renaîtront dans chaque parcelle de vie aussi petite qu’elle soit, dans chaque parole, chaque regard, chaque geste aussi simple qu’il soit[47]. » Le récit du génocide devient lieu de l’imaginaire de la vie contre la mort.
Le récit du génocide : un imaginaire de la vie contre la mort
En configurant le passage de la mort à la vie avec la nature comme lieu transitoire, ces écrivains africains francophones la constituent en un espace de conversation avec la vie retrouvée dans les relations interhumaines apaisées et harmonieuses. L’écriture de la mémoire favorise, de ce fait, le deuil et, pour reprendre les propos de Boubacar Boris Diop, permet de renouer avec la vie. Ce travail de mémoire ne vise pas simplement à réveiller les blessures, mais plutôt à les guérir. Une fonction de la littérature dont parle Antoine Compagnon est ainsi remplie par le produit des imaginations des écrivains. L’imaginaire de la résilience réside dans la vie qui résiste à la mort. Que ce soient les victimes ou les bourreaux, tous aspirent à la vie, comme le montrent leurs témoignages et leur convergence vers les collines, hors de portée de l’espace de mort urbain. Les témoignages de vies belles, d’amour, d’amitié, d’unité, d’identité commune et l’euphémisation de la mort dans le récit par le symbolisme cyclique mort-renaissance sont la traduction de cette envie de vivre ou de revivre dans les récits proposés par le corpus :
De toute façon, la mort n’est pas plus forte que la vie. La vie finit par reprendre le dessus[48].
L’espoir reviendrait, la vie reprendrait bientôt ses droits. En voyant cette mère allaiter avec tant de bonheur son enfant, Édith repensa au Bunjalaba d’avant : Bunjalaba mère-protectrice[49] […].
Il lui expliqua qu’il n’y avait jamais eu d’ethnies au Rwanda et que rien ne séparait les Hutus, les Tutsis et les Twas […]. Nous avons la même langue, le même Dieu, Imana, les mêmes croyances. Rien ne nous sépare[50].
En définitive, en faisant passer le récit d’un univers sans humanité (cadavres humains, prégnance de l’animalité, désagrégation des corps dans une temporalité crépusculaire) à un monde qui reprend vie (manifestation de l’amour, des retrouvailles amicales et interethniques, nature illuminée, présence remarquée des gorilles), la stratégie auctoriale a été de poser l’imaginaire de la résilience en tant que profond attachement à la « conscience de soi et des autres[51] ».
Conclusion
Face à l’indicible et au devoir de mémoire, la voi(e)x de la littérature a permis de sonder l’univers du génocide rwandais et de donner la parole aux victimes et aux bourreaux pour raconter la mort, mais surtout, dire la vie. Les récits proposés par les trois écrivains africains francophones contribuent à conférer au génocide rwandais le statut de mythe littéraire. La mythisation du génocide lui donne ainsi toute la force de faire appel à la conscience collective sur l’épisode d’une inhumanité. En imprégnant l’imaginaire collectif par un travail d’imagination, les écrivains apportent une nouvelle lumière à l’Histoire et contribuent à une pédagogie du vivre ensemble et du retour à l’humanité originelle. La peinture d’un imaginaire contraire à la mort, ancré dans la nature rédemptrice (avec les schèmes et symboles ascensionnels qui s’opposent à la chute), fait de cette écriture portant sur le génocide rwandais une écriture d’appel à la mémoire collective sur le besoin de recréation d’humanités nouvelles.
Émile Amouzou
Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan Cocody
Biobibliographie
Émile Amouzou est Docteur en Littérature Générale et Comparée de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody. Enseignant-chercheur dans ladite université depuis février 2018, il s’intéresse aux rapports entre la littérature et les sciences humaines. Ses travaux actuels (une dizaine d’articles) portent essentiellement sur le mythe en littérature, l’identité et l’altérité, la sémiotique, l’écocritique et l’écopoétique. Il est par ailleurs diplômé en Communication Politique et des Organisations et a copublié un livre en 2017 à Publibook, intitulé Réseaux locaux de communication et participation communautaire dans les Collectivités territoriales en Côte d’Ivoire.
Bibliographie
Brunel, Pierre [dir.], Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Édition du Rocher, 1988.
Compagnon, Antoine, La littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France – Fayard, 2007.
Dartiguepeyrou, Carine [dir.], Les voies de la résilience, Paris, L’Harmattan, 2012.
Diop, Boubacar Boris, « Génocide et devoir d’imaginaire », dans Revue d’Histoire de la Shoah, no 190 (2009 / 1), p. 365 à 381.
Diop, Boubacar Boris, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000.
Durand, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, 11e édition, Paris, DUNOD, 1992.
Hazoumé, Flore, Le Crépuscule de l’Homme, Abidjan, CEDA, 2002.
Jauss, Hans Robert, Pour une herméneutique du texte littéraire, traduit de l’allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1988.
Koman, Rémi, « La politique de mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda : enjeux et évolution », dans Droit et Cultures, vol. LXVI, n° 2 (2013), [en ligne]. https://journals.openedition.org/droitcultures/3162?lang=en (Site consulté le 10 octobre 2021).
Dumas, Hélène et Rémi Koman, « Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda : mémoriaux et lieux de mémoire », dans Afrique contemporaine, no 228 (2011 / 2), p. 11-27.
Nora, Pierre [éd.], Les lieux de mémoire, 3 tomes, Paris, Gallimard, (« Quarto »), 1997.
Tadjo, Véronique, L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Paris, Actes Sud, 2000.
Touré, Paul, « La résilience dans l’imaginaire de guerre de Tierno Monénembo », dans Damien Bédé, [dir.], Tierno Monénembo, un écrivain pluriel, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 87-102.
Wunenburger, Jean-Jacques [dir.], Art, mythe et création, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 1998.
Notes
[1] Rémi Koman, « La politique de mémoire du génocide des tutsis au Rwanda : enjeux et évolution » dans Droit et Cultures, vol. LXVI, n° 2 (2013), [en ligne]. https://journals.openedition.org/droitcultures/3162?lang=en (Site consulté le 10 octobre 2021).
[2] Hélène Dumas et Rémi Koman, « Espaces de la mémoire du génocide des tutsis au Rwanda : mémoriaux et lieux de mémoire » dans Afrique contemporaine, n° 228 (2011 / 2), p. 11-27.
[3] Pierre Nora (éd.), Les lieux de mémoire, 3 tomes, Paris, Gallimard, (« Quarto »), 1997, p. 38. Les « topos » de mémoire s’entendent ici comme les lieux où s’inscrivent dans la matérialité les souvenirs du génocide. Pierre Nora évoque, à cet effet, les mémoriaux, le corps des morts ou des survivants, etc. Il parle aussi d’ « objets abîme ».
[4] Id., p. 139. « Les intentions de mémoire » regroupent toutes les initiatives prises en dehors de ces « objets abîme » pour conserver le souvenir du génocide. Le travail d’écriture littéraire entre dans le cadre des « intentions de mémoire ».
[5] À l’initiative de Fest’ Africa, animé par Maimouna Coulibaly et Nocky Djedanoun, une dizaine d’écrivains africains effectuent une résidence d’écriture sur le génocide de 1994 au Rwanda. L’initiative est nommée « Écrire par devoir de mémoire ».
[6] Boubacar Boris Diop, « Génocide et devoir d’imaginaire », dans Revue d’Histoire de la Shoah, no 190 (2009 / 1), p. 368.
[7] Id.
[8] Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000. ; Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Paris, Actes Sud, 2008. ; Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, Abidjan, CEDA, 2002.
[9] Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique du texte littéraire, traduit de l’allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1988, p. 219.
[10] Pierre Brunel [dir.], Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Édition du Rocher, 1988, p. 14.
[11] Jean-Jacques Wunenburger [dir.], Art, mythe et création, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 1998, p. 112.
[12] Nous reprenons la définition du mythème de Gilbert Durand (Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Berg International, 1979, p. 344) qui le pose comme « la plus petite unité du discours mythiquement significatif ».
[13] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 94.
[14] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 122.
[15] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 62.
[16] Ibid., p. 51.
[17] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 65.
[18] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 60.
[19] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 120-121.
[20] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 16. ; Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 80.
[21] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 162.
[22] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 42.
[23] Ibid., p. 169-170.
[24] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 36.
[25] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 120.
[26] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 100.
[27] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 78.
[28] Ibid., p. 26-27.
[29] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 38-39.
[30] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 117.
[31] Ibid., p. 96.
[32] Gilbert durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Paris, DUNOD, 11e édition, 1992, p. 138.
[33] « Certains rescapés nous ont suppliés : “De grâce n’écrivez pas de romans avec ce que nous vous avons raconté, il faut que le monde entier sache exactement ce qui s’est passé chez nous.” », Boubacar Boris Diop, « Génocide et devoir d’imaginaire », art. cit., p. 371.
[34] Boubacar Boris Diop, « Génocide et devoir d’imaginaire », art. cit., p. 377.
[35] L’œuvre de Flore Hazoumé obéit à une structuration dichotomique : le récit s’ouvre avec le chapitre 1 intitulé « C’est ainsi que tout commença » (p. 3), sur le chaos humain et social, et s’achève, avec le chapitre 2 intitulé « La vie dans les collines » (p. 119), par une renaissance dans la forêt et les collines du Bunjalaba.
[36] Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France- Fayard, 2007, p. 17.
[37] Paul Touré, « La résilience dans l’imaginaire de guerre de Tierno Monénembo », dans Damien Bédé [dir.], Tierno Monénembo, un écrivain pluriel, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 89.
[38] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 68.
[39] Ibid., p. 95.
[40] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 97.
[41] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 83.
[42]Dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand (p. 96-121), le symbolisme nyctomorphe s’inscrit dans le régime diurne de l’imaginaire, notamment dans le visage du temps angoissant. Il renferme l’ensemble des images qui se rapportent aux ténèbres, à la noirceur, aux larmes, aux heures sombres et crépusculaires, etc.
[43] Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 129.
[44] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 119.
[45] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 17-18.
[46] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 11.
[47] Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, op. cit., p. 27.
[48] Ibid., p. 135.
[49] Flore Hazoumé, Le Crépuscule de l’Homme, op. cit., p. 169.
[50] Boubacar Boris Diop, Murambi, op. cit., p. 87-88.
[51] Carine Dartiguepeyrou [dir.], Les voies de la résilience, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 25.