L’appréciation du cinéma d’Ingmar Bergman nécessite une analyse précise des dispositifs de cadrage et de leurs effets paradoxaux, ce qui lui permet de déborder du réel et de produire une histoire d’illusion.
Metteur en scène, scénariste et réalisateur suédois, Bergman (1918-2007) est l’auteur de certains des films majeurs du XXe siècle, comme par exemple, Persona, Les fraises sauvages, Monika et Fanny et Alexandre, il préfère donner à voir des figures arrêtées au bord du cadre, dissolues dans le mouvement, ou bien des regards déconnectés ainsi que l’espace du vide. L’opposition du réel et de l’irréel reste le sujet principal du cadrage. Tel est le point de vue qui introduit la cosmologie bergmanienne : ce n’est pas le récit qui construit l’image, mais l’image qui produit une idée susceptible d’être développée. Dans les portraits[1], les visages se transforment, comme pour accéder à une vérité recherchée, infilmable par essence. Dans ce sens, le cadrage n’est plus une réalité matérielle qui contient des sujets filmiques, pour Bergman, il s’agit du sujet même : l’incertitude.
Dans cet article, nous analyserons l’emploi de l’image subjective dans le cinéma bergmanien et le refus de la perception réaliste. Le cadrage est une matière ; il dirige le mouvement, il influence l’image suivante, il se connecte au hors-champ, il entraîne une vision inattendue et injustifiable. Avec son appareil imaginaire, le cadrage, Bergman suscite une attente, une quête. Son point de vue conduit les bords du cadre à changer de valeur et à restreindre l’espace. Nous allons étudier les perceptions décadrées, comme une échappée du modèle objectif du cinéma et une réunion avec le modèle subjectif, mises en relief par les images décentrées, ou mal focalisées.
La nature du cadrage
La photogénie[2] de l’imaginaire par l’intermédiaire de l’espace trouve son chemin de progression de façon formelle dans le cadrage cinématographique. Ce dernier permet au cinéaste de reformuler un style, peut-être non figuratif et métaphorique qui paraît plus au moins antidramatique.
Pour définir le cadrage, la notion du cadre cinématographique est le point de départ. Jacques Aumont définit le bord du cadre comme « ce qui limite l’image, ce qui la contient, au double sens du mot[3]. » Ainsi, comme le précise Eisenstein, le cadre incise un morceau de la réalité suivant l’installation de la caméra sur un point déterminé, avec une distance et un angle de prise de vue choisis[4]. L’écran devient le cadre destiné à représenter l’image partielle de la réalité. La forme du cadre et sa dimension dépendent de ceux mêmes de l’écran et de ce qui le remplit. C’est ici que s’effectue le passage d’une perspective infinie de la réalité à un point de vue restreint. Néanmoins, ce processus ne traduit pas une réduction du monde à l’irréel. Le monde saisit son propre cadre à partir de la perspective, selon le principe le plus essentiel, celui de « la perception naturelle[5] » du mouvement. Comme Bonitzer le précise, le cadre n’est pas une limite du champ, mais une découpe de l’espace qui établit une disjonction d’un champ et d’un hors champ[6]. Ainsi le cadre est-il employé comme articulation ou bien ponctuation, ce qui explicite aussi la deuxième fonction du montage[7].
Le cadrage bergmanien est une vision désaccordée à l’espace réel qui, en nous perdant dans l’infini, nous fait glisser dans les abîmes de l’imaginaire. C’est pourquoi Bergman cherche des effets plus larges : la disproportion de grandeur écrasante, l’espace illimité, la lumière violente et les visages décadrés ou défaits. Ils font partie de son style antidramatique, dont l’esthétique s’éloigne des principes généraux de l’image et se rapproche des innovations propres à générer l’illusion.
Ce point de vue intime de l’imaginaire introduit le style bergmanien. C’est une recherche plutôt psychologique ou, à proprement parler, intuitive et propre à chaque individu. Comment le cinéaste passe de la technique à son propre style métaphorique et antidramatique ? Est-ce que le style nécessite l’imaginaire ou est-ce l’intuition du cinéaste qui l’impose ? Pour répondre à ces interrogations, il nous faut d’abord définir ce qu’est l’appareil imaginaire. Bergman n’exclut pas le réel, mais il déjoue le concret ; il s’agit ici d’une tendance à imaginer ce qui pourrait se produire dans le réel et le déformer. Au fond, Bergman n’accorde pas au montage une valeur dramatique, au moins par rapport au (dé) cadrage, comme au mouvement et à l’arrêt du temps.
L’imaginaire, matière du cadrage
Dans le cinéma bergmanien, les éléments figuratifs apparaissent dans leur dimension d’infini, abandonnent les bords du cadre pour l’espace filmique et explorent le monde du cadrage en tirant parti des procédés stylistiques cinématographiques. Ainsi le cadrage remplace-t-il presque la dialectique de l’alternance des plans. D’abord, nous allons préciser les particularités de la perception imaginaire qu’il instaure et qui est en même temps spatiale. Ensuite, nous aborderons le processus selon lequel le cadrage peut apparaître comme mode d’expression particulier; chez Bergman, c’est par le choix du cadrage que le vrai du faux se révèle, et que le spectateur reconnaît l’échec de sa perception de l’espace-temps, car le point de vue imposé par le cinéaste lui permet de voir au-delà de l’espace, même s’il reste profondément ambigu.
Comme le précise Gilles Deleuze dans l’image-mouvement, les images cinématographiques ne sont pas passives comme les images individuelles de la photographie. De même, chaque image porte un mouvement essentiel qui réagit sur l’image suivante ; il en résulte un intervalle entre les deux plans, entre les actions et les réactions. Dans le cinéma bergmanien, cet intervalle suffit pour définir une image particulière qui sous-tend la temporalité et qui devient une matière vivante :
certaines actions subies sont isolées par le cadre, et dès lors, nous le verrons, elles sont devancées, anticipées. Mais de l’autre côté, les réactions exécutées ne s’enchaînent plus immédiatement avec l’action subie : en vertu de l’intervalle, ce sont des réactions retardées, qui ont le temps de sélectionner leurs éléments, de les organiser ou de les intégrer dans un mouvement nouveau, impossible à conclure par simple prolongement de l’excitation reçue[8].
Ainsi l’image-matière[9] prend-elle toute sa valeur avec le choix du cadrage mettant en valeur un cut immobile et instantané, produisant « une coupe mobile, une coupe ou perspective temporelle[10] » qui articule une image-perception à une image-action[11]. Le cadrage dirige le mouvement, appelle l’imaginaire et devient le champ de réflexion et d’expérimentation. De fait, le cadrage de l’ambiguïté devient lui-même matière: il en appelle à une réflexion sur le passage d’une image à l’autre, un plan n’étant réalisé clairement que dans le passage au plan suivant. Les éléments du cadrage sont reliés à tout l’espace filmique. En effet, l’action déroulée dans le champ est toujours en rapport avec le hors-champ invisible ou infilmable.
Le cadrage-matière, dans le sens deleuzien du mot, transforme une perception de l’imaginaire en image-matière et remplace le mouvement par l’illusion[12]. De même, le cinéma bergmanien reflète l’univers déconcentré des images en mouvement. Nous pouvons en distinguer plusieurs types : le cadrage-dispersion, le cadrage-doublon, le cadrage-réflexion, le cadrage-focalisation.
Le cadrage-dispersion
Ce procédé stylistique assumé recherche la profondeur la plus extrême, de même que les transgressions cinématographiques manifestent une altération radicale du sentiment de la forme et de la réalité. Bergman tire parti du désordre spatial, des éléments masqués et des objets dissimulés les uns derrière les autres, convoquant continuellement l’imaginaire, autant chez le cinéaste que chez le spectateur. Dans une composition de cet ordre, l’objet masqué cherche à se libérer et s’échapper de toute détermination.
Ce cadrage recherche ainsi un effet de masse. Pourtant, il ne cherche pas à délimiter l’espace. Chez Bergman, nous percevons des masses visuelles plus imposantes qui tendent à se perdre dans l’obscurité de l’arrière-plan, si bien que l’œil renonce à suivre toutes les figures et, de ce fait, s’en tient à l’ensemble. Cette impossibilité à saisir tous les éléments donne une impression de profondeur avec un imaginaire toujours en action et en mouvement.
Le cadrage est une matière. L’approche de Deleuze envisage la perception des choses comme corps total, comme substantif dans la linguistique où les actions fonctionnent comme verbes[13]. Cette vision d’ensemble joue sur l’accumulation des éléments ou au contraire, sur une forme de dispersion. C’est le cas des images bergmaniennes dans lesquelles les éléments principaux tendent à fuir vers le fond à tel point que le cadrage est appréhendé comme déformation.
Dans À travers le miroir[14], Bergman recouvre les avant-plans de la masse corporelle de ce qui n’est pas le personnage principal, tandis que le centre d’intérêt correspond toujours à l’autre personnage à l’arrière-plan. Ainsi, dans Persona[15] lorsqu’Alma lit la lettre du monsieur Vogler, le cinéaste cadre Élisabeth avec un plan rapproché, alors que l’avant-plan est recouvert par une photo imprécise de son fils. Plus loin, on voit un plan d’ensemble dans l’obscurité, où les deux personnages sont vêtus d’une chemise de nuit blanche, face à la caméra, l’un fumant à demi allongé sur le lit, l’autre installé dans un fauteuil, avec les visages au fond et de l’encens à l’avant-plan. Cette image représente, de la meilleure façon qui soit, le style bergmanien jettant le doute sur l’expérience vécue des personnages et qui renouvelle les modes de réception de l’image filmique.
Ainsi, dans les cadrages dispersés, le cinéaste n’insiste pas sur des sujets particuliers, sauf si le cadrage est réduit en une masse de noir ou de blanc absolus. Dans le bateau échoué de À travers le miroir et dans l’image brûlée de la pellicule de Persona, les cadrages sont comme engloutis dans le noir ou dans le blanc, et les personnages se trouvent relégués à une non-existence prématurée. De cette manière, le cadrage montre qu’il n’est pas simplement une image à voir, mais parfois à ne pas voir. Il peut comporter des éléments perceptifs voués à dissimulation. De fait, le cadrage met en question la nature du visible.
Le cadrage-doublon
Nous avons observé dans quelle mesure la qualité du mouvement imprime une temporalité au cadrage et, de ce fait, grâce à la reproduction du personnage, le cinéaste peut profiter des caractéristiques subjectives de l’image. L’emploi des ombres encadrées dans les portes et les fenêtres, figurant l’intervention d’un doublon qui ressemble au personnage, met en scène les éléments propres à l’invisible, faisant douter quant à ce qui entoure le monde de l’intrigue. Ce procédé ammorce la perturbation des frontières entre le réel et l’abstrait, même lorsqu’il s’agit d’une prise de vue fixe. L’application de l’ombre encadrée dans Persona correspond au moment où Élisabeth regarde l’auto-immolation du bonze bouddhiste à la télévision. Le principe est celui de l’idée et du choix du cadrage qui le redouble et le reflète, en regard de l’ombre encadrée d’Élisabeth à mesure qu’elle-même se dissipe dans le cadrage.
Si la persona se définit, chez Jung, comme un masque extérieur — ce qu’un humain désire sembler être, ce doublon représente l’horreur masquée à intérieur de l’être humain. Bergman élimine la frontière entre la perception de l’horrible et celle de l’horrifié ; la vision de l’effroi se transforme en une forme effrayante. Cette ombre double également Élisabeth comme miroir de soi. Par le choix d’une prise de vue clandestine de l’auto-immolation du bonze bouddhiste, ce qui se voit sur l’écran de télévision, la persona a été critiquée; l’homme n’est pas responsable devant autrui, mais devant lui-même.
Le cadrage-réflexion
Jacques Aumont reconnaît dans le cadre bergmanien une formule propre « orientée vers l’articulation du naturel[16] » qui fonctionne comme un « outil majeur […] atteint par cette division du naturel et de l’expressif[17]. »
Sans doute, l’art du spectacle est le meilleur moyen pour rendre compte du naturalisme, car la scène exige, de facto, une représentation réelle et directe du matériel, plutôt par l’image que par le dialogue. C’est une représentation visuelle de l’émotion ; il n’y a plus de place pour l’interprétation ou l’explication dans le cadrage. Le dialogue est volontairement limité et l’essentiel est laissé à la caméra. Dans Persona, même la confession, qui est certainement verbale, est mise en relief par le cadrage réflectif. Nous allons analyser cette prise de vue en détail pour définir l’expérience enrichissant la perception et l’esthétique, comme exercice propre à amener le spectateur à une intuition et une réflexion particulières.
La scène de la confession[18] commence par un fondu au blanc. Puis, le cinéaste donne à voir un plan d’insertion de mains posées sur la table. Ensuite, la troisième main apparaît, se pose sur les premières et permet de voir une photo cachée, lorsque la voix hors champ d’Alma intervient pour faciliter la perception du réel : « Que cachez-vous sous votre main ? », demande Alma.
C’est la troisième fois que Bergman fait appel à un jeu d’apparence des mains croisées. Dans la scène de la comparaison des mains, le visage interdit[19] d’Élisabeth à l’avant-plan a pour but de masquer la moitié du visage d’Alma. Dans une autre scène, les deux femmes commencent à comparer les pierres qu’elles ont ramassées sur la plage, ces mains fonctionnent comme éléments de l’incertitude, lorsqu’Alma apparaît en amorce et masque, cette fois, le visage d’Élisabeth. Enfin, dans le cas présent, l’alternance des mains a pour objectif de mettre en évidence l’essentiel, d’effacer les visages réels et de mettre en abyme le seul visage abstrait du petit garçon, illusion qui dépasse le cadre strictement philosophique pour se propager dans autre champ de vision.
À la racine des œuvres les plus personnelles de Bergman, il y a une image, qui le presse, l’obsède : la motivation dont il doit venir à bout. C’est ce qu’il ne cesse d’affirmer depuis qu’il commence son œuvre, c’est-à-dire depuis toujours. Les films sont là pour expliquer une image intime, pour lui donner sens. Mais à la différence de la psychanalyse — donner un sens à une image — il s’agit de donner vie en la plaçant dans un univers perceptif[20].
Ainsi cette photo révèle-t-elle la troisième présence absente de M. Vogler dans le film. Il se manifeste d’abord par une lettre, puis par une vision de rêve et ici par une photo qu’il a envoyée à Élisabeth.
À la différence des deux premiers cas de la surimposition des mains filmés en plan fixe, la caméra fait ici un panoramique vertical et inattendu. Ce dernier est caractérisé par le mouvement, même dans un plan fixe. Conformément à la théorie deleuzienne, il y a toujours une sorte de mouvement invisible entre les éléments de l’image. Si le mouvement est le principe de la vision et l’essentiel de la cinématographie, Bergman l’effectue par le cadrage et par la prise en compte de l’image du temps, sans vouloir l’éclipser. C’est la raison pour laquelle le cut a été remplacé par un panoramique vertical. Le cinéaste ne croit pas au raccord du temps comme ponctuation des plans.
Reprenons la confession : le cadrage recentre Élisabeth et le mouvement s’effectue par la voix hors champ d’Alma. La caméra s’approche du personnage et s’en éloigne alternativement, avec aucun changement d’axe de prise de vue. L’agrandissement réalise un mouvement double dans l’image, car il lui donne plus de valeur en passant du très loin jusqu’au très proche et inversement. Le cadrage ne se focalise plus sur le centre de l’image, il dépasse à tout prix vers les bords, comme s’il souhaiter entrer dans l’espace extradiégétique, vers la totalité de la réalité, pour éliminer la frontière entre le réel et l’espace de l’imaginaire.
Ainsi, Jacques Aumont reconnaît le décadrage bonitzerien comme la force qui détache l’espace de son hors-champ, et qui dynamise ,en même temps, les bords du cadre[21]. En conséquence, les très gros plans et les plans larges renforcent la liberté du cadrage. Ils ouvrent l’espace filmique à l’imaginaire comme révolte esthétique. L’ironie du cadrage permet au cinéaste de modifier le droit de regard et de le diriger vers une perception irréelle. Le terme deleuzien de l’art du cadrage traduit l’excentricité radicale du point de vue qui découpe les figures humaines; il les renvoie dans le hors-champ tout en se focalisant sur les zones invisibles, mortes, vides ou stériles de l’espace, ce qui exige la mise en image d’une réalité partielle ou déformée.
En dernier ressort, le cadrage-réflexion prend le relais du montage et devient matière. Bergman reprend une autre fois la totalité de la scène de la confession afin d’insister sur le thème sous-entendu d’image obscure, avant que la scène se termine avec un horrible montage des deux visages. C’est un véritable miroir ; il recommence par le même plan d’insertion sur les mains, avec le même panoramique vertical ; il ironise tous les cadrages, encore une fois, avec une focalisation sur le visage resserré d’Alma à cette reprise. Enfin, on entend le même monologue, ce qui tient lieu de médium d’abstraction et de divagation. Alma se met ainsi à avouer et Bergman permet au cadrage-réflexion de susciter une réaction retardée. L’idée de ces décadrages est subtile : la culpabilité éternelle des parents, qui aura ainsi montré dans ce qui suit, l’intérêt de l’appareil imaginaire dans le cinéma bergmanien.
La scène de la confession, qui se termine par une fusion célèbre des visages, apparaît comme processus indiscernable de métamorphose et d’hallucination. Cette assimilation des visages, dans leur morcellement, leur laideur, leur lourdeur, suscitant l’effroi, traduit la confusion des affects, droiture naturelle et fantasme imaginé : « non, je suis différente. Je n’ai pas les mêmes sensations. Je suis là pour vous aider[22]. », dit Alma.
Le cadrage-focalisation
Le cadrage-focalisation porte sur l’ensemble des figures et des objets mal focalisés, ce qui fait place à différentes zones dans l’image. Le cinéaste emploie l’image floue, comme celle de la psychologue de Persona au début du film, ou d’Élisabeth cherchant Alma sur la plage.
Dans ce film, l’existentialisme chrétien de Bergman se rend visible à travers l’image cinématographique d’une manière phénoménologique, dont l’apparition de l’image à travers les charbons du projecteur et les diverses présences extradiégétiques de l’appareil cinématographique sont les témoins. C’est comme si l’existence n’était qu’un produit de l’interaction entre le cadre, l’objectif et le sujet filmique. Sans réalité propre, l’existence diffère toujours de son image filmée. Par le cadrage-focalisation, elle n’est qu’un concept abstrait.
Le spectateur exige que le flou se dissipe, mais l’image reste toujours imprécise, car elle doit se finaliser dans le mouvement. Les personnages paraissent indiscernables et perdent leurs identités. Dans le cas d’Élisabeth cherchant Alma, la dureté du plan imprécis donne l’impression que l’on ne peut jamais reconnaître ce personnage comme individu existant. Elle s’identifie avec l’espace, le décor, l’indétermination ; elle fait partie de la figure abstraite d’une totalité générale. Là, le cinéaste parvient à produire une nouvelle réalité, à entrelacer le réel et le rêve avec les faux raccords successifs, tel qu’ils se produisent dans cette recherche au bord de la mer. Bergman passe de l’état de ne pas voir à celui de voir l’impossible. Cette particularité définit son style. Par cet effet, Bergman fait se brouiller les éléments l’un dans l’autre, l’imaginaire dans le réel, pour dissocier les différentes parties dans l’ensemble du cadrage et pour modifier sa nature. Il a pour objectif de confondre les limites de la visibilité et de susciter la réflexion.
L’appareil imaginaire
Bergman retrouve finalement la vérité en la reconnaissant fugitive, infilmable et inaccessible. Un aperçu général permet de se rendre compte que le cinéaste traduit sa propre intuition par ses images subjectives. En effet, le cinéma bergmanien s’approprie, avec son travail de transformation du réel, des éléments dramatiques et des conventions esthétiques, au profit de la mise en cadre de l’imaginaire. Il crée une subversion du vrai par le faux avec les espaces, les cadrages et les formes antidramatiques, faisant apparaître toute une esthétique de la mélancolie, issue de la déception d’être abandonné sur la terre. Bergman réalise cette approche par la mise au point des personnages qui représente l’idée de la mélancolie et la recherche pour une vérité abstraite.
Cette dernière suppose une carence plus au moins imaginaire qui correspond à la perte d’un objet aimé ainsi qu’au manque creusé par le désir, conformément à la psychanalyse freudienne. La perte de l’objet aimé génère le chagrin et le désespoir. Elle détermine une forte motivation à le rechercher et cette recherche fait appel à l’imaginaire qui vise à la grande entreprise de perception du vrai. Effectivement, la quête de l’objet aimé dans le réel n’aboutit qu’à une perte plus grande et c’est seulement par l’imaginaire que l’homme peut la combattre et se protéger.
Nous allons aborder à ce stade l’emploi que fait Bergman de l’appareil imaginaire dans Persona. Le prologue du film nous donne une image particulièrement manifeste de ce qu’est l’espace filmique dont la découpe définit le champ et le hors champ. Les bords du cadre constituent la limite de la perception. Le cadrage traduit l’appareil imaginaire, ce qu’est essentiellement structuré comme origine de réflexion ou de retour à soi, c’est objet perdu, mais aussi contre soi ; il s’agit de se perdre vers l’au-delà de l’objectif dans lequel ce n’est pas soi-même que l’on aperçoit, mais l’Autre. C’est une quête constante dans le film : pour surmonter la mélancolie, il faut interroger le réel et faire une recherche constructive par le biais de l’appareil imaginaire. La psychologie moderne reconnaît cette quête enfantine comme un désir élevé de l’instinct[23].
Bergman a déclaré avoir été très amoureux de sa mère [24]. Pourtant, selon lui, il se trouvait toujours abandonné, ou même, au sens enfantin du terme « trahi » par elle. Il ajoutait : « On a fait naître en nous les sentiments de honte et de culpabilité au lieu d’amour et de pardon[25]. » Ainsi, l’apparition du petit garçon dans le prologue de Persona, dans un espace par ailleurs vide, intensifie la perte de l’objet aimé et le sentiment d’incertitude : il se trouve sous un drap blanc en extrême bas du cadrage, avec son corps nu, mince et les mains croisées, mais qu’en est-il de la présence des gouttes d’eau et de l’irruption de la sonnerie du téléphone l’exclut du champ réaliste et évoque son imaginaire.
La mère est là qui l’abandonne, avec son image floue et ses yeux fermés. Le petit garçon vient se recentrer dans le cadre et s’adresser directement à l’objectif dans le plan qui suit. Les regards frontaux rendent compte de l’absence de référent et de l’illusion. Dans ce plan tout est imaginairement possible. Le cadrage permet au petit garçon d’entrer dans son propre point de vue, sans respecter le raccord du regard. Il vient toucher le cadrage, le portrait de sa mère ; l’objet perdu recherché se réalise seulement à travers l’appareil imaginaire.
En ce qui concerne la relation entre le cinéma bergmanien et l’imaginaire, il ne peut s’agir d’une pure et simple échappée de l’imagination qui profiterait au récit pour développer une fantaisie purement visuelle. Ce que nous voyons est une idée a priori absurde, qui permet de projeter une figuration abstraite, de manière à critiquer la vérité. Bergman ne cherche pas seulement à discréditer cette dernière, mais à la mettre en situation dans une perspective subjective.
Dans ce contexte, Bergman emploie alternativement le flou. Dans le prologue de Persona, le visage agrandi de la mère devient de plus en plus vague et l’appareil imaginaire se révèle ambigu, en nous renvoyant aussi à une sorte de faux réel. En fonction de la perception contradictoire, particulièrement chez le petit garçon, l’axe de prise de vue change brusquement et nous le voyons de dos, pour que soit réalisée son intégration dans l’espace imaginaire ; l’objet du réel se dissipe au profit de l’appareil imaginaire.
Dans le cinéma bergmanien, le processus de renouvellement du mode d’expression est caractérisé par l’incertitude par rapport à l’évidence. Il y a deux sortes de cadrages : cadrage rigoureux, plus grand, mais installé dans les limites du cadre, et cadrage souple, plus puissant, mais déformé et plein de transgressions cinématographiques. L’alternance de ces deux types de cadrage constitue la perception de l’imaginaire bergmanien. Dans le cadrage rigoureux, tout est mesuré, exact et précis, à tel point que la perception se dissipe dans l’incohérent du plan, et tout ce qui reste demeure sur la magnificence de l’image. En revanche, dans les cadrages souples, la dynamique de l’illusion est intensifiée, au prix de l’affaiblissement de l’espace filmique. D’une part, le cinéaste est appelé à plus de réflexion et plus de subjectivité pour se tenir — lui et son spectateur — au-delà de l’image, au-delà du cinéma. D’autre part, il arrive à faire intervenir le temps, dans ou entre deux plans, immédiatement et directement, comme un moyen de traiter l’intervalle qui aura eu pour but d’abstraire l’espace filmique et celui de l’imaginaire ; il s’agit du champ et du contrechamp et la nature de leur rapport réciproque.
Les flous
Bergman tire parti de différents objectifs pour obtenir des cuts abstraits. Il se sert du téléobjectif qui contraint la profondeur de champ et empêche les éléments indispensables du réel par un flou de l’espace. Dans la scène débutant par un plan imprécis sur des rideaux, l’origine de l’image et la volonté de l’objectif sont ambiguës, le champ donne l’impression de vertige. Il semble que toute tentative avec le réel ait échoué, alors que le cadrage échappe à toute détermination. Puis le passage du flou au net sur le portrait d’Élisabeth met accent sur l’appareil imaginaire ; il s’agit du cadrage et des enjeux focaux. Ce qui n’existe pas dans le réel se trouve dans le cadrage d’impossible et l’espace complètement ouvert à l’imaginaire, comme matière esthétique. Mais Élisabeth traverse encore vers le fond, ouvre une porte sur la mer et sort sans aucun cut. La caméra reste à la porte et la filme d’une prise clandestine, tout comme le petit garçon qui cherche son objet aimé dans le cadre de l’appareil cinématographique.
Le flou permet à Bergman de voir la réalité avec un regard peu réaliste, mais qui interroge l’expérience imaginaire. Il met en relief la frontière entre un mode d’expression dramatique et celui qui paraît plus moderne, en associant les plus grandes fonctions de la conscience et l’imagination, à la manière de la psychanalyse et la philosophique moderne.
De plus, à la suite du regard d’Élisabeth vers le hors-champ, le spectateur s’attend à voir son point de vue — il s’agit d’Alma, son objet perdu, ce qui ne se réalise que quatre plans plus tard. Ce qui est refoulé dans la vie et dans le monde est conçu comme subjectif et impalpable, tout comme la vérité. L’éloignement d’Élisabeth filmée de dos traduit la complexité du vrai et la richesse de la notion d’illusion de toute forme et de toute fonction.
Conclusion
Le principe deleuzien de l’image-mouvement nécessite un mouvement substantiel de modèles filmiques dont il ne reste dans l’image qu’une perception subjective. En outre, chez Bergman, les centres d’intérêt, les compositions et les cadrages sont tous aussi variés. Toutes les perceptions décadrées en tant qu’absence du modèle objectif renvoient à une réunion avec l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle nous constatons que le modèle du cinéma bergmanien est profondément subjectif, avec toutes ses images décentrées ou mal focalisées. L’accès à la vérité est possible seulement à travers l’intuition et l’illusion. C’est pourquoi, chez Bergman, la création et la vérité deviennent des phénomènes existentiels plutôt qu’essentiels et invitent à explorer les différents niveaux du réel.
L’aversion que Bergman porte à la délimitation de l’espace et de la forme définit très précisément son style cinématographique. Il crée dans le cadre de ses images un nouveau sentiment imaginaire de l’espace, tendu vers l’infini : les formes se dissolvent pour laisser place à un espace antidramatique par le biais des bords du cadre.
Chez Bergman, cette application significative d’espace et d’imaginaire est en opposition avec le cinéma classique. À la question de savoir comment Bergman en arrive à donner cette impression de la nécessité de l’opposition stylistique, nous répondons que cette nécessité dépend de l’harmonie des proportions, qui ne doivent pas forcément se révéler comme unité fondamentale, mais peuvent chacune sembler accidentelles.
Le cadrage antidramatique ignore tous les éléments propres au visible et au naturel. Ce que ses images veulent exprimer, ce n’est pas le concret, mais un processus, un mouvement, ce qui permet en même temps d’obtenir une impression esthétique de l’incertitude. Pour le cinéaste, le cadrage est une opération plutôt intuitive que discursive[26]. Cependant, ce dernier ne met pas seulement en relief l’image-matière, il devient un appareil imaginaire, qui dévoile une vérité fugitive et infilmable.
La déformation de la réalité par l’intermédiaire du cadrage est une tentative mélancolique et psychanalytique comme toutes les approches modernes qui soulignent l’effet de manque, particulièrement sur le plan mental. Chez Bergman, elle correspond ainsi à la perte d’un objet aimé qui mène au deuil, au désespoir, car le réel semble mortifère et intolérant, alors que l’imagination est immortelle. Les espaces vides, les décadrages, la fusion des visages, les fausses symétries, les corps bloqués et les visions impossibles sont les effets à la disposition de la perspective imaginaire.
L’appareil imaginaire permet d’affronter la tristesse, la douleur et la peur de la disparition. Les matériaux artistiques et mélancoliques chez le cinéaste suédois rendent possible un changement de style, ce qui met en doute le monde qui nous entoure affecte notre perception du réel, ce qui nous conduit à caractériser le style de Bergman à travers l’étude de l’espace et de l’appareil imaginaire comme un style antidramatique.
Leila Montazeri,
Maître de conférences, Université Azad de Téhéran
Bibliographie
AUMONT, Jacques, Alain BARGALA, Michel MARIE, Marc VERNET, Esthétique du film, Paris, Armand Colin, 2004.
AUMONT, Jacques, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 1992.
AUMONT, Jacques, Ingmar Bergman, « Mes films sont l’explication de mes images », Paris, Cahier du cinéma, 2003.
AUMONT, Jacques, L’œil interminable, Paris, édition de la Différence, 2007.
BONITZER, Pascal, Décadrage : peinture et cinéma, Paris, éditions de l’Étoile, 1985.
COHEN, Hubert I., Ingmar Bergman: the art of confession, New york, Twayne, 1993.
DELEUZE, Gilles, L’Image-mouvement, cinéma 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
JONES, G. William, Talking with Ingmar Bergman, Dallas, SMU Press, 1983.
Bio-bibliographie
Leila Montazeri est docteur en Études Cinématographiques de l’Université Sorbonne Nouvelle, Maître de Conférences à l’Université Azad de Téhéran. Éblouie par les idées de Gilles Deleuze et de Jacques Aumont, Leila Montazeri croit aux images dédramatisées ou décadrées, notamment dans sa thèse de doctorat « Le cadrage et la substance de la pensée bergmanienne » (2015) et avec ses articles « L’homme et le paysage dans le cinéma : la domination spirituelle et l’absence spatio- temporelle » (2020), « La conception du temps non naturel et la narratologie moderne dans le cinéma d’Ingmar Bergman » (2018), et « L’ironie visuelle dans l’image cinématographique » (2012).
Notes
[1]Comme l’explicite Jacques Aumont, le portrait a un modèle – le corps qui est face à la caméra comme référence et point de départ- et un sujet auquel le modèle se réfère. Le modèle et le sujet ne sont pas forcément la même chose ou la même personne. Mais le portrait met en valeur le choix de l’image et l’opération iconographique : « c’est dans ce champ d’opération sur la personne humaine, sur son visage, qu’a dû se situer la photographie, au moment où elle apprenait le portrait… mais pour autant, la photographie de portrait, du moins dans ses modes artistiques majeurs, doit elle aussi avoir affaire au sujet, sous peine de n’être qu’un semblant de portrait. Très vite, elle revendiqua donc les mêmes difficultés et aussi la même noblesse que son ancêtre : ce qui s’apprend encore beaucoup moins, c’est l’intelligence morale de votre sujet- c’est ce tact rapide qui vous met en communication avec le modèle ». Voir Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 1992, p. 29-30.
[2]La photogénie comme le précise Jacques Aumont, est la capacité d’être bien cadré, ce qui peut être favorisé à travers le mouvement et le temps. Voir Ibid., Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 1992, p. 88.
[3]Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, édition de la Différence, 2007, p. 40.
[4]Pascal Bonitzer, Décadrage : peinture et cinéma, Paris, éditions de l’Étoile, 1985, p. 63.
[5] Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, cinéma 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 83-85.
[6]Ibid., Décadrage : peinture et cinéma, p. 21.
[7]Il s’agit de la fonction syntaxique du montage qui assure une relation « formelle » entre les éléments du cadrage, avec l’effet de ponctuation ou de démarcation. Jacques Aumont, Alain Bargala, Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film, Paris, Armand Colin, 2004, p. 47.
[8]Ibid., L’Image-mouvement, Cinéma 1, p. 91.
[9]David Bordwell, dans Narration in the fiction film (1985), analyse en profondeur le néo-formalisme, nouvelle forme du formalisme russe, qu’il met en regard avec le cinéma américain à l’aide de nombreux exemples. Les actions et réactions retardées qu’il reconnaît en tant que motivation échouée chez le spectateur sont très proches de la définition de l’image-matière deleuzienne qu’il définit en tant qu’emblème du cinéma moderne. Voir Bordwelle, David (1985), Narration in the fiction film, University of Wisconsin Press, p. 159.
[10]Ibid., L’Image-mouvement, Cinéma 1, p. 87.
[11] Selon Gilles Deleuze, l’univers des images-mouvement comporte des images spéciales qui forment un centre en elles-mêmes que le monde organise et entoure. On va du monde au centre et le monde devient périphérie. Il forme un horizon. On est d’abord dans l’image-perception puis on entre dans l’image-action. En effet, la perception n’est qu’un côté et l’action est l’autre côté. Ce qu’il appelle action, à proprement parler, c’est la réaction retardée ou inattendue du centre d’indétermination. Ibid. L’Image-mouvement, Cinéma 1, p. 83-85.
[12]Selon Gilles Deleuze, la perception ne traduit pas la chose objective, mais une perception plutôt subjective et uni-centrée qui substitue au mouvement et qui est distinguable par l’élimination ou par la soustraction. Ibid., L’Image-mouvement, cinéma, p. 94.
[13]Ibid., L’Image-mouvement, cinéma 1, p. 88.
[14]Ingmar Bergman, A travers le miroir, Suède, 1961, noir et blanc, 91 minutes.
[15]Ingmar Bergman, Persona, Suède, 1960, noir et blanc, 84 minutes.
[16]Jacques Aumont, Ingmar Bergman, « Mes films sont l’explication de mes images », Paris, Cahier du cinéma, 2003, p. 191.
[17]Ibid., p. 189.
[18] La scène montre l’infirmière, Alma, s’adressant à Élisabeth, sous deux angles différents. D’abord, nous voyons tout le monologue, alors que la caméra reste sur le visage d’Élisabeth. Ensuite, nous écoutons le même monologue en regardant Alma qui parle.
[19]Selon Jacques Aumont, « la mise en scène du visage obéit à des règlements implicites, qui fixent des tabous et véhicule le choix des angles, des éclairages, du cadrage, etc. Or, il y a des “visages interdits”, qui n’obéissent pas à ces lois : le regard frontal à la caméra qui brise le contrat fictionnel et s’adresse en avant-champ, le visage de trois-quarts arrière ou de dos sauf en amorce ou quand un autre visage se présente dans le cadre — ce qui est très fréquent dans le cinéma de Bergman. Ainsi, par exemple, le seul profil du visage qui exige un autre ». Voir ibid., Du visage au cinéma, p. 56-57.
[20]Ibid,. Ingmar Bergman, « Mes films sont l’explication de mes images », p. 217.
[21]. Voir Ibid., L’œil interminable, p. 146-147.
[22]Ingmar Bergman, Persona, Suède, 1960, noir et blanc, min. 71.
[23]C’est la théorie de Mélanie Klein (1882-1960) expliquée dans son ouvrage Mourning and its Relation to Manic-Depressive States. La curiosité et le désir de l’enfant de connaître et de savoir relèvent de l’instinct. Dans son travail, la possibilité destructrice de cet instinct est toujours en travail tout au long de l’éducation et la contribution entre cet instinct et le progrès de son individualité est très remarquable. Dans son ouvrage, Envy and Gratitude, Klein met l’accent sur la façon dont ces états émotionnels sont liés aux positions schizo-paranoïde et dépressive, donc destructrice.
[24]Hubert I. Cohen, Ingmar Bergman: the art of confession, New york, Twayne, 1993, p. 5.
[25]Ibid., Ingmar Bergman: the art of confession. p. 21.
[26]G. William Jones, Talking with Ingmar Bergman, Dallas, SMU Press, 1983, p. 24.