Ainsi, la mer est le symbole de la nature humaine. Sous la forme du sommeil – dans un sens profond, transposé – elle emporte le navire de la vie sur ses flots, guidés de loin par le vent et les étoiles ; en tant qu’assoupissement – au sens strict du terme – sa marée monte la nuit vers la plage de la vie où elle dépose les rêves.
Walter Benjamin
La nouvelle rêvée (Traumnovelle) d’Arthur Schnitzler, qui, publiée en 1926, appartient à la dernière période de Schnitzler, traite d’une crise conjugale dans le milieu bourgeois. Le jeune médecin Fridolin et sa femme, Albertine, sont assaillis de souvenirs étranges aux contours érotiques. C’est sur une confession mutuelle de ces aventures mi-vécues et mi-rêvées que la nouvelle s’achève. Le caractère psychologique du récit ainsi que son aboutissement suggèrent que la nouvelle est porteuse d’un enseignement. Elle laisse entrevoir que la crise conjugale débouchera sur une réalité supérieure au quotidien de la vie d’un couple[1]. L’adaptation de la nouvelle au cinéma par Stanley Kubrick semble appuyer cette interprétation[2]. Anya Kubrick considère que le film de son père, sorti au tournant du millénaire sous le titre Eyes Wide Shut, expose, en guise de déclaration personnelle, les idées et principes qui auraient orienté le cinéaste dans sa vie familiale[3]. – La focalisation sur la crise conjugale dissimule à mes yeux un problème plus profond : celui du basculement d’une série d’événements répétitifs que sont les aventures érotiques vers une temporalité remplie. Ce serait cette histoire du rêve, la soumission de l’aventure au principe de plaisir que la nouvelle tente d’écrire. Nous tenterons de déterminer si elle y réussit.
Les différentes lectures du rêve et de l’aventure
Jusqu’à son essai Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud part du principe que le rêve accomplit un désir. Dans les écrits de Schnitzler en revanche le rêve se présente comme une compulsion énigmatique de répétition qui s’éloigne de la vie. Lorsque la malheureuse gouvernante Therese, dans une Chronique publiée peu après la Nouvelle rêvée, tente d’évoquer rétrospectivement le souvenir des diverses personnes qu’elle a aimées, elle échoue « à fixer son esprit, même brièvement, sur quelqu’un de précis ; chaque fois la personne lui échappait presque aussitôt et elles se confondaient toutes, comme dans un rêve, lointaines, tels des étrangers[4] ». La forme du rêve comporte un élément aliénant qui fait obstacle à l’accomplissement du principe de plaisir.
Schnitzler, novelliste, auteur de théâtre et scénariste, était un grand amateur de cinéma. Ses Journaux sont parsemés de notes qui se réfèrent à des films qu’il a vus[5]. Depuis 1914, trois films muets basés sur ses récits ont été réalisés en Europe et outre-Atlantique[6]. Ces premières productions cinématographiques, en noir et blanc et sans paroles, se rapprochent des images mécaniques et vacillantes du songe. Avec la même assiduité que ses visites au cinéma, Schnitzler note ses rêves de la nuit. Cela laisse supposer une affinité entre l’intérêt qu’il portait au « septième art » et son engouement pour la sphère onirique. Or, le cheval de bataille du cinéma de masse, le « happy end » auquel Kubrick semble encore souscrire, s’accorde mal avec la compulsion répétitive du rêve. Deux lectures différentes articulent ce que Nouvelle rêvée met en jeu : soit la victoire sur l’élément répétitif du rêve, au moyen d’une maîtrise du côté « mécanique » de l’érotisme (aventures, fantasmes, pornographie, adultère) ; soit l’abolition du seuil qui protège le moi du flot cyclique d’images oniriques.
Le pivot autour duquel ces deux lectures pourraient tourner me semble être la notion d’aventure. Par là, nous entendons l’écriture d’une vie non réalisée qui se conforme au rêve, au souvenir lointain, au merveilleux. Le temps inclus dans ces diverses formes figure soit une répétition (une série d’aventures) soit un vecteur unitaire (une Aventure). Au moment de l’écriture de la Nouvelle rêvée, dans la Belle Époque, l’aventure est positivement connotée. La dépréciation qu’avait opérée sur elle la littérature édifiante du siècle précédent est mise hors course[7]. Les aventures, telles qu’elles se présentent dans le médium du rêve, alternent d’une tendance à l’autre : elles sont soit lâches ou héroïques, puériles ou masculines, insensées ou édifiantes. Certes, Santner a raison de noter que le voyage nocturne de Fridolin à travers Vienne décrit la fuite d’un névrosé devant la satisfaction pulsionnelle plus qu’une aventure érotique[8]. Dans cette perspective, la trajectoire de Fridolin pourrait au moins vouloir donner une leçon ; elle ne serait donc pas purement pathologique. Allons plus loin. L’historien Sylvain Venayre écrit :
Avec le pluriel disparaissait l’ancienne conception de l’aventure comme péripétie ne contenant aucune signification par elle-même. L’Aventure devenait une valeur – au moment même où Georg Simmel s’attachait à mettre en lumière l’ontologie de l’aventure dans ses rapports avec la « modernité », en faisant pour cela de l’aventure une parente de l’œuvre d’art[9].
L’aventure en tant que parente du rêve et de l’œuvre d’art, voici le sujet, la conjonction métaphysique, de la Traumnovelle. La futilité des aventures est contrée par la trajectoire surnaturelle qui forme la face onirique, le Rêve, de la nouvelle. Deux manières d’articuler le rapport entre l’aventure, la nouvelle et le rêve se dessinent au cours de la lecture : soit l’aventure répond par un détour – celui de l’art qui se modèle sur le rêve – au principe de plaisir, soit elle est responsable de l’insignifiance du rêve qui rend son écriture impuissante. Afin de sortir de cette aporie, je propose de porter dans un deuxième temps le regard sur le récit qu’Albertine fait du songe qu’elle a fait la nuit. Il contient des impressions bizarres qui ressemblent aux événements vécus par son mari pendant son escapade nocturne. Si la Nouvelle rêvée contient un enseignement, si l’aventure connaît une issue, ce ne sera qu’au moyen d’une rencontre entre le rêve d’Albertine et la narration des événements vécus par Fridolin. Fusion – happy end – ou imbrication ? Complémentarité symbolique ou juxtaposition mécanique ? Éloge ou élégie de l’aventure ? Tels seraient à mes yeux les extrêmes que le médium du rêve met en relation dans la nouvelle.
L’aventure et le temps du carnaval
Le mot « aventure » tombe à six reprises dans la Traumnovelle[10]. Les épithètes qui lui sont associées décrivent une expérience qui se présente plutôt comme une lâcheté, une conduite d’évitement. L’aventure fuit la lumière du jour et occupe, tels les rêves – « convoitises sans courage » selon Filippo, le poète dans la pièce Le Voile de Béatrice – le « médio-conscient » (Mittelbewusstsein). Schnitzler juge que ce domaine a été négligé par la psychanalyse, alors qu’il représente « le plus gigantesque domaine de la vie de l’âme et de l’esprit » ; c’est à partir de là, en effet, que, « de façon ininterrompue, différents éléments remontent dans la conscience ou bien qu’ils plongent dans l’inconscient[11] ». Cette topologie de l’aventure explique son apparence défaillante dans l’œuvre schnitzlerienne : chroniquement inachevée, contrariante, impertinente, caduque, fantasque, lâche, érotique[12]. Annexée par une couche sociale croissante – la bourgeoisie moyenne – elle n’est plus la propriété d’aristocrates aux mœurs libertines[13]. Les flirts d’un bal masqué, passés en revue par le couple de la Traumnovelle, se révèlent « futiles » ; lors de ses errances à travers Vienne, la nuit suivante, Fridolin sent que les événements qu’il est en train de vivre ne présentent qu’une « succession confuse et débridée d’aventures ténébreuses, misérables, cocasses et lubriques, dont aucune n’avait été vécue jusqu’au bout[14] ». Comment s’explique cette lâcheté, cette futilité de l’aventure qui n’est plus en mesure de former une expérience ? Pourquoi n’est-elle plus une preuve d’amour et de courage, comme à l’époque courtoise ou comme le clame encore l’héroïsme de la Belle Époque ?
Le titre de travail utilisé par l’écrivain au cours de longues années nous éclaircit sur la problématique de la nouvelle : « Doppelnovelle » – la nouvelle (du) double, (re-)doublée – soulève la question de l’authenticité de l’aventure[15]. Ce qui est en jeu, c’est la véracité du récit par opposition à la rhétorique de l’imposteur, ainsi que la sincérité, la pureté de l’amour que l’aventurier porte à sa dame. La figure de l’aventurier apparaît dans un des deux diagrammes que Schnitzler établit en 1927, un an après la publication de la Traumnovelle, pour saisir en théorie « L’esprit dans le monde du Verbe » et « L’esprit dans le monde l’Action ». Il s’agit en effet de deux losanges où le triangle supérieur correspond à l’hémisphère pur et le triangle inférieur, la pointe dirigée vers le bas, à l’hémisphère impur :
Le sujet de l’aventure, dans le monde de l’action, se situe à gauche sur la base du triangle, juste en dessous du sujet de la navigation qui accède à l’hémisphère pur, celle qui monte vers l’héroïsme. La trajectoire du sujet de l’aventure décrit une imposture puisqu’elle descend vers le diabolique. La ligne de démarcation où les bases des deux triangles se touchent est, selon Schnitzler, « infranchissable ». Cela signifie que le sujet de l’aventure ne peut pas se transfigurer en son double positif, héroïque. Schnitzler nous met en même temps en garde contre la ressemblance fallacieuse entre le vrai et son double ; elle serait la cause de graves « erreurs de diagnostic ». Qui plus est, un esprit satanique (höllischer Geist) anime encore les actes du type positif ; la dissimulation lui est indispensable pour pouvoir agir comme le demande son être.[17] L’apparence est donc trompeuse comme l’atteste l’aphorisme d’Hippocrate que Schnitzler, en médecin, aime citer : « La vie [bios] est courte, l’art [technè] est long, l’occasion [kairos] est fugace, l’expérience [peira] est trompeuse, le jugement [krisis] difficile[18] ». Sous la plume de Schnitzler cette formule décrit moins l’art médical, métier qu’il a abandonné, que l’écriture, cette Aventure des aventures. Par définition, un acte répétitif, souvent trompeur en raison du caractère fugace de l’expérience. L’écriture permet-elle d’ancrer l’aventure dans la terre solide du réel pour y implanter un ordre surnaturel ? Ou sera-t-elle condamnée à une errance sans fin, celle d’un fantôme, mi-mort, qui hante et double la réalité ? La vie quotidienne au tournant du siècle favorise ce sentiment d’incertitude. La Première Guerre mondiale, l’inflation des années vingt, la dérégulation des mœurs ôtent à la vie quotidienne la stabilité qui lui permet de former des projets d’avenir[19]. C’est de cette réalité que la Traumnovelle témoigne en mettant en jeu une vieille prérogative de la nouvelle : celle de pouvoir représenter une péripétie réelle, une vraie aventure qui ferait bouger les lignes du monde.
Dans la fiction, les événements de la Traumnovelle se déroulent pendant la période intermédiaire du carnaval ponctuée de bals masqués et de premiers signes annonciateurs du printemps. Dans une conférence prononcée en 1909 devant l’Association sociologique de Vienne, le théologien Florens Christian Rang trace une « psychologie historique » de ce rite de passage antique. Le carnaval, qui remonte à la fête babylonienne du Nouvel An, repose sur une suspension légale des lois. Rang propose une étymologie alternative à celle qui renvoie à la période du carême (carne levare = enlever la viande) : « char naval » (carrus navalis) ferait allusion à la procession céleste de la lune dans le ciel. Lors d’une fête au début du printemps associée au culte de la déesse Isis, on faisait précéder l’arrivée d’une barque sur le rivage par un cortège de personnes masquées. La Traumnovelle débute avec une scène de conte où figure également un « char naval » : « Vingt-quatre esclaves à peau brune faisaient progresser la somptueuse galère qui devait conduire le Prince Amgiad au Palais du Calife […] sous le ciel bleu sombre parsemé d’étoiles[20] ». Le cortège carnavalesque marque une césure, un entracte, l’interrègne entre un renoncement et une nouvelle accession au trône[21]. C’est Sa Majesté le Moi qui descend du trône et passe son masque – l’autorité – à des gens simples, anonymes : une prostituée débutante, un pianiste du music-hall, des étudiants qui s’approprient le trottoir, le souvenir d’une fille nue inconnue que Fridolin croisa au bord du Wörthersee[22]. Ces rencontres, alors qu’elles éveillent un érotisme latent, tournent du point de vue du héros en cauchemar. Plus il cherche à regagner son autorité et à sauvegarder son identité de médecin et de père de famille, plus le monde dont émergent ces existences futiles lui devient hostile. Vu sous cet angle, le chemin est tracé : l’aventurier retourne à la maison où il retrouve son masque qu’Albertine, endormie, avait posé à ses côtés. Une autre issue est-elle pensable sous le signe astronomique du carnaval ?
Le masque constitue un leitmotiv de la nouvelle. Celle-ci débute par le souvenir d’un bal masqué auquel le couple vient d’assister ; plus tard dans la nuit, Fridolin, afin de pouvoir participer à un bal secret où son ami de jeunesse jouera du piano, doit se procurer un déguisement de moine chez le costumier Gibiser. Le port d’un masque est lié au motif du rêve par sa fonction mimétique et théâtrale. Il s’agit d’une rencontre avec soi-même sous les traits de l’Autre. L’imitation d’un personnage autre va de pair avec un fort sentiment d’effroi : à la fin de l’essayage, Fridolin « aperçut à droite dans un grand miroir mural un pèlerin squelettique qui n’était autre que lui-même[23] ». Cette apparence n’est pas sans rappeler le « Seigneur Amour » qui se présente en pèlerin au sujet de la Vita Nova :
Son apparence était déchue,
Comme s’il eût perdu sa seigneurie,
Et soupirant, pensif, il s’en venait,
Pour ne pas voir les gens, la tête basse.
Quand il me vit, m’appelant par mon nom :
« Je viens, dit-il, d’une contrée lointaine
Où se trouvait ton cœur, par mon vouloir,
Et le porte à servir un plaisir neuf. »
Alors je m’absorbai si fort en lui
Qu’il disparut, mais ne pus voir comment[24].
En s’identifiant à son maître, Dante s’approprie le désir que celui-ci vient de lui désigner. Or, cet objet du désir est faux, car ce n’est point Béatrice, la Dame de cœur, mais simplement une femme destinée à faire écran à la vérité afin de déjouer les rumeurs. Dans cette scène se révèle une forme de compromis, propre à la structure pulsionnelle de l’aventure, qui contraste avec la noblesse du cœur. Le « mensonge romantique » tel que René Girard l’a conçu exprime la dérive aliénante comme suit : à la demande d’un médium démonique – un ami, une amie, un fantasme, une société secrète, etc. – un désir solipsiste et mimétique est projeté sur le règlement de l’amour courtois[25]. Fridolin rencontrera la « femme-écran » plus tard dans la soirée et sans la reconnaître : son désir de la posséder réellement détruit l’intrigue tissée par le pèlerin métaphysique. Elle lui chuchote à l’oreille « va-t’en ! », mais il éclate de rire : « Vous n’êtes quand même pas là, toutes tant que vous êtes [c’est-à-dire nues et voilées], pour qu’on perde la tête rien qu’à vous regarder ![26] ». C’est que les arrangements de la société secrète sont perçus par Fridolin comme une farce carnavalesque, une orgie érotique : « un spasme, une clameur – un rire atroce : la percée de l’humaine dérision[27] ». L’inconnue se donnera à tous afin que Fridolin, l’intrus, puisse échapper au châtiment. Cette dame finit ainsi par faire écran à une double transgression : l’infidélité de Fridolin envers sa femme et son intrusion dans la société secrète. Deux temporalités différentes se croisent ici : celle, rituelle et cyclique, du carnaval comme vénération de la lune – un rythme associé à la vie pulsionnelle – et celle, mythico-tragique, du sacrifice humain qui renvoie à la connotation chrétienne du carême. À la différence du rite annuel qui, pendant un court laps de temps, renverse l’état que le travail ordonne, ce sacrifice fond un nouvel ordre qui exclue l’érotisme de sa continuité sacrée. Georges Bataille remarque :
Jamais le christianisme n’abandonna l’espoir de réduire à la fin ce monde de la discontinuité égoïste au royaume de la continuité, que l’amour embrase. Le mouvement initial de la transgression fut ainsi dérivé, dans le christianisme, vers la vision d’un dépassement de la violence, changée en son contraire. – Il y eut quelque chose de sublime et de fascinant dans ce rêve[28].
Dans son essai L’aventure, Giorgio Agamben esquisse une généalogie de l’aventure de l’Antiquité à nos jours. Il y retrace les principales étapes de l’érosion d’une figure aux connotations eschatologiques : participant à l’unité des événements et du récit dans la poésie médiévale, l’aventure s’isole dans la modernité pour désormais désigner quelque chose d’extérieur et d’excentrique qui se greffe sur la vie[29]. Peut-être pourrait-on même remonter plus loin, au roman grec, qui reçoit sa définition générique fort tard, au XVIIe siècle. Deux épithètes résument alors sa forme à double face : érôtikos, intrigue d’Amour, et historikos, histoire d’amour[30]. En tant que récit historique, il représente un destin commun mis à distance grâce à la narration ; il s’agit d’un drame conduit à la manière d’une histoire. En tant qu’intrigue amoureuse, l’unité d’action relève d’une trajectoire à laquelle les protagonistes consentent, persuadés enfin qu’elle exprime la vérité de leur vie[31]. Certains commentaires de la Traumnovelle maintiennent qu’une synthèse entre ses deux faces extrêmes – le mimétisme du rêve (l’aventure vécue) et le récit distancié de l’aventure – puisse être accomplie. L’aventure et le rêve correspondraient à une « descente aux enfers », un bain soi-disant cathartique dans les eaux de l’inconscient des protagonistes qui en ressortent instruits sur eux-mêmes[32]. Or, ce point de vue manque d’expliquer la trajectoire mortifère que tracent les aventures de Fridolin : Mizzi, la prostituée, part à l’hôpital, Nachtigall, le pianiste, vient d’être embarqué et la dame de son cœur, probablement, s’est suicidée le lendemain du bal dans une chambre d’hôtel. Ce lourd bilan létal contredit l’expression usuelle de l’aventure chevaleresque : « Ce qui est personnifié en dame Aventure est l’acte même d’écrire et de conter : mais, en tant qu’il coïncide avec les événements racontés, il n’est pas un livre, mais le corps vivant d’une femme[33] ». Dans la Nouvelle rêvée, la dame – un double de dame Aventure ? – meurt comme le rêve qu’elle avait incarné : Fridolin la découvre dans l’Institut d’Anatomo-pathologie, à l’issue d’une nuit de recherches à travers Vienne. « Un amour malheureux à l’égard de Votre Majesté ? » lui demande l’assistant. « Fridolin nia, un peu irrité. “Le suicide de cette baronne Dubieski n’a absolument rien à voir avec ma personne”[34]. » Non seulement le motif du suicide reste secret, l’identité de la femme elle-même est un mystère :
Fridolin se pencha plus avant, comme si l’acuité de son regard pouvait arracher une réponse à ces traits rigides. Et il sut en même temps que même si c’était réellement son visage, ses yeux qui, hier, étaient rivés aux siens avec un éclat si ardent, il ne le saurait pas, ne pourrait et pour tout dire ne voudrait pas le savoir[35].
Ce curieux renoncement à connaître son identité, est-il le signe d’un savoir secret ou provient-il d’une indifférence froide à l’égard d’un faux jeu? Ce serait poser l’alternative entre l’amour mystique et le libertinage. Mais on pourrait également dire que la culture du libertinage est le complément d’un romantisme qui cherche à ranimer les figures de l’amour courtois. Casanova, le protagoniste de L’Aventurier, en est bien conscient : en fouillant sa mémoire à la recherche d’un souvenir demi-conscient qu’éveille en lui la vapeur grise au fond de la prairie, celui d’une nuit d’amour depuis longtemps révolue,
il ne savait plus laquelle … peut-être étaient-ce des centaines de nuits qui dans son souvenir se fondaient en une seule […] Une nuit n’était-elle pas finalement comme une autre ? Et une femme comme une autre ? Surtout quand tout était fini ? Et ce mot ‘fini’ ne cessait de lui marteler les temps, comme s’il devait être désormais le battement même de son existence manquée[36].
Selon le sociologue Georg Simmel, l’aventure moderne se déploie à l’extérieur de la trame de la vie, c’est pourquoi elle se rapproche de la forme des rêves, situés, eux aussi, en dehors du sens global de l’existence. Simmel note par rapport à l’amour :
Il peut donner à notre vie un éclat simplement momentané, comme un rayon que jette en un espace intime une lumière qui passe de l’extérieur ; cependant un besoin est ainsi comblé […] qui – qu’on le désigne comme physique, spirituel ou métaphysique – se tient éternellement, si l’on peut dire, dans le fondement ou le centre de notre essence[37].
Simmel suppose qu’Éros est en mesure d’accoucher d’un temps où l’éphémère et l’infini se rejoignent. La temporalité extatique de l’amour lie le récit distancié des événements extérieurs à l’espace intime du mimétisme du rêve. Il faut comprendre qu’il ne s’agit point d’un sens qui se greffe de l’extérieur sur une énigme. Lorsque son ancienne amante lui raconte un rêve qui l’a visitée la nuit de son retour le Casanova de Schnitzler se montre déçu : à sa place « il aurait essayé, comme il faisait toujours en pareil cas, qu’il s’agît de rêves ou de réalités, de donner une conclusion, un sens à son histoire », dit celui qui par ses actes rejette tout sens de l’amour[38]. Dans la Traumnovelle, le sens, s’il y en a, vient d’ailleurs. Alors qu’Albertine et Fridolin, fatigués de leurs aventures, tant rêvées que vécues, plongent dans un sommeil sans rêves, un rayon de lumière passe, « victorieux », à travers les rideaux. Il s’accompagne de trois signaux sonores : un frappement à la porte, les bruits de la rue qui s’anime et le rire cristallin d’un enfant. Le réveil se réalise dans une métamorphose : la rue devient maison, l’inconscient la veille, l’enfant adulte et le domestique maître. Le rire radiant d’une fille se mêle à la naissance du jour. Il recouvre une double absence qui fait place au nouveau présent : celle de l’union sexuelle passée et celle, future, de la mort des parents. Peut-être le rire de la fille indique-t-il que le présent, le Temps qui surgit au réveil – et à la fin – de la Nouvelle rêvée n’est qu’un ajournement[39]. L’aventure du rêve reste encore inachevée.
Nous avons déjà évoqué les deux épithètes qui définissaient dans la Renaissance le genre romanesque : érôtikos, intrigue d’Amour, et historikos, histoire d’amour. Leur complémentarité renvoie à celle d’un autre couple classique : la diêgêsis grecque – le récit raconté d’événements passés, présents ou futurs (style indirect) – et la mímêsis – l’imitation ou la reproduction d’un modèle (style direct). Dans la Nouvelle rêvée, ces deux dictions se partagent entre le rêve et son attribut, le masque, et le récit des événements, soit vécus, soit rêvés. Le mimétisme du rêve est ainsi limité par la vérité romanesque que l’écriture de la nouvelle institue. Afin de rétablir le rêve carnavalesque, subversif dans ses droits, Edith Borchardt a tenté de substituer le cadre réaliste de la nouvelle par celui d’une autre forme littéraire : la menippea, nommée d’après le parodiste cynique Ménippe[40]. Cette forme de satire semble en effet bien correspondre à la nature dérisoire des aventures qui s’émancipent du sens global du monde. Or, l’aventure moderne, telle que Simmel la décrit, est également une forme de vie qui vise à restaurer l’unité de l’existence. Le « rayon de lumière triomphant » qui, à la fin de la Nouvelle rêvée, se glisse dans la chambre du couple, semble signaler l’achèvement, la métamorphose finale, des expériences ratées que les époux ont vécues. On pourrait y voir le rayon du sens que la nouvelle en tant qu’œuvre d’art projette dans l’espace mimétique du rêve. Mais si la nouvelle constitue la forme de la vérité romanesque, un reste demeure. La dernière phrase d’Albertine, un fragment de monologue, l’exprime : « Ne jamais interroger l’avenir[41] ». La « vérité la plus intime » qu’Albertine évoque au retour final de Fridolin, aucune expérience et aucun rêve singulier ne la remplissent : « ni la réalité d’une nuit, ni même celle de toute une vie humaine ne peut [la] signifier[42] ». Et en effet, le rêve d’Albertine marque une fissure intérieure à la nouvelle qui empêche que le sens – donc le récit – se ferme. L’aventure pourra à tout moment renaître. Cette obstination, peut-elle confier une durée, une signification aux événements d’apparence insignifiants[43] ? Ou finit-elle par fixer définitivement leur dépravation ?
La compulsion de répétition
Dans la Nouvelle rêvée, des événements vains se répètent sans aboutir à une expérience concrète. Au début, les époux se confessent des moments d’infidélité : Albertine avoue s’être éprise d’un jeune homme sur la côte danoise l’été dernier ; il portait une mallette jaune et disparut le lendemain. Fridolin se souvient d’avoir surpris une jeune fille nue au bord du Wörthersee ; elle lui fit signe de s’éloigner. Le rêve d’Albertine élaborera ces restes diurnes préconscients selon les règles de l’inconscient. Tant que leur mimétisme reste hors de portée, aucun sens ne pourra surgir de l’histoire. Il se peut que des pulsions plus originaires, « par conjonction avec les restes diurnes, [forment] un fantasme de désir qu’il appartient au rêve de présenter de façon figurée[44] ». En parallèle, le rêve d’Albertine dédouble les aventures vécues par Fridolin durant la nuit racontées dans la quatrième des sept parties de la nouvelle. Le récit du rêve d’Albertine, en décalage avec ces événements, survient au cinquième chapitre. S’agit-il d’une coïncidence fortuite ou est-ce voulu que la Nouvelle rêvée – la Nouvelle double (titre de travail) – comporte autant de parties que l’essai de Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920) [45]?
Le Journal de Schnitzler ne mentionne pas cet écrit, mais dans une lettre à l’occasion de son soixantième anniversaire Freud, qui s’adresse à l’auteur sous couvert du « double » (Doppelgänger), y renvoie. Il y vante l’intérêt que Schnitzler porte à la polarité entre l’amour et la mort et ajoute, entre parenthèses : « Dans un petit écrit qui date de 1920, Au-delà du principe de plaisir, j’ai tenté d’exposer l’Éros et la pulsion de mort comme les forces originaires dont l’antagonisme domine toutes les énigmes de la vie[46] ». La « compulsion de répétition » est au centre de cet écrit. Constatant que la nouveauté n’est pas toujours la condition de la jouissance, il admet que l’enfant, lorsqu’on lui a raconté une belle histoire, voudra toujours entendre la même au lieu d’une autre :
il s’en tient inflexiblement à l’identité de la répétition et il corrige chaque modification dont le narrateur s’est rendu coupable […] Il n’y a pas là contradiction au principe de plaisir ; il est évident que répéter, retrouver l’identité constitue en soi une source de plaisir[47].
Alors que cette répétition mécanique, cette reproduction fidèle aux détails procure à l’enfant un gain de plaisir – proche d’ailleurs de la coutume des civilisations anciennes qui préfèrent des récits qui racontent des histoires qui ont déjà eu lieu – la compulsion de répétition, chez l’adulte, obéit à des pulsions refoulées. C’est à la fin du quatrième chapitre que Freud rectifie sa théorie du rêve comme fonction du désir : « S’il y a un “au-delà du principe de plaisir”, il est logique d’admettre, même pour la tendance du rêve à accomplir le désir, l’existence d’un temps qui l’aurait précédée[48] ». Les diverses manifestations de la répétition – la projection en psychanalyse, les rêves traumatiques ou le retour des mêmes événements – amènent Freud à la formulation d’une conception dualiste de la vie pulsionnelle : « la compulsion de répétition […] nous apparaît plus originaire, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir qu’elle met à l’écart[49] ». Ces pulsions de vie – Éros – et les pulsions de mort – Thanatos – se rencontrent dans leur tendance à la répétition qui vise à rétablir un état antérieur ; ils se séparent dans la façon dont ils cherchent à y parvenir.
Le sentiment d’aventure présente de fortes affinités avec une pulsion que Freud range du côté de la mort : l’autoconservation[50]. Les pulsions d’autoconservation assurent à l’organisme « sa propre voie vers la mort » et écartent les dangers qui surviennent par hasard, de l’extérieur : « Quant à cette tendance de l’organisme à s’affirmer en bravant le monde entier, cette tendance mystérieuse et qui ne peut être mise en relation avec rien, nous n’avons plus qu’en faire. Il reste que l’organisme ne veut mourir qu’à sa manière[51] ». Il en résulte que l’Aventure, mue par les pulsions d’autoconservation et par la compulsion de répétition, se transforme en calvaire : d’où l’atmosphère nécrophile du voyage nocturne de Fridolin à travers Vienne. La menace d’une mort accidentelle – la toux contagieuse d’un enfant qu’il redoute, un duel au pistolet qu’il évite, la prostituée qu’il esquive, probablement atteinte d’une maladie vénérienne – hante ses pensées. Le temps qui précède la nouvelle, fonction du principe de plaisir, se trouve ainsi parasité par thanatos.
Le rêve d’Albertine – la mallette jaune et la Ronde
Qu’en est-il du rêve d’Albertine qui se greffe sur cette nuit d’aventures ? Son rêve est ponctué de correspondances qui renvoient à la fois au vécu de Fridolin ainsi qu’au fragment du conte des Mille et une nuits lu à leur fille au début du récit. Les exemples d’un rapprochement des amants sous une image métaphysique qui joue ou qui rejoue leur destin commun sont fréquents dans la littérature. L’amour, dans le roman, est le maître du jeu et il tient les ficelles, mais l’histoire elle-même repose sur le vécu des personnages. Si la place réservée à l’Amour ou à la dame Aventure est vide, alors le vécu devient une trompeuse doublure. D’une façon analogue, l’antiquité connaît le mode discursif de l’ekphrasis, la description d’un tableau présenté en prologue qui contient et qui annonce tous les événements de l’histoire[52]. La Nouvelle rêvée commence également par une description, celle d’un tableau tiré des Mille et une nuits : « Vingt-quatre esclaves à peau brune faisaient progresser la somptueuse galère qui devait conduire le Prince Amgiad au Palais du Calife. Le Prince, lui, drapé dans son manteau de pourpre, était étendu seul sur le pont supérieur, sous le ciel bleu sombre parsemé d’étoiles, et son regard …[53] ». D’un côté, ce prologue préfigure effectivement certains éléments du récit de la nouvelle : les costumes orientaux, le voyage onirique, le narcissisme du héros empli d’une mission secrète, l’absence ou l’oubli de la femme, etc. Or, ces éléments ont entièrement perdu leur valeur explicative et leur puissance ordonnatrice des événements. Ils seront répétés, repris – surtout dans le rêve d’Albertine qui visionne la « galère » – mais sans donner un sens, sans conférer une vérité métaphysique ou morale à l’histoire. Le tableau se perd dans le vide, comme le regard d’Amgiad sous le ciel étoilé ; la suite d’aventures inachevées de la nouvelle commence elle-même par une aventure vide, interrompue.
Un autre modèle du rôle bénéfique que le dédoublement du réel peut jouer dans la littérature nous est fourni dans la pièce de Grillparzer Le songe est une vie (Der Traum ein Leben). Le héros de Grillparzer, fiancé à la fille d’un Seigneur, se prépare pour partir en voyage. La veille de son départ, il fait un cauchemar qui lui montre les conséquences drastiques de sa conduite future : Rustan se réveille au moment où il saute d’un pont. Par la suite, il décide de se marier tout de suite et renonce à son projet de voyage. – Grillparzer traite le rêve comme une tragédie classique : le cauchemar provoque une catharsis et l’aventure insignifiante du rêve se transforme en une péripétie bénéfique. Schnitzler en revanche laisse la fonction du rêve en suspens. Notamment le rêve d’Albertine qui, pourrait-on supposer, tourne en cauchemar, reste ouvert. Le songe est plus qu’une crise qui précède la guérison ; il se confond avec les pulsions intimes du moi qui précèdent sa volonté restauratrice.
Voici, enfin, le rêve d’Albertine : Albertine se trouve dans une petite villa au bord du Wörthersee où le couple avait passé l’été de ses fiançailles. Elle sait qu’elle doit se marier le lendemain. Seule dans sa chambre, elle cherche sa robe de mariée, mais elle ne trouve que des costumes d’une scène orientale. Lorsqu’elle est en train de fouiller l’armoire, une galère, propulsée par une foule d’esclaves, lui amène son bien-aimé. Il est habillé comme le prince Amgiad du conte et l’enlève par la fenêtre. Ensemble, ils s’envolent dans la lueur du soir. Soudain ils se retrouvent sur une clairière en haute montagne et s’embrassent. Or, remarque Albertine, « notre tendresse était toute mélancolique, comme marquée du pressentiment d’une souffrance à venir[54] ». Au petit matin, leurs vêtements ont disparu. Albertine a honte et Fridolin, se sentant subitement coupable, s’en va chercher des vêtements. Son départ marque le début d’un autre épisode où Albertine se voit courir joyeusement à travers la plaine. Elle sait qu’en bas de la montagne son époux malheureux déambule sans fortune à travers une ville fantastique. Tout d’un coup, elle voit un homme sortir de la forêt, « un homme jeune, en costume moderne claire […]. Il allait son chemin, salua très poliment en passant devant moi, mais sans m’accorder plus d’attention[55] ». Alors qu’elle visionne à nouveau son mari qui enfouit vêtements, chaussures, linge et bijoux dans une mallette de cuir jaune, l’autre revient :
Il venait de nouveau de la forêt dans ma direction – et je savais qu’entre-temps, il avait fait le tour du monde. Il avait changé, mais c’était bien le même. Comme la première fois, il s’arrêta devant la falaise, disparut à nouveau, puis ressortit de la forêt, disparut, ressortit de la forêt ; cela se répéta deux, trois ou une centaine de fois. C’était toujours le même et toujours un autre, il me saluait à chaque fois qu’il passait, mais il finit par s’arrêter devant moi, me dévisagea, je cherchai à l’attirer, riant comme je n’avais jamais ri de ma vie, il tendit les bras vers moi ; là, je voulus fuir, mais je ne pouvais pas, – et il s’est laissé tomber près de moi dans la prairie[56].
Au bout d’un certain temps, Albertine s’aperçoit qu’ils ne sont pas le seul couple dans la prairie : trois, dix, mille couples peut-être se trouvent à leurs côtés. Étrangement, Albertine n’éprouve aucune honte : « […] il n’y a absolument rien dans notre existence consciente qui puisse se comparer à la légèreté, à la liberté, au bonheur que je ressentais dans ce rêve[57] ». Entretemps, elle voit que son mari est en danger : persécuté par une foule de soldats et de religieux, on le conduit dans un château fort. Alors apparaît, à une fenêtre, la Princesse de ce pays, décidée de le gracier s’il devient son amant. Fridolin refuse. Albertine remarque ironiquement : « […] il était évident que tu ne pouvais pas ne pas me rester fidèle par-delà tous les dangers et pour l’éternité[58] ». Les conséquences de cette supposée lâcheté sont brutales : Fridolin est fouetté et une croix est dressée sur le plateau qui l’attend. Il arrive, seul, content d’avoir rapporté les cadeaux. Albertine s’envole à son encontre, lui aussi se met à flotter, mais leur corps se frôlent dans l’air et se manquent. Albertine termine : « Là, j’eus envie que tu entendes au moins mon rire, au moment où on te mettrait en croix. – Et j’éclatais de rire, d’un rire aussi strident et puissant que je pouvais. C’est avec ce rire, Fridolin, que je me suis réveillé ».
Le rêve d’Albertine est un parfait exemple du recyclage que le travail onirique accomplit. L’étranger et la Princesse sont une réminiscence des confidences faites la veille : ils figurent les personnages avec lesquels les époux ont envisagé, passagèrement, une aventure érotique. Un accessoire important qui revient à plusieurs reprises est la mallette jaune en cuir[59]. Elle passe d’une main à l’autre : du jeune homme sur la côte danoise dans le souvenir d’Albertine à Fridolin qui, dans son rêve, y enfourne les cadeaux. À ce sujet, il existe une notice dans le journal de Schnitzler qui date de la fin de 1922. Il s’agit de la transcription d’un rêve propre à lui : de retour à l’hôtel, chargé de plusieurs paquets de courses, il se rend compte qu’il vient de perdre sa mallette jaune. « Dieu merci », se dit-il, « elle contient juste la nouvelle et non pas mon Journal[60] ». Le rêve exprime-t-il le désir de ne plus continuer l’écriture de la Doppelnovelle, comme elle s’appelle à ce stade ? L’image de Fridolin qui s’empresse à acheter des cadeaux dans le rêve d’Albertine, son zèle pour rester fidèle à sa femme jusqu’à la mort, seraient-ils un commentaire ironique sur l’acte d’écrire ? « Pressé, indompté, toujours en avant », voici comment Freud cite la formule méphistophélique de la sublimation.
La voie rétrograde qui conduit à la pleine satisfaction est, en règle générale, barrée […] il ne reste plus d’autre solution que de progresser dans l’autre direction de développement qui est encore libre, sans l’espoir d’ailleurs de pouvoir achever le processus et atteindre le but. Les processus en jeu dans la formation d’une phobie névrotique, qui n’est pas autre chose qu’une tentative de fuite devant une satisfaction pulsionnelle, nous fournissent le modèle de la naissance de ce qui se présente comme « pulsion de perfectionnement[61] ».
Si l’écriture, comme conduite organisatrice du réel, obéit à un élan proche de la pulsion de vie, elle s’oppose à l’aventure rêvée qui conduit à la mort. Néanmoins, elle ressemble comme un double à la phobie névrotique qui fuit la satisfaction érotique primaire. L’expérience est trompeuse, le jugement difficile … Rappelons que l’Aventure, lorsqu’elle se mue en valeur, devient par là même une parente de l’œuvre d’art. La mallette en cuir jaune oscille entre deux extrêmes : les pôles de l’art et du rêve, de la sublimation et de la mort, du temps unifié et de la répétition ; elle passe d’une main à l’autre. Remplie de papiers, elle pourrait bien figurer cette « masse instable d’une écriture écœurante » que Kafka attribue à son aîné[62]. La mallette jaune est la propriété d’une double. Si elle se perd, est-ce qu’elle appartient désormais au principe de plaisir ?
Dans un aphorisme, Schnitzler évoque lui-même la possibilité que l’art résulte d’une phobie névrotique, « dans le sens où il naît de la pulsion de fuir l’horreur de la fugacité de la vie. L’art cherche à conserver, ce n’est que dans un second temps qu’il veut créer[63] ». La disparition de la mallette jaune dont Schnitzler fait part dans son journal de rêves, n’obéit-elle pas à une fatigue du créateur qui presse toujours en avant sans créer du nouveau, puisqu’il obéit, lui encore, à une compulsion de répétition ? Or, vouloir conserver, c’est vouloir mourir. La fixation de la vie sur les pages du journal est peut-être la manifestation la plus univoque de la pulsion létale inhérente à l’écriture. Les cadeaux que Fridolin tire de sa mallette jaune sont une nature morte, sa « vérité la plus intime ».
Le retour cyclique du même personnage, le jeune homme qui sort de la forêt dans le rêve d’Albertine, fait du Temps un acteur principal. La compulsion de répétition, cet « éternel retour du même », finit ici par rejoindre le principe de plaisir, à en croire les paroles d’Albertine qui vante la légèreté, la liberté et le bonheur qu’elle ressent dans son rêve. Le temps de l’Aventure s’inscrit dans le retour cyclique des mêmes personnages dans les mêmes lieux changés à leur retour. Il est dominé par la répétition sérielle qui, en soi, selon l’hypothèse de Freud, peut résulter d’une pulsion de mort ou d’une pulsion de vie. Ce mouvement circulaire, presque fantomatique, rappelle le titre d’une des premières pièces d’Arthur Schnitzler : la « Ronde » (Reigen). Dans le dictionnaire des frères Grimm, l’article « Reihen » (une forme ancienne de « Reigen ») liste plusieurs significations : originellement une danse populaire, la Ronde est reprise par la poésie de cour du Moyen Âge. L’imaginaire païen l’attribue à des êtres surnaturels : nymphes, elfes ou nains ; l’exécution de telles danses fut interdite par l’Église qui les classa aux côtés des sabbats et des orgies. C’est sous une autre forme que la Ronde pénètre dans l’imaginaire chrétien : la vierge Marie en personne conduit le chœur des fidèles, tandis que le Jugement dernier se conclut par une danse à deux cortèges : le premier vers le Ciel et l’autre vers l’Enfer. Or, l’image la plus répandue au Moyen Âge, c’est celle de la Mort qui mène la Ronde ; si ce n’est pas Vénus qui conduit la contredanse. Walter Benjamin remarque que l’image de la mort réapparaît chez les chroniqueurs du Moyen Âge « aussi régulièrement que l’homme à la faux dans les cortèges qui défilent à midi sur les horloges des cathédrales[64] ».
Le français connaît, en outre, l’expression militaire : « faire la ronde ». Alors que le mot allemand diffère de la Ronde musicale, le cérémonial de la relève de la Garde, dans l’Empire autrichien, devait être familier à Schnitzler. Les officiers sont en effet surreprésentés dans les Rondes qui naissent de sa plume : uniformes de gala blanc, chevaliers munis de leur épée, soldats qui rentrent au quartier, cavaliers qui font l’amour à de jeunes gouvernantes dans les roseaux au bord du Danube. L’heure de la ronde, dans le langage militaire, se dit d’une inspection qui se fait la nuit autour d’une place. Comme la chronique qui se focalise sur une ville à une certaine époque, la ronde tourne autour d’un endroit suspect. Ce lieu, dans la Traumnovelle, c’est celui des rêves qui, dans leurs mouvements rhapsodiques et leurs allures aventurières, sont épiés par le maître de la nouvelle.
Albertine et son jeune homme n’échappent probablement pas au sens qu’il souhaite confier à leur histoire. Remercions le destin, dit Albertine vers la fin, « d’être sortis sains et saufs de toutes ces aventures », à quoi elle rajoute, en précisant : « réelles ou rêvées » et : « ne jamais tenter l’avenir[65] ». Ces phrases font écho à la déchirure que son propre récit du rêve maintient en vie au sein de la nouvelle.
Conclusion
Le but de notre analyse était de déterminer le rapport entre l’art, le rêve et l’aventure dans la Nouvelle rêvée. Ayant repéré une structure dualiste de l’aventure qui se conjugue suivant des pairs d’opposition : répétitive/achevée ; insignifiante/signifiante ; lâche/héroïque ; pulsionnelle/rationnelle –, nous pouvons désormais percevoir la cause de l’ambivalence du texte. Qu’il vise un dépassement de l’aventure en vue d’une métaphysique esthétique ou pseudo-religieuse, cela se manifeste dans le rejet d’un certain aspect du rêve : sa compulsion de répétition et la succession mécanique de ses images. La forme de la nouvelle achève le sens d’une série d’aventures fortuites en apparence. Le rêve clos, narré, fixé à l’écrit, consomme les rêveries lubriques qui ont pu se former en lui. Bâtard de l’Aventure, il est né de la rencontre imprévue entre dame Aventure et maître Amour. – L’autre lecture s’empare du thème du carnaval comme temps intermédiaire ainsi que du récit de rêve d’Albertine qui interrompt la nouvelle au milieu et la dédouble. Tant que le seuil du réveil ou de la restauration de la loi n’est pas franchi, le temps du récit reste impuissant et la répétition ainsi que le mimétisme du masque gagnent. Dans un des deux diagrammes que Schnitzler avait conçus – « L’esprit dans le monde de l’Action » – le sujet de l’aventure occupe la place juste en dessous de l’hypoténuse. Il se situe sur le seuil qui sépare la sphère de l’inauthentique de la sphère authentique ; il veille sur un point de passage. En théorie, le passage entre les deux sphères du monde – où l’aventure et la découverte du vrai se font face – est impossible. En pratique, toutefois – c’est à dire dans l’art – la transgression est une ambition, une aspiration obsessive qui se répète comme si elle pourrait enfin réussir. Peut-être est-ce moins un désir du vrai qu’une fidélité absolue au rêve qui révèle l’illusion du happy end.
Sylvia Kratochvil
Université Bordeaux Montaigne
Bibliographie
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Bio-bibliographie
Sylvia Kratochvil, agrégée d’allemand et doctorante au sein de l’équipe SPH à l’Université Bordeaux Montaigne, travaille sur la critique de l’amour chez Walter Benjamin. Ses recherches portent sur l’histoire des idées du XIXe siècle au début du XXe siècle en France et en Allemagne. En 2018, la revue Ticontre a publié son article « Le regard mélancolique dans la poésie de Baudelaire ».
Notes
[1] Peuvent figurer en guise d’exemple pour cette interpretation: Charles H. Helmetag, « Dream odysseys: Schnitzlers “Traumnovelleˮ and Kubrick’s “Eyes Wide Shut” », Literature/Film Quarterly, no 4 (2003), p. 276-286; William H. Rey, « Das Wagnis des Guten in Schnitzlers “Traumnovelleˮ», The German Quaterly, no 3 (mai 1962), p. 254-264.
[2] Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, États-Unis/Angleterre, 1999, couleur, 165 min.
[3] Richard Schickel, « All eyes on them », Time, 5 juillet, 1999, p. 70. – Stanley Kubrick fut marié pendant quarante ans, jusqu’à sa mort en 1999, à sa troisième femme Christiane Harlan, actrice allemande.
[4] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent (éd.), Paris, Le livre de poche (Classiques modernes), 1994, p. 900.
[5] Arthur Schnitzler, Tagebuch 1923-1926, Wien, Ӧsterreichische Akademie der Wissenschaften, 1995.
[6] Holger Madsen, Elkovsleg, Danemark, 1914, noir et blanc, 15 min.; Cecil B. de Mille, The Affairs of Anatol, États-Unis, 1921, noir et blanc, 117 min. ; Mihály Kertész, Le Jeune Medardus, Autriche, 1923, noir et blanc, 136 min.
[7] Sylvain Venayre, « La belle époque de l’aventure (1890-1920) », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 24 (2002), p. 93-110. – Venayre se réfère notamment à la littérature de jeunesse qui présente l’aventure comme un rite de passage vers une conduite authentiquement virile, c’est-à-dire adulte. – Que la revalorisation de l’aventure pourrait aller de pair avec un conflit générationnel suggère un petit détail dans la Nouvelle rêvée : le tableau accroché dans l’appartement du fonctionnaire pour lequel Fridolin rédige l’acte de décès. Il représente « un officier qui descend une colline au galop » et fut peint par le fils du fonctionnaire : « son père avait toujours fait comme s’il ne voyait pas ce tableau ». À la lueur d’une lampe Fridolin discerne que l’officier, uniforme blanc, sabre au clair, descend pour affronter l’ennemi invisible. Cf. Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 606 et p. 608.
[8] Eric L. Santner, « Of masters, slaves and other seducers: Arthur Schnitzler’s ‘Traumnovelle’ », Modern Austrian Literature, no 3/4 (1986), p. 33-48.
[9] Sylvain Venayre, « La belle époque de l’aventure », op. cit., p. 103.
[10] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 599, p. 631, p. 637, p. 666, p. 667.
[11] Cité dans la préface de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles I, Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent (éd.), Paris, Le livre de poche (Classiques modernes), 1994, p. 21. Sur les réserves de Schnitzler à l’égard de la doctrine de Freud, cf. Henry H. Hausner, « Die Beziehungen zwischen Arthur Schnitzler und Sigmund Freud », Modern Austrian Literature, no 2 (été 1970), p. 48-61.
[12] La critique de l’aventure ne se réduit pas à la Nouvelle rêvée : on peut se reporter au Retour de Casanova (1918) qui avait porté le titre de travail Abenteurer (aventurier), ou au fragment L’aventurier, un projet de longue date que Schnitzler reprit en 1925 pour en faire une nouvelle.
[13] Les éditeurs des œuvres complètes suggèrent qu’il y a un rapport entre le « médio-conscient » et la situation des classes moyennes, voire très moyennes, que Schnitzler sonde en tant qu’écrivain ; Romans et nouvelles I, op. cit., p. 515. – L’antisémitisme et la misogynie apparaissent d’ailleurs dans la même sphère intermédiaire.
[14] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 631.
[15] Ibid., p. 592.
[16] Arthur Schnitzler, Der Geist im Wort und Der Geist in der Tat. Vorläufige Bemerkungen zu zwei Diagrammen, Berlin, Fischer, 1927. – Reproduit dans Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles I, op. cit., p. 41.
[17] Ibid., p. 11.
[18] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 760. – La formule revient plus d’une fois dans la correspondance des années vingt.
[19] Hans Ulrich Gumbrecht, In 1926 – Living at the Edge of Time, Cambridge/London, Harvard Press, 1997, p. 336 sq.
[20] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 597. – La conférence de Rang fut publiée posthume en 1927 dans la revue Die Kreatur de Martin Buber. Schnitzler ne connaissait pas F. Ch. Rang, mais l’usage qu’il fait du thème carnavalesque présente de fortes affinités avec son exposé. Notons que Schnitzler emploie, à une exception près, le mot latin « Karneval » plutôt que l’expression courante à Vienne : « Fasching ».
[21] Florens Christian Rang, Psychologie historique du carnaval, trad. François Rey, Toulouse, Ombres, 1990, p. 27.
[22] La suite d’écrits qui forme la « Métaphysique de la jeunesse » (1913/14) de Walter Benjamin contient des motifs qui nous semblent étroitement liés à ce contexte, notamment : l’expérience carnavalesque d’une ronde de corps nus (« Le bal »), la crise de la souveraineté du Moi (« Le Journal ») et la déchéance de l’aventure. Benjamin dénonce entre autres « la pusillanimité de l’être vivant dont le Moi assiste à toutes sortes d’aventures en dissimulant toujours sa face dans la robe de sa dignité ». – Cf. Walter Benjamin, « Metaphysik der Jugend », Gesammelte Schriften II/1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 6ème édition, 2015, p. 91-104, p. 101.
[23] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 624.
[24] Dante Alighieri, Vita Nova, trad. Georges Nicole, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1995, p. 22 (VIII). – La société du bal masqué auquel Fridolin assiste est composée de moines qui après se transforment en cavaliers. Dans le diagramme de Schnitzler évoqué plus haut, le cureton (Pfaffe) « double » le sujet de l’aventure au sein du monde du Verbe, surplombé en haut par l’artiste poétique.
[25] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Bernard Grasset (Cahiers rouges), 2001, p. 12.
[26] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 629 sq.
[27] Florens Christian Rang, La psychologie historique du carnaval, op. cit., p. 20.
[28] Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit (Reprise), 2011, p. 126. – Le problème du mariage est intimement lié à ce « rêve » : à la fois passage et état, transgression et institution, il oscille entre le désordre et l’ordre, la discontinuité et la durée ; ibid., p. 116 sq.
[29] Giorgio Agamben, L’aventure, trad. Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages (Petite bibliothèque), 2016, p. 33.
[30] Pierre-Daniel Huet, dans De l’origine des romans (1670) le définit ainsi : « Fictions, aventures amoureuses, écrites avec art selon certaines règles pour l’instruction des lecteurs à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice châtié ». – Cf. Claude Imbert, « Le roman grec : Du protreptique à l’éducation sentimentale », Le monde du roman grec, Etudes de littérature ancienne, no 4 (1992), p. 321-338, p. 322.
[31] Ibid., p. 325.
[32] William H. Rey, « Das Wagnis des Guten in Schnitzlers “Traumnovelleˮ», op. cit., p. 263; Edith Borchardt, «Arthur Schnitlzer’s “Traumnovelleˮ and Stanley Kubrick’s “Eyes Wide Shut”: the structure of fantasy and reality then and now », Journal of the fantastic in the arts, no 1 (2001), p. 4-17; p. 5.– Rey oppose l’éros à l’éthos dans l’idée de ramener ensuite cette polarité à une unité suprême. On retrouve une tendance analogue chez Simmel qui distingue la forme ontologique de l’aventure de sa structure dichotomique : activité/passivité ; extérieur/intérieur ; sécurité/insécurité ; masculin/féminin, etc.
[33] Giorgio Agamben, L’aventure, op. cit., p. 35 (je souligne).
[34] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 662.
[35] Ibid., p. 663.
[36] Ibid., p. 309.
[37] Cit. Giorgio Agamben, L’aventure, op. cit., p. 49-50.
[38] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 315.
[39] Bataille Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit (Reprise), 2011, p. 108 : « Ceux qui se reproduisent survivent à la naissance de ceux qu’ils engendrent, mais cette survie n’est qu’un sursis. Un délai est donné, effectivement voué, pour une part, à l’assistance donnée aux nouveaux venus, mais l’apparition de ces nouveaux venus est le gage d’une disparition des prédécesseurs. Si la reproduction des êtres sexués n’appelle pas la mort immédiate, elle l’appelle à longue échéance. » – La reproduction coïncide avec l’acte sexuel ; Freud dit aussi qu’elle « masque » les pulsions de mort.
[40] Edith Borchardt, « Arthur Schnitlzer’s “Traumnovelleˮ and Stanley Kubrick’s “Eyes Wide Shut” », op. cit., p. 12. – Kubrick substitute le cadre carnavalesque par le décor des fêtes de fin d’année.
[41] «Niemals in die Zukunft fragen», Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 667 (je modifie la traduction). Dans le récit Les Trois élixirs le désir de maîtriser l’avenir est synonyme de mort.
[42] Ibid., p. 667.
[43] Je me réfère à la conception d’Alain Badiou : « l’aventure obstinée » de l’amour s’achemine, selon lui, vers la vérité d’une rencontre réelle, « un événement d’apparence insignifiante » qui se fait « porteur, dans son obstination et dans sa durée, d’une signification universelle », cf. Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l’Amour, Paris, Flammarion (Champs), 2009, p. 41 et p. 49.
[44] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir (1920) », Essais de psychanalyse, trad. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Payot, 2001, p. 47-128, p. 88.
[45] Notons aussi le parallèle frappant entre le sixième chapitre de la Nouvelle rêvée et la sixième partie d’Au-delà du principe de plaisir : c’est à cet endroit que Freud traite de la pulsion sadique et de la haine dans l’amour, tandis que Fridolin découvre le corps d’une femme inconnue, peut-être sa dame de cœur d’une nuit, dans la morgue de l’Institut d’Anatomo-pathologie.
[46] Lettre du 14 mai 1922, cit. dans Henry H. Hausner, « Die Beziehungen zwischen Arthur Schnitzler und Sigmund Freud », Modern Austrian Literature, no 2 (été 1970), p. 53-54.
[47] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 47-128, p. 87.
[48] Ibid., p. 82.
[49] Ibid., p. 70.
[50] Au sixième chapitre de son essai, Freud « rectifie » son idée d’autoconservation ; c’est alors que la nouvelle opposition « pulsions de vie »/ « pulsions de mort » remplace celle, ancienne, entre « pulsions du moi » et « pulsions sexuelles ». Le désir d’autoconservation peut en effet provenir des pulsions sexuelles libidinales ; or, dans le cas de Fridolin, c’est l’intégrité du corps et du moi qui est en jeu et qui s’oppose à un investissement auto-érotique.
[51] Ibid., p. 92.
[52] Cf. Claude Imbert, « Le roman grec : Du protreptique à l’éducation sentimentale », op. cit. – Le paradigme antique de l’ekphrasis est le roman de Longus, Daphnis et Chloé.
[53] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, op. cit., p. 597.
[54] Ibid., p. 640.
[55] Ibid., p. 641.
[56] Ibid., p. 641-642.
[57] Ibid., p. 642.
[58] Ibid., p. 643.
[59] Ibid., p. 599; p. 641. – Il se peut que le « portefeuille assez fatigué mais confortablement garni » (p. 618) de l’ami de Fridolin, Nachtigall, appartient à ce complexe. Les rideaux dans le café où ils se croisent sont jaunes.
[60] Arthur Schnitzler, Tagebuch [en ligne]. https://schnitzler-tagebuch.acdh.oeaw.ac.at/v/editions/entry__1922-12-16 [site consulté le 18 août 2020]. Il s’agit de l’entrée du 16 décembre 1922.
[61] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 97. – Voir également la remarque de Freud qu’André Breton cite dans une note au Seconde manifeste du surréalisme : « L’homme énergique et qui réussit, c’est celui qui parvient à transmuer en réalités les fantaisies du désir. Quand cette transmutation échoue par la faute des circonstances extérieures et de la faiblesse de l’individu, celui-ci se détourne du réel : il se retire dans l’univers plus heureux de son rêve […] Dans certaines conditions favorables il peut encore trouver un autre moyen de passer de ses fantaisies à la réalité […] j’entends que s’il possède le don artistique, psychologiquement si mystérieux, il peut, au lieu de symptômes, transformer ses rêves en créations artistique. Ainsi échappe-t-il au destin de la névrose et trouve-t-il par ce détour un rapport à la réalité. » André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard (Folio essais), 2018, p. 110.
[62] Lettre à Felice Bauer du 14./15 février 1913. – Franz Kafka, Die Tagebücher, Darmstadt, Lambert Schneider, 2012, p. 601.
[63] Aphorismen und Betrachtungen, cité par Bernard Dieterle, «Keineswegs kann ich weiterleben » — Figurationen des Schreibens bei Arthur Schnitzler», Modern Austrian Literature, no 1 (1997), p. 20-38, p. 35.
[64] Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 132. – Le chroniqueur se situe, dans le diagramme de Schnitzler, au-dessus du philosophe, juste en dessous du poète.
[65] Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, p. 667.