De Hans-Jürgen Syberberg à Elem Klimov : combattre « Hitler comme cinéaste »

Par Stanislas de Courville — Guerre et terrorisme

Dans l’avant-propos de son diptyque sur le cinéma, Gilles Deleuze a indiqué vouloir faire « une taxinomie, un essai de classification des images et des signes[1] », et non pas une histoire. Cette volonté affichée d’entrée de jeu répond à celle, constante dans l’œuvre du philosophe, d’éviter de tomber dans la pure et simple téléologie, dans l’historicisme trivial qu’il a toujours combattu dans son travail d’historien de la pensée, de ne pas se retrouver à « égrener la suite des événements comme un chapelet[2] », ainsi que le disait pour sa part Walter Benjamin en cherchant à échapper à de semblables écueils. On pourrait alors dire de l’approche deleuzienne du cinéma ce qu’écrit Anne Sauvagnargues à propos de celle qu’il a de la philosophie, à savoir qu’elle « repose sur cette nouvelle conception critique de l’histoire comme devenir, et absolument pas sur un déni de l’historicité[3]. »

Gilles Deleuze, pourtant, fait revenir l’histoire au centre du propos de son diptyque à plusieurs reprises lorsqu’il affirme l’importance de la Seconde Guerre mondiale dans sa dichotomie entre image-mouvement et image-temps[4]. Il va même jusqu’à en faire le moment, comme indépassable, de crise ou de rupture entre les « deux âges de l’image », ainsi que le démontrait impérieusement Jacques Rancière[5]. Moment de séparation entre l’image-mouvement, définie comme image qui « ne représente pas quelqu’un ou quelque chose qui se meut [mais] se meut elle-même en elle-même »[6], et l’image-temps, considérée comme « présentation directe du temps »[7]. « [R]enoncer à l’image-mouvement[8] » après-guerre devient en effet chez Deleuze une véritable nécessité due à une sorte de contagion originelle de l’image cinématographique, qui doit être désormais entièrement reconsidérée sous ce prisme car, comme il l’indique en reprenant Paul Virilio : « il n’y a pas eu détournement, aliénation dans un art des masses que l’image-mouvement aurait d’abord fondé, c’est au contraire dès le début que l’image-mouvement est liée à l’organisation de guerre, à la propagande d’État, au fascisme ordinaire, historiquement et essentiellement[9]. » Deleuze semble alors délaisser sa volonté taxinomique première pour verser du côté de l’historicisme ou, du moins, si on conserve une certaine nuance[10], du côté d’une très forte sensibilité à l’histoire, d’un retour à l’historicité.

Ce retour de l’histoire dans le diptyque survient notamment avec force lorsque Deleuze reprend le concept d’« Hitler cinéaste », élaboré en premier lieu par Hans-Jürgen Syberberg dans son Hitler, un film d’Allemagne[11], œuvre à la fois fleuve et « procès[12] » faite de réflexions, de monologues et de citations produites par des acteurs et marionnettes sur des scènes variées aux décors symboliques, et par laquelle le réalisateur livre un véritable combat au dictateur considéré précisément comme metteur en scène, comme producteur d’images. C’est par l’étude de ce concept que nous tenterons de saisir en quoi la Seconde Guerre mondiale peut exercer une si grande influence sur le cinéma, et, du même coup, contribuer à une meilleure compréhension de l’articulation entre les deux types ou régimes d’images proposés dans le diptyque deleuzien, qui est « sans doute le point théorique en esthétique du cinéma le plus important de notre génération[13] », écrivait Hervé Joubert-Laurencin.

Hitler cinéaste

Gilles Deleuze fait jouer la sentence « il faut juger Hitler comme cinéaste[14] » non seulement dans Cinéma 2, mais aussi dans le texte qu’il donne en préface à un livre de Serge Daney[15], le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, à l’époque où ceux-ci consacrent deux numéros à Syberberg sur lesquels le philosophe s’appuie. Mais que signifie donc « juger Hitler comme cinéaste » ? Ce dernier, comme chacun sait, n’a pas eu de procès ; il a fui dans le suicide[16], interdisant à ses victimes la possibilité de le juger. Reste alors pour les rescapés, en dehors des enjeux matériels immédiats qui furent ceux de la vie et de la reconstruction, à se débattre avec les images d’un Reich qui prétendait durer mille ans et qui, justement par ses images, peut poursuivre encore cet objectif[17]. Siegfried Kracauer, considérant la vision des images d’atrocités, n’insistait-il pas sur leur capacité à perdurer en rappelant que

[d]ans le mythe [de Persée], la décapitation de Méduse ne signifie pas encore que son règne a pris fin. Athéna, nous dit-on, attacha l’horrible tête à son égide de façon à frapper de frayeur ses ennemis. Persée, qui avait regardé l’image, n’avait pas réussi à conjurer l’image pour de bon[18].

C’est dans un tel contexte que joue ce concept énorme, absurde, d’un « Hitler cinéaste », correspondant à la réduction à une seule et unique volonté de l’intégralité de la production d’images au cours de la guerre et même avant celle-ci, lors de l’ascension du nazisme. Pour autant, « il ne s’agit pas de vaincre Hitler (ce serait une idée paranoïaque mais banale) », explique Daney, « il s’agit de le vaincre cinématographiquement[19] », de prendre au sérieux le danger persistant de ses images.

Dans un tel cadre, les images d’Hitler sont l’ensemble des images dont il est l’« origine », au sens le plus fort de ce mot. Qu’il s’agisse de celles des grandes parades des armées nazies, de la guerre ou des camps, qu’elles aient été prises par les alliés ou par l’Axe, toutes ces images de la Seconde Guerre mondiale sont les « images d’Hitler », car c’est par lui qu’elles ont été engendrées, il en est le démiurge ou volontaire ou contraint, l’origine en un sens absolu, le seul et unique coupable. Elles portent toutes sa marque, son indélébile signature. Concept résolument intenable que celui d’un Hitler cinéaste qui nous fait entrer dans le fantasme[20], nous place immédiatement du côté des « puissances du faux » chères à Deleuze, de simulacres débridés dont nous accepterons ici de manière heuristique les suggestions. Pris dans ce concept, Hitler devient la « mère des événements » qui l’ont suivi[21], l’origine d’un monde, la cause première à laquelle il faut arrêter tout ce qui a suivi.

Ce qui importe également dans ces « images d’Hitler », c’est la représentation que nous nous faisons de ce dernier[22]. Car c’est par ses images, celles dont il est le responsable ou l’origine, donc, que nous nous formons une image d’Hitler, exactement comme les images de propagande produites sous le IIIe Reich formaient le culte du chef, introduisaient une certaine idée de la personnalité d’Hitler, de son caractère, dans l’esprit du peuple allemand. Ce qui par la propagande formait le culte en question, à savoir les images créant la représentation d’Hitler dans l’imaginaire collectif ou personnel, fonde désormais ce que l’on a appelé « hitlérocentrisme[23] ». Bien que ce concept soit historiquement faux, tout comme celui d’Hitler cinéaste qui en est au fond une simple variation poussée au maximum, il est intéressant, car il montre à quel point ce sont les images d’Hitler qui ont fait son image :

Syberberg prend pour ennemi l’image d’Hitler : non pas l’individu Hitler, qui n’existe pas, mais pas davantage une totalité qui le produirait suivant des rapports de causalité. « Hitler en nous » ne signifie pas seulement que nous avons fait Hitler autant qu’il nous a fait, ou que nous avons tous des éléments fascistes en puissance, mais qu’Hitler n’existe que par les informations qui constituent son image en nous-mêmes[24].

Le spectre du IIIe Reich persistera sans doute bien plus longtemps qu’un millénaire, en étant propagé et alimenté par l’information, les témoignages, les images d’Hitler et, à travers nous, par ce « Hitler en nous » qu’invoque Syberberg[25]. Reich ou régime d’images auquel nous ne cessons d’appartenir…

Voilà pourquoi nous pouvons parler d’un Hitler cinéaste : par ses images il forme son image en nous. Et par sa relation à la propagande, entrée dans la doxa, connue de tous sans jamais être questionnée, il forme son image de metteur en scène. C’est parce que nous savons, comme de notoriété publique, qu’il prenait une part active à la propagande, à la fois en tant qu’acteur de celle-ci par sa gestuelle, ses mimiques, et en tant qu’organisateur, que nous l’imaginons metteur en scène, bien que ce soit Goebbels le véritable responsable de celle-ci au sein du gouvernement nazi[26]. Les images d’Hitler et l’image d’Hitler se sont d’abord constituées par la propagande destinée à semer une idéologie brutale dans les esprits allemands. Mais aussi à l’étranger à travers des présentations de films par des diplomates faites « pour miner de l’intérieur la résistance des peuples et des gouvernements étrangers[27]. » Hitler montrait déjà son visage de cinéaste. Puis, après la guerre, les images des alliés associées à celles produites par le IIIe Reich ont continué à façonner l’image d’Hitler et ses images. C’est parce que nous connaissons sa capacité à faire de l’exercice de son pouvoir un film, à en être la seule et unique tête d’affiche, l’éternel jeune premier, que nous le percevons comme « cinéaste ». Même si Leni Riefenstahl était la véritable réalisatrice du Triomphe de la volonté[28], c’est Hitler qui prend sa place en nous, accapare son rôle et sa responsabilité, comme celui du moindre soldat dans nos esprits lorsque nous tentons de saisir à travers eux la Seconde Guerre mondiale dans son immensité et son opacité, lorsque nous faisons face au « trop grand », à l’instar des personnages de l’image-temps deleuzienne[29].

Poser Hitler en tant que seul décisionnaire, unique responsable, c’est un peu croire, comme la mère de Romain Gary, que l’assassinat du dictateur, qu’elle commandite auprès de son fils, peut arrêter la guerre[30], mettre fin au déchaînement de violence des masses de volontés qui s’affrontent en elle et dans l’Histoire. C’est poursuivre le biais dénoncé autrefois par Tolstoï dans Guerre et Paix, qui consiste à « considérer les actes d’un seul homme, tsar ou chef d’armée, comme la somme des volontés de tous, alors que cette somme ne s’exprime jamais par l’activité d’un unique personnage historique[31]. » De même que les Allemands trouvaient en Hitler toutes les « qualités » qu’il véhiculait par ses images, nous lui trouvons toutes les monstruosités, nous l’affublons de tous les maux et portons sur lui la responsabilité de l’intégralité des crimes de son règne comme de l’ensemble des images produites par le régime de celles-ci qui l’accompagna et lui survit en partie aujourd’hui. Hitler comme épouvantail à cauchemars, « épouvantail des crimes que nous commettons[32] », Hitler comme somme des volontés, aussi bien pour ses partisans que pour ses adversaires. C’est l’histoire d’un être « coupable de tout », insiste Syberberg : jamais homme ne fut à tel point adulé par tant d’êtres, ou au contraire haï par des millions d’âmes[33] — dont tant rêvèrent de l’assassiner à l’instar de Gary et son « attentat manqué contre Hitler[34] » — ; jamais individu ne s’est vu attribuer autant de pouvoir, réel ou fantasmé ; « jamais ne furent projetés sur un seul homme autant d’espoirs[35] » ; jamais personne n’a tenu si seul le monde entre ses mains, comme Le dictateur de Chaplin l’a si bien symbolisé[36]. Et c’est pourquoi nous pouvons parler à la suite de Deleuze et Syberberg de cet « Hitler cinéaste », même si par là nous faisons de l’hitlérocentrisme. C’est parce qu’il existe en nous comme cinéaste, comme producteur d’images, qu’il le devient véritablement.

Ce concept que Deleuze — poursuivant comme à son habitude son œuvre de « récriture », ainsi que la nomme Joubert-Laurencin, consistant à « se servi[r] d’analyses esthétiques préalables et [à] construi[re] sur la parole ou la recherche des autres[37] » — semble tirer des commentaires qu’on trouve dans les Cahiers du cinéma, apparaît en réalité de manière plutôt éparse et évasive dans le film de Syberberg, et Hitler y est dépeint non seulement en tant que cinéaste, mais sous une multitude de professions. C’est ce qu’explique Anton Kaes :

Le projet central du film n’est pas la représentation d’Hitler lui-même, mais la présentation des diverses manières dont Hitler a été représenté. L’intérêt de Syberberg repose dans les possibilités de présenter une figure qui, ressent-il, « ne peut pas être représentée de façon réaliste », car aujourd’hui le sujet historique Hitler a été dissous en une pluralité d’images. Au lieu de réduire le phénomène Hitler à une image, Syberberg fait proliférer les images. Ainsi nous sommes confrontés, au tout début du film, aux différents rôles que Hitler a joués : Hitler comme peintre en bâtiment, en tant que délirant maniaque, comme Néron arrachant les membres de poupées pour les dévorer, en tant que Charlie Chaplin dans une scène du Dictateur, et finalement comme le tueur compulsif du M de Fritz Lang, qui récite sa célèbre défense devant des juges invisibles […][38].

Hitler n’est donc pas uniquement cinéaste dans le film de Syberberg, métier que Kaes ne mentionne d’ailleurs pas ici, mais essentiellement multiple et insaisissable, endossant bien souvent des rôles plus que des professions. Cependant, il n’est pas étonnant que ce soit celle de cinéaste qui ait pris le pas sur toutes les autres chez Deleuze, car Syberberg invite lui-même à le faire en redessinant le concept lors d’un entretien aux Cahiers. Comme ce dernier le remarque, il n’est rien resté, par exemple, du Hitler « architecte », toute son œuvre étant tombée en ruines, contrairement au travail de cinéaste qu’il aurait fourni, la pellicule nous étant restée. « [L]e véritable monument d’Hitler existe sur la pellicule, c’est comme dit un proverbe chinois : “l’eau douce vainc la pierre dure”[39]. »

Au sein du film de Syberberg lui-même on peut trouver Hitler en tant que cinéaste avant tout dans la deuxième partie, intitulée « Un rêve allemand », lors du monologue du « projectionniste d’Hitler[40]. » Celui-ci raconte les interminables séances de projection pour le Führer, la façon compulsive dont il regardait les films, revenant sur chaque photogramme, regardant les mêmes œuvres en boucle, surtout les Nibelungen de Lang[41] : « immer wieder », soupire-t-il… C’est vers la fin de son soliloque que ledit projectionniste ébauche la pensée suivante correspondant au concept décrit par Deleuze :

Ensuite, à partir du début de la guerre, Hitler ne regarda plus que les actualités, les contrôlant avant qu’elles ne soient diffusées. Il ne regarda plus jamais de fiction… Une guerre faite uniquement pour lui seul. Un film pour être vu dans son bunker.

Voici cet « Hitler cinéaste », regardant et vérifiant son œuvre, son film, qu’il crée pour lui seul. C’est sans doute à ce passage que fait référence Syberberg dans un entretien rapporté par Anton Kaes, seule mention de ce concept faite par ce dernier dans son importante étude consacrée au film en question :

Syberberg considère Hitler comme un « cinéaste » qui aurait prétendument regardé deux long-métrages chaque soir entre 1933 et 1939 ; il est également convaincu que Hitler mit en scène et dirigea la Seconde Guerre mondiale comme un film […] : « J’ai joué avec l’idée que Hitler aurait créé la guerre uniquement pour les actualités cinématographiques (newsreels). Pour voir son propre film hollywoodien épique. La guerre devint le plus grand film personnel (home movie) jamais réalisé »[42].

Ce concept, qui n’est pas ici sans rappeler le « complexe de Néron » qu’augurait André Bazin, se caractérisant par « le plaisir pris au spectacle des destructions urbaines » sur pellicule, cette « desquamation[43] » du monde, est donc bien présent dans le film de Syberberg, parmi la multitude de casquettes qu’il attribue à Hitler : marionnettiste, saltimbanque, peintre, architecte, metteur en scène de théâtre, etc.

Syberberg le revendique également dans ses « Notes » ainsi que dans des entretiens publiés dans les Cahiers du cinéma que Deleuze a pu consulter, et c’est pourquoi ce dernier affirme qu’il transparaît dans nombre des propos du cinéaste[44]. C’est le cas par exemple lorsqu’il écrit :

Pourquoi ne pas se demander si dans le fond ce n’est pas exclusivement pour la Riefenstahl qu’[Hitler] a mis en scène Nüremberg. En partie on peut en avoir l’impression et en exagérant un peu on est en droit de se demander si toute la deuxième guerre mondiale fut autre chose qu’un dispendieux film de guerre destiné aux projections quotidiennes d’extraits d’actualités hebdomadaires qu’il organisait chaque soir dans son bunker. […] L’organisation artistique de ces cérémonies de masse sur celluloïd, de la chute finale aussi, sont parties intégrantes du programme global de ce mouvement[45].

Toutes ces professions auxquelles Syberberg rattache Hitler peuvent, à notre avis, être fondues dans celle de cinéaste, qui semble les dominer par la puissance de ce concept qui se fait sous l’égide de l’« esthétisation de la politique », ici mise en exergue par la mention de Nuremberg et de ses « cérémonies de masse ». Deleuze considère à ce propos le concept de Syberberg comme la prolongation directe de la thèse de l’« esthétisation de la politique[46] » pratiquée selon Benjamin par le fascisme, et comme, notamment, la prolongation de la formule : « à la reproduction en masse correspond […] une reproduction des masses[47]. » Il écrit ainsi que « Syberberg avait poussé très loin certaines remarques de Walter Benjamin : il faut juger Hitler comme cinéaste[48]… » Sur ce point, le philosophe suit en fait strictement l’analyse des Cahiers[49] et du cinéaste lui-même[50].

Cette profession, attribuée au dictateur, vient englober toutes celles qui relèvent de la mise en scène, du spectacle, et donc, de l’esthétisation de la politique en général. Elle en est l’ultime avatar, le sommet. « Puisqu’il n’est question que de spectacle, ce sont tous les arts du spectacle qui vont être mobilisés pour dénoncer et déboulonner l’idole[51] », commente Yann Lardeau dans les Cahiers, pour combattre et vaincre Hitler cinéaste. C’est pourquoi on assiste dans le film de Syberberg à une lutte entre deux cinéastes, peintres, saltimbanques, etc. Syberberg insiste, c’est à bras le corps qu’il prend Hitler pour le vaincre[52]. Il se revêt des mêmes atours que lui, s’y identifie (Hitler « en nous » poussé à l’extrême), choisit les « mêmes armes[53] », lui vole ses thèmes de prédilection, ses mythes, pour les sauver[54]. Pour vaincre Hitler cinéaste, prévient Syberberg, pour sauver l’irrationnel allemand[55], la culture allemande qui a été phagocytée par le nazisme, souillée par lui et son esthétisation de la politique, il faut créer le mythe[56]. Or, faire d’Hitler un cinéaste, qui plus est responsable de la chute de tout cet art, de la contagion de toutes ses images, n’est-ce pas précisément en créer un ? La puissance du mythe est grande et peut pallier le déséquilibre du combat :

Je ne dispose pas de grands rassemblements de foules, je ne peux pas comme Hitler, tel un dieu, commander tout ce dont j’ai besoin pour tourner. […] D’un côté, un immonde dieu destructeur […] et de l’autre, quelqu’un qui, avec de l’imagination, comme Hitler, tente de mobiliser le monde entier, mais avec des moyens purement cinématographiques[57].

La marionnette d’Hitler l’invective : « Tu verras si tu tiens le choc à faire un film sur moi[58] ! »

Les marionnettes justement, que Syberberg place au cœur de la genèse de son film[59], peuvent étonner lorsqu’on entend parler de « moyens purement cinématographiques » mis en œuvre dans ce dernier[60]. Mais c’est que ces moyens chez Syberberg englobent les autres arts du spectacle — « peinture, théâtre, opéras (de Wagner et autres)[61] » —, les rejouent, particulièrement les arts populaires, les arts traditionnels de la foire, tout en les atrophiant. Si son film n’est pas « carnavalesque », comme le pense Daney[62], c’est peut-être dû à la volontaire platitude de ses effets, à l’improbable durée de ce non-spectacle de plus de sept heures. Syberberg est un cinéaste d’attractions sans attraction, un cinéaste comme « vieux saltimbanque » baudelairien, à qui il ne reste que la « répulsive misère » de sa baraque de foire et son « regard profond[63] » sur les choses. Il ne peut pas lutter contre la débauche d’effets propre au film « en dur[64] » de son opposant, « réalisé en vrai[65] », lui qui disposait des masses. Il doit donc se faire le cinéaste d’un effet plat, sans force, comme toujours déjà étouffé par la résonnance sismique de ceux de son ennemi. Il doit trouver des moyens cinématographiques autres que ceux de l’image-mouvement dont Hitler cinéaste a confisqué les puissances[66]. La marionnette joue aussi un rôle dans ce processus, puisqu’on doit montrer celui qui l’agite et fait parler, mettre à nu son procédé, en briser l’effet[67]. Et cette mise à nu sert en outre à signifier l’expression « Hitler en nous », puisque c’est nous-mêmes qui agitons les marionnettes, qui les faisons parler[68], comme nous formons l’image d’Hitler « par les informations qui [en nous la] constituent[69]. »

Le cinéma a une place d’autant plus grande dans ce film que c’est tout son avenir qui est en jeu. C’est ce qu’indique Syberberg en filmant un décor de studio qui n’est autre pour lui que celui d’Edison, où fut supposément inventé le cinéma[70]. Décor qu’il enferme dans une « boule à neige », capsule temporelle évoquant Citizen Kane, comme pour indiquer que le danger d’Hitler cinéaste plane jusque sur son enfance, sur son origine mythique, jusque sur l’apparition première de cette invention devenue art, la boule à neige contenant dans le film de Welles la maison des jeunes années, le lieu de naissance, image par laquelle toutes les autres prennent sens et découlent :

De Citizen Kane d’Orson Welles est sorti le motif de la boule de neige. Nous savons qu’il s’agit du secret de sa vie, de la maison natale dans la neige comme un souvenir d’enfance, qui, à la fin du film, explique l’histoire de cet homme, le tout enfermé dans une petite boule de verre. Ce motif grandiose est la clé de ce film que beaucoup considèrent comme un des meilleurs du monde. Je me suis demandé comment l’on pourrait citer ce motif, et je l’ai, comme pour bien d’autres citations, transformé, métamorphosé. Chez moi, dans la boule de verre, on trouve la maison natale du cinéma, la « Black Mary », c’est-à-dire le premier studio cinématographique, celui d’Edison. J’utilise cette boule de verre dans un montage, au début et à la fin du film, dans un fondu-enchaîné sur une larme[71].

Et au-delà du cinéma, c’est le devenir de l’image elle-même qui serait en jeu, nous dit Yann Lardeau, pensant qu’il faut « redonner à l’image sa pureté première, la laver de la souillure maudite de l’idole. La restituer dans son seul statut d’image hors tout message de vérité – sinon d’elle-même[72]. » Mais à échelle plus réduite c’est celle, cinématographique, que Deleuze nomme l’image-mouvement, dépendante de l’action, d’une « narration organique » ou « véridique[73] », qui a été dévoyée par Hitler : « le vieux métier de metteur en scène […] ne serait plus jamais innocent[74]. » L’après-guerre sera l’histoire de la rédemption du cinéma et de son image, un schéma qui ne pouvait que plaire au philosophe.

Il faut dire que si c’est tout l’avenir du cinéma qui est mis à l’épreuve par Hitler, comme nous annonce Deleuze à la suite de Syberberg, c’est parce que le nazisme se serait sans cesse vu en concurrence avec Hollywood dans la maîtrise de l’image-mouvement et la déclinaison de ses moyens, et son œuvre cinématographique, la propagande de masse dont Leni Riefenstahl est le faîte, serait l’aboutissement de cette même image[75]. Alors on ne peut plus faire des films comme avant, et le cinéma doit se trouver une autre image, l’image-temps[76]. Il doit rompre avec les automatismes de l’image-mouvement, délaisser la prétention à la vérité qui était propre à celle-ci, rejeter son organicité, pour se tourner vers les puissances du faux. On ne peut plus se satisfaire du cinéma de l’image-mouvement, nous dit Deleuze, car désormais, derrière chaque image, même la plus banale, la plus anodine, se profilent celles de la guerre et des camps[77]. C’est en ce passage de l’image-mouvement à l’image-temps que consiste le fait, pour Deleuze, de « sortir des décombres, de survivre à la fin du monde[78]. » Il faut sortir des ruines de l’image-mouvement en quête d’une nouvelle image. On voit donc ici combien s’étiole la taxinomie que le philosophe avait pour projet de dresser. Et c’est l’histoire qui fait son retour à travers l’apport central de Syberberg dont le concept d’Hitler cinéaste vient bousculer le projet de diptyque sur le cinéma en lui donnant l’apparence, dans sa réalisation, d’une téléologie.

Va et regarde

À l’ère de la reproductibilité technique massive des images, dans laquelle celles-ci sont « la chair et le sang de l’histoire[79] », ainsi que l’énonçait Eisenstein, juger Hitler en tant que cinéaste, reprendre ce concept ou ce mythe à cette fin, peut être un moyen de lutter pour la mémoire. C’est quelque chose de très palpable chez Syberberg, qui s’interroge ainsi : « que restera-t-il de notre siècle, Hitler ou nous[80] ? » Benjamin déjà, toujours prophète, prévenait que « si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sureté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher[81]. » Lutter à travers les images permet de pallier l’absence de « retour » nietzschéen, pour le dire avec Milan Kundera qui, s’inquiétant de l’étrange et gênante sensation de nostalgie qu’il éprouve en regardant une photographie d’Hitler lui rappelant son enfance, craint de tomber dans un monde où « tout est d’avance pardonné et tout […] est donc cyniquement permis[82] ». Cette lutte constitue une injection de « retour » dans la précipitation vers l’avant d’un devenir autrement aveugle. Or, nombreux seront les cinéastes à mettre en scène ce concept, à en avoir l’intuition, sans pour autant avoir eu connaissance du film de Syberberg.

Certains, même, le préfigurent, tel Mikhaïl Romm et son iconoclaste Fascisme ordinaire de 1965[83]. Dans ce « documentaire » appartenant à la tradition soviétique du « film de remontage » (peremontaj), c’est-à-dire constitué — presque — intégralement d’images préexistantes, dont l’ordre est modifié pour servir un nouveau propos, mais conçu cependant comme un « film d’art[84] » (khoudojestvennyfilm) empruntant les moyens du montage d’attractions[85], une voix off omniprésente, celle « grave et chaude[86] » du réalisateur, au ton irrévérencieux unique, commente en les bousculant les images saisies à l’Allemagne nazie pendant et après la guerre. La voix de Romm — qu’il va « par endroits jusqu’à prêter […] à Hitler[87] » — oscille entre ironie (voire moquerie) lorsqu’il s’agit de décrire les faits, gestes et paroles des dirigeants, et indignation lorsque ce sont les images d’atrocités qui apparaissent à l’écran.

Romm est l’un des premiers à affronter Hitler cinéaste car, dépassant d’un côté la simple réponse de propagandiste du type de celles desquelles on avait l’habitude pendant la guerre, et, de l’autre, celle du documentariste prétendant à l’objectivité, qui s’inscrivaient toutes deux dans le régime de l’image-mouvement dont Deleuze nous dit — en évoquant à ce propos le film de Romm[88] — qu’il était alors compromis, le cinéaste soviétique montre que le « fascisme ordinaire » qu’il dénonce consiste notamment en la production d’images, repose en partie sur cet acte qui s’avère être une réalité concrète dans la vie quotidienne de l’Allemagne nazie où tous participent, volontairement ou non, à la mise en scène du régime (ou à un régime précisément conçu comme mise en scène). Romm défait alors la propagande filmée du IIIe Reich, en montre l’envers, la tourne en ridicule, brisant la continuité de son mouvement, comme lorsqu’il se joue d’une scène grotesque de Göring tirant maladroitement à l’arc, mais touchant sa cible selon le montage du film de propagande alors tourné.

Plus importante encore que ce simple retournement ou dérèglement des images officielles restant tributaire du montage des attractions (que Deleuze place du côté de l’image-mouvement)[89], est la monstration des images de l’horreur que les soldats allemands ont fabriquées sur le front de l’Est. Et ce, même si ce montage des attractions est perturbé par la voix du cinéaste passant « au premier plan[90] » dans une lutte contre Hitler comme « héros du film[91] » à qui il tient tête. Ces images de l’horreur qui sont l’aboutissement de ce « fascisme ordinaire » donnant son titre au film ainsi qu’au chapitre de celui-ci qui leur est consacré, il ne les montre pas simplement pour en dénoncer l’atrocité, ou pour choquer par la « violence figurative du représenté[92] » qui est devenue celle de l’image-mouvement de Hollywood à Hitler, mais pour souligner la présence des producteurs de ces images en leur sein. Et c’est là que repose la « psychologie » — et non l’« histoire[93] » — du fascisme que tente de dresser Romm.

En effet, ce que montre Romm au spectateur de son film dans le chapitre qui en prend le titre comme pour insister sur ce qu’est, en dernière instance, le « fascisme ordinaire », ce sont les photographies de « beaux et sympathiques allemands éduqués[94] », ainsi que les décrit le cinéaste, posant tout sourire aux côtés de cadavres de fusillés, de pendus, de suppliciés. Ces images « trophées » prises sur les soldats allemands tués ou faits prisonniers, parfois conservées dans leurs bardas aux côtés de celles de leurs familles, de leurs parents ou fiancées, de leurs femmes ou de leurs enfants, révèlent l’importance de la production d’images au sein du fascisme ordinaire, permettent de le saisir comme tel, de comprendre que celle-ci se jouait jusque dans les processus de mise à mort. C’est là l’aboutissement de la psychologie du fascisme dressée par Romm. La domination fasciste s’exprime non seulement par la violence, mais se double également de la mise en scène de celle-ci, qu’accompagne une humiliation des victimes.

Faire voir ces images est également un moyen de lutter contre « Hitler en nous » compris au premier degré, de se rendre compte de la déshumanisation qui guette chacun de nous. Danger d’autant plus grand que le film de Romm, à ce propos, contient un « sous-texte[95] », celui de la dénonciation du totalitarisme : stalinien, bien sûr, et ses contemporains ne s’y trompèrent pas[96], mais également occidental, lorsque Romm s’inquiète de l’état d’esprit militariste américain qu’il conçoit comme une survivance du fascisme[97]. Le film sert alors de mise en garde contre une guerre et un Hitler à venir, peur alors très palpable, comme l’indique Elem Klimov[98], autre cinéaste soviétique sur lequel Romm exerça une forte influence.

Klimov, avec son Va et regarde (Idi i smotri)[99], datant de 1985, titré Requiem pour un massacre pour l’exploitation française du film et dont un récit d’Ales Adamovitch a servi de première impulsion[100], poursuit par bien des aspects les acquis du Fascisme ordinaire, mais dans un cadre fictionnel. Dans ce film racontant la tragique période de l’occupation allemande en Biélorussie par la monstration des exactions commises sur son territoire — et dont nous allons détailler maintenant les nombreux éléments permettant de l’inscrire dans une lutte contre un Hitler d’images, un Hitler cinéaste —, un jeune garçon, Fliora[101], s’engage aux côtés des partisans. Les membres de sa famille, comme le reste de son village, seront exécutés en représailles à son départ. Du moins, c’est ce qu’il pense et ce dont il s’accuse. Tout le long de son parcours dans les denses forêts et les inhospitaliers marécages de son pays natal, sous le regard du « Crêpe-noir[102] », un avion allemand qui ne cesse d’observer comme une terrible menace les habitants de cette campagne désolée, Fliora ne pourra que voir, impuissant, l’horreur qui se déchaîne devant ses yeux.

Au fur et à mesure de sa descente aux enfers, Fliora est défiguré par ce qu’il voit et prend peu à peu les traits d’un vieillard, les images frappant son visage filmé en gros plan à maintes reprises, la caméra ne délaissant jamais très longtemps ce regard halluciné qui importe plus encore que ce qu’il voit, au sens où c’est l’acte de voir l’horreur qui compte ici avant tout. C’est là bien sûr l’explication du titre du film : Fliora « va » (idi) et « regarde » (smotri), en référence à l’Apocalypse biblique, un monde en feu, les images de la destruction. C’est un personnage de « voyant » comme ceux que décrit Deleuze, mais du trauma éprouvé il tirera finalement l’action, se détachant donc de la figure dessinée par le philosophe. Nous ne sommes pas dans le trauma généralisé exposé dans L’image-temps. Il faut bien se battre. À la fin du film, Fliora rencontre un tout jeune garçon qui vient de s’engager à son tour chez les partisans. Il porte un costume similaire à celui que Fliora avait au début, ainsi qu’une valise et un fusil encombrants. Cet enfant n’a pas « vu », son visage est encore juvénile, il est l’ancien Fliora qui commence son éprouvant voyage.

Au cœur du film, après la découverte du charnier au sein duquel gisent la mère et les sœurs de Fliora, les partisans, cachés sur une île perdue au milieu des marais, se livrent à une bien étrange pratique cathartique collective. À l’aide d’un crâne humain, planté au bout d’une perche en bois de la taille d’un homme, qu’ils recouvrent peu à peu de boue et de poils, ils sculptent un visage : celui du Führer. Les commentaires aussi désobligeants que de circonstance vis-à-vis du modèle, maître qui prétendait réduire ces individus à l’état d’esclaves, fusent :

– Ton nez, l’en a rien à foutre. Tu sais bien qu’il a la syphilis !

– Puis l’est manchot.

– Et l’a plus de couilles !

– Si. L’a plus rien, tout perdu à l’autre guerre.

[…]

– Faut lui mettre de la merde partout !

– Où tu veux en trouver par ces temps de pénurie ?

– Fais-lui tirer la langue !

– Et des verrues !

– J’y en ai déjà fait cinq[103].

Il s’agit là de rendre un corps à Hitler[104], lui qui, dirait Yann Lardeau dont on peut reprendre les analyses du film de Syberberg au profit de celui de Klimov, « est mortellement passé dans le médium[105] », s’est évaporé dans sa mise en scène d’images, dans sa projection des masses, ou dans l’appareil technique dont l’avion est le suprême symbole. Ce dernier, que nous avons dit être surnommé le Crêpe-noir, est la déification technique d’Hitler puisque, comme l’indique Kracauer, depuis la scène d’ouverture du Triomphe de la volonté où le Führer descend du ciel pour planer au-dessus de ses masses réunies par et pour lui à Nuremberg, l’avion est « une réincarnation du dieu Odin, que les anciens Aryens entendent rugir avec ses légions au-dessus des vastes forêts[106]. »

L’épouvantail terminé, les partisans crachent tous dessus bruyamment, à maintes reprises, comme on scande un mantra, une litanie ou un mauvais sort. C’est un carnaval que la fabrication de cette effigie, un « rire grotesque, carnavalesque[107] », porté par le peuple tyrannisé : « Plus le rire sera trivial […], plus se fissurera l’image du grand homme, plus le despote s’enfoncera sur son piédestal pour à la fin, sans auréole, sombrer dans son inexistence[108]. » Puis, le grotesque mannequin, porté par l’un de ses créateurs, lévite au-dessus de la foule des partisans comme son modèle le faisait au-dessus de ses masses fidèles dans le film de Riefenstahl ou dans les nombreuses images de liesse exhumées par Romm. Remarquons qu’à cette profanation de la figure de leur maître, les soldats nazis répondront plus tard en faisant porter par des villageois le portrait du Führer comme on tient une icône dans les processions orthodoxes : avilissement de part et d’autre d’images tenues pour sacrées.

Cet Hitler-épouvantail sera conduit à travers champs par un groupe de partisans, dont le jeune protagoniste, pour le déposer au milieu d’un croisement, bras tendu dans un risible « Sieg Heil ». Les compagnons de Fliora, risquant leur vie dans cet acte de propagande populaire, profitent de leur course sous les balles allemandes pour se rappeler les uns les autres qu’ils doivent leur rencontre au modèle de ce hideux fantoche qu’ils traînent : « Sans lui on se serait jamais connus. Tu serais dans ta boutique à Bobrouïsk à vendre du pétrole lampant. Et Gleb dans son trou à cafards de Léningrad. » Manière de faire de l’hitlérocentrisme, de placer toutes les responsabilités en ce seul homme, d’en faire un épouvantail comme celui qu’ils portent. Lorsqu’ils plantent hâtivement ce dernier au centre d’un croisement, l’un des partisans s’essaye à la ventriloquie : « Me chatouillez pas, ça va s’entendre dans toute l’Europe ! », fait-il dire à cette marionnette pour provoquer le rire de ses compagnons, avant qu’on ne lui rétorque, haute sagesse populaire, que ce n’est pas du diable qu’il faut avoir peur, mais de ses diablotins[109].

Ce partisan ventriloque ou marionnettiste nous rappelle combien ce film mobilise des éléments du grotesque. Et cette poignée d’hommes, d’ailleurs, courant les routes en trimballant cet incongru mannequin, ressemble à s’y méprendre à une bande de saltimbanques en tournée. Le thème du carnaval, du cirque ou du spectacle populaire, du balagan, le théâtre de foire russe, est omniprésent dans le film et constamment associé à celui de l’image. Les partisans, au début du film, prennent une photographie de groupe dans un joyeux désordre où seule importe la présence dans le cadre d’une multitude d’accoutrements ou d’objets bigarrés : l’un est couvert de bandages, telle une momie, et brandit une grenade allemande ; Fliora, portant un costume du dimanche flambant neuf et bien trop grand pour lui, est invité sur la photo au dernier moment en vertu du ridicule qu’il dégage ; le chef des joyeux combattants casse la chaise qui lui était réservée au centre du groupe lorsqu’il s’y assied, ressuscitant un gag immémorial ; enfin une vache ornée d’un slogan à l’adresse de l’ennemi vient couronner le tout. Le photographe goguenard mettant en scène la bande est lui-même grimé en Hitler, portant un uniforme d’officier allemand ainsi que la fameuse petite moustache. Ce faisant, il singe cet Hitler cinéaste — ou, ici, photographe — dans sa propre production d’images.

Or cette dernière, bien que fantasmée ici, était une réalité tangible pour les partisans qui non seulement subirent les massacres et leur mise en scène, mais qui furent également confrontés, ainsi que nous l’avons aperçu avec Romm, à la découverte d’images produites par les soldats allemands : les photographies « trophées » récupérées sur les cadavres de ces derniers ou dans les poches des prisonniers comme dans les archives des entités militaires ou étatiques[110]. La mort du jeune Ivan de Tarkovski ne sera-t-elle pas confirmée uniquement par la découverte de sa photographie dans une salle d’archive de Berlin en ruines où hurlent les voix des innombrables morts dont l’administration nazie a méthodiquement accumulé les visages[111] ? Tristes trophées… Ces images, dont certaines sont produites par des soldats photographes amateurs, serviront énormément les réalisateurs soviétiques dans leurs luttes contre Hitler cinéaste, à la fois au cœur de la Seconde Guerre mondiale avec les films de propagande anti-nazie, tels ceux de Dovjenko[112], ou après celle-ci avec des documentaires ou des fictions, à l’instar de celui de Romm[113] et de celle de Klimov qui y ont recours ou y font allusion. C’est donc à une tradition cinématographique ancienne que ce dernier fait appel dans Va et regarde, visant à détourner un matériau étranger pour lui faire servir un message tout à fait opposé, puisqu’elle remonterait, nous informe Valérie Pozner, déjà aux années 20 avec les films d’Esfir Choub[114].

Mais Klimov, n’use pas directement des images « trophées » récupérées sur l’ennemi, excepté lors de la scène que nous aurons à commenter bientôt où Fliora remonte le temps à coups de fusil, et même dans cet unique cas, il semble s’agir plutôt d’images d’archives. Si une telle pratique a cependant dû lui être léguée par Mikhaïl Romm — qui fut l’un des maîtres des générations de Tchoukhraï, Tarkovski et Choukchine[115], Chepitko[116], Klimov et Khoutsiev[117], et offrit dans ses cours à l’école de cinéma de Moscou un enseignement « quasi thaumaturgique[118] » —, il la transforme en la faisant entrer dans le cadre fictionnel qui est le sien. Il opère plutôt un détournement de la pratique même de production de ces images qui seront découvertes par les soviétiques. C’est à cela que joue le photographe biélorusse déguisé en Hitler, parodiant la prise des photographies du front par les allemands ainsi que la mise en scène censée être opérée de tout en haut par le Führer. Même la présence de la vache, sur la photographie, pourrait être reliée aux films de confiscation de bétail et de denrées au profit de l’Allemagne tournés par les nazis pendant la guerre. Scènes qu’on aperçoit notamment chez Romm ou que fera rejouer Alekseï Guerman au début de La Vérification[119]. La vache en question porte le slogan : « L’ennemi t’aura pas, plutôt nous-mêmes on te bouffera ».

Si l’armée des partisans opère une mise en scène aux allures de cirque, les SS quant à eux y répondront en organisant leur propre « spectacle », celui d’un massacre par le feu. Les paysans seront poussés dans une vaste grange sur laquelle une banderole portant l’inscription « hier » (« ici ») est accrochée, comme si c’était là qu’il fallait se réunir, sous ce misérable chapiteau, pour que le spectacle commence… Cette affiche est un peu du type de celles qui interpellent le passant pour lui indiquer d’entrer dans une baraque de foire afin de découvrir une attraction formidable, ou de glisser ses yeux dans un trou pour apercevoir un jeu de marionnettes ou bien des paysages féériques présentés par les joies de l’optique. La grange apparaît d’ailleurs comme balagan, comme théâtre de foire, puisque, depuis l’ouverture du toit, un collaborateur biélorusse lance le spectacle avec l’accord du metteur en scène, le commandant allemand, qui donne le départ en tirant une fusée de détresse, puis ouvre grand les portes de la baraque en souhaitant la bienvenue aux « petits slaves » comme on accueille les spectateurs un jour de fête ou comme on ouvre les discussions d’un soviet[120]. Les villageois ont d’ailleurs dû faire la queue pour montrer leurs papiers d’identité comme on se bouscule pour acheter une place au théâtre ou au music-hall, comme on se bat aux guichets d’une billetterie. Ce terrible spectacle de masse, c’est la réponse du nazisme aux espoirs symbolistes puis soviétiques d’un théâtre démocratique de l’avenir[121], c’est la réponse esthético-politique aux soviets. C’est bien sûr avant tout le spectateur du film lui-même qui est convié à assister à la représentation de cette atroce baraque, et les jeux de regards comme les différents plans du film renforcent cette impression, ébréchant le quatrième mur à de nombreuses reprises sans vouloir totalement l’abattre pour conserver l’aspect dramatique de ce qui se « joue » ici. Ainsi, le « va et regarde » du titre est aussi bien une injonction à Fliora qu’au spectateur, lui aussi pris dans cette parodie d’assemblée ou de théâtre populaires.

Les SS n’ont ici rien de ces froids soldats au respect religieux de l’autorité que nous nous imaginons tous un peu. Ils sont en train de jouer, affublés de costumes de scène en lieu et place d’uniformes, trimbalant des accessoires en tout genre (accordéon, sifflet, sacs, animaux, un cadavre trônant sur une moto dont on se sert pour une leçon d’anatomie, un mégaphone crachant une tyrolienne), la bouteille à la main et la cigarette aux lèvres. Il s’agit à nouveau d’une troupe de saltimbanques itinérants, distribuant leurs attractions dans les villages, mettant tout sens dessus dessous, faisant tourner en cercle les habitants comme des animaux de cirque au son d’un sifflet et à la cadence d’une trique. Un gamin collaborateur, grimé lui aussi en nazi, portant un casque couvert de croix gammées blanches dessinées à la hâte, faites en nombre comme pour en multiplier naïvement les puissances, joue le rôle du clown ou du bouffon, de l’histrion ou du skomorokh. Les fascistes, hilares, applaudissent le clou du spectacle qui consiste en l’incendie de la grange bondée de femmes et d’enfants, et finissent par déverser un déluge de balles sur celle-ci dans un feu d’artifice démesuré : grenades, lance-flamme, cocktails Molotov. Fliora, qui a pu fuir la grange et dont les yeux convulsent presque, regarde vers le ciel pour n’apercevoir une nouvelle fois que le Crêpe-noir contemplant son œuvre.

Partisans et SS s’affrontent donc dans un combat de théâtre aux accents de cirque, dans un spectacle de foire, où les premiers se mettent eux-mêmes en scène tandis que les seconds font jouer les paysans, les immolent par le feu pour leur plaisir et leur jouissance esthétique. On peut trouver ce thème de la fête, du spectacle de cirque ou de carnaval, dans de nombreux autres films sur la période nazie, à l’instar des Damnés, où Helmut Berger se produit en chanteuse de cabaret, ou bien dans les représentations des artistes nains du Tambour[122]. Et déjà pendant la guerre, lorsque les Newsreels britanniques s’amusaient à manipuler les images de défilés nazis de Riefenstahl pour s’en moquer, elles transformaient le carnaval des parades militaires en danse à la mode[123].

Ici le Führer, dont l’angoissante présence se manifeste par le symbole de l’avion survolant l’action de ses troupes, apparaît comme le bateleur ultime, suprême saltimbanque, grand maître des attractions qu’il insuffle à ses masses armées, les dirigeant en tous sens. Cet Hitler saltimbanque est également celui de Syberberg ouvrant son film sous le chapiteau d’un cirque où se fait l’annonce du programme du spectacle. Et pas n’importe lequel, le « spectacle du siècle », le « spectacle des spectacles », le sommet des attractions : la « catastrophe en tant que film et non pas un film catastrophe[124]. » Un théâtre démocratique de l’avenir ou une œuvre d’art totale, comme la musique de Wagner omniprésente semble l’indiquer[125]. Hitler tyran ou dieu d’un « monde comme cirque et comme spectacle de foire[126] » nous ouvre les portes de sa baraque, en écarte les rideaux tachés de sang pour nous faire voir l’horreur d’une attraction qui jamais ne passera de mode en raison de la violence de ses images.

Une scène précise de Va et regarde, à la fin du massacre, nous confirmera qu’il s’agissait pour Klimov de placer son spectateur face à la mise en scène nazie et la création d’images qui l’a accompagnée. Fliora, ayant échappé à l’incendie de la grange lorsque les bourreaux ont « offert » aux personnes n’ayant pas d’enfants de sortir, cruelle proposition qu’ils considèrent comme une bonne farce, est traîné brutalement de main en main. Il se retrouve alors entre celles d’un SS qui le met à genoux avant d’appuyer le canon de son arme sur sa tempe tout en lui maintenant fermement la tête. Viennent d’autres soldats aux uniformes dépareillés qui se serrent près de Fliora et de son tortionnaire, face à la caméra, comme pour prendre la pose. Le spectateur s’attend à une mise à mort sommaire du jeune garçon, mais c’est une forme d’exécution différente qu’il s’apprête subir. Car un autre soldat, en contrechamp, s’approche lentement, un appareil photo à la main. Il vise, semble hésiter, cherche la bonne distance, et finit par prendre un cliché dont le déclic remplace celui du pistolet maintenu en joue sur le pauvre enfant dans ce qui s’avère donc être une macabre mise en scène. Juste après la séance de photographie, les SS disparaissent tous, emmenant leurs prises ou trophées : cochons, victuailles, jeune femme que s’arrachent une dizaine de soldats et dont le viol est imminent ; et photographies, donc. Dans leur retraite au flambeau rappelant celles de Nuremberg, ils abandonnent Fliora, désormais seul, effondré sur lui-même, regardant le ciel où ne brille toujours que ce terrible avion, le Crêpe-noir. Non seulement les soldats nazis et leur maître massacrent sans pitié, mais ils fabriquent en plus des images, laissent des traces, des commotions, des cicatrices ou des souvenirs, traumatisant tout un peuple. Voici donc encore une fois les « images d’Hitler » dont nous parlions en suivant Syberberg et Deleuze, considérées dans leur production quotidienne pendant la guerre, témoignant de ce « fascisme ordinaire » dénoncé auparavant par Romm.

Klimov, avec cette scène de massacre que la prise de photographie vient clore, fait donc ici explicitement référence au « film réflexion » de Mikhaïl Romm qui montrait ces images sordides prises par les soldats allemands ayant déferlé sur l’URSS, y adjoignant ses commentaires ironiques et décalés pour laisser comprendre à son spectateur que c’est notamment dans cette fabrication d’images que repose le « fascisme ordinaire ». Klimov le suit donc dans le cadre de la fiction, conservant la distance promue par le maître à travers les prises à partie du spectateur identifié partiellement à Fliora ou par les multiples signes indiquant que nous sommes dans le domaine du fantasme, de la folie meurtrière, du spectacle ou du carnaval, et ce, malgré l’aspect réaliste du film cherchant à se rapprocher de la reconstitution de souvenirs traumatiques par l’utilisation de balles et d’explosifs réels. Klimov fait entrer la fabrication des photographies par les nazis et le fascisme ordinaire qui s’y reflète dans le domaine fictionnel avec une violence inouïe, montrant à son spectateur la genèse des images d’Hitler qui hantent la mémoire collective. Romm souhaitait susciter la réflexion chez ses spectateurs par le choc de ces images que leurs créateurs visiblement ne percevaient plus, et Klimov poursuit le travail du maître, ébranlant son spectateur dans ce spectacle qui l’emporte, qui l’inclut.

Enfin, là où le réalisateur de Va et regarde finit par affronter Hitler cinéaste le plus directement, c’est lors de la célèbre scène où Fliora, ayant découvert par hasard un portrait du Führer dans la boue, se met à le cribler de balles, remontant à chaque coup de feu le temps et l’Histoire, et faisant ainsi peu à peu disparaître les images : les morts se relèvent ; les larmes retournent se loger dans les yeux d’où elles ont coulé ; les façades effondrées se redressent et les bâtiments s’érigent soudainement depuis les ruines qu’ils étaient devenus ; les tanks, les avions et les soldats vont à reculons, repassent les frontières dans l’autre sens et remettent les panneaux des pays conquis en place, la signalétique en ordre ; les épaves sortent des abysses pour se remettre à flot ; les prisonniers quittent les camps ; les bombes, comme les parachutistes, retournent en planant, légers, dans les soutes des avions, et les torpilles, dans les sous-marins ; les signatures s’effacent sur les traités infamants[127] ; les plans d’immenses conquêtes préparés dans des réunions militaires s’oublient, se défont ; les bras des masses fascistes se baissent, les schlagues rompues sur les dos des victimes se réparent, les cassures se recollent ; les livres bondissent hors des brasiers où ils étaient consumés depuis longtemps, la peinture des étoiles de David des vitrines berlinoises s’enlève au pinceau pour retourner dans son pot, les cris du Führer s’éteignent en même temps qu’il s’écarte de l’estrade où il ne montera jamais plus, quitte le proscenium pour de bon ; les masses brunes des débuts fuient les rues où elles s’assemblaient et se dispersent en un clin d’œil ; les chopes de bière munichoises se remplissent à nouveau, dégurgitées, vomies par les putschistes désormais définitivement ratés ; les paris des casinos s’annulent, les puissances de l’argent décroissent et même les tranchées de la guerre impérialiste de 14-18 se comblent comme si elles n’avaient jamais été creusées…

Dans cette débauche soudaine d’images désarchivées, détruites par Fliora, ce sont les images d’Hitler qui sont visées, défaites, jusqu’à ce qu’on en arrive à l’image d’Hitler enfant, se tenant sur les genoux de sa mère. Fliora voit le visage du jeune être qui lui confisquera sa propre enfance, hésite à lui loger une balle entre les deux yeux pour empêcher la catastrophe à venir, le tient en joue encore un instant, puis se ravise, lui laissant la vie sauve au prix de l’horreur qui découlera de cette existence. Laissant là les images, Fliora entre dans la forêt à la suite des partisans pour reprendre l’action, pour conquérir sa liberté, avant que la caméra ne fixe finalement le ciel désormais délesté de la lourde présence de l’avion symbole du despote.

Cette scène rappelle le fait que Va et regarde devait au départ s’intituler « Tuez Hitler ! », ce que la censure refusa à Klimov malgré ses explications : il s’agissait de « tuer le Hitler qui est en nous[128] », un Hitler d’images, ainsi que le montre la séquence de leur rembobinage par Fliora, un Hitler cinéaste tel celui de Syberberg. Car « Hitler en nous » ne signifie pas seulement qu’il y a quelque chose de mauvais en nous, de dangereux, un « petit Hitler » qui se tapirait et resterait toujours prêt à surgir tel un diable de sa boîte. Ce serait là une « métaphysique de prisunic[129] », écrit Daney. Hitler en nous signifie que nous lui avons donné quelque chose, que nous l’avons constitué, que nous lui avons donné corps : il est « [l]a plus grande performance de ce siècle, notre accomplissement, notre quote-part[130] », disait Syberberg, et ce, pas seulement pour l’Allemagne, puisqu’il est le symbole — mythique — de la dérive de la démocratie en général[131], et que le fascisme ordinaire peut advenir à l’Est comme à l’Ouest[132]. Le « fascisme ordinaire », justement, peut alors être identifié à « Hitler en nous », puisque ce sont les masses (les diablotins et non le diable, pour parler comme le personnage de Klimov), qui ont permis de produire les images d’Hitler considéré comme cinéaste. Le « film Hitler », c’était celui des masses qui abandonnaient leur « revendication légitime […] de voir [leur] image reproduite[133] », comme la nommait Walter Benjamin, au profit de l’Égocrate[134], celui d’un Hitler qui s’affirmait comme union de toutes les volontés et de tous les corps là où il n’était en réalité que leur suppression pure et simple. Il suffit de repenser aux images du Triomphe de la volonté, cet « aboutissement de l’image-mouvement[135] », pour comprendre cette fausse unité des masses en un seul, leur assujettissement à son profit[136], que Riefenstahl ne cessait de montrer[137].

Hitler, l’homme des masses, fait « de la pâte dont [elles] sont pétries[138] », homme de la rue, banal, sorti des foules, de leur rang, pour en devenir la somme de toutes les volontés et de tous les mouvements auparavant épars ou divergents. « Si vous me rejetez, vous rejetez les masses », hurle de profundis le cadavre de Hitler dans le film de Syberberg. Hitler non pas comme despote, mais comme aboutissement de cette démocratie que l’on redoutait tant au XIXe[139], ce siècle des « masses », « état moderne de la multitude, en rupture qualitative avec le précédent[140]. » Hitler comme ultime sursaut de ces convulsions de peuples qui inquiétaient terriblement depuis l’avènement de la démocratie en Europe[141]. Avec lui, c’en est fini du siècle des nerfs[142], affirme-t-il, il est l’« innervation totale », pour reprendre un terme benjaminien[143], celle que les révolutions précédentes n’ont su accomplir. Disparition complète des corps[144], la masse atteint à l’unité absolue. Le corps vide de Hitler, dispersé, comme « projection de la masse nazie[145] », sa mise en scène. « HH » pour « Hitler Horla » : « Vous ne me voyez pas, je ne vous vois pas, mais nous nous sentons[146]. » C’est là la politique sans corps que pratique le nazisme, selon Yann Lardeau commentant Syberberg[147]. Ce dernier lui rend un corps, quitte à ce que ce soit le nôtre (Hitler en nous)[148], ou à ce que ce soit à l’état de cadavre[149]. Ce sera le résultat du « film Hitler », le retour des corps à Nuremberg sur l’écran du Tribunal allié révélant les charniers des camps de concentration[150] et d’extermination[151]. Non plus les corps vivants de ses partisans qu’il avait spoliés pour son être total de despote, d’Égocrate, mais les corps morts de ses victimes, bien cachés au cours de son règne par sa propagande, qui réapparaissent par difformes monceaux sur l’écran du grand procès de la Libération[152].

Aller et regarder, tel que Klimov l’intimait à son spectateur, consiste alors, comme le proposait Siegfried Kracauer, à « rédimer l’horreur de son invisibilité derrière le voile de la panique et de l’imagination[153] », à surmonter la seule « violence figurative du représenté » pour lutter contre les images et contre Hitler « en nous » ou comme « cinéaste ». Voir les images des cadavres des victimes du régime hitlérien, c’est rendre un corps, même mort, à ceux qui en furent privés par la violence. C’est également donner corps à cette même violence, elle qui se voulait bien souvent être dissimulée[154]. Combattre les images d’Hitler, ainsi que le fait directement Fliora en les fusillant, correspond à « dépasser l’information […] ou retourner l’image[155] », est un moyen d’effectuer cette tâche, qui passe par ce mythe d’Hitler « en nous » ou « comme cinéaste ».

« Hitler cinéaste » est un mythe qui, plus que de permettre à l’Allemagne de reconquérir son « irrationnel » ainsi que le souhaitait Syberberg de manière polémique[156], offre la possibilité d’une lutte avec les images utile dans un cadre mémoriel. Cependant il ne saurait suffire, et peut même sembler odieux si on le sort de son cadre de théorie cinématographique à l’énormité patente : il serait par exemple indéfendable de soutenir que les images prises par les Sonderkommandos à Auschwitz appartiendraient à Hitler[157] et serviraient ce film que Syberberg dit avoir été réalisé pour lui seul. D’autant plus qu’il s’agissait dans ce dernier cas de rendre visible ce que le dictateur souhaitait rester à tout jamais caché. C’est pourquoi ce mythe ou concept, qui doit toujours être compris dans son absurdité, sa démesure, n’a pas vocation à servir le travail de l’historien et est à circonscrire au cinéma ou, plus encore, à quelque chose comme ce « métacinéma » que Deleuze érigeait dans son diptyque ou que Syberberg esquissait lui aussi par la métaphore de la boule à neige contenant le studio d’Edison. Un « monde comme cinéma en soi » qui, en effet, peut être théoriquement considéré comme perverti par un Hitler cinéaste.

Cependant, il faut alors comprendre que le mythe n’est pas simplement Hitler cinéaste, mais également cette supposée contamination de toutes les images par lui. De la même façon qu’il y a désormais du Hitler en chacun de nous, il y a du Hitler en chaque image, même la plus banale, la plus anodine. Paradoxe qui consiste à vaincre cette influence néfaste en en forgeant le mythe. Dépasser l’« information » qui, disait Deleuze, ne suffit pas, c’est proposer ce mythe pour mieux ouvrir le cinéma à une lutte d’images qui servira le travail mémoriel aussi longtemps que dureront celles de la guerre et des camps : combat possiblement sans fin contre Hitler cinéaste. Quant à la volonté taxinomique qui portait le diptyque deleuzien, on peut dire qu’elle est pour beaucoup perturbée par ce mythe que le philosophe embrasse, geste permettant d’expliquer le hiatus entre ses intentions de départ et l’argumentaire aux accents téléologiques qui sera celui de L’image-temps. Ce mythe est d’ailleurs bien plus la marque d’un historicisme — conscient — que d’une Histoire, et explique en partie la violente torsion de la taxinomie au profit du télos de la Seconde Guerre mondiale que certains n’ont pas manqué de souligner. Dépassant l’information pour suivre le mythe, Deleuze, sans doute quelque peu pris au piège par son habituelle méthode de « récriture », trouve en ce concept d’Hitler cinéaste une perturbation à la mesure de la « cosmogonie » qu’il envisageait, de ce « plan d’immanence » ou monde comme « cinéma en soi » où les images fusent en tous sens[158] et où nos cerveaux de spectateurs font office d’écrans[159]. Écrans sur lesquels ne cessent donc de se dresser les images d’Hitler qu’il nous faut combattre.

Reprenant le concept d’« Hitler cinéaste » imaginé par Syberberg dans le film où il lui livre ouvertement bataille, nous avons étudié son influence sur le diptyque deleuzien et la séparation entre image-mouvement et image-temps. De plus, nous avons étendu ce concept en dehors du film de Syberberg en prenant en considération ceux de Romm et Klimov, afin d’en mieux faire sortir les multiples enjeux et aspects, d’en déployer les inquiétantes puissances dans le but de les combattre. Nous avons pu observer enfin combien la taxinomie souhaitée par Deleuze se trouvait bousculée par l’événement de la Seconde Guerre mondiale, dont le rôle était renforcé de manière « mythique » par cet « Hitler cinéaste » contagionnant supposément toutes les images. Nous avons ainsi saisi que le dessein taxinomique deleuzien avait été empêché par ce rôle pivot de la guerre dans l’histoire du cinéma et de ses régimes d’images, et que s’il peut être conservé, il doit être nuancé dans sa compréhension par les nombreux retours de l’Histoire dans le diptyque, si mythiques soient-ils.

Stanislas de Courville est docteur en philosophie auprès de l’Université Jean Moulin Lyon 3. En partant des œuvres de Walter Benjamin et Gilles Deleuze, il travaille sur l’influence de la Seconde Guerre mondiale sur l’histoire et la théorie du cinéma. Ses recherches portent également sur le symbolisme russe, le cinéma soviétique, la représentation des crimes de masse et, enfin, la médialité contemporaine. Il est membre du laboratoire permanent de recherche « Vivre parmi les écrans » et traducteur de théoriciens des médias contemporains (Richard Grusin, Giovanna Borradori, Erkki Huhtamo, etc.).
https://vivreparmilesecrans.wixsite.com/vivreparmilesecrans 

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Notes

[1] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 7.

[2] Walter Benjamin, « Sur le concept d’Histoire », trad. par M. de Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres III, Paris, Gallimard (Folio), 2000, 2008, p. 443.

[3] Anne Sauvagnargues, « Diagnostic et construction de concepts », dans Paride Broggi, Mauro Carbone et Laura Turarbek [dir.], La géophilosophie de Gilles Deleuze. Entre esthétiques et politiques, Paris, Mimésis, 2012, p. 29.

[4] Voir par exemple François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, 2009, p. 490-492.

[5] Cf. Jacques Rancière, La fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001, p. 145-163.

[6] Gilles Deleuze, Cours à Vincennes du 30 octobre 1984 [en ligne].

http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=6 [site consulté le 4 septembre 2019].

[7] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 279.

[8] Ibid., p. 345.

[9] Ibid., p. 214. Nous soulignons.

[10] Voir par exemple la réponse que Dork Zabunyan donne à Jacques Rancière dans « Scottie ou Irène ? Rancière dans l’entre-deux de l’image-mouvement et de l’image-temps », Les cinémas de Gilles Deleuze, Montrouge, Bayard, 2011, p. 43-70.

[11] Hitler, un film d’Allemagne (Hitler, ein Film aus Deutschland), Hans-Jürgen Syberberg, 1977, France, RFA, Royaume-Uni.

[12] Serge Daney, « L’État-Syberberg », Cahiers du cinéma, no 292 (septembre 1978), p. 6 : « le film est un procès ».

[13] Hervé Joubert-Laurencin, Le sommeil paradoxal. Écrits sur André Bazin, Montreuil, Éditions de l’Œil, 2014, p. 114 : « Ce problème, la façon dont Gilles Deleuze a présenté sa réflexion sur le cinéma, en deux tomes plutôt qu’en un seul ou en quatre, aussi bizarre que cela puisse paraître, est sans doute le point théorique en esthétique du cinéma le plus important de notre génération ; il concerne, déplace et en même temps produit le secret de la modernité du cinéma. »

[14] Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 345.

[15] Cf. Gilles Deleuze, « Lettre à Serge Daney : optimisme, pessimisme et voyage », Pourparlers, Paris, Minuit (Reprise), 1990, 2003, p. 98. C’est à Daney qu’il emprunte la formule « il faut juger Hitler comme cinéaste ».

[16] Suicide dont les circonstances exactes ont fait l’objet de nombreux débats chez les historiens, notamment en ce qui concerne le devenir de la dépouille du dictateur.

[17] C’est ce que soutient Syberberg. Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Du pays mort d’une société sans joie (Notes) », trad. par H. P. Litscher et I. Serbu, Cahiers du cinéma, Hors-série no 6 (février 1980), p. 87 : « Ainsi la victoire finale d’Hitler et du troisième Reich s’est-elle accomplie non sur les champs de bataille, mais bien après la guerre, sur la scène où règnent les mythes, à Bayreuth, par l’entremise de son élève, de son héritier le plus célèbre : Wieland Wagner. »

[18] Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. par D. Blanchard et C. Orsoni, Paris, Flammarion, 2010, p. 430.

[19] Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6. Nous soulignons.

[20] Comme prévient Deleuze : « On dira que le régime nazi, la guerre, les camps de concentration ne furent pas des images, et que la position de Syberberg n’est pas sans ambiguïté. Mais l’idée forte de Syberberg, c’est que nulle information, quelle qu’elle soit, ne suffit à vaincre Hitler. On aura beau montrer tous les documents, faire entendre tous les témoignages : ce qui rend l’information toute-puissante (le journal, et puis la radio, et puis la télé), c’est sa nullité même, son inefficacité radicale. » Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 352.

[21] Cette expression est de Baudrillard qui qualifie ainsi les attentats du 11 septembre 2001. Cf. Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002, p. 10. Sur la notion d’« événement » utilisée à propos du 11 septembre, voir Mauro Carbone, Être morts ensemble. L’événement du 11 septembre 2001, trad. par M. Logoz, Genève, MētisPresses, 2013, p. 57-74.

[22] C’est précisément à cette « représentation » que s’en prend Syberberg. Cf. Yann Lardeau, « L’art du deuil », Cahiers du cinéma, no 292 (septembre 1978), p. 18 : « Il s’attaque exclusivement à la représentation de Hitler tel que lui-même se mit en scène et telle que cette scénographie mobilise historiquement les masses – et non à son être physique. »

[23] À l’inverse, certains citoyens allemands nostalgiques de l’hitlérisme pouvaient dédouaner Hitler en dénonçant l’hitlérocentrisme. Syberberg pratique cet hitlérocentrisme justement pour empêcher cela. Cf. Hans-Jürgen Syberberg (propos recueillis par Serge Daney et Bernard Sobel), « Le métier de cinéaste », trad. par H. P. Litscher et I. Serbu, Cahiers du cinéma, Hors-série no 6 (février 1980), p. 61 : « l’idée de faire jouer Hitler et Himmler par le même acteur était pour moi d’une importance particulière, ne serait-ce que pour répondre à ceux qui disent que Auschwitz est la chose d’Himmler, faite sans la connaissance d’Hitler. Quand c’est le même acteur qui joue, cela veut dire que derrière tout ça, c’est le même esprit que l’on retrouve. »

[24] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 352. Deleuze peut penser ici à Daney écrivant : « “Hitler en nous”. Surtout pas à prendre dans le sens de “personne n’est tout bon ou tout mauvais, il y a du pire en nous, de l’Hitler peut-être, sait-on de quoi on est capable… quelle angoisse !”. Cette métaphysique de prisunic n’a pas grand intérêt – sauf pour la mode rétro. “Hitler en nous”, c’est tout le contraire : c’est ce que nous lui avons donné – qu’il a retourné contre nous et qu’il faut lui reprendre, comme Charlot reprend sa moustache, pour que, faute de corps propre, il meure vraiment. » Cf. Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6, note 4.

[25] « Hitler comme nous ? Hitler en nous ? Partie de nous ? » demande le cinéaste. Cf. Hans-Jürgen Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne.

[26] Pour une étude factuelle, et non pas une réflexion tirée du mythe d’Hitler cinéaste, voir Christian Delage, « Allemagne (1933-1945). Un film de Hitler ? », dans Raphaël Muller et Thomas Wieder [dir.], Cinéma et régimes autoritaires au XXe siècle. Écrans sous influence, Paris, PUF, 2008, p. 97-107.

[27] Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, trad. par C. B. Levenson, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, 2009, p. 313-314.

[28] Le triomphe de la volonté (Triumph des Willens), Leni Riefenstahl, 1935, Allemagne.

[29] Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 29.

[30] Cf. Romain Gary, La promesse de l’aube, Paris, Gallimard, 1960, 1973, 1980, 2004, p. 233-236.

[31] Léon Tolstoï, Guerre et Paix, trad. par H. Mongault, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1945, 1952, 1994, p. 1070. « Pour rechercher les lois de l’Histoire », explique Tolstoï, il faudrait plutôt « changer entièrement l’objet de notre examen, laisser de côté rois, ministres et généraux pour scruter les éléments homogènes, infinitésimaux, qui mènent les masses. » Cf. ibid., p. 1072.

[32] Hans-Jürgen Syberberg, « Du pays mort d’une société sans joie (Notes) », art. cit., p. 75.

[33] « Jamais homme ne fut tant aimé ou haï ». Cf. H.-J. Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne.

[34] Romain Gary, La promesse de l’aube, op. cit., p. 233.

[35] Hans-Jürgen Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne.

[36] Le dictateur (The Great Dictator), Charlie Chaplin, 1940, États-Unis. Image reprise par Syberberg dans son film.

[37] Hervé Joubert-Laurencin, Le sommeil paradoxal, op. cit., p. 121. Par ailleurs on peut remarquer chez les critiques des Cahiers du cinéma une possible influence de Deleuze, notamment lorsque Yann Lardeau parle de « corps sans organes ». Cf. Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 20. Sur cette influence réciproque, voir François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 470-476.

[38] Anton Kaes, From Hitler to Heimat. The Return of History as Film, Harvard, Harvard University Press, 1989, 1992, p. 49-50. Nous traduisons. Dans la même veine, Yann Lardeau écrit : « [Hitler] [l]ui-même est un leurre ; puisqu’il ne s’agit là que de spectacle et d’images, la critique de Hitler ne se fera pas en restituant son en-deçà réel, mais en retournant contre lui ses propres armes, là où il les avait ébauchées : le cinéma, qu’il avait réalisé en vrai avec la guerre, rétablira son être de spectacle par la fiction de sa mise en scène, et la suprahistoricité de cette fiction. » Cf. Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 18.

[39] Hans-Jürgen Syberberg (propos recueillis par Serge Daney, Yann Lardeau et Bernard Sobel), « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », trad. par B. Sobel, Cahiers du cinéma, no 292 (septembre 1978), p. 11.

[40] Le « valet » d’Hitler, dont le discours occupe toute la fin de la deuxième partie du film de Syberberg, raconte sensiblement la même histoire. Cependant, il précise que le Führer avait l’habitude de dicter lui-même les commentaires qui devaient être ajoutés aux films d’actualités.

[41] Les Nibelungen (Die Nibelungen), Fritz Lang, 1924, Allemagne.

[42] Anton Kaes, From Hitler to Heimat, op. cit., p. 229, note 65. Nous traduisons. Le mot « cinéaste » est en français dans le texte, c’est pourquoi nous le soulignons.

[43] André Bazin, « À propos de Pourquoi nous combattons. Histoire, documents et actualités », dans Daniel Banda et José Moure (textes réunis par), Le cinéma : l’art d’une civilisation. 1920-1960, Paris, Flammarion (Champs arts), 2011, p. 342 et 345.

[44] Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 345, note 5 : « L’analyse de Daney se fonde ici sur de nombreuses déclarations de Syberberg lui-même. »

[45] Hans-Jürgen Syberberg, « Du pays mort d’une société sans joie (Notes) », art. cit., p. 87.

[46] Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (Dernière version de 1939) », trad. par M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, Œuvres III, op. cit., p. 314.

[47] Ibid., p. 313, note 1.

[48] Gilles Deleuze, « Lettre à Serge Daney », art. cit., p. 98. Ou id., Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 345, note 5 : « Syberberg s’inspire de Benjamin, mais va plus loin, en lançant le thème “Hitler comme cinéaste”. Benjamin remarquait seulement que “la reproduction en masse”, dans le domaine de l’art, trouvait son objet privilégié dans “la reproduction des masses”, grands cortèges, meetings, manifestations sportives, guerre enfin ». Anton Kaes rapproche également la démarche de Syberberg de l’idée benjaminienne dans « Holocaust and the End of History: Postmodern Historiography in Cinema », dans Saul Friedlander [dir.], Probing the Limits of Representation. Nazism and the “Final Solution”, Cambridge, Londres, Harvard University Press, 1992, p. 213.

[49] Selon Daney, se plaçant sous l’autorité de Benjamin, « l’artiste (le cinéaste) et le leader politique » sont des « rivaux » puisqu’ils travaillent « la même matière : la figuration politique ». Cf. Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 7. Voir également Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 18-19.

[50] Lorsque la rédaction des Cahiers exprime l’idée que « le nazisme (c’est une thèse de Benjamin) a été une grande mise en scène dont il ne reste que des films, des traces filmiques », Syberberg répond : « Ma thèse est en effet qu’Hitler a fait de la politique en tant qu’art, que pour lui faire de la politique, c’était faire de l’art ». Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 10-11. Si Benjamin a en effet émis l’idée de l’esthétisation de la politique et rapproché le cinéma des grandes parades nazies, il n’a en revanche pas produit celle consistant à dire que les films seraient les seules traces de ce régime.

[51] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 18.

[52] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 12 : « J’ai accepté le combat avec cet autre metteur en scène et quand le dernier jour de tournage est arrivé j’ai eu le sentiment que dans ce combat, j’avais vaincu Hitler. C’est un sentiment qui a pris naissance pendant le combat, pendant le tournage et qui n’a cessé de grandir : les cinéastes d’aujourd’hui avaient vaincu le cinéaste d’hier. »

[53] Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6 : « Cinéaste plus proche de Benjamin que de Brecht, [Syberberg] va demander à Hitler, cet autre (mauvais) cinéaste, des comptes. Et il le vainc, en utilisant ses armes à lui, au terme d’un duel titanesque de sept heures : un film. »

[54] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 11-12 : « si je reconstruis Nüremberg, ce n’est plus le Nüremberg d’Hitler mais celui de Dürer. Si on regarde avec exactitude, cette présence de Nüremberg à travers Dürer revient très souvent, surtout par la pierre et par le geste de la petite fille qui renvoie à la célèbre planche de Dürer, Melencolia. Je réinvoque Nüremberg sous les espèces de Dürer en tant qu’artiste et à travers la figure de la Melancolie [sic], d’où proviennent la pierre, la fille et ses attitudes. Donc si c’est Nüremberg que j’évoque, c’est le Nüremberg de Dürer, ainsi est-on dans le domaine de la morale. J’utilise même la musique de mon ennemi, la musique de Wagner ».

[55] Cf. H.-J. Syberberg, « L’art qui sauve de la misère allemande », trad. par F. Rey et B. Sobel, Change, no 37 (mars 1978), p. 17-57.

[56] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Le métier de cinéaste », art. cit., p. 65.

[57] Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 11.

[58] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 22.

[59] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Le métier de cinéaste », art. cit., p. 61.

[60] Il revient sur les remarques de ceux qui le rapprochent plus du théâtre que du cinéma, invoquant une espèce de syncrétisme : « Ce qui est étonnant, c’est qu’on me répète sans arrêt que ce film est extrêmement théâtral, beaucoup de gens pensent que je suis dans le fond un homme de la scène, mais c’est une très grande erreur… C’est vrai que très souvent la caméra est fixe et qu’elle ne peut avancer que dans l’axe. C’est une faute fondamentale de s’en tenir là. Langlois a eu l’impression qu’il y avait pour la première fois une symbiose entre le théâtre et le cinéma quand il a vu le Ludwig. En fait ça a été tenté bien avant : l’expressionnisme a travaillé sur ce problème, et beaucoup de choses du cinéma allemand proviennent de la scène. Mais la position de celui qui regarde comme au théâtre ne correspond pas à la façon dont le texte est dit, dont sont faites les images, le son, toutes choses qui appartiennent typiquement au cinéma et au montage cinématographique. » Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 13.

[61] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 18.

[62] Cf. Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6.

[63] Cf. Charles Baudelaire, « Le vieux saltimbanque », Le spleen de Paris [Petits poèmes en prose], Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1975, 2016, p. 296.

[64] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 15.

[65] Ibid., p. 18.

[66] Deleuze donne comme exemple d’un tel dépassement la projection frontale et la transparence utilisées par Syberberg dans son film : « Il faudra renoncer à l’image-mouvement, c’est-à-dire au lien que le cinéma avait introduit dès le départ entre le mouvement et l’image, pour libérer d’autres puissances qu’il maintenait subordonnées, et qui n’avaient pas eu le temps de développer leurs effets : la projection, la transparence. » Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 345. Sur la « projection frontale », voir Hans-Jürgen Syberberg, « Le métier de cinéaste », art. cit., p. 52-59.

[67] Comme le remarque Daney, tout le film est ainsi fait : « Chez Syberberg, la plupart des marionnettes, celles par exemple qui représentent Gœbbels, Gœring, Speer, Bormann, etc., représentent leurs cadavres. Au lieu que des personnages vivants passent de l’animé à l’inanimé, ce sont des morts qui retrouvent un brin d’activité. Jusque dans son utilisation des marionnettes, Syberberg évite le naturalisme. D’une façon générale, quel que soit le genre d’image qu’il fabrique, il fait en sorte pour que tout y soit montage, que rien ne puisse y être perçu comme unité naturelle, ou même artificielle. L’image n’est jamais toute, que ce soit par la technique de la transparence, par les fumerolles ou par la disparition de personnages par une fente inaperçue dans le décor. L’idée de totalité, sans cesse proclamée, est ruinée par son redoublement, le studio étant le lieu où tout se disperse. » Cf. Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6, note 5.

[68] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Le métier de cinéaste », art. cit., p. 61 : « Derrière la marionnette, il y a quelqu’un qui la tient, qui la meut. Et c’est là, pour moi, l’arrière-fond spirituel de cette technique parce que mon idée, c’est que les Hitler étaient manipulés par d’autres. Et dans ce cas précis, par nous. Nous avons donc introduit des marionnettes sous différents aspects. Avec la poupée ventriloque, Hitler parle avec l’acteur comme dans un dialogue, ou assiste au monologue de l’acteur. Souvent le manipulateur de la marionnette est caché pour créer une illusion. Mais il est important que l’acteur soit vu dans sa tenue de tous les jours et que le texte soit lu. Toutes ces techniques de distanciation dans l’utilisation de la marionnette éclairent le fait que c’est nous qui avons donné vie et mouvement aux Hitler. » Ou Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 8-9 : « C’est très important pour moi que l’on voie un acteur grandeur nature et une marionnette d’Hitler beaucoup plus petite dans ses mains. Cela veut dire : c’est notre Hitler, nous sommes les maîtres c’est nous qui décidons de ce qu’il dit et de ce qu’il fait, pas seulement pour le passé mais aussi pour l’Hitler d’aujourd’hui et de demain. »

[69] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 352.

[70] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 8.

[71] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Le métier de cinéaste », art. cit., p. 63.

[72] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 18.

[73] Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 167.

[74] Gilles Deleuze, « Lettre à Serge Daney », op. cit., p. 98. Deleuze reprend cette expression à Daney.

[75] Voir Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 214 et 345. Mais aussi : « [Syberberg] dit : tout ça, c’est la faute de l’image-mouvement. […] [C]’est l’aboutissement de l’image-mouvement, bon. C’est pour ça qu’il me parait aller plus loin que Benjamin. […] Leni Riefenstahl touche jusqu’au bout le mouvement dans l’image, la mobilité de la caméra, et le montage […], le cinéma de l’image-mouvement. C’est à dire elle fait concurrence avec Hollywood. […] Goebbels voulait rivaliser avec Hollywood. C’était une espèce d’obsession du ministre de la culture et de la propagande, c’était : battre Hollywood sur son propre terrain. Alors, qu’est-ce que ça nous donne ? L’image-mouvement se serait développée à travers tout un âge qui serait l’avant-guerre et aurait donné les grandes mises en scène d’Hollywood et aurait donné parallèlement le frère inquiétant d’Hollywood — pour ne pas les comparer — mais le double inquiétant d’Hollywood, les grandes manipulations d’état, la grande mise en scène hitlérienne. […] [C]’est la guerre qui d’une certaine manière a sonné le glas de ce cinéma. Et le thème de Syberberg est exactement celui-ci. Quand le cinéma est reparti après la guerre, ça ne pouvait plus être sur la base. […] Syberberg nous dit : le cinéma de l’image-mouvement a pour aboutissement Leni Riefenstahl et son maitre derrière elle, c’est-à-dire Hitler. » Cf. Gilles Deleuze, Cours à Vincennes du 4 juin 1985 [en ligne]. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=11 [site consulté le 4 septembre 2019].

[76] « En retournant l’image-mouvement, de telle manière qu’on voit surgir une autre image capable de rompre avec Hitler. Avec le fascisme du mouvement. Ça sera l’image-temps, ce sera la dissociation du sonore et du visuel. » Cf. Gilles Deleuze, Cours à Vincennes du 4 juin 1985 [en ligne]. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=11 [site consulté le 4 septembre 2019].

[77] Cf. Gilles Deleuze, « Lettre à Serge Daney », op. cit., p. 98. Ou encore, id., Cours à Vincennes du 15 avril 1986 [en ligne]. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=479 [site consulté le 4 septembre 2019] : « Pourquoi est-ce que ça, ça sonne le glas du cinéma ? Pourquoi d’une certaine manière ça sonne le glas des ambitions de Eisenstein et de Gance ? Ben, c’est évident : ce qui termine le cinéma dit classique c’est Leni Riefenstahl. Le cinéma classique il ne meurt pas d’une médiocrité de sa production, il meurt vraiment de tout à fait autre chose à savoir que, dans son ambition la plus profonde, il est comme réalisé et dépassé, et abominablement dépassé, par les grandes mises en scène d’État. Si bien que, après la guerre, si le cinéma ressuscite, c’est en fonction d’un tout autre régime. Ce ne sera plus un régime de souveraineté, ce ne sera plus la question “Qu’est-ce qu’il y a à voir derrière l’image ?” D’une certaine manière, qu’est-ce qu’il y a à voir derrière l’image ? Le nazisme nous avait donné la réponse. Ce qu’il y a à voir derrière l’image c’est les camps d’extermination. Qu’est-ce qu’il y a à voir derrière la propagande d’État ? Qu’est-ce qu’il y a à voir derrière les manutentions de masse ? Les camps. Et je dis que tout le cinéma d’après la guerre, ou plutôt Daney montre très bien que tout le cinéma d’après la guerre s’est formé en fonction de cette constatation. »

[78] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 353. Deleuze le confirme dans son cours à Vincennes du 4 juin 1985 où il montre que c’est l’image-temps que tente de dresser à son tour Syberberg sur les ruines de l’image-mouvement.

[79] Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, « Les douze apôtres », Mémoires, trad. par J. Aumont, M. Bokanowski et C. Ibrahimoff, Paris, Julliard, 1989, p. 190.

[80] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « J’accuse », trad. par H. P. Litscher et I. Serbu, Cahiers du cinéma, Hors-série no 6 (février 1980), p. 37.

[81] Walter Benjamin, « Sur le concept d’Histoire », op. cit., p. 431.

[82] Cf. Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, trad. par F. Kérel, Paris, Gallimard (Folio), 1984, 1987, 1989, 2009, p. 14. Kundera ouvre son roman sur une réflexion à propos de l’éternel retour nietzschéen et la défaillance morale d’un monde qui serait dénué de cette dimension, où les actes aussitôt passés seraient en quelque sorte déjà pardonnés, même les plus atroces.

[83] Le fascisme ordinaire (Obyknovennyj Fašizm), Mikhaïl Romm, 1965, URSS.

[84] C’est ce qu’affirme à deux reprises Romm lors d’un entretien avec les Cahiers du cinéma. Cf. Mikhaïl Romm (propos recueillis par Bernard Eisenschitz), « Entretien avec Mikhaïl Romm », Cahiers du cinéma, no 219 (avril 1970), p. 24 et 25. La distinction entre film d’art et documentaire date des débats des années 20 entre les cinéastes soviétiques. Il fut notamment reproché à Eisenstein de récupérer les moyens du documentaire au profit du film d’art : ce fut la révolution esthétique de La Grève puis du Cuirassé « Potemkine ». Les partisans du documentaire tels Vertov ou Choub revendiquaient quant à eux l’absence de modification du « matériau » dans leurs films, permettant d’atteindre vérité ou objectivité. Pour une idée des débats de l’époque, voir Valérie Pozner, « Débats du LEF en 1927. Extraits du procès-verbal de la réunion de décembre 1927 », Communications, no 79 (2006), « Des faits et des gestes. Le parti pris du document », 2, p. 105-120.

[85] Cf. Mikhaïl Romm, « Entretien avec Mikhaïl Romm », art. cit., p. 24 : « Le film est fait sur le principe du montage d’attractions, c’est-à-dire sur un principe relevant du film d’art et non du film documentaire. Je veux dire qu’il ne comprend que des documents, mais qu’il est monté comme un film d’art : c’est un montage d’attractions réalisé selon le principe d’Eisenstein. »

[86] Cf. Marcel Martin, Le cinéma soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev, Lausanne, L’Âge d’homme, 1993, p. 48.

[87] Cf. Valérie Pozner, « L’usage des images “trophées” dans les films soviétiques », dans Valérie Pozner, Alexandre Sumpf et Vanessa Voisin [dir.], Filmer la guerre. 1941-1946. Les soviétiques face à la Shoah, Paris, Mémorial de la Shoah, 2015, p. 96.

[88] Il n’est pas anodin que Deleuze reprenne l’expression de « fascisme ordinaire » pour évoquer la contagion selon lui « historique et essentielle » de l’image cinématographique.

[89] Notons que le cinéma nazi, s’il se vécut en concurrence avec Hollywood, emprunta surtout au cinéma soviétique des années 20 qui lui servit de modèle à un niveau formel. C’est en tout cas ce que soutient Siegfried Kracauer dans « La propagande et le film de guerre nazi », De Caligari à Hitler, op. cit., p. 329-330.

[90] Bernard Eisenschitz, « Sur Romm », Cahiers du cinéma, no 219 (avril 1970), p. 20 : « Le bouleversement de sa conception du cinéma a résidé dans ce passage au premier plan du cinéaste ».

[91] Mikhaïl Romm, « Entretien avec Mikhaïl Romm », art. cit., p. 24 : « Dans Le Fascisme ordinaire, le fascisme avait bien entendu lui aussi ses héros sur l’écran : le Führer, le chef ; le peuple, la foule, c’est-à-dire la victime, et les représentants du pouvoir ; mais en outre, derrière cela, il y a un homme qui réfléchit à tout cela et qui semble raconter le contenu du film. Cet homme n’est pas le commentateur au sens habituel du terme, c’est le penseur, l’homme qui réfléchit, et aussi qui ressent, et ce rôle, c’est l’auteur qui le tient. »

[92] Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 204.

[93] Romm insiste sur le fait qu’il ne produit pas une histoire du fascisme avec son film, mais une « psychologie ». Cf. Mikhaïl Romm, « Entretien avec Mikhaïl Romm », art. cit., p. 25. C’est cette déclaration qui fera écrire à Deleuze – qui prend comme source ce numéro des Cahiers du cinéma – de manière un peu superficielle, que Le Fascisme ordinaire « était un montage de documents capable d’éviter une histoire du fascisme ou une reconstitution des grands événements : il fallait montrer le fascisme comme situation qui se dévoilait à partir de comportements ordinaires, événements quotidiens, attitudes du peuple ou gestes de chef appréhendés dans leur contenu psychologique, comme moments d’une conscience aliénée ». Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 245. D’une manière générale Deleuze rate l’importance de ce film, ainsi que de Neuf jours d’une année, qui est selon Romm son pendant, et leur influence sur le cinéma soviétique des années 60.

[94] La beauté des soldats allemands, tant vantée dans son uniformisation par la propagande comme celle de Riefenstahl, est un caractère marquant — et vu comme paradoxal — pour la population soviétique victime des exactions des occupants. On en trouve bien des traces dans les témoignages sur la guerre. Voir par exemple Svetlana Alexievitch, Derniers témoins, trad. par A. Coldefy-Faucard, Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p. 118 et 298. Pour des témoignages quant aux crimes commis à l’encontre des populations juives d’URSS, voir Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman [dir.], Le livre noir, trad. par Y. Gauthier, L. Jurgenson, M. Kahn, P. Lequesne et C. Moroz sous la direction de M. Parfenov, Arles, Actes Sud, 1995.

[95] Cf. Marcel Martin, Le cinéma soviétique, op. cit., p. 48. Martin doit ici cette expression à Giovanni Buttafava.

[96] Cf. Martine Godet, « Interview de Elem Klimov », La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS, 2010, p. 225 : « tout le monde a compris que Hitler était Hitler, mais que ce que Romm avait en vue, c’étaient les régimes totalitaires, dont nous faisions partie – c’était transparent ! » Buttafava quant à lui trouve ce parallélisme particulièrement visible lors des passages où Romm montre l’« art » monumental nazi. Cf. Giovanni Buttafava (textes réunis par Fausto Malcovati), Il cinema russo e sovietico, Venezia, Marsilio Editori, 2000, p. 105 : « sono riflessioni sull’esistenza quotidiana sotto il nazismo, con momenti anche terribilmente allusivi a certa retorica monumentale e vuota propria di tutte le dittature ; e la sfilata degli orrori artistici nazisti non può non richiamare alla mente dell’autore e dello spettatore le mostruosità estetiche dell’arte staliniana ».

[97] Cf. Valérie Pozner, « L’usage des images “trophées” », op. cit., p. 96 : « Romm joue sur la temporalité, en opposant avant et après guerre, système soviétique et nazi, ou en comparant le militarisme occidental et la politique de l’OTAN à celle du IIIe Reich. »

[98] Cf. Martine Godet, « Interview de Elem Klimov », op. cit., p. 225 : « j’avais dit à Adamovitch avant de commencer : “Si je réalise ce film – je savais l’horreur que cela représentait – personne ne pourra le regarder, cela ne sera pas supportable.” Mais nous étions obligés de le faire, tant pis si le spectateur ne supportait pas ce spectacle, il le fallait absolument en mémoire des gens qui avaient péri. Comme pour prévenir une Troisième Guerre mondiale. Car, à ce moment-là, on avait le sentiment qu’elle allait commencer d’une manière imminente. […] On sentait le danger presque physiquement. »

[99] Va et regarde/Requiem pour un massacre (Idi i smotri), Elem Klimov, 1985, URSS.

[100] Récit dont le titre original est Nouvelle de Khatyn (Hatynskaja povest’). Pour la traduction française, voir Ales Adamovitch, Viens et vois, trad. par F. Mancip-Renaudie, Paris, Piranha, 2013, 2015.

[101] « Flora » dans les sous-titres du film, « Fliora » selon la jaquette du DVD ainsi que la langue originale (diminutif de Florian).

[102] C’est le nom qui lui est donné dans le livre d’Adamovitch.

[103] Ici et plus loin, nous reprenons le sous-titrage donné dans l’édition Potemkine du film en DVD.

[104] C’était déjà l’objectif du film de Syberberg nous dit Daney. Cf. Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6 : « Comment gagne-t-on contre un mort ? En lui redonnant un corps, bien sûr. Mais quel corps ? »

[105] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 19-20.

[106] Siegfried Kracauer, « La propagande et le film de guerre nazi », op. cit., p. 330. Le Crêpe-noir est d’ailleurs toujours accompagné dans le film de discours hitlériens, dont il est comme nimbé, sans que l’on sache si c’est lui qui en crache le bruit ou bien si c’est un moyen pour Klimov de souligner le symbole. L’avion est un traumatisme de guerre très présent dans les œuvres d’art soviétiques. On peut penser à L’Enfance d’Ivan qui s’ouvre sur la réminiscence de la mort de la mère du jeune héros, tuée par un avion allemand, ou bien au tableau d’Arkadi Plastov, Après un raid fasciste, montrant un jeune berger couché auprès de ses bêtes, abattu par un avion dont on distingue la fantomatique silhouette à une extrémité de la peinture, ou même chez Romm qui s’interroge, de la même manière qu’Adamovitch, sur ce que voyaient et pensaient les pilotes depuis le ciel lorsqu’ils semaient la mort.

[107] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 21.

[108] Ibidem

[109] Ou, comme l’explique Yann Lardeau commentant toujours Syberberg, « l’interprétation commune de Hitler comme incarnation sur terre du Diable devient caduque : elle ne vaut que comme leurre ». Cf. Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 17.

[110] Cf. Valérie Pozner, « L’usage des images “trophées” », op. cit., p. 91 : « Certains auteurs recourent […] à des photographies et extraits de films pris à l’ennemi. […] À partir de 1943 et de la reconquête progressive des territoires occupés par l’ennemi, l’usage des images de l’adversaire se développe en effet, grâce aux saisies effectuées sur des prisonniers ou dans des organisations (Gestapo) pour les photographies. Les films, quant à eux, sont confisqués aux exploitants, pour les films distribués (actualités ou documentaires de propagande), et plus rarement aux studios. »

[111] L’enfance d’Ivan (Ivanovo detstvo), Andreï Tarkovski, 1962, URSS.

[112] Cf. Valérie Pozner, « L’usage des images “trophées” », op. cit., p. 91-92.

[113] L’usage par Romm des images « trophées » est qualifié par Pozner « d’un des sommets du film documentaire ». Cf. ibid., p. 96.

[114] Cf. ibid., p. 92 : « Ce type de travail avec les images de l’ennemi a une antériorité […]. On peut en voir l’origine dans la Chute de la Dynastie Romanov (Esther Choub, 1927) qui usait déjà du décalage entre les images provenant des actualités diffusées en salles avant 1917 et les intertitres, ou établissait par le montage des comparaisons signifiantes (entre les femmes de la noblesse s’éventant après la danse, et les ouvriers épongeant leur sueur à l’usine). »

[115] Cf. Giovanni Buttafava, Il cinema russo e sovietico, op. cit., p. 152-153.

[116] Cf. Marcel Martin, Le cinéma soviétique, op. cit., p. 45.

[117] Ces deux derniers, ainsi que Guerman Lavrov, seront même chargés de terminer l’ultime film du maître, Et pourtant je crois (I vsë-taki ja verju, 1974, URSS), après sa mort. Cf. ibid., p. 48.

[118] Giovanni Buttafava, Il cinema russo e sovietico, op. cit., p. 153. Sur Mikhaïl Romm, et notamment la genèse de son Fascisme ordinaire, voir Natacha Laurent, « Mikhaïl Romm : cinéaste soviétique et/ou cinéaste juif ? », dans Natacha Laurent et Valérie Pozner [dir.], Kinojudaica. Les représentations des Juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique des années 1910 aux années 1980, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 111-128.

[119] La vérification (Proverka na dorogah), Alekseï Guerman, 1971, URSS.

[120] Le collaborateur moque les réunions de Parti en lançant à la foule massée contre son gré dans la grange : « Du calme ! On ouvre l’assemblée plénière ! Les orateurs s’inscrivent ! »

[121] Voir Claudine Amiard-Chevrel, Les symbolistes russes et le théâtre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p. 27-32. On retrouve cette idée du régime hitlérien comme mise en scène de théâtre à la fois dans To Be or Not to Be de Lubitsch (1942, États-Unis), ou dans le Mephisto d’István Szábo (1981, RFA, Hongrie, Autriche) qui souligne pour sa part la captation par le nazisme des espoirs d’un théâtre de gauche réunissant artistes et ouvriers.

[122] Les damnés (La caduta degli dei), Luchino Visconti, 1969, Italie, RFA. Le tambour (Die Blechtrommel), Volker Schlöndorff, 1979, RFA, France et Pologne.

[123] Cf. Lambeth Walk – Nazi Style, Charles A. Ridley, 1942, Royaume-Uni.

https://publicdomainreview.org/collections/lambeth-walk-nazi-style-1942/

[124] Hans-Jürgen Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne.

[125] Pour Anton Kaes, c’est le film de Syberberg lui-même qui peut prétendre à ce statut par l’omniprésence de la musique de Wagner. Cf. Anton Kaes, From Hitler to Heimat, op. cit., p. 44.

[126] Hans-Jürgen Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne.

[127] Les images montrées par Klimov semblent être celles de Ribbentrop signant le « pacte tripartite » le 27 septembre 1940, donnant naissance à l’Axe réunissant militairement l’Italie, l’Allemagne et le Japon. On distingue la poignée d’une épée posée devant les documents que signe celui qu’on pense être Ribbentrop, arme que l’on retrouve dans les photos de l’événement. Les épaulettes militaires que portent les autres protagonistes aperçus derrière le signataire indiquent le contexte martial du traité. Mais le spectateur soviétique comme contemporain du film de Klimov peut bien évidemment penser au pacte germano-soviétique signé également par Ribbentrop le 23 août 1939 à Berlin…

[128] C’est ce qu’explique Klimov dans l’entretien qu’on trouve dans l’édition Potemkine de Va et regarde : « Il fallait comprendre : tuez Hitler partout, tuez Hitler en vous, car en chacun de nous, d’une manière ou d’une autre, vit ce grain satanique, chez les uns moins, chez les autres plus. » Voir aussi Martine Godet, La pellicule et les ciseaux, op. cit., p. 124 et 221.

[129] Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6, note 4.

[130] Hans-Jürgen Syberberg, « Du pays mort d’une société sans joie (Notes) », art. cit., p. 75.

[131] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Entretien avec Hans-Jürgen Syberberg », art. cit., p. 10 : « Dès qu’on s’attaque, qu’on se confronte à la figure d’Hitler, on a tout de suite à se poser des questions actuelles qui touchent au problème de la démocratie. […] La question fondamentale, c’est le débat sur la démocratie : comment un Hitler peut arriver au pouvoir élu démocratiquement et comment, démocratiquement, on peut empêcher un Hitler. »

[132] Cf. Hans-Jürgen Syberberg, « Du pays mort d’une société sans joie (Notes) », art. cit., p. 75 : « Mais un assassin […] ne le demeure-t-il pas, même s’il ne lui est pas donné de passer à l’acte ? Ce qui […] constitue [Hitler], ses origines, ce sont là des facteurs qui le déterminent, hors de toute jurisprudence, même si dans la situation historique dans laquelle nous nous trouvons lui manque l’occasion malheureuse de se donner libre cours. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nos voisins se sont beaucoup plus vite, et avec une intensité beaucoup plus grande, sentis concernés par le film Hitler, et ils pouvaient se permettre de l’être car eux qui sont de la même étoffe avaient juste eu le temps d’en réchapper, n’ayant eu affaire ni à la même situation historique, ni à cet homme, jamais ils n’eurent l’occasion de passer à l’acte. »

[133] Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art (1939) », op. cit., p. 298.

[134] On pourrait penser, dans cette formation cinématographique de l’Égocrate au détriment des masses, à ce qu’écrivait Lyotard à propos du film comme « miroir orthopédique » lacanien constituant le sujet « à l’échelle du corps social ». Cf. Jean-François Lyotard, « L’acinéma », Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, 1994, p. 65.

[135] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 345.

[136] « La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles. » Cf. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art (1939) », op. cit., p. 314.

[137] Lors des discours filmés par Riefenstahl à Nuremberg, on entend souvent l’affirmation que « Hitler est le parti » ou « Hitler est l’Allemagne », « la Nation », et que tous ces termes seraient en quelque sorte équivalents. C’est le « vide de contenu » de la propagande nazie qui s’exprime ainsi, pourrait-on dire avec Henri Burgelin soulignant la simplicité des thèmes qu’elle véhiculait et qui ne devait connaître ni argumentation ni discussion. Cf. Henri Burgelin, « Les succès de la propagande nazie », dans Collectif, L’Allemagne de Hitler, Paris, Seuil, 1991, p. 123-136. Notons encore que l’avion est le symbole parfait de cette non-unité du despote avec ses masses, lui qui plane, seul, au-dessus d’elles.

[138] L’expression que nous reprenons ici qualifiait le Bardamu de Louis-Ferdinand Céline, selon Eugène Dabit, cité dans Walter Benjamin, « La position sociale actuelle de l’écrivain français », trad. par P. Rusch, Œuvres II, Paris, Gallimard (Folio), 2000, 2010, p. 389.

[139] Il s’agit d’une « fiction » comme l’explique Yann Lardeau. Le processus qui a porté Hitler au pouvoir est en effet un simulacre de démocratie. Cf. Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 17-18.

[140] André Combes, « À partir du “Métropolis” de Fritz Lang : la gestalt de masse et ses espaces », dans Claudine Amiard-Chevrel [dir.], Théâtre et cinéma années vingt. Une quête de la modernité, t. II, Lausanne, L’Âge d’homme, 1990, p. 179.

[141] Cf. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, 1950, 1970, 1979, 1999, 2015, p. 411 : « si les convulsions qui existent depuis 89 continuent, – sans fin entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. »

[142] Cf. Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Paris, Gallimard (Tel), 1999, p. 76. Il semble que Muray, indiquant la date du 5 septembre 1934, fasse référence à un discours ayant eu lieu le premier jour du Congrès de Nuremberg filmé pour Le triomphe de la volonté. Cependant, cette citation n’apparaît pas dans le film de Riefenstahl et nous ignorons quelle est la source de Muray.

[143] Pour Benjamin en effet « les révolutions sont les innervations de l’élément collectif ou, plus exactement, les tentatives d’innervation de la collectivité. » Cf. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », trad. par P. Klossowski et W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard (Folio), 1991, 2003, 2006, p. 189, note 1.

[144] Cf. Serge Daney, « L’État-Syberberg », art. cit., p. 6 : « L’idéologie nazie, on le sait, s’est nourrie d’un refus violent, phobique, du corps (qu’elle n’a pu que sublimer sportif, sain et asexué). »

[145] Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 19.

[146] Hitler à Nuremberg, cité dans ibidem.

[147] Cf. ibidem. Pour Lardeau, la mise en scène nazie implique une disparition du corps dans la technique, dans l’appareillage de mise en scène ou dans le médium : « tout le corps est mortellement passé dans le médium technique ». Cf. ibid., p. 19-20. Et p. 18 : « défaire l’image de Hitler, révéler le vide fondamental de la projection nazie des masses : le corps absent de Hitler – tel est le propos du film de Syberberg ».

[148] Interrogé par Bernard Sobel à propos du film de Syberberg, Michel Foucault s’exprime de manière très parlante : « Il est certain que la chape de silence que, pour des raisons politiques, on a fait tomber sur le nazisme après 1945 est telle qu’on ne pouvait pas ne pas se poser la question : “Qu’est-ce que ça devient dans la tête des Allemands ?, qu’est-ce que ça devient dans leur cœur ? qu’est-ce que ça devient dans leur corps ?”… » Cf. Michel Foucault, « Les quatre cavaliers de l’Apocalypse et les vermisseaux quotidiens », Cahiers du cinéma, Hors-série no 6 (février 1980), p. 95.

[149] Cf. Yann Lardeau, « L’art du deuil », art. cit., p. 19 : « Nous avons vu déjà comment mannequins, poupées, marionnettes, fumigènes, etc., exprimaient l’être de mort du nazisme et la mort des corps, vidant ainsi l’écran de toute présence fasciste vive. »

[150] Sur ce point voir Christian Delage, La vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006, p. 121-158.

[151] Cf. ibid., p. 142-147. Voir aussi Jeremy Hicks, First Films of the Holocaust. Soviet Cinema and the Genocide of the Jews, 1938-1946, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2012, p. 188-195 et Valérie Pozner, Alexandre Sumpf et Vanessa Voisin [dir.], Filmer la guerre, op. cit., p. 75-81.

[152] Canetti n’expliquait-il pas que vivants et morts formaient l’une des « oppositions fondamentales », avec celles hommes/femmes et ami/ennemi, révélant le caractère « double » de la masse ? Cf. Elias Canetti, Masse et puissance, trad. par R. Rovini, Paris, Gallimard (Tel), 1966, 1986, 2015, p. 65. Notons que les nazis avaient tendance à inclure les morts à leur mouvement, répétant à l’envi, comme il est dit dans le Horst-Wessel-Lied, que les victimes du Front rouge et des réactionnaires marchaient à leurs côtés : les morts amis continuant à faire masse avec les vivants tandis que les morts ennemis devaient disparaître totalement.

[153] Siegfried Kracauer, Théorie du film, op. cit., p. 431.

[154] Dans les faits, même les tentatives, de la part des autorités nazies, de mettre en image la violence raciale, ne semblèrent pas trouver d’écho favorable auprès de la population qui exprima une certaine « gêne » à leur vue. C’est du moins ce que constate Christian Delage, allant jusqu’à écrire : « Si le nazisme a pu exterminer des millions de Juifs, pour autant il n’a pas réussi à légitimer cette politique systématique par l’image ». Cf. Christian Delage, « Allemagne (1933-1945). Un film de Hitler ? », op. cit., p. 106.

[155] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 353.

[156] Sur ce point, voir Saul Friedlander, « Introduction » in id. [dir.], Probing the Limits of Representation, op. cit., p. 14-17 ; Anton Kaes, « Holocaust and the End of History » in ibid., p. 218-222 ; id., From Hitler to Heimat, op. cit., p. 66-72.

[157] À ce sujet, voir Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003. Et, plus récemment, id., Sortir du noir, Paris, Minuit, 2015, sur le film de László Nemes, Le fils de Saul (2015, Hongrie), qui doit beaucoup au Va et regarde de Klimov.

[158] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 86-88.

[159] Cf. Gilles Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran », Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995 (sous la direction de David Lapoujade), Paris, Minuit, 2003, p. 263-271. Et, avant cela, id., Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 265-281.

Guerre et terrorisme

Revue Chameaux — n° 11 — automne 2019

Dossier

  1. Présentation du numéro

  2. Histoire et terrorisme d’après l’œuvre de Fouad Laroui

  3. L’écriture de la concernation : sacrilèges et corps violentés dans Les Tragiques.

  4. De Hans-Jürgen Syberberg à Elem Klimov : combattre « Hitler comme cinéaste »

  5. L’humanisme à l’épreuve : l’œuvre de Lorand Gaspar et le conflit israélo-palestinien

  6. Magie blanche et magie noire : cinéma populaire et terrorisme

  7. Polyphonie narrative et mise en abyme intermédiale des voix dans 11 Septembre mon amour (2003) de Luc Lang

  8. Post-exotisme et terrorisme littéraire : ambiguïté

  9. La structure thématique causale de L’Immeuble Yacoubian : entre frustration et dérive terroriste

  10. Quels régimes de vraisemblance pour les récits romanesques des témoins de la Grande Guerre ?

  11. La crudité littéraire face à la cruauté terroriste. Le cas de Charlie (José Luis Castro Lombilla) et de Carne rota (Fernando Aramburu)

  12. Matthias Bruggmann. Décentrement et incertitude du regard

  13. L’écriture du terrorisme dans la littérature algérienne

  14. Reconquérir l’Histoire par la fiction : la Bataille de Culloden dans la série télévisée Outlander

Hors-dossier

  1. Structures et fonctions du récit de deuil