Que l’on suive l’actualité quotidienne ou que l’on se replonge sur celle d’hier à travers l’histoire, il est bien difficile d’échapper à la guerre et au terrorisme. Il ne se passe pas un jour, sans qu’un point ou un autre de la Terre ne soit touché par un de ces deux fléaux. En ce mois de novembre, de nombreuses nations commémorent l’Armistice de 1918 et, par-delà, leurs soldats morts dans d’autres conflits. Quant à la France, elle soulignera le triste anniversaire des attentats du 13 novembre. Avec ce dossier thématique « Guerre et terrorisme », Chameaux compte apporter sa contribution aux souvenirs des victimes de la guerre et du terrorisme en montrant comment la littérature et les arts s’emparent des conflits pour les expliquer, les démonter, les combattre, les exorciser, etc. Problématique majeure de cet encore jeune XXIe siècle, un numéro thématique s’imposait.
Avec l’instabilité croissante sur la scène internationale, marquée entre autres par la forte montée en puissance des tensions commerciales, monétaires, et géostratégiques, la logique de reprise de la course aux armements, l’accroissement des menaces de prolifération nucléaire, la montée en puissance du nationalisme, du populisme, et du repli identitaire, dans un contexte d’affaiblissement des institutions et des piliers de la démocratie, les arts et la littérature sont confrontés à l’horreur de la guerre et aux violences terroristes. Comment pourrait-on ignorer le sujet dans le cadre de productions culturelles?
Qu’elle soit mondiale, froide, civile, de conquête, etc., la guerre est de toutes les époques. L’art et les lettres y réagissent parfois pour l’héroïser, souvent pour la dénoncer, mettre en lumière sa face cachée et ses implications, tenter de l’exorciser, en montrer ce que ne peut dire « la parole étouffée » (Thiéblemont : 359 et Barbusse : 468) de ceux qui en reviennent. Nombreuses sont les œuvres qui tentent de donner du sens à la mort des soldats ou des civils, à l’absurdité des destructions. Ils en offrent une image de courage, de résilience ou à l’inverse de peur et de désespoir. D’autres encore brossent un tableau des grandes figures historiques ou des visages anonymes des victimes. La guerre, en tant que phénomène humain cristallisant des conflits et des tensions de toutes natures, a souvent été un thème porteur des arts et de la littérature. De l’Illiade d’Homère aux Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell, en passant par Une femme à Berlin (1954) de Marta Hillers et Allah n’est pas obligé (2000) d’Ahmadou Kourouma, la guerre choque, blesse, fascine, ne laisse pas indifférent nombre d’écrivain’e’s. D’Alexandre Nevski (1938) de Sergueï Eisenstein, en passant par Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, jusqu’au récent Dunkirk (2017) de Christopher Nolan, on ne compte plus les films qui la mettent en scène. Des gravures d’Urs Graf et de Jacques Callot en passant par celles de Francisco de Goya jusqu’à celles d’Otto Dix, les représentations picturales de la guerre sont innombrables. Et que dire des nombreux clichés photographiques célèbres qui en exposent un pan? Que penser du traitement qu’on lui accorde dans les médias, hier comme aujourd’hui?
Quant au terrorisme, violence surgissante, violence de l’Histoire, mais aussi violence dans le récit même qui en est fait, apex de la terreur, de la haine, de l’intolérance et du dogmatisme, la littérature, le cinéma et les arts ne semble pas pouvoir échapper à son obscurcissement menaçant. L’en atteste la glose philosophico-politique déployée sur les reliques de l’Occident défiguré, qui s’est subsumée en une épistémologie décadente, et la création d’un imaginaire chaotique et terrifiant, emphatisé par les médias et exalté par la littérature. Que l’on pense à Soumission (2015) de Michel Houellebecq, à Neige (2005) d’Orhan Pamuk, aux Mille Maisons du rêve et de la terreur (2002) de l’écrivain franco-afghan Atiq Rahimi, ou à l’œuvre pamphlétaire de Salim Bachi, Tuez-les tous (2007) : éperons ou émergence violente d’un dehors, le terrorisme comme histoire vécue, ou comme un objet de parole, de discours, c’est le morbide esthétisée et la cruauté lettrée, qui forment désormais un langage voué à un extrémisme verbal.
Comment la guerre et le terrorisme s’imposent-ils sur la scène littéraire et artistique ? Comment les événements historiques, en nourrissant son tracé, ont-ils changé l’acception que la littérature nous donne à voir de ces derniers ? Dans ce climat assombri par la violence, la parole de l’écrivain’e et le geste de l’artiste peuvent-ils être cet en-deçà des rivalités idéologiques et politiques ? Haine de soi et condamnation de l’autre, humanisme et terreur, que peuvent la littérature et les arts face au pouvoir implacable de la peur, de l’horreur et de la violence des conflits et des attaques aveugles? Comment certains récits de fiction, certaines représentations, en mettant au jour des histoires de guerres, de crimes, de violence, de terreur, ont-ils modifié ce que nous croyons savoir de la vérité en histoire? De quelles manières les arts et la littérature s’emparent-ils de ces sujets, pour en faire surgir les causes, apporter la consolation, corriger le passé, accompagner dans le deuil?
Ce numéro pluridisciplinaire vise à analyser les différentes dynamiques scripturales, iconographiques et cinématographiques dans l’illustration et la mise en narrativité de la guerre et du terrorisme. La revue Chameaux, à travers ce numéro thématique, offre de démonter la mécanique des représentations de la guerre et du terrorisme et d’explorer leurs nombreux visages.
Ce numéro inclut les articles suivants :
- « Histoire et terrorisme d’après l’œuvre de Fouad Laroui », par Sanae El Ouardirhi
- « L’écriture de la concernation : sacrilèges et corps violentés dans Les Tragiques », par Sangoul Ndong
- « De Hans-Jürgen Syberberg à Elem Klimov : combattre « Hitler comme cinéaste » », par Stanislas de Courville
- « L’humanisme à l’épreuve : l’œuvre de Lorand Gaspar et le conflit israélo-palestinien », par Jean-Baptiste Bernard
- « Magie blanche et magie noire : cinéma populaire et terrorisme », par Ugo Batini
- « Polyphonie narrative et mise en abyme intermédiale des voix dans 11 Septembre mon amour (2003) de Luc Lang », par Camara Moussa
- « Post-exotisme et terrorisme littéraire : ambiguïté », par Karine Légeron
- « La structure thématique causale de L’Immeuble Yacoubian : entre frustration et dérive terroriste », par Bernard Bienvenu Nankeu
- « Quels régimes de vraisemblance pour les récits romanesques des témoins de la Grande Guerre ? », par Frédérick Bertrand
- « La crudité littéraire face à la cruauté terroriste. Le cas de Charlie (José Luis Castro Lombilla) et de Carne rota (Fernando Aramburu) », par Marion Billard
- « Matthias Bruggmann. Décentrement et incertitude du regard », par Sébastien Galland
- « L’écriture du terrorisme dans la littérature algérienne », par Marie-Claude Hubert
- « Reconquérir l’Histoire par la fiction : la Bataille de Culloden dans la série télévisée Outlander », par Anne-Sophie Gravel
En complément de ce numéro thématique, Chameaux offre à la lecture le très approprié article hors dossier, « Structures et fonctions du récit de deuil », par Sara Garneau.
Frédérick Bertrand, Université Laval
Bibliographie :
BAQUÉ, Dominique, L’effroi du présent — Figurer la violence, Paris, Flammarion, 2009.
BARBUSSE, Henri, Le feu, Paris, Gallimard, 2013 [1916].
BLANCHOT, Maurice, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
COMPAGNON, Antoine, La Grande Guerre des écrivains – D’Apollinaire à Zweig, Paris, Gallimard, 2014.
COTTA, Sergio, Pourquoi la violence ? Une interprétation philosophique, Québec, Presses Université Laval, 2002.
DANCHEV, Alex, On Art and War and Terror, Édinbourg, Edinburgh Universtity Press, 2011.
DERRIDA, Jacques, Donner La Mort, Paris, Galilée, 1999.
JABLONKA, Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Points, 2017.
KLEIST, Jürgen et Bruce A. BUTTERFIELD (dir.), War and Ist Uses – Conflict and Creativity, New York, Peter Lang, 1999.
KRISTEVA, Julia, Pouvoir de l’horreur, Paris, Points, 1983 [1980].
MILKOVITCH-RIOUX, Catherine et PICKERING, Robert, Écrire la guerre, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000.
NICHANIAN, Marc, Le sujet de l’histoire : Vers une phénoménologie du survivant, Paris, Editions Lignes, 2015.
SEMPRUN, Jorge, Mal et modernité, Paris, Points, 2008.
THIÉBLEMONT, André, « Retours de guerre et parole en berne », dans François Lecointre (dir.), Le soldat – XXe-XXIe siècle, Paris, Gallimard (coll. « Folio histoire »), 2018, p. 358-369.