Il y a sans doute quelque chose d’étonnant de lire sous la plume d’Annie Ernaux que ses « livres [ne] remplacent [pas] l’engagement, ni même qu’ils sont la forme de [son] engagement[1] ». La formule, retrouvée dans L’écriture comme un couteau (2011 [2003]), mérite qu’on s’y arrête. Elle précise une idée essaimée tout au long de l’entretien selon laquelle « écrire était ce [qu’elle pouvait] faire de mieux comme acte politique, eu égard à [sa] situation de transfuge de classe » (EC, 57). Ce « mieux » de l’écriture est d’emblée insuffisant, car il ne peut se substituer à un engagement plus personnel et direct. En 2003, lorsqu’Ernaux écrit ces lignes, elle fait alors référence à son adhésion au mouvement « Choisir » et au MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), à ses signatures de pétitions et à son parrainage de personnes ayant immigré clandestinement, toutes des actions qui ne se greffent pas à son statut d’autrice ni ne l’exposent dans l’espace public. Cependant, près de vingt ans plus tard, c’est forte de son autorité d’autrice qu’elle s’adresse directement à Emmanuel Macron dans le tract Monsieur le Président[2] lu le 30 mars 2020 sur France Inter, puis publié chez Gallimard. Entre L’écriture comme un couteau et Monsieur le Président, c’est la place d’Annie Ernaux dans le champ médiatique français qui se consolide. D’abord distincts, ses engagements comme personne civile et comme autrice se recoupent désormais au sein de mêmes prises de position à la radio et dans les journaux. En filigrane de cette prise de parole croissante, il semble que c’est sa manière même de se présenter qui se transforme. Étudiés ici l’un à la suite de l’autre, son discours sur l’engagement dans L’écriture comme un couteau et ses prises de position récentes en entretien et dans Monsieur le Président montrent l’évolution de la posture d’autrice d’Annie Ernaux. Derrière la constance de son engagement se profile ainsi une légitimité nouvelle, passant de la revendication du statut de transfuge au déploiement, plus ample et général, d’un rôle d’intellectuelle.
L’écriture comme un couteau, entre don et implication
Pour saisir les formes de l’engagement chez Annie Ernaux, il faut sans doute remonter à la poétique qu’elle développe dans L’écriture comme un couteau et plus encore, aux raisons premières qui guident son geste d’écrire. Reprenant l’expression de Jean Genet, Annie Ernaux fait de la culpabilité envers son milieu d’origine son « moteur d’écriture » (EC, 57). Elle précise que « si [la culpabilité] est à la base de [son] écriture, c’est aussi l’écriture qui [l’]en délivre le plus » (EC, 57). Se nouent ici deux questions qui jalonnent la trajectoire d’Annie Ernaux, celle de l’origine de sa culpabilité et celle de l’écriture comme fonction réparatrice. Coupable, elle l’est d’avoir quitté son milieu d’origine en accédant, par l’éducation, au monde des dominants. Être transfuge, c’est précisément faire du départ une trahison, le terme « transfuge » désignant au sens littéral le « militaire qui déserte en temps de guerre pour passer à l’ennemi[3] » ou encore, la « personne qui abandonne son parti pour rallier le parti adverse ; personne qui trahit sa cause, sa mission[4] ». C’est ainsi qu’Annie Ernaux craint surtout de trahir une seconde fois sa classe d’origine, en la déformant, en bien ou en mal, dans ses textes. L’écriture, ce couteau à double tranchant, peut blesser ou réparer, selon qu’elle emprunte la langue des dominants ou qu’elle parvient à « trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, “voir”, en oubliant les mots, à être dans ce [qu’Annie Ernaux sent] être une écriture du réel » (EC, 35). L’« écriture du réel », qu’elle nomme ailleurs l’« écriture plate[5] », serait ainsi d’une telle justesse que l’autrice parviendrait à se faire oublier, à disparaître derrière la réalité qu’elle décrit. En tant qu’autobiographe, et même « auto-socio-biograph[e] » (EC, 23), elle se place dans une position paradoxale, car elle doit se dire sans faire entendre sa propre voix, son style et sa manière de s’exprimer. Son ethos, soit l’« image de soi que l’orateur [ou l’oratrice] construit dans son discours[6] », devrait alors se lire en creux dans ses textes, même si ce dépouillement devient en quelque sorte son ethos de transfuge. Présenter l’écriture comme un « don reversé » (EC, 57) l’engage envers une collectivité, en même temps de légitimer, voire de déculpabiliser, son entreprise scripturaire. Annie Ernaux transfigure alors une activité qui paraît renforcer, aux premiers abords, son appartenance à la culture dominante pour en faire un « acte politique » envers les dominés.
Politique, son écriture l’est également par sa volonté d’accorder une « valeur collective [au] “je” autobiographique » (EC, 73) et de créer ainsi un « dépassement de la singularité de l’expérience » (EC, 74). Sa situation de transfuge accomplit alors un double dessein : elle est autant un moteur d’engagement pour Ernaux qu’une manière de constituer une communauté d’expériences, pour permettre au lectorat de « s’approprier le texte » (EC, 74). L’expérience n’est pas à proprement parler « singulière », car elle émane du « collectif » et, grâce à l’écriture, y retourne. Cette volonté de donner une portée collective à son œuvre fait écho au « souci de l’universel[7] » avancé par Maurice Blanchot, selon lequel l’intellectuel « sans prétendre penser à la place des autres, maintient le droit de ne pas se replier sur soi, car le lointain lui importe autant que le prochain et le prochain, plus que lui-même[8]. » Annie Ernaux s’accorde avec Blanchot sur la nécessité de « ne pas se replier sur soi », grâce à ce qu’elle appelle le « dépassement de la singularité de l’expérience » (EC, 73). Elle ne retient cependant pas le mot « universel » : « Je préfère cette expression, valeur collective, à “valeur universelle”, car il n’y a rien d’universel » (EC, 73).
Le déplacement de l’universel au collectif concorde avec la mutation de l’engagement qu’observe Bruno Blanckeman en littérature, où les auteurs et autrices s’impliquent à partir du sentiment d’être « partie prenante d’ensembles – une collectivité, des géographies territoriales, des événements en temps direct, un passé historique – sur lesquels le geste d’écrire peut agir[9]. » La notion d’« implication » vient décrire une forme de responsabilité des auteurs et autrices envers leur milieu, qui les engage d’un point de vue personnel, sans la démonstration de parole puissante liée à la figure de l’intellectuel : « Par implication, j’entends donc un type d’engagement qui, n’étant pas validé par une quelconque situation de force dans la Cité, [se] fait sans protocole ostentatoire, sans scénographie du coup d’éclat, sans activisme insurrectionnel[10]. » L’absence de protocole et de situation de force évacue l’ethos autoritaire associé à une Simone de Beauvoir pour laisser place aux interventions ponctuelles d’Annie Ernaux, toujours émises à partir de son expérience. La « rareté et la pondération[11] » de sa parole correspondent peut-être à la position d’entre-deux du transfuge, qui, trouvant difficilement sa place, s’exprime peu, mais avec justesse. L’implication, c’est affirmer comme Annie Ernaux qu’« [é]crire est […] une activité politique » (EC, 68, l’autrice souligne), contre l’idée selon laquelle la littérature serait une « activité purement esthétique, mettant en jeu l’imaginaire de l’écrivain, lequel – par quel miracle, quelle grâce ? – échapperait à toute détermination sociale » (EC, 68-69). Parce qu’elle ne peut se soustraire à sa condition, elle est nécessairement partie prenante de ce qui l’entoure, ne pouvant correspondre tout à fait à la définition de l’intellectuel[12] selon Sartre comme « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas[13] ». Elle agit au contraire parce que cela la regarde, parce que même dans l’écriture, elle ne peut se retrancher du monde.
Macron, « La symbolique monarchique » et l’ethos de l’analyste
La forme politique décrite jusqu’à présent se retrouve facilement dans les récits auto-socio-biographiques La place (1983), consacré à son père, et Une femme (1987), consacré à sa mère. Pourtant, même l’« écriture plate », l’« écriture du réel » et la « valeur collective du “je” » ne sont pas considérées par Annie Ernaux comme « la forme de son engagement » (EC, 68). Elles en sont des manifestations nécessaires, mais elles ne suffisent pas. À partir de la publication en 2002 de son hommage à Pierre Bourdieu dans Le Monde[14], Annie Ernaux transpose de manière croissante sa démarche poétique aux grands médias écrits, jouissant d’une tribune plus étendue pour aborder de front les questions de l’actualité. Elle écrit contre les présidents Sarkozy[15], puis Macron, contre Richard Millet[16], mais aussi en soutien aux grèves à la SNCF[17] ou encore au mouvement des gilets jaunes[18]. Pour celle qui appuyait Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle[19], le soutien aux gilets jaunes va de pair avec son opposition à Emmanuel Macron. Dans un texte publié en décembre 2018 et intitulé « Gilets jaunes : la symbolique monarchique s’est retournée contre Emmanuel Macron », Annie Ernaux s’intéresse à la rhétorique déployée par le président de la République. Elle souligne comment s’y rejoue la dynamique dominants/dominés, où, en se faisant compréhensif, Macron pave la voie à une réaction du type : « On a déjà beaucoup concédé aux Gilets jaunes, que veulent-ils encore ?[20] », qui est la même que reçoivent les revendications féministes avec l’habituel : « Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore ?[21] ». Cette attention à la rhétorique montre Annie Ernaux en fine analyste du discours, qui ne se laisse pas berner par les apparences. Elle témoigne de son souci pour les classes dominées, en pointant du même coup des rapprochements possibles avec les luttes féministes. Par sa lecture minutieuse, l’autrice accorde une importance première à la langue et se rattache ainsi à celles et ceux qui font du maniement des mots et des idées leur métier. Pourtant, à la fin du texte, elle se dissocie des « intellectuels et des artistes » en critiquant leur silence :
J’ai été et suis encore frappée par le silence, la frilosité des intellectuels et des artistes qui se méfient toujours largement d’eux [les Gilets jaunes] et les méprisent. […] [Ce] qui déroute les intellectuels, c’est que ce mouvement de revendication n’est pas issu de la population parisienne, cultivée, avertie et politisée – avec des convictions de gauche, comme c’est souvent le cas dans ces milieux. Si le mot d’ordre, c’est de faire société, on voit bien qu’on en est encore très loin : on veut bien faire société avec ses semblables mais surtout pas avec ceux qui ne nous ressemblent pas[22].
C’est dans cette réflexion finale sur le semblable et le dissemblable que l’ethos de transfuge d’Annie Ernaux reparaît. Comme les intellectuel.les et les artistes, elle jouit des ressources du discours pour afficher ses convictions de gauche. Mais contrairement à eux, elle considère que les Gilets jaunes lui ressemblent. À tout le moins, elle se montre prête à faire société avec celles et ceux qui, a priori, ne lui ressemblent pas. Sous sa dénonciation de la rhétorique de Macron se retrouve son ethos de passeuse entre deux mondes, celui des intellectuel.les et celui des Gilets jaunes. Plus qu’une transfuge, qui « passe à l’ennemi[23] », elle apparaît comme une « transclasse », soit une personne « qui opère le passage d’une classe à l’autre[24] ». Forgée par Chantal Jaquet, l’expression « transclasse » « ne marque pas le dépassement ou l’élévation, mais le mouvement de transition, de passage de l’autre côté[25]. » C’est ce transit qu’accomplit Annie Ernaux, en faisant entendre, par la voix d’une intellectuelle, les revendications des déclassé.es.
Monsieur le Président ou la lettre d’une intellectuelle
Même président, autre époque, pourrait-on dire à propos du tract Monsieur le Président, paru en avril 2020 en pleine première vague de la pandémie de COVID-19. Écrit sous forme de lettre, le tract s’adresse à Emmanuel Macron et lui reproche l’emploi d’un lexique guerrier pour parler de la lutte au coronavirus, alors qu’une partie de la crise provient du désengagement de l’État des services publics. Annie Ernaux ne le nomme toutefois jamais et emploie plutôt l’expression « Monsieur le Président », dont la répétition à deux reprises évoque un refrain, comme dans la chanson de Boris Vian à laquelle elle fait allusion. Elle provoque surtout un effet ironique, par cet excès de formalité propre à la « symbolique monarchique » mise en place par Macron. La référence au « Déserteur » de Boris Vian sert autant d’amorce à une critique du vocabulaire militaire que de fausse complicité avec ce président qui se targue d’être « féru de littérature » (MP, 2). Ce semblant de connivence souligne du même geste l’appartenance d’Annie Ernaux à une culture lettrée. C’est d’ailleurs aux mots du président qu’elle s’en prend avec, pour toute arme, ses propres mots. Le combat se déroule dans l’arène des lettres et de la rhétorique et pourtant, tout comme l’autrice rejette la métaphore de la guerre convoquée par Macron, il faut renoncer à l’idée d’un « combat », car la lettre d’Annie Ernaux s’écrit sans réplique de la part du président. Par la douzaine d’adresses au « vous », le président se retrouve de fait omniprésent, mais constamment mis à distance par l’opposition entre le « vous » et le « nous » dans lequel s’inclut Ernaux. Contrairement aux paroles de Vian, la lettre d’Ernaux s’écrit ainsi au « nous », représentant celles et ceux qui réclament « ne plus vouloir de ce monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes » (MP, 4). Malgré le dispositif « vous/nous », la lettre fait entendre la voix individuelle d’Annie Ernaux, qui déploie son propre ethos dans le jeu entre son image d’autrice et la position collective qu’elle soutient.
Sa présence personnelle est signalée d’abord par les chansons, intertexte récurrent de ses œuvres. Les chansons y occupent un rôle métonymique, comme le relève Bruno Blanckeman : « Attestant une époque précise et les goûts autant que les engouements qui lui sont propres, [les chansons] acquièrent dans les récits une fonction probatoire : elles visent à certifier une démarche de connaissance indivisiblement personnelle et collective[26]. » Les chansons, ici « Le déserteur » de Vian et « La vie ne vaut rien » d’Alain Souchon, agissent comme des échos à une réalité partagée, qui, par une économie de mots, insufflent au texte des sentiments produits hors du texte. Ces allusions créent une communauté de goût, qui marque l’adhésion d’Ernaux à une chanson française populaire, mais engagée. La référence musicale se fait toutefois plus implicite lorsqu’elle rappelle les propos du président sur les travailleur.euses les plus précaires : « Ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout » (MP, 3). Reprise indirecte de « L’Internationale » et du vers « Nous ne sommes rien, soyons tout », l’expression rattache Annie Ernaux à la gauche, et encore plus à un horizon révolutionnaire, renforcé par sa mise en garde au président : « Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice à la réflexion, aux interrogations, un temps pour imaginer un monde nouveau » (MP, 3).
Avertissement ou présage pour le futur, la formule place Annie Ernaux en position d’autorité, tant par l’emploi de l’impératif que par le droit qu’elle s’accorde de conseiller le président. L’autrice se sert de l’impératif à trois moments du texte : une première fois par le syntagme « Mais regardez » (MP, 3) au troisième paragraphe ; une seconde fois par le « Prenez garde » du quatrième paragraphe cité à l’instant ; et une dernière fois dans le paragraphe final, par un « Mais sachez, Monsieur le Président » (MP, 4). Chacune de ces occurrences la montre en possession d’un savoir et d’une vision qui échappent à Macron. Ce dernier se retrouve confronté à ses torts par des phrases telles que : « vous êtes resté sourd », « [vous] préfériez prêter l’oreille aux intérêts privés », « vous avez dit que ». La maîtrise du savoir et la capacité de voir, « comme un guetteur qui n’est là que pour veiller[27] », dirait Blanchot, fondent toutes deux la légitimité des intellectuel.les à intervenir. Cependant, ce n’est pas l’ethos catégorique ni le débit mitraillette de Simone de Beauvoir qu’Annie Ernaux mobilise, mais plutôt l’ethos presque bienveillant d’une enseignante (ce qu’elle a été pendant des années), qui souligne les fautes d’un élève qui n’a pas fait ses devoirs. Elle lui offre même une chance de se rattraper, en lui disant : « Vous pourriez montrer demain qu’il n’en est rien » (MP, 4), que Macron n’a pas été élu par les « puissances d’argent » (MP, 4) pour les favoriser en retour. Au contraire de sa réflexion sur les Gilets jaunes où elle se dissociait des intellectuel.les, Annie Ernaux s’associe ici à un groupe indéfini, mais « nombreux », qui souhaite un monde différent. Elle ne se situe ni parmi les victimes ni parmi les coupables des inégalités mises au jour par la pandémie, de part et d’autre du gouffre qu’elle décrit. La relation dominants/dominés qui sous-tend ces deux pôles n’est pas convoquée pour justifier son droit de parole, ni la désigner comme porte-parole. Loin de son récit autobiographique, elle s’en tient à la position en retrait de l’intellectuelle, qui constate et expose ce qui se fait, tirant avantage de son nom, de sa maîtrise du discours pour faire face au président dans les termes qu’il utilise. Sans doute est-ce parce que le rôle d’Annie Ernaux comme passeuse entre les mondes n’est plus à prouver qu’elle ne l’évoque pas cette fois-ci. Ce qu’elle a donné depuis le début de son écriture autobiographique lui revient en quelque sorte. Ses écrits forgent alors l’image d’une autrice préoccupée par la justesse de ses propos, dont la parole est toujours la réparation d’une trahison, la gravité d’un devoir rendu. C’est en ce sens peut-être qu’elle lance cet avertissement final à Macron : « nous ne laisserons pas nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, […] [ni] bâillonner les libertés démocratiques » (MP, 4), surtout celle de s’exprimer dans l’espace public.
Cette expression croissante dans l’espace public permet ainsi à la voix d’Annie Ernaux de s’affirmer. Si au départ elle relègue l’activité littéraire au second rang de son engagement, elle en fait à partir du début des années 2000 le point d’ancrage de ses prises de position. La légitimité d’Annie Ernaux se nourrit des deux facettes d’une même médaille : arrivée à l’écriture par sa culpabilité de transfuge, elle accède désormais grâce à son statut d’écrivaine à des tribunes plus larges que celles de ses livres. Lorsqu’elle s’exprime, elle mobilise tour à tour sa trajectoire d’« immigrée de l’intérieur » et sa fine analyse du discours, deux regards autres qui lui confèrent une place à part dans le champ médiatique. Ses savoirs intimes des lettres et des classes sociales font d’elle une intellectuelle, moins par son appartenance à un groupe privilégié et cultivé, que par sa manière de demeurer à l’affût de ce qui ne va pas, d’intervenir pour celles et ceux qui à première vue, ne lui ressemblent pas. Sa volonté de faire société, de faire nombre, la sort de la perspective plus individuelle (quoiqu’éminemment sociale) du transfuge. Elle la conduit à une implication plus étendue pour sa collectivité, à l’emploi d’un « nous » encore à définir, mais désormais capable de faire face à un président. Néanmoins le consensus s’effrite parfois autour d’Annie Ernaux, surtout lorsqu’elle prend part à des tribunes qui font débat. Tandis que cette forme d’engagement répartit en théorie la charge subversive et la responsabilité des propos sur une série de signataires, la notoriété d’Annie Ernaux finit par la mettre à l’avant-plan des attaques. Ce fut le cas en 2017[28] et en 2021[29] dans deux lettres de soutien à la militante controversée Houria Bouteldja, pour lesquelles à chaque fois, les critiques ont insinué qu’Annie Ernaux était davantage à sa place lorsqu’elle se contentait d’écrire des récits autobiographiques[30]. Par-delà le sentiment de collectivité qu’elle cherche à créer dans ses œuvres, le visage plus politique et militant d’Annie Ernaux finit par déranger. N’est-ce pas là un signe que sa voix conserve toute sa pertinence, maintenant qu’elle dit des choses qu’on ne souhaite pas entendre ?
Béatrice Lefebvre-Côté
Université de Montréal et Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
Biobibliographie
Béatrice Lefebvre-Côté est étudiante au doctorat en littératures de langue française à l’Université de Montréal, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle, sous la direction d’Andrea Oberhuber (UdeM) et d’Alexandre Gefen (Paris 3). Elle a complété à l’été 2019 un mémoire de maîtrise consacré à l’ethos de transfuge intellectuelle dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle a entrepris depuis un doctorat qui porte sur l’articulation de l’autobiographie à la mémoire collective dans la littérature française, chez Simone de Beauvoir, Georges Perec, François Bon, Mathieu Riboulet et Annie Ernaux.
Bibliographie
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Sartre, Jean-Paul, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972.
Notes
[1]Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau : entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Gallimard (Folio), 2011 [2003], p. 68. Désormais abrégé en EC suivi du numéro de page.
[2]Annie Ernaux, Monsieur le Président, Paris, Gallimard (Tracts de crise), 2020. Des extraits de la lettre ont été lus avant sa publication par Augustin Trapenard dans le cadre de l’émission « Lettres d’intérieur » sur France Inter le 30 mars 2020. Désormais abrégé en MP suivi du numéro de page.
[3]« Transfuge », dans Alain Rey, Josette Rey-Debove et Paul Robert [dir.], Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2014, p. 2602.
[4]Id.
[5]Annie Ernaux, La place, dans Écrire la vie, Paris, Gallimard (Quarto), 2011 [1983 pour l’édition originale], p. 442.
[6]Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours, 3e édition, Paris, Armand Colin, 2013, p. 82.
[7]Maurice Blanchot, Les intellectuels en question : ébauche d’une réflexion, Paris, Fourbis, 1996 [Première publication dans Le débat, nº 29, mars 1984], p. 14.
[8] Id.
[9]Bruno Blanckeman, « L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité », dans Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft [dir.], Narrations d’un nouveau siècle : romans et récits français (2001-2010), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 71.
[10]Ibid., p. 73.
[11]Marie-Laure Rossi, « Une intellectuelle au féminin ? De Beauvoir à Ernaux », dans Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot [dir.], Annie Ernaux : un engagement d’écriture, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, p. 78.
[12]Cette occurrence d’« intellectuel » demeure au masculin, puisque le texte de Sartre conçoit le terme au masculin, sans inclure de forme féminine.
[13]Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 12.
[14]Voir Annie Ernaux, « Bourdieu, le chagrin », Le Monde, Paris, 2 février 2002, p. 1.
[15]Voir Annie Ernaux, « Le Président ou le présent à perpétuité », Libération, Paris, 13 mars 2008, p. 33.
[16]Voir Annie Ernaux, « Le pamphlet de Richard Millet déshonore la littérature », Le Monde, Paris, 11 septembre 2012, p. 20.
[17]Voir Annie Ernaux et al., La bataille du rail : cheminots en grève, écrivains solidaires, Paris, Don Quichotte, 2018.
[18]Annie Ernaux et Juliette Cerf, « Gilets jaunes : “La symbolique monarchique s’est retournée contre Emmanuel Macron” », Télérama, Paris, 11 décembre 2018, [en ligne]. https://www.telerama.fr/idees/gilets-jaunes-la-symbolique-monarchique-sest-retournee-contre-emmanuel-macron,-par-annie-ernaux,n5931104.php (Page consultée le 31 janvier 2021).
[19]Marie-Laure Rossi, « Une intellectuelle au féminin ? De Beauvoir à Ernaux », loc. cit., p. 78. Rossi relève deux interviews à Rue 89 et Le Monde mensuel où Ernaux révèle son soutien au mouvement de Mélenchon.
[20]Annie Ernaux et Juliette Cerf, « Gilets jaunes : “La symbolique monarchique s’est retournée contre Emmanuel Macron” », art. cit.
[21]Id.
[22] Id.
[23] « Transfuge », dans Alain Rey, Josette Rey-Debove et Paul Robert [dir.], Le Petit Robert de la langue française, op. cit., p. 2602.
[24] Chantal Jaquet, Les transclasses, ou la non-reproduction, Paris, Presses universitaires de France, 2014, p. 13‑14.
[25] Ibid.
[26] Bruno Blanckeman, « La chanson, les chansons », dans Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes [dir.], Annie Ernaux : le temps et la mémoire, Paris, Éditions Stock, 2014, p. 443.
[27] Maurice Blanchot, op. cit., p. 13.
[28] Annie Ernaux et al., « Vers l’émancipation, contre la calomnie. En soutien à Houria Bouteldja et à l’antiracisme politique », Le Monde, Paris, 19 juin 2017, [en ligne]. https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/06/19/vers-l-emancipation-contre-la-calomnie-en-soutien-a-houria-bouteldja-et-a-l-antiracisme-politique_5147623_3232.html (Page consultée le 6 février 2021).
[29] Annie Ernaux et al., « Contre la calomnie et la diffamation, en soutien à Houria Bouteldja », Acta, 17 janvier 2021, [en ligne]. https://acta.zone/contre-la-calomnie-et-la-diffamation-en-soutien-a-houria-bouteldja/ (Page consultée le 6 février 2021).
[30] Voir à ce propos les critiques de Robert Redeker, « Affaire Houria Bouteldja : la pétition, hologramme de “l’intellectuel de confort” », Le Figaro, Paris, 23 juin 2017, [en ligne]. https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2017/06/23/31003-20170623ARTFIG00337-affaire-houria-bouteldja-la-petition-hologramme-de-l-intellectuel-de-confort.php (Page consultée le 6 février 2021) ; et de Nathalie Heinich, « L’invraisemblable pétition de soutien à Houria Bouteldja », Le Point, 22 janvier 2021, [en ligne]. https://www.lepoint.fr/debats/l-invraisemblable-petition-de-soutien-a-houria-bouteldja-22-01-2021-2410717_2.php (Page consultée le 6 février 2021). Tandis que Nathalie Heinich se contente de dire : « Que [vient] donc faire dans cette galère la formidable écrivaine qu’est Annie Ernaux [?] », Robert Redeker fait d’Annie Ernaux le symbole d’une « parodi[e] de l’engagement intellectuel ».