Vaste et lointaine, l’histoire des tirailleurs sénégalais[1] de l’armée coloniale française prend forme officiellement le 21 juillet 1857, lorsque « Napoléon III signe le décret de création du corps des tirailleurs sénégalais à Plombière-les-Bains[2] », à la demande de Louis Faidherbe. Ce que l’on sait de ces soldats, c’est qu’ils ont participé à tous les fronts ayant opposé l’armée française à son voisin ennemi, l’Allemagne, de la guerre franco-prussienne (1870) aux deux plus grands conflits militaires du siècle dernier (1914-1918 et 1939-1945). Il faut ajouter à celles-là les luttes armées de conquêtes coloniales et d’indépendance. Or, il se pose un vérifiable problème de travail mémoriel depuis la fin de la guerre d’Algérie (1962), année marquant la dissolution des troupes de tirailleurs sénégalais. Depuis lors, la société française contemporaine peine à intégrer cette période coloniale dans sa conscience historique. Stéphane Martens explique que
[…] la mémoire collective française a quasiment oublié les 500 000 soldats africains mobilisés sur le front européen dès 1914. Des 1500 manifestations qui ont lieu en France et labellisées par la mission centenaire de la Première Guerre mondiale, aucune n’est consacrée, en tant que telle, au rôle joué par l’Afrique et le lourd tribut payé par ses soldats[3].
La publication de L’Indigène (2014) répond donc au besoin de rompre ce long silence devenu gênant pour la société entière. Cette fresque romanesque permet d’étudier les procédés d’écriture de l’histoire, car, à ce jour, il reste l’un des rares textes de la littérature française contemporaine à retracer l’effort des tirailleurs sénégalais de la Première Guerre mondiale. « Qui se souvient de ces hommes à la peau noire tombés pour la France en 14-18 ? », s’interroge-t-il à la quatrième de couverture de son roman. Cette question revêt toute sa pertinence, particulièrement après la célébration du centenaire de l’armistice du premier conflit mondial, le 11 novembre 2018. Quelle est la particularité de l’écriture de l’histoire militaire des soldats noirs chez Jean-Denis Clabaut ? Si Philippe Joutard considère que « le génie d’un grand créateur, c’est aussi la force de sa mémoire[4] », comment procède-t-il à la reconstruction de ce passé ? Cette étude s’appuie sur l’idée que le roman proposerait la reconstitution des faits à partir d’un travail de mémoire de l’auteur fondé sur la réappropriation de l’archive, des discours médiatiques et de l’enquête. La poétique développée à travers L’Indigène n’a pas pour but de « tuer l’histoire à coups de fiction et de rhétorique, mais de la retremper par une forme, une construction narrative, un travail sur la langue, dans un texte-enquête qui épouse son effort de vérité[5].» Ainsi, il nous reviendra dans un premier temps d’analyser la manière dont la fiction s’approprie l’archive, puis nous verrons comment la mémoire médiatique participe non seulement à la conserver, mais aussi à la vulgariser. La dernière inflexion s’articulera autour de l’enquête du point de vue littéraire.
L’archive retravaillée : la fiction dit sa vérité
L’histoire des tirailleurs sénégalais réécrite par Jean-Denis Clabaut contient des informations factuelles, donc vérifiables à travers des documents que le romancier exploite pour revisiter ce passé. Il s’agit d’un prétexte, puisque son travail consiste à mêler faits et fiction pour aboutir à un récit aux frontières poreuses. D’ailleurs, Françoise Lavocat nous rappelle que « ce ne sont pas les comptes rendus factuels qui ont sauvé la mémoire des catastrophes du passé, mais bien des textes hybrides, factuels et fictionnels ; des fictions intégrant et réécrivant ostensiblement des documents[6] […]. » Il se produit un effet de réel lorsqu’il insère des informations historiques à l’instar de : « Je m’appelle Yacouba. Je viens du Sénégal. Des soldats sont venus nous chercher dans notre village il y a quelques mois pour nous enrôler chez les fiers tirailleurs sénégalais[7]. » Yacouba, dans son propos, rappelle par nécessité qu’il appartient à l’armée coloniale française. Cet indice textuel permet au lecteur de se rendre compte qu’il y a eu, à un moment donné de l’histoire militaire française, des enrôlements massifs des coloniaux dans les rangs de son armée. Le jeune tirailleur ne représente ici qu’un symbole, un tirailleur sénégalais qui parle au nom de tous les autres combattants venus du continent africain pour sauver la France de l’occupation allemande. Cette prise de parole, en contexte post-colonial, est censée combler les blancs ou les vides de ce passé peu connu, voire mal connu des générations contemporaines.
Dans son projet de réécriture, Clabaut revient sur des sujets controversés et sensibles. En résumant ce drame avec toutes les références historiques à l’appui, l’écrivain français ouvre le débat sur la capacité de la mémoire à rendre compte du vécu, quand bien même on sait qu’il s’agit ici d’un travail sur l’archive qui nécessite restitution et créativité. À ce propos, il explique que :
Cet épisode-là laisse un goût amer dans l’histoire collective des Sénégalais. Il y avait notamment la tragédie sanglante du camp de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Le premier décembre 1944, les troupes françaises avaient ouvert le feu sur les tirailleurs réclamant que les promesses matérielles du gouvernement français soient tenues, et n’avaient pas apprécié sa méfiance à leur égard. On les soupçonnait en effet d’avoir acquis, au contact des populations européennes et des soldats dans les camps de prisonniers, des idées sociales et politiques subversives qui risquaient de provoquer des remous dans les colonies. Tout cela avait occasionné une fronde dans ce camp où se trouvaient 1280 tirailleurs en cours de rapatriement. Il y avait eu 35 tués et 35 blessés graves mais surtout, une incompréhension et un ressentiment envers la France qui avait honoré la bravoure des combattants mais refusé de leur reconnaître leurs droits[8].
Cet extrait contient des informations officielles et vérifiables. C’est d’ailleurs la version des faits que la mémoire collective franco-africaine a retenue dès le 1er décembre 1944. En ce qui concerne la véracité des chiffres mentionnés, les historiens tels que Myron Echenberg[9] et Martin Mourre[10] corroborent ce dont parle Jean-Denis Clabaut. Ainsi, ce roman historique ferait office de document susceptible de renseigner toutes sortes de publics curieux d’en savoir un peu plus sur l’histoire des tirailleurs sénégalais. Au fur et à mesure qu’on évolue dans l’analyse du livre de Clabaut, on découvre qu’il fait aussi allusion au recrutement de 1918, communément appelé la mission Diagne. À ce sujet, l’histoire nous rapporte que Blaise Diagne[11] avait la lourde charge de renforcer les effectifs de l’armée française en procédant à un important recrutement en Afrique occidentale française. L’extrait ci-après nous donne l’impression d’écouter son adresse aux familles des futurs soldats :
Je suis chargé de recruter le plus d’hommes possible pour constituer un nouveau bataillon de tirailleurs sénégalais. Nos chefs ont reconnu la valeur des hommes de ce pays qui ont autant de force que de courage. Avec l’aide de ces nouvelles recrues, qui iront se battre aux côtés de leurs camarades français sur le sol de la mère patrie, la guerre sera bientôt gagnée[12].
Le roman ne révèle pas clairement qu’il s’agit de la mission Diagne, mais, par rapport au contexte, ces propos pourraient appartenir au député sénégalais. Au cours de cette année, au moment où la guerre tirait progressivement à sa fin, le 12 février 1918, au Sénégal, il s’engagea dans une grande campagne d’enrôlement d’«un nouveau bataillon de tirailleurs sénégalais ». Une mission qu’il conduit et accomplit avec succès[13], au regard des résultats fructueux que l’on peut confirmer à travers les chiffres. Cette manière de retracer chronologiquement les séquences du parcours des tirailleurs donne davantage de crédit à ce roman en tant que supplément d’archive ou du discours social, au sens de Marc Angenot[14], puisque pour lui, « le texte littéraire inscrit du discours social et le travaille[15]. » Le propos du sociocritique conforte l’idée selon laquelle l’écriture du passé de ces hommes repose sur le principe de représentation ou de mimèsis, donc sur la relecture des faits. Il se trouve que l’expérience militaire des soldats subsahariens de l’armée française connaît une nouvelle réactualisation à partir de cette œuvre. Le dire ainsi revient à considérer le texte de Jean-Denis Clabaut comme la mémoire de l’histoire et le conservateur des traces des combattants sénégalais. À ce titre, Yves Clavaron écrit que « la fiction historique permet de ramener à l’existence des fragments de mémoire en passe de se perdre pour devenir une sorte de conservatoire de l’Histoire[16]. »
Protocole pour une enquête en « science littéraire »
La quête de l’information vraie n’est nullement l’exclusivité des sciences sociales. On en veut pour preuve la démarche entreprise par Stéphane visant à rechercher le témoin détenant la version originale de l’histoire du tirailleur sénégalais, Kandjoura. Annette Wieviorka écrit que « le témoignage se mue parfois en littérature. Un vrai livre est supposé mieux assurer la transmission[17]. » Cet enchevêtrement des discours factuel et fictionnel fait du roman non seulement le témoignage d’une histoire lointaine, mais également la courroie de transmission reliant plusieurs générations depuis la fin de Grande Guerre. Assurément, l’enquête de Stéphane nous le montre mieux. Comment met-il en place son protocole d’enquête ? Et de quelle façon procède-t-il ?
En bon enquêteur, il commence à s’interroger sur la nature des photos qu’il hérite de sa grand-mère. Il procède à une recherche sur Internet pour savoir véritablement ce que cachent ces images. Quelques jours plus tard, Stéphane obtient des réponses partielles à ses questions. Hormis Internet, « il avait aussi l’intention de suivre une autre piste, celle des archives de l’armée[18]. » En explorant cette voie, d’autres perspectives s’ouvrent à lui. Cette fois, il décide de passer par le moyen de communication téléphonique. En se laissant guider par un lieu de mémoire assez significatif cristallisé à travers l’une des photos, le jeune homme
appelle l’office de tourisme de cette ville pour les questionner sur l’histoire du lieu durant la Première Guerre mondiale.
-Bonjour monsieur le directeur : je cherche des renseignements sur l’histoire de votre citadelle et plus particulièrement sur son rôle pendant la Première Guerre mondiale. Pouvez-vous m’aider ?
-Je n’ai pas beaucoup de temps. La citadelle était en arrière du front, heureusement suffisamment loin, et n’a jamais servi pendant les combats.
-Sait-on cependant si elle a accueilli des troupes, servi de cantonnement, ou alors si on y a mis des blessés ou des prisonniers ?
-Voilà bien une drôle de question. Il n’y a pas grand-chose sur le sujet.
-N’y a-t-il personne qui pourrait m’éclairer un peu plus sur le sujet ?
-Non monsieur, il n’y a rien eu d’écrit sur ce sujet.
-Donc vous n’avez pas connaissance de soldats qui auraient pu être fusillés dans cette caserne en 1916 ?
-Fichtre non[19].
La dernière question de Stéphane est une brèche ouverte sur l’histoire de la fusillade du tirailleur sénégalais. L’enquête se poursuit, sans attendre, il prend sa voiture et se dirige vers le lieu où il pourrait rencontrer la personne héritière de ce passé. Dès son arrivée, « il sort de sa sacoche les quelques vues de son arrière-grand-père que lui avait données Francis. La configuration du centre du village n’avait pas changé. Les informations obtenues sur Internet étaient donc fiables[20]. » Au fur et à mesure qu’évolue son enquête, il se rend compte que les photographies en sa possession constituent un véritable guide pour lui. Ainsi, tel un journaliste d’investigation, Stéphane procède par tâtonnements et ne néglige rien sur son chemin. Il prend la peine d’investir toutes les voies possibles, car chaque renseignement qu’il prend est susceptible de le mener vers l’informateur tant recherché. À son avis, « il fallait interroger l’instituteur qui avait sûrement travaillé sur le sujet en 2004, au moment du 90e anniversaire de la déclaration de la guerre[21]. » N’ayant pas collecté une grande somme d’informations en interrogeant les fonctionnaires de l’administration publique, il se voit donc obligé de changer de stratégie. Cette fois, le jeune enquêteur s’assied dans le café du village, commande une boisson et commence à expliquer les raisons de sa venue à son voisin immédiat. Après l’avoir entendu, ce dernier lui répond : « Y’a qu’à d’mander au vieux Georges qu’est là-bas. Hé ! Georges ! Vins voir ichi un peu [22]! ». Georges le conduit enfin chez le dernier témoin de l’histoire du tirailleur sénégalais de la Grande Guerre filmé par son arrière-grand-père. Pour ouvrir la conversation, il dit à Aimée :
-Je viens de la part de Louis Ponchel, mon arrière-grand-père, qui était photogr…
-Ai-je bien entendu ? Vous avez bien dit Louis Ponchel ?
-Oui madame, je suis son arrière-petit-fils.
-Aidez-moi à rentrer. Nous avons à causer je crois[23].
Ce drame a longtemps été dissimulé pour des raisons idéologiques, car, à l’époque coloniale, les conservateurs blancs de ce village ne pouvaient accepter qu’un indigène, qui plus est un noir, fasse un enfant avec une femme de race blanche. Stéphane a désormais la lourde mission d’exhumer ce passé de plus d’un siècle, sachant que le « traumatisme de la Grande Guerre est toujours présent dans la mémoire de tous[24]. » Il était donc temps qu’Aimée raconte à son hôte ce qu’a vécu son père, venu du Sénégal pour prendre part au premier conflit du vingtième siècle. Avant de commencer son récit, elle lui présente l’unique image du tirailleur sénégalais qu’elle a héritée de sa mère et dit :
Mon père. C’est la seule photo que je possède de lui, que ma mère m’a donnée. Elle y tenait vraiment ! C’est votre arrière-grand-père, Louis, qui l’a prise à la prison de D… en 1916. Il l’a apportée à ma mère, ici, malgré les difficultés. Je suis contente de pouvoir enfin en parler, parce que je n’ai plus beaucoup d’années à vivre et, après moi, cette histoire aurait été définitivement enterrée. Ils auraient été trop satisfaits au village[25].
La démarche de Stéphane montre à quel point le roman de Jean-Denis Clabaut constitue une source pour construire l’histoire des soldats noirs de l’armée française. L’exécution d’un tel protocole en littérature, couronnée par la découverte de l’informateur tant recherché, montre que le romancier est investi des mêmes missions que l’historien de métier.
La mémoire de l’histoire au prisme de l’écriture médiatique
En plus du travail sur l’archive, ce roman propose une autre manière de revisiter l’histoire qui repose sur l’intégration de plusieurs systèmes sémiotiques différents, à l’instar des médias audiovisuels et écrits. C’est sur ce principe d’hybridation que la mémoire participe à la reconstitution du fait colonial franco-africain. Dans cette quête de traces du passé, certains médias jouent le rôle d’adjuvant, ils aident une catégorie de personnages à découvrir et surtout à comprendre le rôle des tirailleurs sénégalais lors de la Première Guerre mondiale. Le cas de Stéphane est révélateur à plus d’un titre. Comme le veut la tradition familiale, le jeune homme a hérité de sa grand-mère des clichés pris sur les champs de bataille par son arrière-grand-père, Louis. En vue d’ouvrir la page de l’histoire qui se cache derrière ce trésor familial précieusement gardé et transmis de génération en génération, le jeune homme décide d’aller à la recherche de la vérité, n’ayant pas une connaissance précise de la situation géographique des lieux de mémoire indiqués sur lesdits clichés :
Stéphane était perplexe […]. Tous ces clichés, qui semblaient autant de témoignages d’une histoire révolue, prenaient une autre dimension. Il y avait derrière une tragédie humaine, une énigme qui était sans doute enfouie depuis toutes ces années. L’exhumer, c’était se replonger dans cet enfer des tranchées, revivre l’horreur quotidienne de tous ces malheureux, mais aussi retrouver cet arrière-grand-père qu’il n’avait bien sûr jamais connu […]. Il n’eut pas à chercher longtemps pour trouver un site Internet satisfaisant. Il y en avait de nombreux, possédant chacun une spécialité ou une spécificité et il envoya sur plusieurs d’entre eux les photos du village et de la caserne ou prison. Il accompagnait ses envois de questions simples, demandant à quels villes et villages ces clichés correspondaient[26].
Au cœur de ce processus, Internet devient le média par lequel Stéphane parvient à recomposer les morceaux de la mémoire diffractée du passé militaire des soldats subsahariens de l’armée française. Le roman indique qu’après avoir lancé de nombreuses recherches, Stéphane commence à recevoir des réponses satisfaisantes quelques jours plus tard. Jean-Denis Clabaut note :
Les choses commencèrent à bouger en début de semaine. Il y avait enfin une réponse qui émanait d’un des sites. Une photo avait été reconnue : il s’agissait de l’église en partie détruite qui, apparemment, était celle du petit village de L… dans la Somme. La personne qui avait répondu envoyait, comme élément de comparaison, une photographie qu’elle possédait et qui montrait l’église juste avant la guerre, en parfait état[27].
Cette recherche d’informations n’est qu’une brèche que la littérature contemporaine ouvre en vue de ramener dans la mémoire collective les fragments du passé en voie de disparition. En se servant d’Internet pour restaurer l’histoire, le roman prend la forme d’un réseau de mémoires qui se connectent les unes aux autres par le biais de l’imaginaire de l’auteur. Limitée et sélective, la mémoire humaine n’a d’autre choix que d’avoir recours à la mémoire artificielle pour sauver le passé de l’effet du temps. À ce sujet, Kouméalo Anaté écrit par exemple que ce « média est également utilisé comme “mémoire” (conservation, stockage) et comme appareil à remonter le temps[28]. » Ici, l’usage de ce vecteur de diffusion vise principalement deux buts : conserver et transmettre. En intégrant le numérique dans cette fiction historique, Clabaut hisse son texte à la hauteur du conflit mondial qu’il représente. En d’autres termes, le romancier français a fait le choix de montrer qu’Internet, en tant que réseau informatique planétaire, semblerait le meilleur canal capable de relayer ce passé à travers le monde. Il va de soi que ce moyen de communication moderne sert à véhiculer de façon efficace et rapide l’histoire des tirailleurs sénégalais. Stéphane, à travers le site du ministère de la défense, découvre finalement le passé peu connu du brave Kandjoura. Cet homme au destin obscur, fusillé par l’armée française pour avoir eu un enfant (Aimée) avec une femme blanche, suscite désormais la curiosité des populations environnantes :
La télévision s’en mêlait maintenant et il y eut un reportage sur la chaîne régionale, montrant l’exposition mais aussi Aimée, dans la petite pièce de la ferme décrépie, perdue dans une ride de la riche campagne picarde. Certains journaux s’emparèrent du sujet et publièrent quelques articles qui posaient des questions de fond sur le recrutement des troupes coloniales et le devenir de ceux qui avaient donné leur sang pour la France. Ce débat historique passionnait et les témoignages des Africains français se multipliaient, présentant tel grand-père couvert de médailles ou la photo de tel autre dont les béquilles devaient dorénavant remplacer les jambes perdues au combat. Kandjoura devenait un symbole, le représentant de tous ceux qui, des quatre coins de l’ancien empire colonial français, étaient venus sur le sol de la « mère patrie » donner leur sang et leur vie[29].
Cette constellation de médias (Internet, la télévision, les journaux et la photographie) traduit l’idée que la reconstruction de la mémoire en littérature contemporaine reposerait sur un travail de plus en plus axé sur le dialogue médiatique.
Conclusion
Cette étude consacrée à la relecture de l’engagement des tirailleurs sénégalais a permis de montrer comment la fiction participe à réactualiser et à rendre intelligible le rôle de ces hommes pendant l’un des deux plus grands conflits militaires du siècle passé. Ce roman constitue en quelque sorte une injonction au souvenir, car publié en 2014, à la veille de la commémoration du centenaire de la déclaration de la Première Guerre mondiale. Autrement dit, il s’agit d’un appel au devoir de reconnaissance, dont le but consiste à rappeler à la mémoire franco-africaine contemporaine de ne pas passer sous silence l’effort de guerre des combattants noirs, venus d’Afrique pour sauver la France. Ainsi, au cours de cette analyse, nous nous sommes aperçus que la reconstruction de ce passé repose, entre autres, sur l’archive. On y retrouve une forte présence des références factuelles qui s’imbriquent et se confondent à la créativité du romancier, ce qui donne à ce roman un caractère documentaire ou conservatoire du passé militaire des tirailleurs sénégalais, car, en intégrant la dimension médiatique dans ce récit, l’événement se fait d’emblée objet du présent, donc un véhicule de la mémoire. « On ne fait l’expérience du passé que dans le présent[30] », précise François Hartog. Ici, le présent devient le leitmotiv de la reconstruction de l’apport des soldats africains par le biais de l’imaginaire du l’écrivain. Enfin, si crise historienne il y a, c’est que ce roman assume pleinement sa fonction de réceptacle du passé événementiel, et le protocole d’enquête mis en place par Stéphane justifie l’état de crise à laquelle fait face la science historique. Ce travail auquel s’emploie le jeune enquêteur semble a priori celui d’un historien, voire d’un journaliste d’investigation. Donc, la mémoire a pour mission de conserver et de renouveler l’histoire, puisque selon Sonia Combe, « l’histoire, sans la mémoire, est une histoire en noir et blanc[31]. »
Doherti Juvet Nguiebe
Biobibliographie
Doherti Juvet Nguiebe est Docteur en Littérature comparée de l’Université de Paris Nanterre. Il a préparé ses recherches doctorales sous la direction de Jean-Marc Moura, sur les mémoires militaires des tirailleurs africains de l’armée française dans la littérature, le cinéma et les médias contemporains. En mai-juin 2019, il a pris part au colloque (De l’archive à l’œuvre) organisé dans le cadre du 87e Congrès de l’Association francophone pour le savoir (Acfas) à l’Université du Québec en Outaouais (Gatineau). À Paris, le 8 octobre 2020, il a communiqué lors du colloque international (organisé par le Ministère des Armées et le groupe de recherche ACHAC) sur la commémoration du 80e anniversaire des massacres sommaires de tirailleurs africains de l’armée française, en mai-juin 1940, par l’armée allemande. Il compte des articles à son actif, entre autres « Histoire, mémoire et transmission : Charcles N’tchoréré en BD », publié dans Charles N’tchoréré. Le passé d’un avenir (Paris 2020).
Bibliographie
Angenot, Marc, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », dans Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars [dir.], La Politique du texte. Enjeux sociocritiques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 9-27.
Clabaut, Jean-Denis, L’Indigène, Paris, France-Empire, 2014.
Clavaron, Yves, Poétique du roman postcolonial, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2011.
Combe, Sonia, « Karl Marx City : l’histoire en noir et blanc », dans Mémoires en jeu. Mémorialisations immédiates, Paris, Kimé, n°4 (septembre 2017), p. 12-13.
Echenberg, Myron, Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960), Paris, Karthala, 2009.
Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2012.
Jablonka, Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2017.
Joutard, Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, 2013.
Kouméalo, Anaté, « Usage des médias dans les littératures négro-africaines », dans Martine Mathieu-Job [dir.], L’entredire francophone, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 131-150.
Lavocat, Françoise, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.
Martens, Stéphane, « L’avenir du passé. Pour une mémoire vivante », dans De Wael Michel et Martens Stéphane [dir.], Mémoire et oubli. Controverses de la Rome antique à nos jours, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2015, p. 17-35.
Mourre, Marre, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
Solidarité Internationale, Les Forces noires africaines. Avant, pendant et après la Grande Guerre, Paris, SPM, 2018.
Sullivan, Maryse, « Notre peuple, notre mémoire. Discours de grands chefs lors de la Seconde Guerre mondiale », dans Anne Le Guellec-Minel [dir.], La mémoire face à l’Histoire. Traces, effacement, réinscriptions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 65-79.
Wieviorka, Annette, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998.
Notes
[1] L’expression « tirailleur sénégalais » représente une appellation générique qui désigne l’ensemble des soldats africains subsahariens de l’armée française. L’adjectif « sénégalais » ne renvoie pas seulement aux militaires originaires du Sénégal, mais plutôt à tous les combattants enrôlés de 1857 à 1962 en A.O.F. (Afrique Occidentale Françoise), et en A.E.F. (Afrique Équatoriale Françoise), dans les différents bataillons des troupes coloniales et de marine.
[2] Solidarité Internationale, Les Forces noires africaines. Avant, pendant et après la Grande Guerre, Paris, SPM, 2018, p.43.
[3] Stéphane Martens, « L’avenir du passé. Pour une mémoire vivante », dans Michel De Wael et Stéphane Martens [dir.], Mémoire et oubli. Controverses de la Rome antique à nos jours, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2015, p. 17-35 et 25.
[4] Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, 2013, p.15.
[5] Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2017, p. 14.
[6] Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 88.
[7] Jean-Denis Clabaut, L’Indigène, Paris, France-Empire, 2014, p. 154.
[8] Ibid., p. 8-9.
[9] Myron Echenberg, Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960), Paris, Karthala, 2009.
[10] Marre Mourre, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
[11] Premier député africain à l’Assemblée nationale française. Chargé de recruter les tirailleurs sénégalais dans toute l’Afrique occidentale française (A.O.F.) avec la bénédiction de l’administration coloniale. Il était également accompagné du jeune capitaine Abdelkader Mademba, premier officier noir de l’armée française.
[12] Jean-Denis Clabaut, L’Indigène, op. cit., p.82.
[13] Pour ladite mission, il lui avait été demandé d’enrôler 50 000 soldats. Cependant, compte tenu du discours convaincant qu’il avait utilisé au Sénégal et dans le reste de l’A.O.F., Diagne, finalement, avait recruté 77 000 tirailleurs sénégalais, soit plus de 20 000 du nombre voulu par les autorités politiques et militaires françaises.
[14] Marc Angenot, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », dans Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars [dir.], La Politique du texte. Enjeux sociocritiques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 9-27.
[15] Ibid., p.16.
[16] Yves Clavaron, Poétique du roman postcolonial, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2011, p. 122.
[17] Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 42.
[18] Jean-Denis Clabaut, L’Indigène, op. cit., p. 53.
[19] Ibid., p. 56-57.
[20] Ibid., p. 63.
[21] Ibid., p. 68.
[22] Ibid., p. 69.
[23] Ibid., p. 75-76.
[24] Maryse Sullivan, « Notre peuple, notre mémoire. Discours de grands chefs lors de la Seconde Guerre mondiale », dans Anne Le Guellec-Minel [dir.], La mémoire face à l’Histoire. Traces, effacement, réinscriptions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 65-79 et 75.
[25] Jean-Denis Clabaut, L’Indigène, op. cit., p. 78.
[26] Jean-Denis Clabaut, L’Indigène, op. cit., p. 52.
[27] Ibid., p. 55.
[28] Kouméalo Anaté, « Usage des médias dans les littératures négro-africaines », dans Martine Mathieu-Job [dir.], L’entredire francophone, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 131-150 et 137.
[29] Jean-Denis Clabaut, L’Indigène, op. cit., p. 322.
[30] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2012, p. 58.
[31] Sonia Combe, « Karl Marx City : l’histoire en noir et blanc », dans Mémoires en jeu. Mémorialisations immédiates, Paris, Kimé, n° 4 (septembre 2017), p. 12-13.