Que ce soit réel ou non, l’halluciné voit quelque chose ; dira-t-on qu’il croit voir, mais qu’il ne voit rien ? Cela n’est pas probable. Dites, si vous le voulez, que c’est une image fantastique, soit ; mais quelle est la source de cette image, comment se forme-t-elle, comment se réfléchit-elle dans son cerveau ? Voilà ce que vous ne dites pas[1].
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe en France, les scientifiques et les aliénistes[2], dans leurs recherches sur les origines de la folie, vont commencer à s’intéresser aux visions de ces « hallucinés » en se penchant sur un objet d’étude pour le moins curieux, à savoir les « phénomènes médiumniques[3]. » La seconde moitié du XIXe siècle a, en effet, été marquée par l’émergence d’un nouveau courant qui remet en question les frontières entre réel et irréel, entre naturel et surnaturel et entre raison et folie : le spiritisme. Cette doctrine ésotérique, née suite au phénomène des tables tournantes[4] qui déferla sur l’Europe dans les années 1850, fut théorisée par Allan Kardec — Hippolyte Rivail[5] de son vrai nom, enseignant rousseauiste — dans son ouvrage fondateur Le Livre des Esprits en 1857. Réduit à sa plus simple expression, le spiritisme peut être défini comme « la doctrine fondée sur la croyance à l’existence des Esprits et à leurs manifestations[6]. » Envisagé à la fois comme une philosophie et une science expérimentale, il tente paradoxalement de s’attacher aux faits, de fonder la foi par la preuve et de chasser le surnaturel. Cependant, malgré cette scientificité affirmée, les savants ne s’intéresseront aux phénomènes spirites que bien des années plus tard, vers 1870, en se penchant entre autres sur l’état particulier dans lequel se mettent les médiums lors des séances. Ils y voient les origines d’une forme de démence, constatant notamment un certain dédoublement de la personnalité, des phénomènes d’automatisme et des hallucinations. De fait, les facultés des médiums, essentiellement des femmes[7], étaient souvent assimilées par les détracteurs de la doctrine à des symptômes évidents de délire, voire d’hystérie[8]. Ce que l’on a alors appelé la « folie spirite [9] » a fait couler beaucoup d’encre et a créé un véritable débat au sein de la communauté scientifique[10], notamment chez les psychologues et aliénistes. On se retrouve dès lors face à une polémique entre savants, spirites et religieux pour déterminer les raisons de cet état modifié de conscience : les uns postulant qu’il s’agit d’un syndrome indéniable de démence, les autres de la preuve irréfutable de l’existence des Esprits et les derniers de possessions démoniaques ou de messages mystiques envoyés par Dieu. En effet : « Cette “neurologisation” vise non seulement à écarter toute conception non naturelle, mais aussi à pathologiser les phénomènes visionnaires, qu’ils soient catholiques, spirites ou plus généralement occultes[11]. » En phathologisant les phénomènes, les savants vont s’attacher aux symptômes particuliers de cette névrose observés chez les médiums, notamment les visions et les hallucinations visuelles ou auditives. Si bien que la « folie spirite » peut être définie comme un délire hallucinatoire pouvant aboutir à un véritable dédoublement de personnalité.
De ce point de vue, l’hallucination nous semble finalement être la clef de voûte sur laquelle reposent les débats existants au XIXe siècle entre les communautés scientifiques, occultistes et catholiques, chacune tentant d’en définir la cause. Partant de ce premier constat, nous avons choisi d’interroger une à une les différentes théories quant à l’origine de ces visions dans une perspective « féministe » et proche des gender studies. En effet, lorsque l’on s’intéresse à l’étude de ces « hallucinés », on ne peut qu’être frappé·e par la cohorte de figures féminines qui se présentent à nous : des hystériques aux médiums en passant par les saintes mystiques. Il nous a donc semblé pertinent de mettre en perspective chaque aspect de l’hallucination en l’illustrant par l’analyse des écrits d’une figure féminine en particulier : Hélène Smith pour la partie scientifique et Antoinette Bourdin pour illustrer le point de vue des spirites. En effet, que ce soit pour les médecins aliénistes ou encore pour les spirites, l’écriture tient une place de choix dans la démonstration des faits : les aliénistes étudiaient les écrits des hystériques, qu’ils appelaient alors hallucination graphique ou motrice, et les spirites examinaient, quant à eux, ce qu’ils nommaient les écritures automatiques. Nous nous proposons donc d’étudier comment l’hallucination est perçue et expliquée par chacun de ces courants, et surtout de l’illustrer par des exemples issus de ces écrits médiumniques[12]. Relativement peu étudiée[13] jusqu’alors, cette littérature mérite que l’on s’y penche, tant elle reflète la lutte des sexes et les stratégies mises en place par ces femmes pour transcender leur condition et faire évoluer leur statut[14].
Dès lors, nous considérons l’hallucination et les visions de ces femmes non plus comme des ressorts littéraires propres au genre fantastique, mais bien comme des stratégies délibérées pour faire passer un message. En invoquant les Esprits, les médiums délèguent finalement leur part de responsabilité quant à leurs dires et écrits puisqu’ils sont supposément issus de visions, de voix intérieures ou encore d’injonctions à écrire. Notre hypothèse est que l’hallucination relève donc d’une véritable stratégie utilisée par ces femmes pour critiquer et tenter de changer le monde qui les entoure et faire passer des messages davantage militants (féministes et socialisants), en jouant sur cette frontière entre irréalité et réalité, surnaturel et naturel. Nous précisons toutefois que notre analyse n’a pas l’ambition d’être exhaustive, le cadre de cet article ne le permettant pas, nous désirons simplement poser ici quelques jalons pour mettre ce sujet en lumière.
Des savants face aux phénomènes médiumniques[15]
Lors de sa création, Allan Kardec estimait que le spiritisme était à la fois « une science d’observation expérimentale et une doctrine philosophique[16]. » Dans la démarche positiviste de l’époque, il prône donc l’aspect scientifique de la doctrine spirite et sa nécessité de se baser avant tout sur l’expérimentation et l’observation. Ce qu’il nomme alors « science spirite » tente d’apporter la foi par la preuve et chaque phénomène se doit donc d’être minutieusement étudié, commenté, discuté et comparé. Cependant, malgré la volonté de Kardec, il faudra attendre sa mort, en 1869, pour que la communauté scientifique se penche sur la doctrine. Ce qui va particulièrement intéresser les savants, c’est l’état modifié de conscience dans lequel se mettent les médiums, et qui diffère de celui observé lors de séances de magnétisme et de crises de somnambulisme[17] quelques années plus tôt : « Le somnambule agit sous l’influence de son propre esprit : c’est son âme qui, dans les moments d’émancipation, voit, entend et perçoit en dehors des limites des sens […] Le médium, au contraire, est l’instrument d’une intelligence étrangère[18]. » En effet, lors des séances de spiritisme, les médiums, en état de transe voulu, relatent leurs visions, transmettent les messages des voix qu’elles entendent, miment, actent et provoqueraient même des apparitions. Jouant sur les frontières entre réel et irréel, naturel et surnaturel, génie et folie, le rôle de médium interroge notre perception de la réalité. Le spiritisme remet donc en question la définition même de l’hallucination et, bien plus, base sa doctrine sur les messages reçus par ce biais.
La « folie spirite » ou le délire hallucinatoire
Les aliénistes vont, quant à eux, s’intéresser au spiritisme pour « pathologiser » les manifestations médiumniques avec l’intention d’expliquer les phénomènes de dédoublement du médium et son activité automatique, mais aussi de mettre en garde la population sur les dangers possibles de la doctrine sur la santé mentale. La « folie spirite » et ses dérivés se fixent alors dans la nosographie[19] psychiatrique française entre 1910 et 1920. Ce délire comportait différents symptômes dont le plus récurrent était l’hallucination ; si bien que l’on peut considérer que « le délire spirite est un délire hallucinatoire. L’hallucination n’étant [est] que le degré extrême du dédoublement de la personnalité[20]. » Et en effet, les aliénistes et psychologues de l’époque vont voir dans les phénomènes spirites les symptômes irréfutables d’un dédoublement de la personnalité et des signes de maladies nerveuses et mentales. Les spirites y opposaient leurs propres arguments et se plaçaient sur le même terrain que les médecins matérialistes[21], en se considérant d’ailleurs eux-mêmes comme des « positivistes spirituels[22]. » En effet, la différence entre les sciences relevant de la psychologie et les sciences philosophiques comme le spiritisme était assez ténue à l’époque. À titre d’illustration, lors de congrès de psychologie internationaux, les spiritualistes et les occultistes furent invités au même titre que les psychologues, les savants et les aliénistes. Il faudra attendre le quatrième congrès, qui a eu lieu à Paris en 1900, pour que voie le jour la tension entre les tenants de la « vraie science » et les spirites. Oskar Vogt, un neuroscientifique allemand, y fera un fervent discours à l’encontre du spiritisme et contre Gabriel Delanne, l’un des successeurs de Kardec : « Toute considération sur ce que “produirait” l’esprit des médiums est antiscientifique, la seule chose digne de l’intérêt est l’état dans lequel sont les médiums[23]. » Finalement après quelques années de cette curieuse cohabitation, la scission aura bien lieu et les spirites seront définitivement évincés lors du cinquième congrès de 1906 à Rome.
Du délire spirite à la « psychose hallucinatoire chronique »
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le savoir médical sur la folie est alors en pleine expansion et les études sur la question se multiplient. En 1870, Hippolyte Taine est l’un des premiers à avoir compris l’intérêt de l’étude de la médiumnité en termes psychologiques. Il conclut que pour les cas qu’il a pu étudier « un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées[24] » sont observables. Pour lui, la pensée est finalement la lutte de plusieurs images mentales qui peuvent tendre vers l’hallucination : « Ainsi, notre perception extérieure est un rêve du dedans qui se trouve en harmonie avec les choses du dehors ; et au lieu de dire que l’hallucination est une perception extérieure fausse, il faut dire que la perception est une hallucination vraie[25]. » Une manière intéressante d’interroger le réel et qui n’est pas sans rappeler la vision platonicienne[26] de la réalité.
Par la suite, d’autres savants s’intéressèrent également aux phénomènes médiumniques comme Pierre Janet, agrégé de philosophie, qui s’intéressa dans sa thèse L’Automatisme psychologique (1889) à l’hypnose, au somnambulisme et à la suggestion. Plus qu’une simple curiosité, les phénomènes médiumniques et les hallucinations jouent pour lui un rôle majeur dans l’étude de la folie et dans la découverte d’une nouvelle forme de conscience subliminale :
Nous persistons à croire que ce sont les spirites qui ont, les premiers, attiré l’attention sur les mouvements subconscients et sur les manifestations si extraordinaires de la désagrégation mentale. Or des faits de ce genre, l’écriture automatique, par exemple, ne sont pas de pures curiosités, ce sont des documents extrêmement importants pour comprendre l’esprit humain. Bien plus, ils nous fournissent des procédés dont nous apprécions tous les jours davantage la valeur pour étudier et même pour traiter les maladies mentales[27].
Il est également l’un des premiers non-spirites à envisager les états modifiés de conscience comme une voie possible pour « traiter les maladies mentales » et leur attribue donc une fonction davantage thérapeutique. Selon lui, les phénomènes ont une importance capitale dans les recherches sur la folie et un réel intérêt scientifique. Dans sa thèse, il affirme que :
Les manifestations spirites nous mettent sur la voie des découvertes en nous montrant la coexistence au même instant, dans le même individu, de deux pensées, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une dont il a conscience, l’autre dont il n’a pas conscience et qu’il attribue à des êtres invisibles. […] Rien n’est plus digne d’étude que cette pluralité́ foncière du moi[28].
« Pluralité foncière du moi », on voit ici toute l’importance du phénomène dans les recherches qui mèneront plus tard à la découverte de l’inconscient, si bien que l’on peut dès lors considérer que les études sur les phénomènes médiumniques sont à l’origine de la psychanalyse moderne. Et, en effet s’il est l’un des premiers, il n’est pas être le seul à s’être intéressé à ce sujet d’étude.
Par la suite, Gilbert Ballet, clinicien et créateur de la « psychose hallucinatoire chronique » (PHC) étudia également de près les phénomènes médiumniques pour mettre au point les contours précis de ce trouble ; le principal symptôme étant, selon lui, l’hallucination et le sentiment de persécution. Il met également en évidence le concept de dissociation de la personnalité que l’on retrouve chez les médiums, qui seraient prédisposés à accepter une autre face de leur personnalité et à laisser émerger un nouvel état d’être dans le processus médiumnique. Il observe alors que lorsqu’ils écrivent une phrase, par exemple, ils ont tendance à attribuer la pensée de la phrase à une autre personnalité et ne pas être conscients qu’ils l’ont pensé, dans ce cas, « la dissociation de la personnalité qui se produit de façon transitoire sous l’influence de la transe, chez les médiums, qui exceptionnellement […] peut devenir habituelle chez eux, est aussi celle qui se développe chez des malades affectés de psychose hallucinatoire chronique[29]. » De plus, il précise que cette dissociation spontanée observée durant l’état médiumnique semble souvent s’installer de manière chronique et définitive chez les cas observés. En nommant ces malades, les « psychosés hallucinatoires chroniques », Ballet isole ce type de névrose comme une « folie spirite » ou un délire médiumnique[30] qui touche à la personnalité même des sujets.
Ce changement d’état est d’ailleurs à rapprocher d’un questionnement identitaire qui nous semble particulièrement intéressant. En effet, comme le rappelle l’historienne Nicole Edelman : « Être médium, c’est être quelqu’un qui n’est pas tout à fait soi-même, mais qui est aussi un peu plus que soi-même[31]. » En tant que médium, ces hommes et surtout ces femmes admettent donc une nouvelle identité qui les dépasse en tant qu’individu·e et qui leur apporte un nouveau statut, une voie du milieu finalement dans l’affirmation de soi et la reconquête de son pouvoir personnel.
L’ensemble de ces études tend donc à démontrer l’incidence de la médiumnité sur les facultés mentales et la propension de ces phénomènes à créer des maladies nerveuses voire « génésiques », liées aux systèmes génitaux, et donc à une certaine forme d’hystérie, spécifiquement féminine.
Médiumnité et hystérie : l’apanage du féminin ?
La plupart des médiums présentent des accidents maladifs qui ne sont pas inconnus, presque toujours ce sont des névropathes quand ce ne sont pas franchement des hystériques[32].
De fait, comme Janet le fait lui-même remarquer, médiumnité et hystérie semblent aller de pair. Il est assez intéressant de constater que la plupart des médiums étaient en réalité des femmes. Dans une perspective essentialiste, les tenant·e·s de la doctrine spirite reconnaissent eux-mêmes que « c’est à la femme que semblent dévolues les plus belles facultés psychiques[33]. » Ces dernières posséderaient toutes les qualités requises pour être une bonne médium : réceptivité, empathie, passivité, sensibilité et intuition. Ces attributs encensés et nécessaires pour les dons psychiques sont aussi potentiellement dangereux, car ils peuvent être à l’origine de troubles nerveux : « Les femmes surtout, par leur organisation intime, sont portées à l’exaltation, et la fièvre se présente plus souvent chez elles, accompagnée de délire qui prend les apparences de la folie momentanée[34]. »
De ce fait, la médiumnité, qu’elle soit vue comme un don ou comme une maladie nerveuse, semble être l’apanage du féminin, si bien que l’on pourrait dire que ce délire spirite est non seulement hallucinatoire, mais également hystérique. À la même époque en effet, Jean-Martin Charcot mène ses fameuses recherches sur l’hystérie à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, maladie qu’il définit comme une « névrose résultant d’une liaison dynamique chez les sujets prédisposés à une hérédité morbide[35]. » Comme l’avait fait remarquer Janet, il existerait un rapprochement entre cette morbidité et la médiumnité : « ce qui est paraît dès lors morbide, c’est la capacité du sujet à devenir alternant, à se décomposer et se diviser, à se laisser aller à une pluralité d’instances et à ne plus privilégier le Moi conscient[36]. » Ce dysfonctionnement trouverait sa source dans l’appareil reproductif féminin et serait donc considéré comme une maladie presque exclusivement féminine. Or, l’hallucination est précisément intégrée à la nosologie hystérique et constitue même une des phases quasiment nécessaire et attendue[37] du phénomène : « Tout à coup, vous voyez la malade qui regarde une image fictive : c’est une hallucination qui varie selon les circonstances[38]. »
On assiste donc à une double marginalisation de ces femmes à la fois médiums et hystériques qui se trouvent alors dans une curieuse position. En tant que médium, elles sont adulées, écoutées, respectées ; mais en tant qu’objet d’étude scientifique ou hystériques potentielles, elles sont étudiées, utilisées, dominées, au service de la science et au nom de la « vérité. » Comme le rappelle Nicole Edelman : « Lorsqu’il [Jean-Martin Charcot] réduit les médiums […] à des hystériques, à des malades à soigner et à surveiller, il autorise une mise à l’index des femmes qui transgressent par leurs paroles, leurs actions et leurs écrits, les normes sociales et morales auxquelles les hommes les ont assignées[39]. »
La médium qu’elle soit hystérique ou simple « instrument » — comme Kardec la définit lui-même[40] — devient donc l’objet de curiosité des savants et des spirites. Ils cherchent à percer ses secrets et les origines de sa médiumnité, de ses messages et de ses visions. Les femmes médiums vont comprendre l’intérêt de ce nouveau rôle et l’exploiter à leur manière. On peut observer un double mouvement, d’une part, elles acceptent d’une certaine manière les contraintes de cette nouvelle forme de domination masculine, mais d’autre part, elles utilisent stratégiquement cette nouvelle position pour faire passer des messages sur base de leurs visions propres. On peut dès lors y voir une certaine « stratégie de délégation[41] » particulièrement opportune. C’est précisément cette position ambivalente que nous retrouvons chez Hélène Smith, médium qui a été étudiée pendant de longues années par un psychologue, et qui s’est retrouvée au cœur même de la polémique sur les origines, pathologiques ou psychologiques, de la médiumnité.
Hélène Smith : psychopathologie de la médiumnité
Un récit des Indes à la planète Mars
Hélène Smith, de son vrai nom Catherine Élise Müller (1861-1929), est une médium suisse rendue célèbre grâce à l’ouvrage du psychologue Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars (1900). Ce livre, qui devait être à l’origine l’étude d’un cas de dédoublement de personnalité avéré, s’est par la suite mué en une véritable ode à cette femme et à ses créations. En effet, le titre même fait référence aux différents cycles romanesques retranscrits par Flournoy lui-même, lors des diverses réunions spirites auxquelles il a assisté pendant de longs mois. Ce qu’il nomme « cette merveilleuse production », ce « poème subliminal » est en réalité la retranscription des récits relatés par Hélène durant ses transes.
De séance en séance[42], elle se met dans un état de conscience modifié et conte à son assemblée des histoires rocambolesques : « Elle voyageait en état d’hypnose vers des contrées lointaines, en rapportait d’étranges visions agrémentées des voix de ceux qui peuplaient ces royaumes imaginaires[43]. » Elle met en scène ses vies antérieures présumées incarnant tantôt Marie-Antoinette vivant une folle histoire d’amour avec son amant Cagliostro, tantôt une princesse hindoue condamnée à brûler sur le bucher de son défunt mari, écrivant des poèmes et chantant même en sanskrit. Au détour de ces aventures historiques, elle nous emmène également avec elle sur la planète Mars[44] à la rencontre de ses habitant·e·s. Elle décrit leur environnement et met même au point une langue et un alphabet pour pouvoir communiquer avec eux. Outre ces récits particuliers, Flournoy révèle également l’existence d’une double personnalité chez Hélène, un certain Léopold qui revient à chaque séance comme un guide protecteur, mais parfois autoritaire envers sa médium. Dans une existence passée, il aurait été lui-même Cagliostro, l’amant d’Hélène Smith lorsqu’elle était Marie-Antoinette. Théodore Flournoy, quant à lui, aurait été l’époux d’Hélène dans sa vie en tant que princesse hindou. Leur rencontre prend dès lors l’allure de véritables retrouvailles…
Trois cycles romanesques — royal, hindou et martien — et une double personnalité, voilà finalement sur quoi débouchèrent les cinq années d’étude et d’observation de Flournoy sur Catherine Élise Müller qu’il rebaptisa lui-même Hélène Smith pour l’occasion. À l’origine, il comptait publier une courte monographie psychologique sur un cas précis qui devait s’intituler Étude sur un cas de somnambulisme. Ce changement final du titre, Flournoy l’attribue à l’objet même de l’étude : la médium Hélène Smith qui est, comme il le dit, « l’héroïne de ce livre[45]. » Il précise qu’il aurait simplement pu honorer sa première démarche s’il s’était appliqué « à extraire d’un cas complexe, où l’on passe sans cesse des Indes à la planète Mars et à d’autres choses aussi imprévues, tout ce qu’il comportait d’intérêt anecdotique, de réflexions morales, de rapprochements historiques et de ressources littéraires [46]! » Or, ce qui va précisément l’intéresser ce sont ces ressources littéraires et ces rapprochements historiques. Il est véritablement fasciné par son sujet d’étude et lui témoigne un profond respect et une certaine admiration, si bien que certain·e·s chercheur·e·s soupçonnent d’ailleurs une secrète idylle entre lui et sa médium[47].
L’interprétation psychologique de la médiumnité
De fait, contrairement à ses confrères et à la doxa scientifique ambiante, il ne la considère pas d’emblée comme folle ou hystérique : « Nous ne sommes donc pas en présence d’un sujet d’hôpital, d’une grande hystérique, et nécessairement il nous faudra tenir compte de cette constatation dans l’examen des faits[48]. » Il témoigne, au contraire, d’un profond respect pour son sujet :
Mademoiselle Smith me semblait en effet une personne remarquablement intelligente et bien douée, fort au-dessus des préjugés ordinaires, très large et indépendante d’idées, et capable en conséquence de consentir, par simple amour de la vérité et du progrès des recherches, à ce que l’on fît de sa médiumnité une étude psychologique, au risque d’aboutir à des résultats peu conformes à ses impressions personnelles et à l’opinion de son milieu[49].
Tout en n’étant pas complètement réfractaire à la doctrine spirite même, il cherche d’autres explications à ses facultés et à son comportement. Il tente donc tout au long de l’ouvrage d’expliquer par des concepts psychologiques — psychanalytiques on dirait aujourd’hui — les états de transe et les productions écrites de la médium. C’est bien ce que lui reproche d’ailleurs « l’opinion de son milieu », c’est-à-dire les adeptes du spiritisme. Son livre suscitera, en effet, une véritable polémique au sein de la communauté spirite. Dans une série d’articles, Gabriel Delanne, fervent spirite, successeur d’Allan Kardec et directeur de la Revue scientifique et morale du spiritisme, fait un compte rendu détaillé du livre et critique ouvertement les interprétations psychologiques de Flournoy qui mettent de côté, selon lui, l’authenticité des phénomènes spirites présentés. Ce cas cristallise donc le débat particulier entre les savants, représentants de la science dite « officielle », et les spirites qui, même s’ils se placent résolument sur le terrain matérialiste et expérimental, n’ont pas la reconnaissance scientifique désirée. Delanne le déplore lui-même : « M. Flournoy, comme beaucoup de ses confrères, a une tendance à peine dissimulée à croire qu’il n’y a que les “savants officiels” qui savent observer correctement et raisonner avec compétence sur les problèmes psychologiques[50]. »
Or c’est bien dans une démarche qui se veut scientifique et rigoureuse que Flournoy entame son livre, en s’attachant d’abord au contexte dans lequel évolue son sujet d’étude et consacrant de ce fait une grande partie de l’ouvrage à la biographie d’Hélène : son enfance, comment elle en est venue au spiritisme, son métier d’employée de commerce, etc. Ce qui est particulièrement intéressant dans le cadre de notre étude c’est que le deuxième point abordé par Flournoy à propos de l’enfance d’Hélène Smith est justement celui des « hallucinations », après le chapitre qu’il a nommé « rêveries. » Cette catégorie particulière tient une place importante dans l’ouvrage et ce mot revient à plusieurs reprises. Il précise toutefois qu’il est parfois difficile de classer les faits psychologiques dans l’une ou l’autre catégorie et qu’« on peut hésiter entre de simples rêves d’une grande vivacité, des visions hypnagogiques ou hypnopompiques, ou de véritables hallucinations[51]. » Il fait une distinction significative entre les hallucinations dites téléologiques, c’est-à-dire utiles, et celles qui sont de simples rêveries à ses yeux. Il qualifie d’hallucinations celles qui, par exemple, ont prémuni Hélène d’un danger et qui s’apparentent donc à une sorte d’intuition ou de pressentiment. Ces hallucinations utiles sont pour Flournoy «des messages adressés par la conscience subliminale du sujet à sa personnalité ordinaire, dans un but de protection et d’avertissement[52].»
Les incarnations d’Hélène Smith : des hallucinations subconscientes
Mais finalement, ce qui va le plus marquer Flournoy, au point d’en changer le titre de son livre, ce sont les cycles romanesques créés par Hélène : une sorte d’hallucination continue riche en images exotiques et fantasques, contées de séance en séance à la manière de Shéhérazade. Flournoy y voit davantage des souvenirs subliminaux provenant de l’inconscient[53] de la médium :
Je n’hésite pas à voir dans ces histoires d’autrefois, jaillissant en visions et en dictées de la table au cours des hémi-somnambulismes d’Hélène, des récits entendus dans son enfance, et puis longtemps oubliés de sa personnalité ordinaire, mais reparaissant à la faveur de l’auto-hypnotisation médiumnique[54].
Ces images ne seraient donc que des impressions de la vie d’Hélène qui reviennent dans ses états de transe. Il souligne néanmoins l’aspect particulier de ces images chez les sujets spirites :
Point n’est besoin d’être médium pour connaître par expérience ces heureuses réminiscences ou inspirations, qui viennent parfois nous tirer d’embarras en jaillissant comme un éclair à l’instant opportun ; mais ce qui, chez le vulgaire, reste à l’état faible d’idée ou d’image interne, revêt volontiers, chez les tempéraments médiumniques, la forme vive et arrêtée d’une hallucination[55].
Les médiums vivent donc, selon Flournoy, plus pleinement les souvenirs et les réminiscences sous forme d’images tenaces, d’émotions et de sensations. Bien plus, ils ne les voient pas uniquement, ils les éprouvent pleinement et les interprètent à leur audience. Lors des séances, Flournoy met en évidence la véritable mise en scène opérée par Hélène lorsqu’elle s’incarne dans l’une ou l’autre de ses personnalités : son expression et son maintien changent, son regard et sa voix se modifient. Elle ne contemple pas seulement les épisodes qu’elle conte, mais elle les revit réellement comme, par exemple, lorsqu’elle interprète sa mise à mort en tant que princesse hindoue où selon la tradition de l’époque, l’épouse doit suivre son mari dans la tombe et brûler avec la dépouille du défunt. Elle se révolte, tente de se défaire d’entraves invisibles, elle sanglote, elle suffoque, elle tousse et feint l’asphyxie. Tout un jeu théâtral issu de la part non consciente d’Hélène, selon Flournoy et savamment orchestré ; il lui reconnaîtra d’ailleurs lui-même son « exubérante fantaisie sublimable. » Celle-ci est d’autant plus révélatrice lorsqu’elle s’incarne en Marie-Antoinette, Flournoy observe alors un changement significatif de son sujet par rapport à son état normal :
Il faut voir, quand la transe royale est franche et complète, la grâce, l’élégance, la distinction, la majesté parfois, qui éclatent dans l’attitude et le geste d’Hélène. Elle a un port de reine. Les plus délicates nuances d’expression, amabilité charmante, hautaine condescendance, pitié, indifférence, mépris écrasant, se jouent tour à tour sur sa physionomie et dans son maintien, au défilé des courtisans qui peuplent son rêve[56].
Une attitude royale donc qui nous pousse à nous interroger sur le choix particulier de la médium pour ses figures historiques. Selon la croyance spirite en la réincarnation, elle est persuadée de revivre ses existences passées et se serait « réincarnée actuellement, pour ses péchés et son perfectionnement, dans l’humble condition d’Hélène Smith », toujours est-il qu’« elle retrouve en certains états somnambuliques le souvenir de ses glorieux avatars de jadis, et redevient momentanément princesse hindoue ou reine de France[57]. »
Un choix de « glorieux avatars » qui nous semble tout de même pour le moins judicieux. En effet, il est frappant de constater que la plupart des médiums revendiquent avoir été des personnages illustres dans leurs vies antérieures. C’est ce que faisait justement remarqué René Guenon, fervent anti-spirite, en 1923 dans L’Erreur spirite : « C’est toujours Napoléon, une grande princesse, Louis XIV, le Grand Frédéric, quelques pharaons célèbres, qui sont réincarnés dans la peau de très braves gens qui arrivent à se figurer avoir été ces grands personnages qu’ils imaginent », et de rajouter, non sans humour, « ce serait pour lesdits personnages déjà une assez forte punition d’être revenus sur terre dans de pareilles conditions[58]… » Et de fait, il n’est certainement pas anodin de constater qu’Hélène n’a pas choisi ses incarnations au hasard et que celles-ci, princesse ou reine, révèlent en réalité une volonté de revendiquer une place sociale différente l’éloignant de « sa fade existence genevoise d’aujourd’hui[59] » et de sa situation de femme « d’humble condition » comme le faisait remarquer Flournoy. Selon lui, la prédilection d’Hélène pour ces avatars illustres s’explique par sa personnalité :
Le choix de ce rôle s’explique naturellement par les goûts innés de Mlle Smith pour tout ce qui est noble, distingué, élevé au-dessus du vulgaire, et la rencontre de quelque circonstance extérieure qui aura fixé son attention hypnoïde sur l’illustre reine de France, de préférence à mainte autre figure historique également qualifiée pour servir d’attache à ses rêveries mégalomaniaques subconscientes[60].
Son choix s’est porté sur ces personnages historiques illustres, car ils correspondent à une aspiration profonde : « C’est bien que ces figures plutôt que d’autres répondent à ses inclinations congénitales, expriment ses tendances latentes, incarnent une tournure ou un idéal secret de son être[61]. »
La médiumnité : une voie royale pour l’émancipation ?
Ses aspirations se tournent donc vers une vie idéale et de ce fait, elle aurait développé une « très haute estime d’elle-même[62] » et une certaine fierté. Elle n’a, par exemple, jamais été magnétisée et s’est toujours mise en transe elle-même. Elle avait, en effet, une certaine répugnance à ce qu’un magnétiseur, souvent un homme, ne l’hypnotise : « Dans son aversion instinctive, qu’elle partage avec la plupart des médiums, pour tout ce qui lui apparaît comme une expérience entreprise sur elle, elle s’est toujours refusée à se laisser endormir[63]. » Flournoy note cependant que malgré cette volonté d’indépendance, elle a cautionné d’une certaine manière ces expériences, car comme il le fait remarquer « elle ne se rend pas compte qu’en évitant le mot, elle accepte la chose[64]. » En effet sans que ce soit conscient ou voulu, elle a été à plus d’un titre soumise à une domination masculine : d’une part, elle fut étudiée par plusieurs savants[65] : Théodore Flournoy demanda l’aide d’autres chercheurs comme le célèbre linguiste Ferdinand de Saussure et Victor Henry, professeur de sanskrit, pour étudier la glossolalie[66] d’Hélène ; d’autre part, elle fut également sous l’emprise de son Esprit guide, Léopold, sa deuxième personnalité selon Flournoy. Figure masculine, ayant été autrefois son amant, mais qui dans son incarnation présente s’avère être une figure à la fois paternelle et protectrice, mais également assez autoritaire et exigeante envers Hélène : « Je ne fais pas d’elle tout ce que je veux… elle a sa tête… je ne sais si je réussirai… je ne crois pas pouvoir en être maître aujourd’hui[67]… » Les termes choisis sont extrêmement révélateurs de l’emprise qu’il a sur elle. Dans le compte rendu des séances, on observe d’ailleurs à plusieurs reprises des tensions entre lui et sa médium : il lui arrive de la forcer à écrire et de s’imposer à elle contre sa volonté.
Quoi qu’il en soit, ces visions idéalisées, ces hallucinations personnifiées lui ont permis d’une manière ou d’une autre de repenser sa vie, son identité et de tenter de transcender sa condition. En effet, suite à la parution du livre de Flournoy, la vie d’Hélène changea radicalement. Une riche mécène américaine et spirite lui proposa une rente qui lui permit de quitter son emploi d’employée de commerce et de vivre de sa médiumnité. Elle voyagea alors notamment en Amérique et se consacra à la peinture spirite[68], inspirée par les Esprits. Au-delà d’une renommée proprement littéraire, on peut donc constater que cette publication, et finalement ses propres facultés psychiques basées sur ses visions et ses voix intérieures, lui ont permis d’acquérir une certaine forme de reconnaissance[69] et de transcender son statut de femme et sa condition sociale.
Il est également intéressant de constater que, sous le couvert d’une franche confiance et d’un respect mutuel au moment de la parution de l’ouvrage, la relation entre Flournoy et sa médium s’est par la suite fortement dégradée[70]. Leur correspondance montre en effet qu’il y eut une brouille entre eux quant à la paternité réelle des créations présentées. Car, même si Flournoy reconnaît lui-même qu’elle est l’héroïne de son livre et fait honneur à son exubérante fantaisie sublimable[71], il n’en reste pas moins qu’Hélène se sentira utilisée et réclamera en vain ce qu’elle estime lui revenir[72].
Toujours est-il que ses dons psychiques et ses visions lui ont permis de s’affirmer en tant que femme, de se dégager progressivement de l’emprise masculine qu’elle a subie par « simple amour de la vérité » et pour la science, de réclamer ses droits, et finalement de tenter de dépasser le sentiment « d’être fourvoyée dans un monde qui n’était pas fait pour elle et qui la poussait donc à chercher sa voie dans des contrées imaginaires[73]. » En tant que médium spirite, personne n’a prêté attention à ses voix et visions sinon pour les traiter avec le paternalisme de l’homme de science à la recherche des mystères de la psyché humaine. Les spirites portent, quant à eux, un regard tout à fait différent sur les phénomènes étudiés et sur lesquels repose leur doctrine.
L’hallucination selon les spirites
La folie est une tempête qui éclate dans le cerveau par l’effet d’une passion arrivée à son apogée, elle obscurcit la raison et enchaîne toutes les facultés intellectuelles, elle déteint sur les sentiments, et égare la mémoire. Le libre arbitre n’a plus sa raison d’être, mais une autre intelligence peut, par sa volonté, relever ces ruines, et rayonner autour de ces ténèbres de l’esprit[74].
Dans sa nouvelle, Les Souvenirs de la Folie, la médium spirite Antoinette Bourdin se base sur son expérience médiumnique pour livrer sa propre vision de la folie : elle devient une pathologie qui « enchaîne les facultés intellectuelles », mais une « autre intelligence », autrement dit un Esprit, peut par son intervention sauver cette raison égarée. Le spiritisme affirme en effet que, contrairement à ce qui lui est reproché, la médiumnité n’est pas synonyme de folie, mais peut soigner bon nombre de névroses, comme l’avait déjà évoqué Janet. Selon Kardec, le spiritisme serait même « l’un des plus puissants préservatifs de la folie[75]. » Le délire hallucinatoire devient donc, pour les spirites, un désordre dû soit à une possession non voulue d’Esprits malfaisants, soit à une errance de l’âme dégagée du corps. Dans la mouvance du magnétisme et du somnambulisme, la doctrine préconise dans ce cas l’utilisation des fluides énergétiques du médium pour guérir l’infortuné·e. Rappelons que pour le Mesmérisme et le somnambulisme étudié par Puységur[76], les malades étaient, selon eux, capables en état de transe initié par le magnétiseur d’explorer en esprit leur propre corps de l’intérieur, de définir le mal dont ils souffraient et le meilleur moyen de le guérir.
Visions, rêves et hallucinations des médiums
De ce fait, l’hallucination pour les spirites relève d’une tout autre origine que celle que nous venons de voir. Comme le rappelle Kardec : « Ceux qui n’admettent pas le monde incorporel et invisible croient tout expliquer par le mot hallucination[77]. » Ses causes seraient donc pour les spirites à chercher du côté de l’Invisible[78]. Celle-ci étant soit le message d’un Esprit incarné qui communique via un médium qui « voit » et « entend » ce que l’entité veut lui communiquer ; soit, dans la mouvance magnétique, il s’agirait de l’âme qui se détache du corps du médium et est amenée à voir des mondes parallèles — comme la planète Mars pour Hélène Smith. D’une certaine manière, « dès que les sens s’engourdissent, l’Esprit se dégage, et peut voir au loin ou de près ce qu’il ne pourrait voir avec ses yeux [79][…] » En effet, les facultés médiumniques dites hallucinatoires peuvent prendre plusieurs formes : hallucinations auditives, visuelles, apparitions ou encore glossolalie, comme nous l’avons vu pour Hélène Smith. Autant de phénomènes qui sont, pour les spirites, non des symptômes, mais des preuves irréfutables de l’existence des Esprits et de leurs manifestations tangibles ici-bas. Allan Kardec définit d’ailleurs lui-même les hallucinations comme une « erreur, illusion d’une personne qui croit avoir des perceptions qu’elle n’a pas réellement. » Il rajoute :
Les phénomènes spirites qui proviennent de l’émancipation de l’âme prouvent que ce que l’on qualifie d’hallucination est souvent une perception réelle analogue à celle de la double vue du somnambulisme ou de l’extase, provoquée par un état anormal, un effet des facultés de l’âme dégagée des liens corporels. […] Quand on ne sait comment expliquer un fait psychologique, on trouve tout simple de le qualifier d’hallucination[80].
Cette vision de l’hallucination est à rapprocher de celle de Taine, mais avec toutefois une dimension plus ésotérique liée à l’émancipation de l’âme hors du corps qui s’expliquerait par un phénomène naturel et simple en apparence pour les spirites : le périsprit.
Le périsprit : la seule explication «rationnelle»
Ce fait, pour les spirites, n’a rien d’extraordinaire, parce qu’ils s’en rendent compte ; aux yeux des ignorants, il paraîtra surnaturel, merveilleux ; pour quiconque connaît la théorie du périsprit, de l’émancipation de l’âme chez les vivants, il ne sort pas des lois de la nature[81].
Selon les spirites, les visions sont donc de l’ordre du naturel et dans leur volonté positiviste, ils tentent autant que possible d’éradiquer la dimension magique et surnaturelle des phénomènes pour se placer du côté de l’expérimentation et de l’explication scientifiques. Pour eux, tout s’explique rationnellement selon une seule et même théorie : celle du périsprit. Ce quatrième état de la matière serait l’enveloppe fluidique qui permettrait à l’âme de se détacher de son corps et de communiquer avec le monde des Esprits. L’existence de ce nouvel élément modifie fortement les paradigmes quant à la composition de notre être. En effet, on s’éloigne de la vision duelle du corps prônée, entre autres, par la religion catholique « corps-âme » pour finalement arriver à une conception tripartite de notre état d’être : corps, âme et périsprit. Le périsprit devient la jonction entre le corps et l’âme et en permettant les « sorties de corps » des vivants et la matérialisation d’Esprits des disparus, ce « corps fluidique », tel qu’il est appelé, permet d’expliquer notamment les états modifiés de conscience.
Dans cette optique, les hallucinations ne sont plus une névrose ou un désordre nerveux, mais simplement une vision de l’âme détachée du corps et guidée par les Esprits. Le médium possède alors une vision élargie par ses facultés médiumniques, puisqu’il est habité par un esprit étranger qui le guide dans sa vision. De ce fait, les spirites vont à l’encontre de l’hypothèse qu’il existerait un « inconscient psychique[82] » et ils récusent également le dédoublement de personnalité et la division du moi observés par les savants et les psychologues, comme Flournoy sur Hélène Smith. Malgré tout, pour eux, il y a bel et bien une dualité, qui n’est plus celle d’un seul et même être, mais finalement celle de l’Esprit incarné et de son hôte. Le médium fonctionne comme un canal intermédiaire en position de recevoir des visions et des communications de la part des Esprits. Il est présent et absent à la fois, offrant ainsi un dédoublement, qui peut être harmonieux si l’Esprit incarné a été invoqué délibérément par le médium, ou obsessionnel s’il s’agit d’une hantise spontanée d’un Esprit. Dans cette perspective, le spiritisme devient même un moyen thérapeutique de soigner les névroses et les crises de folie qui ne sont finalement pour eux que des phénomènes de possession d’entités non désirées. Ils se placent de ce fait sur le même terrain que l’Église catholique, mais plutôt que d’y voir la marque du Diable et préconiser l’exorcisme, ils vont utiliser les séances spirites et les communications d’outre-tombe pour soigner les « malades » et les délivrer de leur égarements.
Lorsque l’on s’intéresse aux textes mêmes des médiums et donc à la littérature médiumnique — c’est-à-dire aux textes supposément écrits sous la dictée d’un ou plusieurs Esprits —, il est assez frappant de constater que la manière dont les spirites repensent les visions et l’hallucination est extrêmement importante dans le processus de création. En effet, loin d’être un simple ressort fantastique, l’hallucination devient, dans la littérature spirite, le fondement même de l’écrit. Les médiums ne se contentent plus de dire, de mimer, de jouer ce qu’ils voient ou entendent, mais ils prennent directement la plume[83] pour communiquer leurs messages. Leurs visions deviennent alors l’occasion de s’exprimer sur des sujets particuliers, d’enseigner des valeurs morales ; ce que Flournoy a d’ailleurs qualifié de « verbiages éthico-déitique[84] » pour parler de la religiosité et la pure morale des sentiments des discours prononcés par l’intermédiaire d’un médium. Leur médiumnité leur a permis de transcender leur rôle et d’imaginer un monde meilleur et plus égalitaire, elle devient alors une stratégie, un outil leur permettant un accès à la parole et à la publication, comme c’est le cas pour Antoinette Bourdin.
Antoinette Bourdin : récits et visions médiumniques
Antoinette Bourdin (1831-1894) est une fervente spirite et une médium reconnue au sein des groupes spiritualistes de l’époque. Elle a écrit pour différentes revues dont la Revue Spirite, a fait différents voyages de propagande à travers la France et l’Amérique du Sud et a publié plusieurs ouvrages dont deux romans, Les Deux sœurs, roman historique (1874) et Entre Deux Globes (1874) et une nouvelle, Les Souvenirs de la folie (1876). Ses ouvrages, doctrinaires et fictionnels, sont médiumniques, c’est-à-dire qu’ils sont écrits dans un état de conscience modifié, lui permettant de recevoir les messages des Esprits et de son guide personnel qui n’est autre que Goethe[85]. Sa médiumnité est particulière, car elle utilise un verre d’eau pour se mettre en transe et y voir des images qu’elle retranscrit ensuite. Elle explique cette technique dans son livre La Médiumnité au verre d’eau (1873). Selon elle, ce type de médiumnité s’apparente à :
un effet très prononcé de la double vue ; le verre n’existe plus, et les Esprits et les mondes apparaissent aux yeux étonnés du médium, il est dans ce monde et dans l’autre, il peut parler, voir, écouter des deux côtés à la fois, il ne dort pas, au contraire il lui semble que ses facultés intellectuelles sont plus développées, plus puissantes qu’à l’état matériel[86].
Ses écrits font état de ses visions personnelles qu’elle a donc concentrées dans un verre d’eau, et nous dépeignent différents mondes peuplés d’Esprits, de guides et de familiers.
Antoinette Bourdin est, selon les catégories de Kardec[87], une médium voyante, c’est-à-dire douée de la capacité de voir les Esprits et d’avoir des visions dans un état de conscience modifié. En cela, elle nous semble être la parfaite illustration de la conception spirite de l’hallucination. Cette dernière n’étant plus, comme nous l’avons vu, un phénomène pathologique ou du moins lié à l’inconscient, mais au contraire un don psychique particulier permettant la communication avec les Esprits. La médiumnité au verre d’eau devient dès lors une méthode pour canaliser les visions et hallucinations et transmettre des messages à travers des œuvres doctrinaires, mais également fictionnelles.
Entre deux globes : visions d’un autre monde
Dans la préface de son roman Entre deux globes, elle affirme que ce dernier lui aurait été dicté par son guide spirituel et que ce texte est, en réalité, le fruit des séances où les Esprits l’endormaient pour « dépeindre bien imparfaitement, il est vrai, les beautés de notre patrie future[88]. » La trame narrative, quoique présentant peu d’intérêt d’un point de vue littéraire, s’avère assez intéressante dans le cadre de notre étude, car elle repose précisément sur les visions possibles de l’âme lorsqu’elle est détachée du corps. En effet, au début de l’histoire, un jeune homme, Ludovic Marcel, revient dans la maison maternelle, accompagné de sa fille, suite à l’annonce du décès imminent de sa femme. Il arrive malheureusement trop tard et dévoré de chagrin, son corps, pris de catalepsie, tombe à son tour dans un état entre vie et mort. D’abord inquiète, sa mère, initiée à la doctrine spirite, entend la voix de son fils malgré l’inertie de son corps et finit par comprendre que son âme s’est détachée de son corps pour parcourir le monde des Esprits, et chacune de ses existences passées dans le but d’expier ses fautes. Chaque jour, elle veille le corps immobile du jeune homme, et reçoit les enseignements de son âme parcourant l’immensité des autres mondes, d’abord seul, et puis en compagnie de guides. Comme Antoinette Bourdin le dit elle-même, c’est « une histoire spirite dont le héros à moitié désincarné, à moitié spiritualisé, participe des impressions ressenties dans deux sphères[89]. » Peuplé de visions symboliques et poétiques, c’est la description de ce voyage « entre deux globes » qui sert de prétexte à la romancière pour mettre en avant des messages édifiants chargés d’allégories[90] et d’images souvent empreintes de la tradition chrétienne[91] :
Je vais entreprendre un long pèlerinage bien long et bien pénible : je prendrai un bâton de voyage pour me soutenir dans cette route périlleuse : je rencontrerai force dangers et obstacles, mes pieds se déchireront dans les ronces et les épines du chemin, je serai torturé par la soif en traversant des déserts […], mais mon corps ne sera pas atteint, mon âme seule souffrira, et pour cela il faut qu’elle se revête de cette enveloppe impérissable que l’on appelle périsprit[92].
Ce voyage initiatique à travers les sphères permet à Bourdin de discourir sur différents thèmes généraux comme l’amour, la position sociale, la charité, l’éducation. La fiction ne servant alors que de prétexte pour faire passer plus aisément ses idées. Les visions des vies antérieures du héros deviennent une manière de mettre en évidence les apprentissages, les épreuves pour l’expiation et l’élévation progressive de l’âme. Dans la doctrine spirite, chacune de nos actions a des conséquences dans cette vie ou dans les autres et l’âme doit un jour ou l’autre assumer la responsabilité de ses actes. En revoyant ses existences et expériences passées, du militaire au laboureur, où il était alors un homme fier, colérique, irrespectueux de ses semblables : « ma femme et mes enfants tremblaient à mon approche, je traitais mes serviteurs comme des esclaves, et les animaux domestiques n’étaient que trop souvent les victimes de mes sourdes colères[93] », Ludovic sait que sa prochaine existence devra racheter ses fautes et avait donc « demandé une existence humble et obscure » parce que, selon ses guides : « tu te défiais de tes forces, et par ce moyen, tu avais mis un frein à tes passions, et l’irritabilité de ton caractère était la conséquence des obstacles qu’elles rencontraient[94]. » Dans son existence suivante, il devient alors une belle jeune femme, coquette et fière à son tour, qui se joue de ses adorateurs et délaisse la maternité pour « une vie de débauche […] qui ne pouvait pas s’allier avec les douces abnégations de l’amour maternel »[95], il se souvient alors de sa soif de liberté : « je voulais être libre de tous liens[96]. » Une manière détournée de porter aux nues le modèle de la femme charitable, mère de famille et à la vertu irréprochable, Bourdin fustige ici la femme charnelle, égoïste, vénale et les « dangers de la beauté[97] », car, selon elle, la femme doit « aimer Dieu et la famille » et non se prostituer aux « viles passions[98]. » Ludovic aurait d’ailleurs lui-même choisi de s’incarner en femme pensant se défaire ainsi du despotisme de ses vies passées : « J’aurai un maître qui me dominera, des enfants qui auront besoin de mon amour et je serai meilleure[99]. » On voit donc ici d’une part, tout le traitement réservé aux passions terrestres en opposition aux plans célestes plus élevés et d’autre part, une vision de la femme très conservatrice, mère avant tout charitable, soumise et humble ; autant d’idées proches de la morale catholique en vigueur. À la seule exception près qu’elles sont fondées sur des messages, avérés selon les spirites, d’autres mondes.
Ces visions ne sont qu’un prétexte pour faire passer les idées spirituelles élevées et tenter de convaincre le lecteur des enseignements de la doctrine pour cette vie et les suivantes. La fin du récit se veut d’ailleurs encore plus édifiante, Mme Marcel, ayant à son tour expérimenté la décorporation et le voyage dans les sphères subtiles, reçoit un ultime message de la part de sa défunte belle-fille :
Tu as compris par les épreuves que ton fils a dû subir, combien il faut de temps pour conquérir l’héritage du bonheur spirituel, et bien ! toi aussi, chère mère, tu touches à la fin de tes incarnations : mais pendant le temps que tu as encore à habiter la terre […] soulage ceux qui souffrent, va de chaumière en chaumière porter des paroles de paix et de vérité, et lorsque tu seras auprès des malades, si tu as la foi et la volonté, il te sera donné de calmer leurs souffrances[100].
Ce message digne de la charité chrétienne et de don — dans le double sens du terme — à la communauté se termine par la recommandation d’enseigner la doctrine spirite à leur fille et aux jeunes générations. Cette thématique était, en effet, très importante pour Antoinette Bourdin, elle y a d’ailleurs consacré un ouvrage intitulé Pour les enfants, L’art de bien enseigner les principes spirites (1889) et on la retrouve d’ailleurs dans son autre roman.
Les Deux sœurs ou le rêve d’une nouvelle société égalitaire
En effet, dans le roman historique Les Deux sœurs[101], nous suivons, cette fois, l’histoire de Jeanne et Marie qui, initiées au spiritisme dès l’enfance, tentent par leur dévouement, leur croyance et leur persévérance, d’enrayer les superstitions populaires et le dogme religieux aveugle du village où elles vivent. Leur médiumnité et leur croyance inébranlable dans la vie après la mort auront finalement raison des obstacles qui se dressent sur leur route — parmi lesquels un séjour forcé dans un couvent pour les « guérir » de leurs croyances impures. Elles finiront par épouser les fils de leur famille adoptive et par mettre sur pied un nouveau modèle sociétal basé, entre autres, sur l’instruction pour tous, une structure plus égalitaire socialement et un détachement des dogmes religieux et des superstitions populaires pour enseigner la foi spirite qui relèvera l’humanité. Ici, bien qu’il s’agisse d’une trame narrative plus conventionnelle et proche du roman à thèse, les visions et les hallucinations restent prépondérantes. En effet, l’histoire est interrompue à plusieurs reprises par des épisodes hallucinatoires et des messages issus de séances spirites prétendument réalisées par les héroïnes du roman. Dans l’un d’entre eux, Jeanne, dans un état de transe méditative, voit se matérialiser dans l’eau d’un ruisseau des tableaux allégoriques et pittoresques : « Ce ruisseau, comme un miroir magique, reflète à mes yeux une scène singulière : je vois deux femmes maigres, mal habillées, les pieds nus et ensanglantés [102][…]. » Ensuite, ce ne sont plus de simples images qu’elle décrit, mais des lettres tracées lui présentant un message supplémentaire : « Que vois-je, mon Dieu ! De l’écriture se forme sur un nuage transparent, c’est un esprit qui parle[103]. » La vision de lettres écrites est également à rapprocher des propres expériences médiumniques de l’autrice. En effet, dans la préface de l’un de ses ouvrages, elle explique le contenu qui va suivre de la manière suivante : « Je vois mes Esprits familiers ; ils me montrent des feuilles de papier écrites, et voici ce qu’elles contiennent[104]. » La fiction rejoint la réalité et, dans une jolie mise en abîme, la romancière met en scène sa propre technique de médiumnité pour évoquer des tableaux allégoriques aux allures de prophéties. Ce procédé, proche de la stratégie littéraire du manuscrit trouvé[105], est utilisé à plusieurs reprises dans le roman, comme, par exemple, lorsque le Père Durand, prêtre du village attaché aux dogmes et à ses privilèges d’homme d’Église, confisque un manuscrit contenant les comptes rendus de différentes séances spirites. L’autrice insère alors ces différents textes dans son livre, interrompant momentanément la trame narrative et offrant ainsi aux lecteurs ce contenu plus « doctrinal », agrémenté des commentaires et réflexions de l’ecclésiastique. Dès lors, la fiction ne vient qu’appuyer ces messages édifiants et permet d’une certaine manière de les illustrer par les différents obstacles et péripéties auxquels font face les héroïnes. Ce qui retient tout l’intérêt d’Antoinette Bourdin, ce sont d’abord et avant tout les visions, hallucinations, rêves et messages des Esprits qui lui permettent non seulement de discourir sur différents sujets, mais également, à la manière du romancier naturaliste, de mettre en pratique et de prouver ces hautes conceptions de la vie. En effet, grâce à leur croyance et aux instructions reçues de l’au-delà, les héroïnes évoluent, surmontent les obstacles et finissent, dans un charmant happy ending, à créer un monde idéal plus social et plus égalitaire où la femme tient une place de choix. Jeanne le présente ainsi :
Nous jurons sur les débris de ces ruines que nous foulons encore aux pieds de consacrer notre intelligence et notre fortune à faire prospérer cette contrée ; nous formerons tous ensemble un lien fraternel qui ne sera rompu ni par le fanatisme ni par les intrigues d’aucun parti, parce que nous travaillons tous à une même cause, celle de la liberté guidée par la sainte raison[106].
Sur ces bases égalitaires, ils veulent ensemble fonder un nouveau système coopératif basé sur le respect et le bien être des travailleurs afin qu’« ils aient en perspective, pour leur famille, un intérêt qui les stimule à l’amour du travail et de l’ordre, et que les aptitudes qui tendent au perfectionnement de leur état se développent avec plus de facilité[107]. » Une nouvelle fois, l’instruction est l’un des fondements pour créer ce « Nouveau Monde », elle est, pour l’autrice, « cette digue qui contient les passions et les modère[108]. » L’enseignement doit être mixte, égalitaire et concerner toutes les classes de la société selon un plan bien défini dans le roman :
Voici notre plan : la chapelle de l’Hermitage et le couvent attenant […] seront consacrés à l’enfance ; là des personnes dévouées donneront les soins les plus intelligents à vos enfants. […] Un autre établissement sera consacré à l’instruction des enfants de cinq ans jusqu’à douze ; les deux sexes seront admis dans la même école, parce qu’il s’établit un stimulant très appréciable de part et d’autre ; du reste, notre intention est de faire suivre les mêmes études aux jeunes filles et aux jeunes garçons. […] De douze à seize ans, les leçons deviendront plus sérieuses, mais moins longues, parce qu’une partie du temps sera consacré à un travail manuel dans un atelier dirigé par des maîtres capables où les aptitudes des élèves se développeront pour les états qu’ils choisiront[109].
Ce nouveau système éducatif est également doublé d’une dimension économique. En effet, dans cette nouvelle société, chacun devient le capitaliste de cette association et reçoit donc une part des bénéfices. Ainsi, leurs ambitions sont claires « nous voulons forcer, sans exercer aucune pression, les travailleurs à parvenir à un degré supérieur ; nous voulons une lutte pacifique et fraternelle afin que chacun arrive à un bien être relatif[110]. » Les deux héroïnes espèrent ainsi endiguer les « défauts » et vices de la classe ouvrière tels que l’alcoolisme et la perversion. Une vision toute paternaliste et quelque peu idéaliste, mais qui témoigne du souhait de l’autrice de profondément repenser le monde dans lequel elle vit. Le désir n’est finalement qu’une part d’illusion et dès lors, les visions ne sont plus uniquement un rêve, mais un véritable élan prophétique pour fonder une nouvelle humanité idéale.
Souvenirs de la folie : la médiumnité thérapeutique
Cette volonté n’est d’ailleurs pas uniquement fictive, car l’on peut voir que souvent, les femmes spirites comme ici Antoinette Bourdin ou encore Paul Grendel[111] — pour ne citer qu’elles — ont souvent joint les actes à la parole et se sont engagées concrètement pour des causes sociales et féministes. Antoinette Bourdin a, par exemple, créé une maison de retraite spirite et l’a financée en lançant une souscription au sein de la communauté spiritualiste. Elle disposait également, selon elle, de dons de guérisseuse[112] et elle aurait, de ce fait, soigné différent·e·s malades et fou·olle·s grâce à son magnétisme.
C’est d’ailleurs cette thématique qu’elle reprend dans Les Souvenirs de la folie afin de démontrer l’effet thérapeutique de la médiumnité sur les névroses et les délires. Cette nouvelle est également très intéressante pour étudier le traitement particulier de l’hallucination chez les spirites, bien qu’à aucun endroit dans le récit, ce mot ne soit écrit. Dans cette courte histoire, Marguerite relate à son frère, médecin, ses deux années d’errance au côté de l’Esprit de sa mère morte dans un accident de barque. Celle-ci aurait emporté l’esprit de Marguerite pour la sauver de « méchants Esprits », comme elle les nomme, son corps se serait ainsi retrouvé vidé de son âme et elle aurait été déclarée folle. Après plusieurs années d’errance, elle revient alors à elle et partage à son frère et son fiancé Maurice ses visions, comme dans Entre deux globes, lorsque son Esprit était détaché de son corps. Cette histoire permet à l’autrice de faire part de son expérience auprès des aliéné·e·s, mais également d’exposer un point théorique, cher au spiritisme, dans le débat sur les origines mêmes de la folie. En effet, le cas de Marguerite permet à Antoinette Bourdin de mettre en évidence la différence entre la folie passagère provoquée par l’errance de l’âme qui a quitté son corps et celle des cas de possession avérés par un Esprit malveillant. En exposant ces points théoriques à son frère médecin, Marguerite ne fait qu’argumenter en faveur du point de vue de la science spirite en ce qui concerne le délire hallucinatoire. Tout positiviste qu’il est, son frère finira bien sûr par s’incliner et croire sa sœur pour embrasser ces nouvelles idées proches de la doctrine spirite. Une bien jolie manière d’avoir, selon nous, le dernier mot sur un homme de science.
Quant à la fin de la nouvelle, elle est digne d’un conte de fées, l’amour et la raison finissent par triompher de la folie et du mal. L’issue de l’histoire s’achève d’ailleurs sur une vision édifiante de Marguerite : « je comprends en effet que nos cœurs devaient se rencontrer sur la terre pour s’unir, après s’être déjà fiancés dans le monde des esprits, et j’assiste en ce moment à une double cérémonie qui n’est visible que pour moi. Je vois beaucoup d’esprits, tous beaux et resplendissants, notre mère est au milieu d’eux[113] […] ». Visions ou hallucinations, ces images semblent finalement traduire les aspirations profondes de ces figures féminines en leur permettant de mettre au jour une nouvelle façon de voir le monde et de devenir l’héroïne de leur vie.
Conclusion
La littérature médiumnique féminine interroge donc le rapport au réel en jouant sur les visions propres et les voix intérieures de ces femmes. Plus qu’une thématique, l’hallucination devient le moteur même, la source par excellence de l’écrit spirite. La création sous influence, même si elle ne date pas d’hier et remonte à tout une tradition chrétienne des écrits inspirés, est également intéressante à interroger sous l’angle psychologique. Comme le rappelle Michel Thévoz, « de nombreuses études psychanalytiques ont montré que l’inspiration artistique est assimilable à une sorte de délire[114]. » Or comme nous venons de le voir, cette névrose hallucinatoire devient le terreau fertile à l’imagination de ces femmes et leur permet de rêver d’une vie d’aventure qu’elles ne peuvent prétendre avoir ici-bas. Ces médiums partagent des points communs comme une profonde solitude[115], une furieuse envie de transcender les barrières sociales et genrées et surtout de changer profondément le monde dans lequel elles évoluent. Même si elles semblent au premier abord aller dans le sens des discours masculins — qu’ils soient scientifiques, spirites ou catholiques — sur leurs dons particuliers, elles ont, comme nous l’avons vu, utilisé ce positionnement pour déjouer les présupposés de l’intérieur[116] et reprendre une certaine forme de pouvoir et d’indépendance. Au-delà du réel, entre idéal et rêve, ces femmes ont tenté d’avoir une voix, même si ce n’était pas la leur, et ont trouvé des stratégies et des moyens détournés pour exister et, d’une certaine manière, pour survivre dans un monde hostile à leur talent.
Stéphanie Peel
Bibliographie
BALLET, Gilbert, « La Psychose hallucinatoire et la désagrégation de la personnalité », L’Encéphale, 6 (1913), pp.1-20.
BERGER, Christine, « Identification d’une femme. Les écritures de l’Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique du XVIIIe siècle », L’Homme, 1997, tome 37, n° 144, pp.105-129
BILARD, Roger, Les Romans français du spiritisme (milieu du XIXe siècle – début du XXe siècle), Thèse de doctorat sous la direction de Roger Bellet, Université de Lyon, 1992.
BOURDIN, Antoinette, La Médiumnité au verre d’eau : instructions générales données par les Esprits aux séances de la société spirite du Glacis de Rives à Genève, Paris, Librairie Spirite, 1873.
—. Entre deux Globes. Genève, Benoît & Co, 1874.
—.Les Deux Sœurs. Roman historique. Genève, Benoît & Co., 1874.
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Notes
[1] Allan Kardec, « Essai sur la théorie de l’hallucination », Revue Spirite, n° 7 (juillet 1861), Paris, Librairie spirite francophone, p. 193.
[2] Ce sont en grande majorité, voire en intégralité, des hommes. Nous avons choisi d’opter tout au long de cet article pour une écriture non inclusive pour parler de ces savants ayant étudié ces phénomènes.
[3] C’est-à-dire les expériences relatives au médium et à ses facultés. Les spirites le définissent ainsi : « Médium, du latin medium, milieu, intermédiaire. Personne accessible à l’influence des Esprits, et plus ou moins douée de la faculté de recevoir et de transmettre leurs communications. » Allan Kardec, Le Livre des Médiums, Paris, Leymarie, 1861, p. 41.
[4] Procédé de communication supposée avec les Esprits hérité du spiritualisme anglo-saxon (1848) consistant à faire bouger les tables par imposition des mains et recevoir des messages de l’au-delà par l’intermédiaire de coups frappés.
[5] Il participa à différentes séances d’évocations d’Esprits alors très en vogue à l’époque. Un jour, les membres d’un de ces cercles lui demandèrent de faire la compilation des comptes rendus des séances. De ce travail est né Le Livre des Esprits (1857), ouvrage fondateur de la doctrine et publié sous le pseudonyme d’Allan Kardec, nom qu’il aurait supposément eu en tant que druide lors d’une de ses vies antérieures. Il écrivit par la suite divers ouvrages destinés à vulgariser la doctrine.
[6] Allan Kardec, « Vocabulaire spirite », Le Livre des médiums ou le guide des médiums et des évocateurs, Paris, Union spirite française et francophone, 1861, p. 368.
[7] Voir sur cette thématique Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France (1785-1914), Paris, Albin Michel, 1995 ; Lynn L. Sharp, Secular Spirituality: Reincarnation and Spiritism in Nineteenth-Century France. Plymouth : Lexigton books, 2006 et Patrizia d’Andrea, « Spiritisme et Féminisme : la littérature de propagande au tournant du siècle [1874-1913] » dans Collectif [dir.], L’Ésotérisme au féminin. Paris, L’Âge d’Homme, n° 20 (2006), pp. 49-56.
[8] Rappelons qu’il y a un lien extrêmement ténu entre les expériences sur l’hystérie de Charcot à l’Hôpital de la Salpêtrière et les transes hypnotiques, initiées d’abord par le mesmérisme et ensuite par les tentatives des médiums spirites d’entrer en contact avec les Esprits. De plus, s’agissant d’une folie principalement féminine, elle se rapproche de la médiumnité qui semble être également l’apanage des femmes. La frontière était donc mince et l’amalgame aisé.
[9] Terme mentionné vers 1863 comme « une allégation par un journal de médecine de vingt-cinq cas de folie spirite à l’Hôpital des aliénés de Zurich » ; plusieurs ouvrages et articles signalent les dangers du spiritisme pour la santé mentale. À titre d’illustration, on trouve plus de 50 références de « folie spirite » ou « délire spirite » sur Gallica. Voir Rapport de recherche [en ligne], ftp://ftp.bnf.fr/20201225/rapportRecherche20201225112203162.csv, [consulté le 25 décembre 2020]
[10] Marcel Violet, Le Spiritisme dans ses rapports avec la folie : essai de psychologie normale et pathologique, Bloud, Paris, 1908 ; Cesare Lombroso & Charles Rossigneux, « De quelques phénomènes hypnotiques et hystériques », Hypnotisme et Spiritisme, Paris, Flammarion, 1910.
[11] Nicole Edelman, « L’Invisible (1870-1890) : une inscription somatique », Ethnologie française, vol. 33 (2003/4), pp. 593-600.
[12] Nous entendons par écrits médiumniques ou littérature médiumnique, l’ensemble des écrits issus de la doctrine spirite, dont la paternité n’est pas revendiquée. C’est-à-dire que contrairement à des écrits doctrinaires ou fictionnels, ils seraient le fruit de la dictée d’un ou plusieurs Esprits.
[13] La littérature spirite a été jusqu’ici étudiée dans deux thèses de doctorat : Roger Billard, Les romans français du spiritisme (milieu du XIXe siècle et milieu du XXe siècle), Université de Lyon 2, 1992 ; Patrizia d’Andrea, Littérature et spiritisme au tournant du siècle (1865-1913). Études des formes narratives d’inspiration spirite : France, Italie et Angleterre, Université de Paris-Sorbonne, 2006. Nous l’avons-nous-même étudié dans de notre mémoire de fin d’études intitulé Littérature et spiritisme dans la seconde moitié du XIXe siècle (1857-1897) : étude sociologique et analyse d’un cas particulier le « roman spirite ». Il existe cependant peu d’études sur la littérature médiumnique féminine proprement dite.
[14] Le spiritisme, et les courants ésotériques en général, ont eu une influence non négligeable sur le statut des femmes et ont permis à certaines d’entre-elles d’accéder à l’espace littéraire, d’avoir une voix et de pouvoir agir pour la défense de leurs droits. Nous étudions nous-même cette thématique dans le cadre de notre thèse de doctorat en cours intitulée Les voix(es) des femmes : agentivité et écriture dans les courants ésotériques (1857-1914).
[15] Titre faisant référence à l’ouvrage collectif de Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel [Dir.], Des Savants face à l’occulte (1870-1940), Paris, Éditions La Découverte (Sciences et Société), 2002.
[16] Allan Kardec, Qu’est-ce que le spiritisme : Introduction à la connaissance du monde invisible ou des Esprits. Contenant le résumé de la doctrine spirite et la réponse aux principales objections, Librairie Didier & Cie, Paris, 1865, p. 2.
[17] Le magnétisme animal initié par Franz Anton Mesmer au XVIIIe siècle part du principe que l’univers et les êtres humains sont composés de fluides magnétiques sur lesquels on peut influer pour modifier l’état de conscience des sujets dans le but de les guérir. Ce courant sera repris par la suite par le Marquis de Puységur également dans un but thérapeutique, et qui se nommera le somnambulisme. Proche de l’hypnotisme, le mode opératoire est le même, une personne, nommée magnétiseur, met en transe un sujet pour le mettre dans un état modifié de conscience. C’est précisément cette méthode qui sera utilisée par Charcot à l’Hôpital de la Salpêtrière pour les malades atteint·e·s d’hystérie. Pour plus d’informations sur cette question, voir l’article de Jean-Pierre Peter, « De Mesmer à Puységur. Magnétisme animal et transe somnambulique, à l’origine des thérapies psychiques », Revue d’histoire du XIXe siècle, 38 (2009), pp. 19-40.
[18] Allan Kardec, Le Livre des médiums ou le guide des médiums et des évocateurs, Paris, Ledoyen, 1861, p. 201.
[19] Description et classification des maladies d’après leurs caractères distinctifs (Trésor de la Langue française).
[20] Lévy-Valensi (1910) cité par Pascal Le Maléfan, Folie et spiritisme. Histoire du discours psychopathologique sur la pratique du spiritisme, ses abords et ses avatars (1850-1950), Paris, L’Harmattan, 1999, p. 178.
[21] Thèse de Nicole Edelman selon laquelle les spirites français contrairement à leurs collègues anglo-saxons se sont intéressés davantage aux états médiumniques des médiums plutôt que les faits d’apparition, de mouvements d’objets, etc., car ils désiraient ardemment rentrer dans le débat scientifique sur les origines des états de conscience modifiés observés chez les sujets spirites et chez les hystériques étudiées par Charcot à la même époque. Voir Nicole Edelman, « Spirites et neurologues face à l’occulte (1870-1890) : une particularité française ? » dans Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel [Dir.], Des Savants face à l’occulte (1870-1940), Paris, Éditions La Découverte : Sciences et Société, 2002, pp.85-104.
[22] Gabriel Delanne, Le phénomène spirite : le témoignage des savants, Paris, Chamuel, 1897, p. 307.
[23] Oskar Vogt, « Contre le spiritisme », IVe Congrès international de psychologie, 20-25 août 1900, Paris, Alcan, 1901, pp. 656-659.
[24] Hippolyte Taine, De l’intelligence [1870], Paris, Librairie Hachette et Cie, 1892, p. 17.
[25] Ibidem, pp. 226-227.
[26] On peut, par exemple, penser à la fameuse Allégorie de la Caverne (Platon, La République, Livre VII) selon laquelle notre réalité ne serait qu’une illusion, une perception particulière d’un autre monde. Dans ce mythe, les hommes sont enfermés, tournant le dos à l’entrée, dans une « demeure souterraine », représentant le monde d’en bas en opposition à celui d’en haut plus spirituel, et ne voient de ce fait que les ombres projetées de ce qui se trouve dehors et leur paraissent être la réalité. Dans cette optique, le réel n’existe pas en tant que tel, mais n’est qu’une perception particulière, une représentation qui passe par le biais de notre mental, de nos sens et de notre psychisme. On peut dès lors s’interroger, tout comme Taine, sur l’étrangeté réelle des hallucinations et leur pathologisation.
[27] Pierre Janet, « Le spiritisme contemporain », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, 1892, p. 414.
[28] Hippolyte Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 9.
[29] Gilbert Ballet, « La Psychose hallucinatoire et la désagrégation de la personnalité », L’Encéphale, 6 (1913), p. 503.
[30] Différents savants se sont penchés sur la question et ont étudié ces phénomènes. C’est précisément l’étude qu’a réalisé Pascal Le Maléfan dans sa thèse de doctorat : Délires spirites, le spiritisme et la métapsychique dans la nosographie française, Thèse de doctorat en anthropologie, Université Paris V, 1989.
[31] Nicole Edelman, Voyantes et guérisseuses, op. cit., p. 89.
[32] Pierre Janet, L’automatisme psychologique, Paris, Alcan, 1903, p. 236.
[33] Citation de Léon Denis considéré comme le successeur d’Allan Kardec dans son ouvrage Dans l’invisible : Spiritisme et médiumnité, Marly-le Roi, Philman, 2005, p. 68.
[34] Eugène Bonnemère, « Extraits des manuscrits d’un jeune médium breton : Les Hallucinés, les Inspirés, les Fluidiques, les Somnambules », Revue Spirite, n° 2 (février 1868), p. 33.
[35] Pascal Le Maléfan, Les délires spirites, le spiritisme et la métapsychique dans la nosographie psychiatrique française, thèse de doctorat en anthropologie, Université Paris V, 1989, p. 55.
[36] Pascal le Maléfan, « La place de l’étude des écrits dans l’approche psychopathologique du spiritisme (1850-1950) », GESNERUS 68/11 (2011), p. 45.
[37] Nicole Edelman, « L’invisible », op. cit., p. 594.
[38] Jean-Martin Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière, policlinique 1887-1888, notes de cours de M. Blin, Charcot, Colin, t.1, Paris, Tchou, « Bibliothèques des Introuvables » cité par Nicole Edelman dans « L’Invisible (1870-1890) : une inscription somatique », Ethnologie française, vol. 33, no. 4 (2003), p. 594.
[39] Nicole Edelman, « Spirites et neurologues face à l’occulte (1870-1890) », dans Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel [dir.], op. cit, p. 103.
[40] « Mais, à côté de l’aptitude de l’Esprit, il y a celle du médium qui est pour lui un instrument plus ou moins commode, plus ou moins flexible, et dans lequel il découvre des qualités particulières que nous ne pouvons apprécier. » Allan Kardec, Le Livre des médiums ou le guide des médiums et des évocateurs, Paris, Ledoyen, 1861, p. 185.
[41] Concept énoncé par Charlotte Foucher-Zarmanian dans son ouvrage Créatrices en 1900 : femmes artistes en France dans les milieux symbolistes, Paris, Éditions Marc & Martin, 2015, pp. 132-136.
[42] Le protocole des séances reste sensiblement le même : Hélène Smith » se met à la table avec l’idée et l’attente que ses facultés médiumniques vont entrer en jeu. Au bout d’un temps variant de quelques secondes à près d’une heure […], elle commence à avoir des visions précédées et accompagnées de troubles très variables de la sensibilité et de la motilité, puisqu’elle passe peu à peu en transe complète. » dans Théodore Flournoy, op. cit., p. 70. Elle se met donc en état de veille médiumnique et relate par la parole ce qu’elle voit et entend. Pendant ce temps, l’une de ces mains est posée sur un guéridon à l’aide de son doigt ou de coups frappés, la table commente, confirme ce qui est dit. C’est ce que l’on nomme la médiumnité typtologique, c’est-à-dire la faculté qui permet d’obtenir, au moyen d’un objet quelconque, table ou autre, des communications intelligentes par des effets de déplacement, ou par des coups frappés dans l’intérieur de l’objet dont on se sert.
[43] Jean-Jacques Courtine & Corinne Sutz, « Une voie autre. Médiums, voix intérieures et langues imaginaires au tournant du siècle », dans L’Esprit Créateur, vol. 38, n° 4, Altérités dans la langue (1998), p. 6.
[44] Il n’est pas si étonnant de prendre la planète Mars comme sujet : l’astronomie était très à la mode à l’époque et plusieurs scientifiques, dont Camille Flammarion, le célèbre astronome spirite, se demandaient si la planète Mars était habitée. Le choix du sujet de ce troisième cycle traduit donc une très bonne connaissance du contexte scientifique et culturel de l’époque et tend surtout à suivre les sujets qui sont à la mode. Voir sur ce point Guillaume Cuchet, « l’intérêt de l’opinion pour l’astronomie », Les Voix d’outre-tombe, Paris, Seuil, 2012, p. 299.
[45] Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars, Genève, Alcan, 1900, p. 5.
[46] Ibidem
[47] Voir par exemple l’article de Geneviève Piot-Mayol, « Il était une fois Hélène Smith. Genève, 1895 », dans Essaim, n° 18 (2007/1), p. 135 ou encore Jean-Jacques Courtine & Corinne Sutz, « Une voie autre. Médiums, voix intérieures et langues imaginaires au tournant du siècle », op. cit., p.8. Ils font notamment le rapprochement entre l’accouplement désormais classique Psychiatre/Hystérique et Psychologue/Médium comme nouveau rapport de domination dans l’histoire intellectuelle du XIXe siècle.
[48] Théodore Flournoy, op. cit., p. 519.
[49] Ibidem, p. 7.
[50] Nicole Edelman, « Spirites et neurologues face à l’occulte (1870-1890) », dans Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel [dir.], op. cit., p. 385.
[51] Théodore Flournoy, op. cit., p. 19.
[52] Ibidem, p. 20.
[53] Ces recherches ont fortement influencé la psychanalyse alors en constitution et ont d’une certaine manière aidé la découverte de l’inconscient. Carl Jung considère lui-même Théodore Flournoy comme un modèle et l’un des précurseurs de la pensée psychanalytique : « À cette époque — surtout après ma séparation d’avec Freud […], il me fallait un soutien et surtout quelqu’un avec qui je puisse parler à cœur ouvert. Je le trouvai en Flournoy et ainsi son influence contrebalança bientôt en moi celle de Freud. Je pus m’entretenir avec lui de tous les problèmes scientifiques qui m’occupaient, du somnambulisme par exemple, de la parapsychologie et de la psychologie de la religion […] Les conceptions de Flournoy étaient tout à fait dans la ligne des miennes et elles me stimulèrent maintes fois. […] », dans C.G. Jung, Ma vie, Paris, Gallimard, 1985, p.428-429. Pour plus d’informations sur cette thématique, voir l’article de M. Cifali, « Théodore Flournoy, à la découverte de l’inconscient », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, n° 3 (1983) et M. Cifali, « Postface, Les chiffres de l’intime », dans T. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, op. cit., 1983, pp. 371-385.
[54] Théodore Flournoy, op. cit., p. 383.
[55] Ibidem, p. 377.
[56] Ibidem, p. 326.
[57] Ibidem, p. 9.
[58] René Guenon, L’Erreur spirite, Paris, Éditions Traditionnelles, 1923, p. 139.
[59] Théodore Flournoy, op. cit., p. 276.
[60] Ibidem, p. 323.
[61] Ibidem, p. 274.
[62] Nicole Edelman, Voyantes et guérisseuses, op. cit., p. 189.
[63] Théodore Flournoy, op. cit., p. 70.
[64] Ibidem.
[65] Comme le rappellent Jean-Jacques Courtine et Corinne Sutz, cette position d’une médium face à plusieurs savants n’est pas sans rappeler celle de l’hystérique face aux psychiatres. Voir « Une voie autre. Médiums, voix intérieures et langues imaginaires au tournant du siècle », op. cit., p. 8.
[66] « Don surnaturel de parler spontanément une langue étrangère » dans Trésor de la langue française.
[67] Théodore Flournoy, op. cit., p. 99.
[68] Cette peinture fascina les surréalistes quelques années plus tard. Sur cette thématique, voir le catalogue de l’exposition de la Maison Victor Hugo à Paris : Entrée des médiums Spiritisme et Art, de Hugo à Breton, Paris-Musées, 2012, p. 78.
[69] Un film lui est d’ailleurs consacré : Christian Merlhiot et Matthieu Orléan, Des Indes à la planète Mars, France, 2007.
[70] « La médium, avouant s’être “dévouée” à lui pendant des années, protesta lorsque, une fois finies les observations, le docteur en publia le contenu. Elle désira vivement, au long de dix ans d’une aigre correspondance avec lui, rentrer en possession de ce qu’elle estimait être ses productions. » Christine Bergé, « Identification d’une femme. Les écritures de l’Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique du XVIIIe siècle », L’Homme, 1997, tome 37, n° 144, p. 125.
[71] Ibidem, p. 275.
[72] Après lui avoir promis la totalité des bénéfices du livre, Flournoy lui en octroie seulement la moitié en raison de la rente qu’elle reçoit de la riche Américaine. Voir Geneviève Piot-Mayol, « Il était une fois Hélène Smith. Genève, 1895 », op. cit., p. 143.
[73] Jean-Jacques Courine et Corinne Sutz, « Une voie autre. Médium, voix intérieures et langues imaginaires au tournant du siècle », op. cit., p. 14.
[74] Antoinette Bourdin, Souvenirs de la Folie, Genève, Benoît, 1876, p. 12.
[75] Allan Kardec, « Sur la Folie », Revue Spirite (février 1863), pp. 51-59.
[76] Voir sur ce point l’article de Nicole Edelman, « Un savoir occulté ou pourquoi le magnétisme animal ne fut-il pas pensé “comme une branche très curieuse de psychologie et d’histoire naturelle” ? », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 38 | 2009, consulté le 27 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/3877.
[77] Allan Kardec, « Essai sur la théorie de l’hallucination », Revue Spirite (juillet 1861), p. 193.
[78] Comme l’a d’ailleurs fait remarquer Nicole Edelman dans son article « L’Invisible (1870-1890) : une inscription somatique », Ethnologie française, vol. 33, no. 4 (2003).
[79] Allan Kardec, « Essai sur la théorie de l’hallucination », op.cit., p. 193
[80] Allan Kardec, Instruction pratique sur les manifestations spirites, Paris, La Diffusion scientifique, 1991, p. 24.
[81] Allan Kardec, « Essai sur la théorie de l’hallucination », op.cit., p. 193
[82] Anonyme, « Vie posthume », Revue Spirite (février 1887), p. 619.
[83] On ne passe plus ici par la retranscription d’un homme de science comme nous l’avons vu pour l’étude d’Hélène Smith par Théodore Flournoy.
[84] Théodore Flournoy, op. cit., p. 95.
[85] Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France (1785-1914), op. cit., p. 107.
[86] Antoinette Bourdin, La Médiumnité au verre d’eau : instructions générales données par les Esprits aux séances de la société spirite du Glacis de Rives à Genève, Paris, Librairie Spirite, 1873, p. 5.
[87] Allan Kardec a établi un catalogue des différentes catégories de médiums dans Le Livre des Médiums, op. cit., p. 181.
[88] Ibidem.
[89] Antoinette Bourdin, Entre deux globes, Genève, Benoît & Cie, 1874 p. 6.
[90] Textuellement nommées allégories : Le Temps et l’Éternité – Allégorie (p.107), Le bon jardinier – Allégorie (p. 138), Le conscrit et le capitaine – Allégorie (p.152).
[91] Il est important de rappeler que le premier spiritisme initié par Kardec, que l’on a nommé le Kardécisme, se voulait initialement proche de la tradition catholique et tentait de concilier les principes de la doctrine avec ceux du christianisme. Kardec a d’ailleurs écrit des ouvrages comme L’Évangile selon le spiritisme (1864) ou encore La Genèse : les miracles et les prédictions selon le spiritisme (1868). Si par la suite, les successeurs de Kardec ont tenté d’effacer la filiation religieuse au profit de la science positive, Antoinette Bourdin reste toutefois très proche de ce premier kardécisme plus chrétien.
[92] Antoinette Bourdin, Entre deux globes, op. cit., pp. 64-65.
[93] Ibidem, p.78.
[94] Ibidem, p. 79.
[95] Ibidem, p. 81.
[96] Ibidem
[97] Sous-titre du chapitre XIII en question, pp. 80-86.
[98] Antoinette Bourdin, Entre deux globes, op. cit., p. 82.
[99] Ibidem, p. 85.
[100] Ibidem, pp. 291-292.
[101] Antoinette Bourdin, Les Deux sœurs, Genève, Benoît & Cie, 1874.
[102] Ibidem, p. 29.
[103] Ibidem, p. 30.
[104] Antoinette Bourdin, Les Esprits professeurs : instruction sur les drames de la vie et l’éducation des Esprits, Genève, Benoît, 1886, p. 2.
[105] « Différentes conventions régissent ce qu’on nomme le « topique du manuscrit trouvé ». Bien présent dans la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles, ce topique sert à pallier certaines invraisemblances, à lier, de façon plus ou moins sérieuse, le texte fictionnel à l’univers référentiel » dans Bélanger, David et Cassie Bérard. « Ces récits autogénérés : stratégies paratextuelles pour un brouillage de l’origine. » Tangence, numéro 105, 2014, p. 121–141. https://doi.org/10.7202/1030450ar. Voir aussi Laurence Brogniez, « Bas-bleus et draps blancs. Femmes et littérature spirite (1870-1914) » dans A. Del Lungo & L. B. Brigitte (Dir.), La Littérature en bas-bleus, Tome III : Les romancières en France de 1870 à 1914, Paris, Classiques Garnier (Série XIXe siècle, n° 4), 2017, p. 252.
[106] Antoinette Bourdin, Les Deux sœurs, op. cit., p. 269.
[107] Ibidem, pp. 269-270.
[108] Ibidem, p. 270.
[109] Ibidem, pp. 271-272.
[110] Ibidem, p. 272.
[111] Pseudonyme de Julia Bécour (1840-1917) journaliste féministe et romancière spirite, autrice d’une quarantaine d’ouvrages à caractère spirite. Elle s’est également engagée dans des causes sociales et humanitaires. Elle a, notamment, créé une Maison maternelle dans la ville de Lille destinée à toutes les mères abandonnées et à leurs enfants.
[112] Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France (1785-1914), op. cit., p. 95.
[113] Antoinette Bourdin, Souvenirs de la Folie, Genève, Benoît, 1876, p. 92.
[114] Michel Thévoz, Art brut, psychose et médiumnité, Paris, Éditions de la Différence, 1990, p. 127.
[115] C’est la conclusion de Nicole Edelman dans son ouvrage Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France (1785-1914), op. cit., p. 216.
[116] Le spiritisme, et les courants ésotériques en général ont pourtant eu une influence non négligeable sur le statut des femmes et ont permis à certaines d’entre-elles d’accéder à l’espace littéraire, d’avoir une voix et de pouvoir agir pour la défense de leurs droits. Nous nous intéressons à cette problématique dans le cadre actuel de notre thèse et développerons cette question dans nos publications futures.