« Hypersext » est un essai interactif écrit par Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, qui est paru en septembre 2021 dans The Digital Review. Cette œuvre se situe dans une série de collaborations entreprises par ces deux femmes, toutes deux étudiantes à l’Université du Québec à Montréal et cofondatrices de la maison d’édition féministe et intersectionnelle Diverses Syllabes. Comme leur texte « Mises en scène littéraires », publié dans la revue Mœbius, « Hypersext » éclate et hybride les formes de l’essai et du poème afin de mettre à nu « des mécanismes performatifs qui habillent notre langue[1] » et s’érige contre la dématérialisation des femmes, notamment celles minorisées et fétichisées par les institutions universitaire, éditoriale et pornographique. Créé sur la plateforme Twine, qui favorise la non-linéarité des textes ainsi que la démocratisation des productions artistiques et numériques, l’essai d’Araniva-Yanez et Kébé-Kamara réfléchit au féminisme et à la postpornographie.
Le titre, « Hypersext », encapsule deux enjeux principaux dans la construction de l’essai : l’hypertexte et le sexe. Gérard Genette utilise le terme « hypertextualité » pour décrire toute relation unissant un texte B (l’hypertexte) à un texte antérieur A (l’hypotexte) « sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire[2] ». Il propose une
notion générale de texte au second degré […] ou texte dérivé d’un autre texte préexistant. Cette dérivation peut être soit de l’ordre, descriptif ou intellectuel, où un métatexte (disons telle page de la Poétique d’Aristote) « parle » d’un texte (Œdipe Roi). Elle peut être d’un autre ordre, tel que B ne parle nullement de A, mais ne pourrait cependant exister tel quel sans A, dont il résulte au terme d’une opération que je qualifierai, provisoirement encore, de transformation, et qu’en conséquence il évoque plus ou moins manifestement, sans nécessairement parler de lui et le citer[3].
L’hypertexte, en ce sens, est une notion qui permet d’identifier et d’inscrire un objet dans une lignée artistique et critique. À l’exemple du mouvement postpornographique, « Hypersext » incorpore une esthétique « faite d’un trafic de signes et d’artefacts culturels, de resignification critique de codes normatifs considérés par le féminisme traditionnel comme impropres à la féminité[4] ». Araniva-Yanez et Kébé-Kamara nous invitent à contempler la place de la technologie numérique dans la vie sexuelle, à reconsidérer ces machines dont on se sert pour chercher, visionner, et même participer au coït, fictif ou réel. « Does your computer turn you on or do you turn on your computer[5] ? », nous demandent les autrices dès la page couverture de l’essai. Dans la présente critique, il sera question d’explorer ce trafic de signes, d’analyser les composants réflexifs qui constituent l’essai interactif et qui déploient une nouvelle vision de la pornographie et du féminisme.
Cette œuvre s’inscrit dans des lignées de pensée féministe, queer et intersectionnelle qui interrogent les formes et fonctions de la pornographie à travers la technologie. Plus précisément, le but de l’essai est de nous « faire méditer sur le rôle de la technologie dans la matérialisation du corps de la femme[6] », d’interroger les caractéristiques d’une littérature érotique par l’informatique, et d’aborder ce que devient la femme « lorsqu’elle est sauvegardée, classée, répertoriée et exportée dans des bibliothèques privées[7] ». « Hypersext » s’inspire visuellement des sites web pornographiques tels que Pornhub et pose un regard critique sur le milieu pornographique ainsi que son rôle dans la vie sexuelle, notamment celle des femmes. L’essai interactif positionne son lectorat comme étant « un.e consommateur.trice de pornographie[8] », et demande si l’on ose « jeter un coup d’œil aux commentaires[9]? » L’hyperlien « Oui, pourquoi pas ? » mène à une lexie qui affiche une page imitant l’interface d’un site web porno, et demande :
Combien de commentaires afin de surconsommer la surconsommation de vos paires [sic] ? Pornographie littéraire; prose cybernétique; numérisation d’un clitoris matérialisé et vulgarisé; combien, mais combien de commentaires afin d’empoigner son sexe à plusieurs ?
Vous en lisez 5. Scroll; scroll; caresser les rondeurs, glisser l’index, l’enfoncer un peu, juste assez; les yeux lustrés, mâchoire éprise d’un dérapage; bajoues cramoisies[10].
À l’instar des artistes du mouvement postpornographique, Araniva-Yanez et Kébé-Kamara reproduisent l’image du site web porno afin de renverser le rapport entre le.a consommateur.trice et les images consommées. Linda Williams, dans son essai Hard Core : Power, Pleasure, and the « Frenzy of the Visible », brosse le portrait d’une évolution de la pornographie hard core comme étant une scientiasexualis, un discours qui se veut une confession du corps féminin, une documentation visuelle des mouvements et des désirs sexuels. Elle s’appuie sur l’essai Histoire de la sexualité de Michel Foucault, qui distingue deux procédures pour produire la vérité du sexe : la scientiasexualis, une pratique occidentale de l’aveu, et l’ars erotica, ou l’art érotique, une pratique d’initiation sexuelle observée dans certaines civilisations de l’Antiquité. Dans le cadre de cette dernière, « la vérité est extraite du plaisir lui-même, pris comme pratique et recueilli comme expérience[11] » afin d’être passée d’un maître à un disciple[12]. Foucault localise la scientiasexualis dans la pratique de pénitence (où un pénitent confesse à une autorité cléricale), qui s’est diffusée « dans toute une série de rapports : enfants et parents, élèves et pédagogues, malades et psychiatres, délinquants et experts[13] ». Il observe une diversification des formes que l’aveu assume : « interrogatoires, consultations, récits autobiographiques, lettres ; ils sont consignés, transcrits, réunis en dossiers, publiés et commentés[14] ». À travers cette dissémination de l’aveu « il s’est constitué peu à peu une grande archive des plaisirs du sexe[15] » ainsi qu’un registre des classifications et déficiences sexuelles, cristallisé notamment par les discours de la médecine, la pédagogie, la psychanalyse et la pornographie[16]. Linda Williams note que dans cette histoire, la femme n’est jamais le véritable sujet, ni d’un art érotique, ni de la connaissance sexuelle[17]. Elle explique :
Just as westerns for so long offered myths and fantasies of America’s agrarian past as told exclusively from the viewpoint of the white male settlers who exploited and overpowered the native American inhabitants, so has pornography long been a myth of sexual pleasure told from the point of view of men with the power to exploit and objectify the sexuality of women[18].
L’image colonisatrice n’est pas anodine : la pornographie hard core, dès ses origines, pose un regard masculin sur le corps féminin, tente de nommer, d’exhiber et de contrôler le plaisir féminin en sorte qu’il serve aux besoins du maître phallique, qu’il cherche à produire le fameux money shot, l’éjaculation masculine. Par ailleurs, ce genre perpétue plusieurs clichés qui contribuent à l’exotisation, à la stéréotypisation, à l’objectivation ou encore à la stigmatisation des femmes racisées et queers. Audre Lorde souligne, dans son essai Uses of the Erotic, les manières dont ce genre masculiniste opprime et efface le plaisir de la sexualité féminine :
As women, we have come to distrust that power which rises from our deepest and nonrational knowledge. We have been warned against it all our lives by the male world, which values the depth of feeling enough to keep women around in order to exercise it in the service of men, but which fears this same depth too much to examine the possibilities of it within themselves. So women are maintained at a distant/inferior positions to be psychically milked, much the same way ants maintain colonies of aphids to provide a life-giving substance for their masters[19].
L’autrice en appelle aux femmes de puiser dans le pouvoir de leur érotisme, de retrouver la force de leur sensualité afin de contrer la domination masculine, hétérosexiste et blanche. En suivant l’hyperlien « Oui, je suis voyeur.euse; je veux les mécaniques érotiques[20] », on accède à une série de poèmes-commentaires qui amalgament et poétisent de vrais commentaires de Pornhub. Comme un contre-discours de la pornographie, la réappropriation des commentaires de Pornhub permet d’exposer et de critiquer la misogynie qui circule dans les réseaux des sites web porno.
Le premier commentaire, de thatguy88779, illustre le potentiel violent du regard masculin pornographique : « Cut the head, I just need the body; Porn is the reason why God made female[21]. » Ce commentaire met en évidence la dématérialisation de la femme par la pornographie, l’asservissement du corps féminin au plaisir masculin entretenu par le mainstream de l’industrie. Comme un écho à la critique de Laurent Joffrin du film Baise-moi, qui « veut couper la tête à Despentes », il met en évidence une vision du monde masculiniste, qui croit que « les femmes ne sont que des culs que peut bourrer sa queue[22] ». Cette mise en scène des commentaires imite la forme de la page-web pornographique, mais la transforme en miroir qui reflète la réalité des misogynes qui traitent le corps féminin comme un jouet sexuel. Si l’essai se réapproprie la forme de la page-web porno, ce n’est pas pour renoncer au genre : il semble être plutôt question de faire l’étalage des rapports de pouvoir qu’entretient la pornographie, de reprendre cette interface pour en explorer la forme et la fonction. Julie Lavigne note que :
Il est vrai que la pornographie dans l’art féministe n’est pas une thématique très commune, mais il existe une pratique porteuse. Malgré la contradiction qu’il peut y avoir à première vue entre les objectifs de la production artistique ou du féminisme et ceux de la pornographie, l’art féministe contemporain intègre des caractéristiques propres à la pornographie hard core depuis ses débuts, et par la suite sous une forme plus ou moins marginale tout au long de sa courte histoire[23].
D’autres poèmes-commentaires exhibent ces mécaniques érotiques en interpellant le corps des consommateur.rices. Comme celui de gorgebush420 qui affirme « Rubbed so hard; I think I just fell in love », ou de Missylx qui écrit « best fuck in my life and i’m not even in the video[24] », les commentaires-poèmes transcrivent la participation corporelle des consommateur.trices de la pornographie. D’autres encore, comme King10Load, écrivent « This was an exorcism; my favorite. I’m going to live vicariously thru this video; fucking wow. This was so powerful; you look so sweet in bed; I am having trouble breathing; I just want someone to love[25]. » Si la pornographie numérique dématérialise le clitoris (et par extension le corps féminin), « Hypersext » matérialise la corporalité des spectateur.trices et renverse le regard masculin que privilégie la pornographie. Le contact physique qu’impliquent la recherche, la navigation et la sélection d’images et de vidéos, de même que les réactions sensorielles aux vidéos mises en scène à travers les poèmes, transforment le visionnage de la porno en matière à consommation. Ces commentaires, ainsi que leurs auteur.trices, deviennent objets à copier, à découper, à coller, et à critiquer. En faisant défiler les commentaires, on caresse les rondeurs, on glisse l’index, comme s’il s’agissait d’images pornographiques. Désormais, ce sont les consommateur.trices de la porno qui sont mis.es de l’avant, leurs commentaires saisis, retravaillés et poétisés sur le site web « xxxpornopoétique.com ».
Le dernier commentaire, de DanBenSaid09, est une citation du philosophe Daniel Bensaïd : « Le capital est aussi recensement des corps, mise au travail, soumission des corps à la discipline et à la machine et au principe de rendement. Force de travail, le corps devient marchandise parmi d’autres et les corps deviennent marchandise en puissance; la discordance des temps[26]. » Dans cette reconstruction de la pornographie, tout corps est marchandise : que ce soit le corps dématérialisé de la femme qui est objet à sauvegarder, à classer, à répertorier et à exporter dans des bibliothèques privées, ou celui des consommateur.trices, qui génèrent du profit pour les sites web pornographiques par leurs abonnements, par les annonces, et par le trafic des visites, ces corps sont soumis au processus de marchandisation et sont des objets de production dans la machine capitaliste. Il s’agit de remanier les codes des sites web porno, d’inviter les (sur)consommateur.trices à considérer leur place dans cette machine, leur complicité dans la violence faite aux femmes afin de remettre en question la forme et la fonction de la pornographie. Si les autrices d’« Hypersext » mettent en scène les mécaniques de la pornographie, c’est dans un but d’en déconstruire les composantes, de remettre en question les pratiques misogynes qu’elles engendrent et d’exiger une reformulation plus inclusive du hard core. Par cette interrogation de la place des machines (ordinateurs, téléphones portables) dans la sexualité, de la numérisation des rapports sexuels, et des limites floues entre les rôles de consommateur.trice/consommé.e, cet essai rétablit la corporalité du genre. L’hypertexte se réfère au texte antérieur, celui des corps photographiés et filmés, et le fait ressortir entre les lignes des poèmes afin de repenser les rapports entre corporalité, pornographie et technologie et de revendiquer l’agentivité des femmes dans la gestion de leurs corps.
L’hypertexte permet de produire un réseau d’hypotextes, d’inscrire un texte dans une lignée de productions littéraires et artistiques précédentes. Selon le modèle du récit interactif Patchwork Girl, de Shelley Jackson, « Hypersext » se sert de l’hyperlien comme une manière de parcourir le texte de façon non linéaire. Le récit interactif de Jackson, publié d’abord en 1995 et ensuite réédité en 2016, agit comme une suite de Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, et raconte cette dernière qui crée la femme du monstre, celle que le Docteur Frankenstein a renoncé à finir dans le roman original. Divisé en cinq segments (dont « a Graveyard », « a Journal », « a Quilt », « a Story », et « & broken accents »), Patchwork Girl entremêle plusieurs récits : une histoire amoureuse entre Mary Shelley et sa nouvelle création, les aventures du monstre qui part aux États-Unis (où il habite pendant 175 ans avant que son corps ne se désintègre), de même que les histoires des femmes dont les cadavres ont été rapiécés pour construire le corps du monstre. Éparpillées parmi ces narrations sont des citations provenant d’autres textes (fictifs et théoriques), soulignant les multiples composantes qui constituent un texte littéraire, mais aussi le rapiéçage nécessaire à toute construction identitaire. « Hypersext » fait écho au style de Shelley Jackson en démultipliant les hypertextes par l’entremise des hyperliens. « Aimez-vous le corps de la femme au point de la sacraliser, de la désacraliser, de la poétiser[27] ? », lancent les autrices de l’essai, offrant trois hyperliens pour continuer la lecture : sacraliser, désacraliser, et poétiser. En suivant l’hyperlien « sacraliser », on tombe sur une lexie qui nous offre un tableau de femme nue en capture d’écran avec les lignes « Regarde comme elle est belle./ Regarde comme elle est parfaite./ Encore ce regard masculin qui la façonne. » En cliquant sur la lexie « regard masculin », la citation suivante s’affiche :
La femme se positionne dans la culture patriarcale comme un signifiant pour le mâle, liée par un ordre symbolique dans lequel l’homme peut donner libre cours à ses fantasmes et obsessions à travers le langage, en les imposant à l’image silencieuse de la femme encore et toujours enfermée dans sa place de porteuse de sens et non de créatrice de sens[28].
Il n’est plus question de fétichiser le corps de la femme, comme Laura Mulvey analyse dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema. En étudiant la place de la femme en cinéma hollywoodien classique, Mulvey observe un déséquilibre sexuel dans le plaisir du regard qui peut se diviser en deux rôles : actif/mâle et passif/femelle. Elle explique que :
In their traditional exhibitionist role women are simultaneously looked at and displayed, with their appearance coded for strong visual and erotic impact so that they can be said to connote to-be-looked-at-ness. Woman displayed as sexual objectis the leit-motif of erotic spectacle : from pin-ups to striptease, from Ziegfeld to Busby Berkeley, she holds the look, plays to and signifies male desire[29].
Dans le cadre d’« Hypersext », il est question d’aller à l’encontre de ce plaisir visuel de la pornographie hard core, de reprendre les éléments qui la constituent et de les remanier en sorte que la femme s’exprime, qu’elle ne soit plus objet, mais sujet dans la gestion de son plaisir. En suivant l’hyperlien « désacraliser », on lit les lignes suivantes : « Rencontre ces femmes plurielles./ Ici rien de commun, la femme est sujet./ L’objet de désir n’est plus en contrôle./ Regarde-les attentivement[30]. »
Pour résister à cette image de femme fantasmée, « Hypersext » fait appel aux voix des femmes, ces voix plurielles qui revendiquent l’agentivité, qui veulent se débarrasser du regard masculin au profit d’une liberté d’expression sexuelle. Empruntant la voix, par exemple, de « ton actrice porno favorite […], un objet virtuel qui habite dans le cyberespace[31] », l’essai confronte les lecteur.trices et demande : « Le.la r.oi.eine du porno et des commentaires gênants aimera-t-il.elle un jour ce corps cyborg au point de le respecter[32] ? » En fait, par l’entremise de cette voix, « Hypersext » produit une femme cyborg, une hybride entre actrice pornographique et machine qui se dévoile et s’exprime contre des consommateur.trices qui ne la respectent pas. Elle laisse « de quoi le.la faire méditer » et met en scène des « commentaires de déluré.e[33] ». L’essai dissout les limites entre corps physique et numérique, fait parler la subjectivité des femmes dans la pornographie numérique et insiste sur la relation sexuelle entretenue entre spectateur.trice et machine. Ainsi, le clic de la souris « enclenche [l]a nudité », le curseur « parcourt et dessine le regard langoureux et charnel[34] ». L’usage des hypertextes permet de constituer une voix plurielle, qui encapsule non seulement celles des autrices, mais aussi les voix des consommateur.trices à travers les poèmes-commentaires, et la voix de l’actrice porno. Au fil de la lecture, ces hypertextes rajoutent de nouvelles couches narratives à l’essai, diversifient les modes d’expression qui constituent la vision de la pornographie et valorisent la voix de la femme.
Tout comme le monstre de Mary Shelley, un patchwork de lambeaux humains rapiécés, « Hypersext » produit une femme cyborg qui amalgame une multiplicité de femmes différentes et « débouche sur la mise en relief de l’identité hybride et de l’intersectionnalité qui découlent de la description d’un féminin différent et rejeté[35] ». En suivant l’hyperlien « poétiser », quatre possibilités de parcours s’offrent : jessica.jpg, sabrina.jpg, bethany.jpg, et ismène.jpg. Trois des quatre lexies ne peuvent pas être ouvertes, obligeant le.a lecteur.trice à suivre celle de Bethany. Toutefois, « [l]e fichier bethany.jpg est trop lourd […]. Pour continuer l’expérience et revenir dans vos fichiers[36] », il faut soit supprimer Bethany, soit ne pas la supprimer. Mais le fichier ne se laisse pas supprimer, car il est encrypté. Bethany s’adresse à la personne qui lit, dit qu’elle ne veut pas être supprimée, implore qu’on arrête de la supprimer, mais la seule lexie qui permet de continuer la lecture de l’essai est Delete. Comme la personnage Monika de Doki Doki Literature Club, qui est consciente de son existence en tant que personnage, le fichier de Bethany reconnait son existence de fichier, et résiste à ce qu’on la supprime. Ce personnage rappelle que les photos et vidéos pornographiques ne sont pas que des fichiers, elles représentent des personnes qui ont un nom, une vie, des désirs, et que ces personnes méritent leur autonomie corporelle et sexuelle tout autant que celles qui les regardent. Araniva-Yanez et Kébé-Kamara citent Audre Lorde, qui écrit : « Le mot sororité recouvre d’un faux-semblant d’homogénéité de l’expérience de toutes les femmes, mais dans les faits, la sororité n’existe pas. En refusant d’admettre ces différences de classes, les femmes se privent de l’énergie et de la créativité des unes et des autres[37]. » En effet, « Hypersext » ne vise ni à renoncer à la pornographie, ni à « putainiser » celles qui participent à la création pornographique. Il s’agit plutôt de mettre en valeur ces femmes et leurs expériences, de repenser la pornographie afin de prôner la liberté d’expression sexuelle et de valoriser la sexualité féminine. La femme cyborg représente l’hybridité, amalgame corps et machine, consommateur.trice.s et consommé.e.s, et réclame le droit au plaisir féminin.
Par l’entremise de la poésie, « Hypersext » interroge la forme et fonction de la pornographie numérique. Si Steven Marcus affirme que la porno « ideally moves away from language […], it tries to go beneath and behind language; it tries to reach what language cannot directly express but can only point toward[38] », Araniva-Yanez et Kébé-Kamara passent par le langage afin de dégager une nouvelle corporalité. Comme dans le poème de Jessica, où il est question de « téter ton disque dur », de « mourir à distance », et encore de « mise à jouir dans l’attente/Bajoues cramoisies, encodées à ton membre d’acier[39] », « Hypersext » repense le cybersexe par l’amalgame des corps et des machines. Le langage du code numérique écrit le corps de la femme, facilite les échanges sexuels en ligne et devient, par ce geste, un acte sexuel. Pour reprendre la citation de Craig Dworkin :
What would […] nonexpressive[sex/poetry] look like? [Sex/poetry] of intellect rather than emotion? One in which the substitutions at the heart of [pleasure/metaphor] and [body/image] were replaced by the direct presentation of language itself, with “spontaneous overflow” supplanted by meticulous procedure and exhaustively logical process? In which the self-regard of the [poet’s/partner’s] ego were turned back onto the self-reflexive language of the [poem/act] itself? So that the test of [poetry/sex] were no longer whether it could have been done better […], but whether it could conceivably been done otherwise[40].
Tout comme la référence esthétique aux sites web porno et les poèmes-commentaires, « Hypersext » assume une posture réflexive, qui reprend et retravaille le langage et les codes de la pornographie afin de proposer une nouvelle vision des relations entre corps, sexualité, et machine à l’ère numérique. La production d’un corps cyborg, une hybride corps/machine, mais aussi consommateur.trice/consommé.e, affirme l’approche qui cherche à défaire l’emprise du regard masculin au profit d’une démocratisation des plaisirs, d’une démultiplication des confessions de la sexualité, et plus particulièrement celles des femmes. Le corps-cyborg, selon Donna Haraway, « is the simultaneity of breakdowns that cracks the matrices of domination and opens geometric possibilities[41] ». Il s’agit de montrer et de démolir la violence et la honte infligées aux femmes qui expriment leur désir, d’engendrer un corps-machine qui vient à l’encontre de la domination cis-hétérosexiste et blanche dans le but de libérer la parole et la sexualité féminines. On peut lire, par exemple, dans le poème-fichier de Sabrina : « orifice maudit/ tes lèvres dans ma fente/ lisse; sans repères, sans limites[42] ». Ces vers soulignent d’un côté le manque de repères dans la construction d’une expression pornographique féministe, et de l’autre côté le potentiel illimité de la sexualité féminine.
Dans le but de combler ce manque de repères, « Hypersext » s’érige en force du langage poétique et se permet de creuser les codes pornographiques, de réfléchir au rôle du cyberespace dans la constitution des identités et pratiques sexuelles. Privilégiant une écriture au je, les autrices produisent une voix narrative simultanément personnelle et polyphonique, qui véhicule une multiplicité de subjectivités et transcende les cadres binaires qui séparent corps/machine, pornographie/érotisme, et même poésie/connaissance. En suivant la lexie « chienne ergonomique », on lit :
j’ai oublié l’espace entre / l’urgence et la luxure. maintenant je contemple mes besoins.
Toutefois s’en [sic] est / un portrait défiguré et une composition sinistre; idéalisé. je me regarde tandis que je n’appartiens à rien. je ne peux que présumer que ceci est une conséquence d’une fausse patience; d’une opportunité manquée / oubliée dans la transcendance.
je sais maintenant -, que j’ai eu peur de l’absence d’épiphanie ou de l’appréhension bestiale de ma propre perception. ma relation avec l’écriture créative ou l’écriture en soi, ne peut être que décrite par un entretien complexe.
je déteste l’harmonie / le chaos et l’incertitude sont entremêlés à mon moteur. je vais supplier une délivrance et souder l’agonie à mes pièces[43].
Aussi l’essai propose-t-il, par le biais de l’écriture poétique, de puiser dans ses besoins et ses désirs pour informer la création. L’écriture jaillit des connexions entre corps et machine, permet aux narratrices des poèmes d’imaginer une nouvelle pornographie poétique qui privilégie l’agentivité des femmes. Comme l’écrit Audre Lorde :
We can train ourselves to respect our feelings and to transpose them into a language so they can be shared. And where that language does not yet exist, it is our poetry which helps to fashion it. Poetry is not only dream and vision; it is the skeleton architecture of our lives. It lays the foundation for a future of change, a bridge across our fears of what has never been done before[44].
En ce sens, la poésie sert à focaliser la confession du plaisir féminin dans le dessein de recréer la pornographie. La poésie n’est pas luxe, mais besoin, car elle véhicule l’intime et lui donne une forme. Par ce fait, elle favorise le partage des plaisirs et l’exploration de soi, produit des visions du monde qui déstabilisent l’hégémonie masculiniste au profit du plaisir féminin. À travers les lignes de l’essai, la femme cyborg prend la parole et revendique sa liberté d’expression, réclame son agentivité et refuse l’objectivation du regard masculin.
« Hypersext » écrit le corps cyborg et produit un langage cyberérotique. Dans une démarche d’hybridation (des formes poétique et essayiste, des voix, des corps et machines), les autrices développent une écriture qui incorpore la complexité d’une pornographie féministe. Comme les hyperliens qui produisent « un réseau informatique de documents reliés entre eux par des liens activables[45] », ce texte produit un réseau de voix et de plaisirs qui critique la misogynie du milieu pornographique, mais tâche aussi de l’imaginer autrement, de valoriser le savoir-plaisir des femmes dans la détermination des représentations sexuelles. On peut lire, par exemple, dans le poème-fichier d’Ismène :
Naviguer avec haine ou amour
tous tes coups; clique; double-clique
fenêtre privée me supprimer
te hanter
historique fantomatique @ ton nom
clique; double-clique plus fort et plus longtemps
attendre ton méjection
le souvenir de ma tête qui cogne
ma bouche encore dans ta fougue violente
pendant que je me touche « plug and play »
avec d’autres chimères enragées; sorcières du coït électronique
ton mépris, aphrodisiaque artificiel
machine déshabillée,
déconnectée de la réalité
utilisée et aggravée, enfoncée
répertoriée par toi hybride pour toi
dans ta liste de noms control + v
pour ne pas oublier[46]
La poésie d’« Hypersext » établit une sororité cyborg, composée de chimères enragées et de sorcières du coït électronique qui refusent d’être supprimées, qui menacent d’hanter celleux qui veulent les objectiver et les supprimer. Pour revenir au texte d’Audre Lorde : « The white fathers told us: I think, therefore I am. The Black mother within each of us – the poet – whispers in our dreams: I feel, therefore I can be free. Poetry coins the language to express and charter this revolutionary demand, the implementation of that freedom[47]. » La poésie est motrice de changement, permet aux autrices d’imaginer un langage érotique et du même coup une nouvelle vision de la pornographie. Comme l’indique Audre Lorde, c’est par le poème que l’on peut imaginer une nouvelle langue – en dehors des cadres de la pensée colonisatrice et masculiniste –, une langue qui valorise le savoir et le plaisir des femmes. En passant par l’érotisme et la subjectivité féminins, cette poésie s’empare des codes de la porno et les remanie en vecteur de changement, engendre une mode d’expression sexuelle qui résiste à l’assujettissement des femmes et réclame l’agentivité.
En somme, l’essai interactif « Hypersext » de Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara repense la pornographie numérique et le cybersexe. Par une démarche créatrice résolument postpornographique, les autrices produisent un hypertexte qui s’empare des codes de la pornographie et les retravaille de manière à renverser le regard masculin. À l’instar du récit interactif Patchwork Girl, ou encore du jeu vidéo Doki Doki Literature Club, Araniva-Yanez et Kébé-Kamara développent un corps cyborg, un hybride femme/machine qui résiste à l’objectivation et véhicule une polyphonie de subjectivités féminines. D’une plume fine, ces autrices développent une expérience immersive et émouvante, qui invite à réfléchir sur la création et la consommation de la pornographie et à remettre en question notre relation avec les machines. La poésie renverse le regard masculin, transforme les consommateur.trices en objet à consommer et leur mépris en aphrodisiaque tandis que la souris devient zone érogène dont les clics et double-clics procurent du plaisir à la machine déshabillée. Does your computer turn you on or do you turn on your computer?
James Dickson
Biobibliographie
En 2018, James Dickson a soutenu un mémoire de maîtrise en Études françaises à l’Université York (intitulé « Écrire transsexuel : une étude de la posture littéraire de Simon Boulerice »). Cette même année, il s’est inscrit au programme de Doctorat en Études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Membre étudiant au Centre de recherche Figura, ses recherches portent principalement sur les productions littéraires et cinématographiques de l’extrême-contemporain et sur la théorie queer. Il s’intéresse notamment aux liens entre espace et identité sexuelle, et aux représentations des personnes LGBTQ+.
Bibliographie
Araniva-Yanez, Sayaka et Madioula KÉBÉ-KAMARA, « Mises en scène littéraires », Mœbius, no 67 (automne 2020), p. 121-128.
Araniva-Yanez, Sayaka et Madioula KÉBÉ-KAMARA, « L’acceptation de la « monstruosité » de soi dans l’œuvre littéraire et numérique : Patchwork Girl », dans Yiara [en ligne]. https://yiara09.github.io/submissions/PatchworkGirl/ [Site consulté le 15 avril 2021].
Araniva-Yanez, Sayaka et Madioula KÉBÉ-KAMARA, « Hypersext », dans The Digital Review, n° 1 (septembre 2021), [en ligne]. https://thedigitalreview.com/issue01/araniva-kebe-hypersext/index.html
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Bourcier, Sam, Queer Zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, dans Sam Bourcier, Queer Zones : La trilogie, Paris, Éditions Amsterdam, 2018 [2006, 2011].
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Foucault, Michel, Histoire de la sexualité : La volonté de savoir, Paris, Gallimard (Tel), 1976.
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Haraway, Donna, The Cyborg Manifesto, dans Donna Haraway, Manifestly Haraway, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016 [1985, 1991].
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Williams, Linda, Hard Core : Power, Pleasure, and the « Frenzy of the Visible », Berkeley, University of California Press, 1999 [1989].
Notes
[1]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Mises en scène littéraires », Mœbius, no 167 (automne 2020), p. 121.
[2]Gérard Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Points (Essais), 1992 [1982], p. 13.
[3]Id.
[4] Paul Preciado, Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 290.
[5]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », dans The Digital Review, n° 1 (septembre 2021), [en ligne]. https://thedigitalreview.com/issue01/araniva-kebe-hypersext/index.html
[6]Id.
[7]Id.
[8]Id.
[9]Id.
[10]Id.
[11]Michel Foucault, Histoire de la sexualité : La volonté de savoir, Paris, Gallimard (Tel), 1976, p. 77.
[12]Id.
[13]Ibid., p. 84-85.
[14]Ibid., p. 85.
[15]Id.
[16]Linda Williams, Hard Core : Power, Pleasure, and the « Frenzy of the Visible », Berkeley, University of California Press, 1999 [1989], p. 3.
[17]Id.
[18]Ibid., p. 22.
[19]Audre Lorde, « Uses of the Erotic : The Erotic as Power », Sister Outsider : Essays and Speeches, Berkeley, Crossing Press, 2007 [1984], p. 53-54.
[20]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[21]Id.
[22]Sam Bourcier, Queer Zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, dans Sam Bourcier, Queer Zones : La trilogie, Paris, Éditions Amsterdam, 2018 [2006, 2011], p. 28.
[23]Julie Lavigne, La traversée de la pornographie : Politiques et érotisme dans l’art féministe, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2014, p. 20. Italiques de l’autrice.
[24]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[25]Id.
[26]Daniel Bensaïd, « Le sexe des classes », dans Le site danielbensaïd, [en ligne]. https://danielbensaid.org/Le-sexe-des-classes [Site consulté le 20 avril 2021]. Cité dans Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[27]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[28]Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif », dans débordements, [en ligne]. https://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif [Site consulté le 18 avril 2021]. Cité dans Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[29]Laura Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », dans Scott MacKenzie [dir.], Film Manifestos and Global Cinema Cultures: A Critical Anthology, Oakland, University of California Press, 2014, p. 364.
[30]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[31]Id.
[32]Id.
[33]Id.
[34]Id.
[35]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « L’acceptation de la « monstruosité » de soi dans l’œuvre littéraire et numérique : Patchwork Girl », dans Yiara [en ligne]. https://yiara09.github.io/submissions/PatchworkGirl/ [Site consulté le 15 avril 2021].
[36]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[37]AudreLorde, Sister Outsider : Essais et propos. Cité dans Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[38]Steven Marcus, The Other Victorians : A Study of Sexuality and Pornography in Mid-Nineteenth-Century England, New York, Routledge, 2017 [1964, 2009], p. 240.
[39]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[40]Craig Dworkin, Uncreative Writing. Cité dans Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[41] Donna Haraway, The Cyborg Manifesto, dans Donna Haraway, Manifestly Haraway, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016 [1985, 1991], p. 53.
[42]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[43]Id.
[44]Audre Lorde, « Poetry Is Not a Luxury », dans Audre Lorde, Sister Outsider, op. cit., p. 37-38.
[45]Jean Clément, « Hypertexte et complexité », dans Études françaises, vol. XXXVI, no 2 (février 2000), p. 48.
[46]Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara, « Hypersext », op. cit.
[47] Audre Lorde, « Poetry Is Not a Luxury », op. cit., p. 38.