Le terme « voyage initiatique » connaît depuis quelque temps une popularité qui en obscurcit parfois la signification. Il suffit d’une recherche sur Google pour le constater par soi-même : à en croire certains sites qui offrent des séjours de ressourcement en lieu « saint » ou « mythique », le voyage initiatique s’apparenterait à un « pèlerinage à la source des arts martiaux chinois » dans lequel il est nécessaire de « gérer son aérien » (?), ou à un circuit pour vacanciers « sur la trace des Immortels ». Afin de commencer cet article du bon pied et d’éviter toute ambiguïté fâcheuse, j’aimerais dès maintenant effectuer une mise au point. Ici ne seront étudiés ni le personnage de l’amateur d’arts martiaux, ni la mystérieuse figure du gestionnaire de l’impondérable (?), ni la psychologie du touriste en quête d’éternel. En fait, on ne trouvera nulle bribe du présent article qui ne saurait être en rapport avec autre chose que l’analyse littéraire d’une célèbre œuvre poétique québécoise. Voilà qui est dit, sans toutefois dire plus que ce qui ne fera pas l’objet de ce texte. Passons donc du sujet non posé à son contraire, tout en profitant de l’occasion pour adopter un registre d’écriture qui sied davantage à la dissertation. Dans trois, deux, un…
Une étude attentive des poèmes de L’homme rapaillé1, les « Six courtepointes » exclues, révèle le rôle structurant de l’imaginaire initiatique dans les réseaux d’images qu’y déploie Gaston Miron. Cet imaginaire relève d’une part d’un fonds culturel largement répandu, partagé par des peuples de toutes régions du globe à différentes époques, ce qui ne l’empêche pas d’autre part de posséder une souplesse qui permette à ses différentes objectivations de différer considérablement les unes des autres. Il sera ainsi nécessaire d’aborder ces deux facettes du scénario initiatique, afin de le cerner à la fois dans ses généralités et dans sa manifestation particulière au sein de L’homme rapaillé. C’est pourquoi, dans un premier temps, la « grammaire » du voyage initiatique, dont on découvrira l’une des manifestations les plus limpides dans les rites d’initiation, retiendra notre attention. Viendra ensuite la deuxième partie de l’article, consacrée à l’analyse des poèmes de Miron. Elle se divisera en trois sections différentes. D’abord, il sera question du motif de l’avancée difficile et de son rapport au temps et à la lumière. Nous verrons à cet effet que l’une des spécificités de l’imaginaire mironien consiste à projeter dans le futur le terme du parcours d’initiation, et que cette projection confère à la poésie un statut semblable à celui du discours prophétique. Par la suite, l’examen de trois poèmes représentatifs de l’imagerie initiatique permettra d’observer plus attentivement la façon dont se structurent à l’intérieur d’un texte littéraire les notions précédemment abordées, et plus particulièrement celles qui concernent l’image de la terre et le démembrement. Enfin, la dernière section traitera, en lien avec le thème du voyage, de la désorientation et des moyens de repérage spatiaux. Elle s’attardera en outre au « personnage » de la femme aimée, qui fait office de point de repère situé à la fin du parcours initiatique et qui en marque l’aboutissement ( fictif, puisque constamment différé) en s’unissant au « protagoniste » dans un acte sexuel qui s’apparente à une hiérogamie.
1. Le rituel initiatique
Commençons par une question toute simple : qu’est-ce que l’initiation ? Mircea Eliade, à coup sûr un guide fiable sur ce terrain, donne la réponse suivante : « Par initiation, on comprend généralement un ensemble de rites et d’enseignements oraux, au moyen desquels on obtient une modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier. Philosophiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation ontologique du régime existentiel. À la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant l’initiation : il est devenu un autre2. » L’initié, au terme de la cérémonie, n’est donc plus le même qu’auparavant. Peut-être est-il passé de l’enfance à l’âge adulte, est-il devenu membre d’une société secrète ou a-t-il acquis le statut de chaman. Bien que tous ces scénarios s’avèrent possibles, dans tous les cas, la nouvelle condition de l’initié est jugée assez différente de l’ancienne pour constituer un changement existentiel radical (la dimension religieuse de la transformation joue ici un rôle non négligeable). La plupart du temps, ce changement est possible grâce à une transmission de savoirs, passés de la collectivité des initiés vers les postulants et tenus secrets en dehors du cercle des détenteurs. L’une des formes typiques de cet enseignement religieux est le récit d’épisodes mythologiques, riche en révélations sur la nature et l’origine du monde, des dieux, des hommes. Mais qu’il y ait récit ou non, qu’il y ait passation de connaissances ou non, l’essentiel consiste dans l’expérience que le novice fait du sacré : « Dans tous les scénarios examinés, dans toutes les dispositions qui règlent la transmission de l’initiation, le novice est amené à prendre avec le sacré, quelle que soit la forme qu’il lui donne, un contact direct et c’est précisément ce contact qui, pour employer un terme alchimique, est l’agent de la transmutation3. » À cette modification ontologique correspond, comme à un fait individuel un corollaire collectif, une modification d’ordre social. Car il ne faut pas oublier que les rites initiatiques présupposent une communauté religieuse qui en dicte les lois, et que toute initiation réussie se traduit par l’intégration ou par l’octroi d’un nouveau statut en son sein. Afin de faciliter l’entrée sociale de même que le parcours initiatique du néophyte, on lui associe assez régulièrement un tuteur. Ce guide, membre de la communauté religieuse, et qui correspondrait, dans le cas de l’initiation qu’est le baptême chrétien, au parrain, agit en tant que père spirituel auprès de l’initié. Je voudrais insister sur le sens à la fois figuré et on ne peut plus concret du mot « père », car on touche avec ce terme à ce qu’il y a de plus profondément ancré dans l’imaginaire initiatique : l’initié, lors du rite, meurt symboliquement, manière de signifier la fin de son ancienne existence, pour renaître, toujours symboliquement, à sa nouvelle condition. Il fait donc figure de fils auprès de son tuteur, qui l’a en quelque sorte mis au monde spirituellement. Ce scénario qui comporte un décès et une résurrection, et où ces deux éléments atteignent parfois des sommets de théâtralisation, a connu et connaît encore une forte incidence sur l’organisation des rites. En fait, il structure la plus grande partie des initiations dont nous avons connaissance : « La majorité des épreuves initiatiques impliquent, d’une façon plus ou moins transparente, une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle naissance. Le moment central de toute initiation est représenté par la cérémonie qui symbolise la mort du néophyte et son retour parmi les vivants. Mais il revient à la vie un homme nouveau, assumant un autre mode d’être4. »
Cette place centrale accordée à la mort témoigne d’une organisation rituelle particulière, qui impose des règles structurelles auxquelles il est difficile de déroger. S’il paraît absurde qu’un rite voie se produire la résurrection avant le décès, ou que l’entrée du novice dans l’espace sacré ait lieu avant que celui-ci ait été distingué du monde profane par un acte consacré, c’est parce qu’il existe bel et bien une logique inhérente au scénario initiatique. À cet égard, on peut croire, à l’instar de Simone Vierne, que l’initiation est divisée en trois parties principales : « Dans toutes les cérémonies d’initiation […] on peut distinguer trois grandes séquences, d’inégale longueur, la plus fournie étant généralement la seconde, ce qui s’explique étant donné son importance dans l’ensemble du rituel. En effet, la première phase est une préparation à la seconde, la mort initiatique proprement dite. La troisième exprime la nouvelle naissance et son développement varie extrêmement suivant les cultures5. » Voyons ce qui caractérise plus spéci quement chacune de ces trois étapes6.
Premier moment du rituel, la préparation consiste en une série de rites préliminaires qui s’avèrent nécessaires afin de marquer clairement une division entre le monde profane et le monde sacré. On peut grouper ces rites en trois catégories, dont seule la troisième jouit d’une présence assurée dans la cérémonie d’initiation. D’abord, la préparation du lieu sacré, tels l’enclos construit dans la brousse chez les Sara, la loge maçonnique chez les francs-maçons ou la caverne dans le cas du mithriacisme. Ensuite, le rituel de purification, habituellement nécessaire avant que l’initié ne pénètre dans le lieu sacré, qui peut prendre des formes assez diverses : baignade, jeûne, abstinence sexuelle, tonte de cheveux, etc. Enfin, la séparation de l’initié et du monde profane, continuation logique des deux étapes précédentes. Avec cette rupture, l’initié pénètre officiellement dans le sacré ; à partir de ce moment peut commencer la partie principale de l’initiation, qui implique une mort symbolique.
Ce deuxième moment de l’initiation, généralement le plus important, constitue l’étape du « voyage initiatique » à proprement parler. En effet, le décès symbolique du néophyte prend très souvent l’aspect d’une entrée dans le monde des morts, des esprits, des ancêtres, domaine sacré par excellence, qui est vécue sur le mode d’un voyage dans l’au-delà. Il est difficile d’établir une typologie convaincante pour cette partie de l’initiation, qui déploie un symbolisme bien connu mais dont les différents éléments ne se laissent pas facilement découper en parties bien délimitées. Néanmoins, l’établissement de quelques catégories générales possède son utilité. Si l’on suit la classification de Simone Vierne, il est possible de distinguer trois types de voyages, qui peuvent cohabiter au sein d’une même initiation : le rituel de mise à mort, le retour à l’état embryonnaire (le regressus ad uterum) et la descente aux enfers (le descensus ad inferos) ou la montée au ciel.
Le rituel de mise à mort se caractérise par les épreuves que l’on inflige à l’initié et qui culminent souvent dans le meurtre symbolique de celui-ci. On impose au postulant des tabous alimentaires7, on lui demande de garder le silence ou bien de rester éveillé, puisque les morts ne mangent pas, ne parlent pas, ne dorment pas. Un autre registre, plus violent cette fois, fait intervenir des tortures telles que flagellations, scarifications, piqûres d’insectes, circoncision ou subincision. Il n’est pas rare que ces supplices mettent en évidence des images de démembrement, typiques des voyages extatiques chamaniques et de certains mythes bien connus qui impliquent une résurrection, comme ceux de Dionysos-Zagreus et d’Osiris. Toutes ces douleurs endurées stoïquement par l’initié ne manquent habituellement pas de surprendre l’homme moderne, peu habitué à une telle conception de la souffrance. C’est qu’on a parfois tendance à oublier que les tortures, dans un contexte d’initiation, ont une valeur rituelle et sacrée : si elles sont si facilement acceptées et supportées, c’est parce qu’elles sont censées entraîner une modification profonde du néophyte.
Le deuxième type de voyage initiatique, le regressus ad uterum, est compris comme un retour dans le sein de la mère sous la forme d’un embryon, c’est-à-dire comme la réintégration du néant originel où la matière, dans un état encore informe, pourra être façonnée de manière à permettre une nouvelle naissance. Certaines cérémonies, comme la diksâ en Inde, mettent l’accent sur l’image du fœtus : « Le cérémonial de la diksâ transforme le novice en embryon, les prêtres l’aspergent d’eau, semence virile, le recouvrent d’un vêtement, l’amnion, et le postulant garde les poings fermés8. » D’autres insistent davantage sur l’utérus ou l’avalement par la mère. Cette mère, d’ailleurs, est entendue dans son aspect cosmique : il ne s’agit pas tant de la mère réelle du néophyte que de la Terre Mère ou des Eaux primordiales. Dans ce premier cas, on remarque que certaines parties de l’initiation sont mises en scène dans un fossé, une caverne, un tunnel, une tombe, qui ont tous la fonction de matrice. Une autre variante répandue, toujours en ce qui concerne la Terre Mère, consiste en l’avalement par un monstre chtonien, souvent le serpent, dont le ventre peut être figuré par une cabane et la gueule, par la porte de celle-ci. L’image de la terre est particulièrement propice à générer une multitude de scénarios de ce genre, principalement parce qu’elle allie le motif de la mère, donc de la génitrice, de la naissance, avec celui de la mort, du lieu ultimement réintégré par tout homme, animal ou végétal au terme du processus de décomposition. Les Eaux primordiales ont elles aussi à peu près les mêmes fonctions que celles de la Terre Mère ; dans plusieurs cosmogonies, elles consistent en l’élément le plus ancien de l’univers d’où émerge le reste du cosmos. Pour cette raison, elles sont aptes à jouer les rôles de génitrice universelle et de chaos initial. Des rituels comme le baptême chrétien gardent encore des traces de cette symbolique de l’eau, et plusieurs mythes semblables à celui de Jonas avalé par l’animal marin montrent qu’à l’élément aquatique correspondent certains monstres avaleurs qui possèdent une fonction initiatique.
La troisième et dernière catégorie de voyages dans l’au-delà concerne des phénomènes plus concrètement associables au motif du déplacement dans l’espace : la descente aux enfers, aussi nommée catabase, et la montée au ciel. Souvent liée au séjour dans le ventre d’un monstre ou dans le sein de la terre, la descente aux enfers possède habituellement ceci de particulier, contrairement au retour à l’état embryonnaire, que l’initié visite vivant le monde des morts. Bien qu’on la trouve fréquemment dans les voyages chamaniques, elle se révèle plutôt l’apanage des mythes que des rites, comme en témoignent nombre de récits bien connus. Quant à la montée au ciel, encore une fois bien représentée par les initiations de chamans, elle nécessite souvent un poteau, un arbre, une montagne, bref un axe faisant office de centre du monde et dont l’escalade permet le passage dans le monde céleste.
Une fois toutes ces épreuves endurées et réussies, le novice est mûr pour la renaissance, troisième moment du scénario initiatique. On peut distinguer deux sorties différentes du monde des morts. L’une, périlleuse, se présente comme une expulsion plus ou moins violente de l’animal mythique avaleur. L’autre, heureuse, semble plus répandue dans les rituels et davantage associée aux symboles embryologiques, qui donnent à voir le nouvel initié comme un bébé. Simone Vierne en rapporte des exemples assez frappants : « Chez les Bantous, la cérémonie “naître à nouveau” est fort claire : le père enveloppe son fils dans la membrane de l’estomac et la peau d’un bélier. L’enfant auparavant doit monter sur le lit, auprès de sa mère, et crier comme un nouveau-né. Il reste trois jours dans la peau du bélier, et le quatrième, le père cohabite avec sa femme9. » De même, chez les Sara, les nouveaux initiés « sont censés ne plus savoir ni parler, ni rire ; ils ne reconnaissent personne, on les fait manger comme des bébés10 ». Une autre pratique, attestée très largement, consiste à donner un nouveau nom au néophyte. Le changement d’appellation figure ainsi le changement d’identité opéré par l’initiation.
Voilà un tour d’horizon assez complet, me semble-t-il, considérant que le propos de ce texte concerne moins la cérémonie d’initiation que la poésie de Gaston Miron. Je ne retarde donc pas plus longtemps l’entrée en scène de L’homme rapaillé, un recueil poétique qui je crois pourra illustrer ce que peut apporter de fructueux l’éclairage mutuel de deux manifestations culturelles différentes, la littérature et le rite d’initiation, qui se rencontrent sur le terrain de l’imaginaire et de la pensée sacrée.
2. Le voyage initiatique dans L’homme rapaillé de Gaston Miron
Miron est américain par son extrême désir de naissance, de commencement, sur fond de mémoire européenne. Mais l’exemple de Fitzgerald11 indique qu’il l’est davantage encore par l’extrême péril qu’il affronte dans ce désir de naissance12.
De ce passage écrit par Pierre Nepveu je retiens deux éléments, à mes yeux essentiels : « désir de naissance » et « extrême péril ». Essentiels, car dans L’homme rapaillé la volonté du nouveau départ traverse de toutes parts l’écriture et se manifeste par l’intermédiaire d’une grande force morale, constamment mise à l’épreuve par les difficultés qui se dressent sur le chemin du sujet lyrique (celui qui dit « je »). À travers cet « agonique », c’est-à-dire cette lutte poétique dont le propre serait selon l’expression de Jacques Brault une « angoisse cernée de courage13 », le sujet lyrique de L’homme rapaillé ne cesse d’en appeler à une nouvelle ère de délivrance et de liberté, tant pour lui-même que pour la collectivité. Cette transfiguration, cependant, ne saurait s’opérer sans son lot de souffrances. Dans les poèmes, elle figure à la manière d’une épreuve initiatique à traverser lors de laquelle le poète doit affronter sa condition d’aliéné, dans l’attente de la renaissance future. Ce scénario typique des poèmes à l’étude se prête admirablement bien à une comparaison avec l’un des désirs les plus chers de Miron, qui se laisse entendre dans les entrevues et les essais, mais qui s’avère faiblement perceptible à la lecture des textes poétiques : l’espoir qu’un jour le monde de la domination anglophone s’éteigne et que naisse une nouvelle époque, lors de laquelle l’identité québécoise pourra s’affirmer sans entrave. La poésie de Miron ne manque pas elle aussi de porter à sa manière les marques d’un tel désir. Par contre, et c’est une différence importante, la plupart des renvois à un contexte précis et à ses différents acteurs (les Québécois, les Canadiens anglais, les dirigeants politiques du Québec, etc.) sont tenus dans un « anonymat poétique » : difficile de savoir dans quelle réalité sociohistorique évoluent les « je » et les « nous » des poèmes de L’homme rapaillé, ou quelle est l’identité véritable de ces « grands hommes, classe écran » (HR–65). C’est précisément ce silence qui confère aux vers de Miron une actualité qui dépasse le cadre restreint de la lecture purement québécisante et souverainisante. Du même coup, le vide créé par l’évacuation des renvois à un conflit empirique laisse le champ libre à l’imagination, qui doit tout de même s’inscrire sur le fond d’une imagerie dont l’armature est déjà plus ou moins déterminée : péril extrême, désir de naissance, espoir de voir s’élever sur les ruines de l’ancien monde une ère de délivrance. Il s’agit, on l’aura deviné, de composantes typiques du voyage initiatique.
2.1 Motif de l’avancée difficile
Plus d’un poème de L’homme rapaillé développe le thème de la marche sur le mode de l’adversité. Errance désespérée ou affrontement déterminé des épreuves, déplacement sur la terre ou en mer, les multiples occurrences du motif de l’avancée difficile constituent la voie d’accès la plus directe à l’étude des images qui s’élaborent autour de la ligne directrice du voyage. C’est pourquoi nous utiliserons cette porte d’entrée afin de pénétrer dans l’univers initiatique de la poésie de Miron. Bien que le thème de la marche s’inscrive logiquement dans un cadre spatial, l’orientation topographique ne joue en réalité qu’un rôle secondaire dans la signification du réseau d’images associé au voyage. Malgré le fait qu’elle engendre des oppositions fondamentales comme ici / ailleurs et mouvement rectiligne / mouvement circulaire, sa pertinence apparaît moins importante que celle de deux autres aspects de l’avancée difficile : le temps et la lumière.
La temporalité est l’une des modalités fondamentales de la poésie mironienne. Dans un contexte de voyage, elle constitue le pendant figuré du développement spatial : la progression dans l’espace coïncide avec l’avancée dans le temps.
moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin (HR–51, je souligne)je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
[…] de jour en jour à travers nuits et gués (HR–51, je souligne)
Joint au motif de la marche, le motif du temps incarne le devenir historique, c’est-à-dire le cheminement vers l’époque où adviendra la transfiguration, la libération. Il ne s’agit pas d’une caractéristique purement individuelle. La collectivité dont fait partie le sujet lyrique jouira elle aussi de l’affranchissement, car le temps agit à la façon d’un dénominateur commun : tous éprouvent son écoulement de la même manière. Lorsqu’un monde meurt et qu’un autre naît, lorsque le cosmos est rénové, ce sont tous les hommes qui en ressentent les conséquences, même si l’avènement de la nouvelle ère est l’œuvre d’un seul homme. Bien que les rapports entre le poète et la collectivité fournissent un sujet d’étude pertinent pour notre propos, j’aimerais pour l’instant attirer l’attention sur la manière dont s’échelonne dans le temps le scénario initiatique, et plus spécifiquement sa troisième étape, la renaissance symbolique. Dans une note en marge de « Pour retrouver le monde et l’amour », Miron insiste sur l’impossibilité de la libération dans le présent historique. Il parle plutôt d’une « légende au futur » :
Au cours de l’année 1948, en bouquinant à La Cité des livres, […] je prends distraitement un recueil de poèmes (La quête de joie, Patrice de la Tour du Pin, Gallimard), l’ouvre au hasard et tombe sur ces deux vers : « Tous les pays qui n’ont plus de légende / seront condamnés à mourir de froid ». Je suis foudroyé. D’un coup j’entrevois le destin d’un pays, qui deviendra l’un des thèmes de ma poésie. Je me souviens de m’être dit : oui, une légende, mais pour ce qui me concerne et dans le creux où nous sommes, un retournement de perspective, un appel, une légende au futur. (HR–32)
Voilà l’une des particularités essentielles de l’imaginaire initiatique de Miron. La renaissance n’est jamais vécue, elle est constamment différée. Au même titre que la légende, elle prend l’aspect d’un « renouveau au futur ». Cela ne signifie pas qu’elle soit absente de L’homme rapaillé. Plutôt, elle y est présente en tant que promesse d’un avenir dégagé, garantie d’une délivrance à venir. D’où la grande force d’espoir, la grande foi qui se dégage des vers de Miron. Par cette projection en avant, la poésie se fait prophétie.
À l’orientation topographique et à la temporalité s’ajoute un autre aspect du voyage initiatique : la luminosité. Afin de bien comprendre ce dont il est question, il faut se rappeler que la mort symbolique, qui occupe l’étape centrale du scénario initiatique, correspond généralement à un séjour dans le monde des morts. L’une des manières les plus typiques de figurer l’opposition vie / mort consiste à la représenter par l’une ou l’autre des manifestations de l’opposition lumière / obscurité. Les images qui se conforment à cette dichotomie foisonnent chez Miron :
et ces charges de bison vers la lumière
lumière dans la gangue d’ignorance
lumière emmaillotée de crépuscule (HR–127, je souligne)lle dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans la nuit des sources (HR–53, je souligne)je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
[…] de jour en jour à travers nuits et gués (HR–51, je souligne)
Dans les cas où les motifs de la marche et de la lumière s’entremêlent dans les mêmes passages, on constate que la clarté provient du lieu de destination et que l’obscurité est l’apanage de l’ici du poète. Alors que la noirceur est lourde de mort, d’angoisse et d’obstacles à surmonter, la clarté symbolise la vie, la liberté, la renaissance. Avec les informations cumulées jusqu’ici, il est maintenant possible de comparer les aspects du temps et de la lumière entre eux. La conjonction de ces deux paradigmes d’images met au jour une nouvelle série de motifs fort répandus dans L’homme rapaillé. L’opposition clarté / obscurité, une fois intégrée dans un environnement temporel à valeur cyclique, se traduit par aube / crépuscule à l’échelle de la journée, printemps / hiver à l’échelle de l’année. (Le printemps peut parfois être remplacé par l’été, et l’hiver par l’automne.) Chacun de ces quatre termes « chronophotiques14 » se manifeste souvent par un motif plus spécifique qu’il englobe. Les mois d’avril et de mai de même que la floraison sont des manifestations qui renvoient au printemps, le froid et la neige à l’hiver, la rosée à l’aube. Par exemple, les trois premiers vers de « La marche à l’amour »,
Tu as les yeux pers des champs de rosée
tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai (HR–51, je souligne)
comportent trois chronophotes, tous associés à la clarté. Cette très brève analyse laisse entendre que dans ce poème la femme (« tu ») constitue l’un des objectifs du voyage et entretient un rapport de proximité avec l’affranchissement du poète. Mais avant d’aller plus loin sur ce sujet et d’aborder les deux motifs contraires de la femme-guide et de l’égarement dans l’espace, je voudrais procéder à la lecture de quelques poèmes de L’homme rapaillé. Ce sera l’occasion d’appliquer concrètement ce qui a été dit jusqu’à présent et de joindre dans une même explication de textes les propos sur l’initiation développés dans la première partie et les propos sur l’avancée difficile qui ont fait l’objet de cette partie-ci.
2.2 Regards sur quelques poèmes
2.2.1 « Pour retrouver le monde et l’amour »
Le poème « Pour retrouver le monde et l’amour » a l’avantage d’illustrer d’une manière assez explicite les différentes articulations du scénario initiatique ainsi que les principaux aspects de l’avancée difficile. Il servira donc de point de départ à notre analyse, qui s’orientera ensuite vers des textes plus complexes. Je propose de découper le poème selon le schéma suivant, où la première strophe, les deuxième et troisième strophes ainsi que les quatrième et cinquième strophes correspondent respectivement aux première, deuxième et troisième étapes de l’imagerie initiatique. Je ne transcris ici que les vers qui me semblent les plus significatifs.
1. Séparation
Nous partirons de nuit pour l’aube des mystères
et tu ne verras plus les maisons et les terres
et ne sachant plus rien des anciennes rancœurs
des détresses d’hier, des jungles de la peur […]
tu seras contre moi celle qui s’abandonne2. Mort symbolique
nous passerons très haut par-dessus les clameurs […]
nous ne serons pas seuls à faire le voyage
d’autres nous croiseront parmi les paysages
comme nous, invités de ce jour qui naîtra3. Renaissance symbolique
après le temps passé dans l’étrange et l’austère
on nous accueillera les bras dans la lumière
l’espace ayant livré des paumes du sommeil
la place des matins que nourrit le soleil
ô monde insoupçonné, uni, sans dissidence
te faisant échapper des cris d’incontinence
nouvelle-née, amour, nous n’aurons pas trahi
nous aurons retrouvé les rites d’aujourd’hui
notre maison paisible et les toits de nos frères […]
le passé, le présent, qui ne se voudront plus
les ennemis dressés que nous avons connus (HR–37-38)
Cet exemple empreint d’une certaine naïveté est tout à fait magnifique. Sa limpidité nous permet de reconnaître assez facilement la division tripartite du voyage initiatique. Tout d’abord, le sujet lyrique affiche un désir de déplacement géographique qui opère une rupture avec le lieu initial, auquel renvoie « les maisons et les terres ». Cette séparation implique un emplacement évacué, caractérisé par son ambiance nocturne, et un emplacement désiré, « l’aube des mystères », associé à un chronophote de clarté et de renouveau. Le lieu quitté, sur le plan de la temporalité, prend le contrepied de ce renouveau. Il représente un monde agonisant et angoissant, dont les « anciennes rancœurs » et les « détresses d’hier » sont appelées à mourir. Après « nous partirons », un deuxième verbe indiquant une disjonction spatiale, « nous passerons », marque le début du voyage proprement dit. Celui-ci, bien qu’il ne se révèle pas particulièrement pénible et difficile, correspond tout de même à un
« temps passé dans l’étrange et l’austère ». Cette caractéristique, ajoutée au fait que les motifs de clarté surviendront après le voyage, lorsqu’on accueillera « je » et « tu » « les bras dans la lumière », montre que la deuxième partie du poème peut être comprise en tant que mort symbolique. Dans les vers de la troisième section, qui s’ouvre avec l’accueil dont il vient d’être question, on assiste à une multiplication des termes lumineux. Le « sommeil », image à rapprocher de la mort et la nuit, cède la place aux « matins que nourrit le soleil », moments de réveil, de libération, de régénération. Le passage le plus explicite en ce qui concerne la résurrection reste cependant « nouvelle-née, amour », une référence assez limpide à la renaissance initiatique. La transformation positive des sujets du poème et de la collectivité s’inscrit dans le cadre d’un « monde insoupçonné, uni, sans dissidence ». Il s’agit de l’ère nouvelle, le deuxième pôle temporel du voyage, en opposition avec l’ancien monde des premiers vers, que l’on peut rapprocher de ce passé et de ce présent qui désormais « ne se voudront plus les ennemis dressés » d’alors. Quant au futur, il relève d’abord de la période de renouveau, lors de laquelle non seulement « je » et « tu » mais aussi tous les « invités de ce jour qui naîtra » sont conviés à participer au « monde […] uni ». On y décèle une ambiance de place publique en fête, de laquelle s’échappent des « cris d’incontinence » et de joie, et où la « maison paisible » des sujets côtoie « les toits de [leurs] frères » dans une réappropriation du territoire jadis inhabitable. La temporalité au futur concerne non seulement ce nouveau monde, mais aussi le poème dans son ensemble. En effet, on ne doit pas oublier que celui-ci est écrit du début à la fin au futur simple de l’indicatif. En cela, il illustre le principe de la « légende au futur » qui caractérise l’imaginaire initiatique de Miron, selon lequel la renaissance, et même dans le cas de ce texte-ci l’ensemble du voyage, est repoussé dans un avenir appelé par la force prophétique du poème.
2.2.2 « Pour mon rapatriement »
Avec « Pour mon rapatriement », l’imaginaire initiatique gagne en complexité. Deux nouveaux éléments me semblent mériter une attention particulière : d’abord, la division tripartite n’est pas énoncée clairement, on doit la reconstruire d’après la logique chronologique du « récit » ; ensuite, le thème de la terre, si important dans L’homme rapaillé, fait son apparition. Puisque le poème est assez court, je me permets de le recopier dans son intégralité.
Homme aux labours des brûlés de l’exil
selon ton amour aux mains pleines de rudes conquêtes
selon ton regard arc-en-ciel arc-bouté dans les vents
en vue de villes et d’une terre qui te soient natalesje n’ai jamais voyagé
vers autre pays que toi mon paysun jour j’aurai dit oui à ma naissance
j’aurai du froment dans les yeux
je m’avancerai sur ton sol, ému, ébloui
par la pureté de bête que soulève la neigeun homme reviendra
d’en dehors du monde (HR–74)
Le texte se divise symétriquement en deux sections, chacune composée d’un quatrain et d’un distique. Dans la première section, la strophe initiale consiste en une apostrophe à l’« homme aux labours », et le distique, qui ne comporte qu’un seul verbe, au passé composé, relate un voyage en cours15. Dans la seconde section, tous les verbes conjugués apparaissent au futur simple ou au futur antérieur. Alors que le quatrain reprend et développe d’une façon différente le motif du labour, la dernière strophe annonce le moment où le sujet lyrique touchera la fin du parcours. Ainsi, le poème est structuré d’une telle façon que les quatrains traitent du thème de la terre, les distiques du déplacement, la première section du voyage au mode présent, et la deuxième section du renouveau au mode futur. Quant au premier moment du scénario initiatique, même s’il n’occupe pas une section particulière du poème, il se laisse deviner en ligrane. Le « rapatriement » que contient le titre ainsi que l’« exil » du premier vers semblent indiquer que l’étape de la séparation est sous-entendue. Cette séparation qui place le sujet lyrique « en dehors du monde », donc dans une sorte de non-lieu potentiellement hostile ou inhabitable, constitue déjà en elle-même une manifestation du thème de l’avancée difficile. On peut aussi ranger dans la même catégorie signifiante de l’adversité les passages « brûlés de l’exil », « rudes conquêtes » et « arc-bouté dans les vents ».
Il nous reste maintenant à aborder le thème de la terre, qui a été passé sous silence jusqu’à présent. On l’a vu tout à l’heure dans la partie de cette étude consacrée à l’initiation, la terre, et plus précisément la Terre Mère, tient fréquemment le rôle d’agent de la transmutation. C’est grâce à elle que la renaissance peut s’accomplir. Lorsque le motif des labours se manifeste dans un contexte initiatique, il peut s’interpréter comme un acte sexuel qui consiste à engrosser la terre : « On n’insistera pas sur l’assimilation symbolique de la femme avec la glèbe et de l’acte sexuel avec le travail agricole. Ce symbolisme se rencontre un peu partout dans les cultures agraires, et il s’est maintenu jusque dans les civilisations les plus évoluées. “Vos femmes sont pour vous comme des champs”, dit le Coran. “La femme est le champ, et le mâle est le dispensateur de la semence”, écrit un auteur indien [Nârada]16. » Chez Miron, labourer la terre consiste à l’ensemencer et à la rendre habitable, ou autrement dit à donner naissance par un acte sexuel plus ou moins thématisé à un monde nouveau. Parfois, il est tout simplement question de procréation avec une femme dont les caractéristiques en font une sorte de personnification de la nature. Même s’il ne s’agit pas exactement d’un regressus ad uterum, on doit admettre que le motif du labour se situe dans le même champ imaginatif et qu’il présente la matrice tellurique comme le lieu où se prépare le renouveau initiatique. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect de L’homme rapaillé dans une section dédiée aux rapports entre cosmogonie et hiérogamie. Pour le moment, je préfère montrer d’une façon plus générale en quoi le labour est un sujet digne d’intérêt. Il suffit de lire le poème intitulé « Paris » pour constater à quel point le labourage – et par le fait même la quête initiatique – est déterminant dans le parcours poétique du sujet lyrique :
J’avance en poésie comme un cheval de trait
tel celui-là de jadis dans les labours de fond
qui avait l’oreille dressée à se saisir réel
les frais matins d’été dans les mondes brumeux (HR–128)
En réalité, le parallèle entre travaux agricoles et initiation est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît à première vue. À ce sujet, l’étymologie nous apprend que
l’origine latine du mot initiation indique seulement qu’il s’agit d’un commencement. Le mot grec τελετή et le verbe τελεϊν indiquent le but de l’opération, « rendre parfait ». La racine τελός (télos) vient elle-même de l’indo-européen queles, qui désigne l’endroit où, à la course, ou dans le labour, on fait demi-tour, ayant accompli la partie neuve du parcours. L’idée générale des mots de la famille, en dehors de la spécialisation religieuse, est l’idée d’achèvement, de perfection. […] Notons encore que le mot grec qui désigne le candidat à l’initiation, néophyte, est lui aussi évocateur : c’est la « nouvelle plante », celle qui vient de germer du grain enfoui sous terre. Ainsi se rejoignent sur le plan du concept les deux étymologies, latine et grecque : l’initiation est le commencement d’un état qui doit amener la graine, l’homme, à sa maturité, sa perfection17.
Ainsi, la proximité entre le thème de la terre et le scénario initiatique ne possède rien de fortuit. Elle se trouve enracinée au plus profond de la culture indo-européenne. L’imaginaire de Miron n’échappe pas à cette association. Il l’actualise, tel qu’on l’a vu et qu’on le verra encore, à plusieurs reprises dans sa poésie. Si l’on se tourne de nouveau vers le poème « Pour mon rapatriement », on constate qu’en définitive il n’y a rien de surprenant à ce que la terre et la naissance se situent sur un même plan de signification. Ces connaissances acquises, la symétrie des deux quatrains apparaît avec plus de force. Aux labours effectués du premier quatrain correspond le froment du deuxième quatrain, à l’exil l’avancée sur le sol du pays, au « regard […] arc-bouté dans le vent » le « froment dans les yeux », et peut-être même à la brûlure mentionnée au premier vers la neige du dixième vers. Bref, de la première à la troisième strophe s’effectue un renversement qui concorde avec le passage des travaux agricoles pénibles à l’heureuse récolte des fruits du labour. À cette dernière correspond le jour où le sujet lyrique dira « oui à sa naissance » et parviendra « en vue de villes et d’une terre qui [lui] soient natales18 », c’est-à-dire, en termes initiatiques, à la renaissance.
2.2.3 « L’homme rapaillé »
« L’homme rapaillé » est à la fois le premier et le dernier poème du recueil du même nom. Premier parce qu’il fait office de texte liminaire, et dernier parce qu’il signifie, comme l’affirme Miron lui-même, « la fin d’une démarche de poésie-vie et le commencement d’une autre » (HR–15). En effet, jamais le bout du voyage n’a été aussi près d’être atteint que dans ce poème. Présenter cette fin logique comme le début empirique du recueil me semble un choix d’écriture tout à fait significatif. Grâce au liminaire, tout L’homme rapaillé se trouve placé sous le signe d’une annonce prophétique garante d’espoir, de courage, de foi.
J’ai fait de plus loin que moi-même un voyage abracadabrant
il y a longtemps que je ne m’étais pas revu
me voici en moi comme un homme dans une maison
je te salue, silenceje ne suis pas revenu pour revenir
je suis arrivé à ce qui commence (HR–15)
L’aspect accompli du trajet initiatique est particulièrement sensible dans la temporalité du poème. Alors que le premier vers rend compte d’un voyage « abracadabrant » avec un verbe indiquant que l’action est arrivée à son terme, le distique final se distingue par l’emploi du passé composé à l’accompli du présent19. Le moment de l’énonciation concorde donc avec l’arrivée du poète dans cette nouvelle ère qui s’ouvre à lui.
On l’a sans doute remarqué, « L’homme rapaillé » développe une imagerie légèrement différente de celles vues jusqu’ici. Ni chronophotes ni motifs telluriques ne viennent appuyer le thème du voyage. En fait, les images dominantes relèvent d’un autre ordre : le dépècement initiatique. J’ai déjà parlé plus haut de ce type de tortures, mais dans le contexte actuel les informations livrées précédemment ne sauraient s’avérer suffisantes. C’est pourquoi j’aimerais leur ajouter ce portrait global du démembrement initiatique, donné par Simone Vierne dans Rite, roman, initiation :
Toutes ces tortures, en tout cas, sont ressenties comme un anéantissement et plus précisément comme un dépècement de l’être humain qui perd ainsi sa chair, qui est, suivant les motifs, bouillie, digérée, coupée en morceaux. Ce motif est particulièrement attesté dans les initiations chamaniques. Les « rêves » que font les futurs chamans durant leur extase comportent toujours la mise en pièces du corps […]. Les esprits font à l’élu un nouveau corps, une nouvelle chair. Notons en passant qu’il y a un parallélisme entre cette mort mystique, torture qui dissout les chairs, et la crise psychique, souvent à tort réduite à une maladie hystéroïde, qui désintègre la personnalité du futur chaman. S’il la surmonte, il accédera à son nouveau statut, de même qu’il a obtenu des esprits un nouveau corps. On n’a pas manqué de rapprocher ce thème du morcellement initiatique des initiations chamaniques, des rites mithriaques de meurtre rituel, et du mythe d’Osiris, déchiré par Seth en quatorze morceaux. Il faut aussi le rapprocher de la mort d’Orphée et des meurtres rituels des rois-prêtres comme Romulus, ou la légende de saint Nicolas20.
Les caractéristiques du voyage extatique chamanique surgissent dans la poésie de Miron à deux niveaux différents, l’un physique et l’autre spirituel : le démembrement et l’aliénation. Dans « L’homme rapaillé », les images employées nous font comprendre que le sujet lyrique réintègre son identité au terme d’un long périple « de plus loin que [lui]-même ». La période lors de laquelle il était étranger à sa propre personne étant terminée, son être intérieur devient habitable, à la manière d’une maison21. L’image du dépècement nous est donnée par le titre du poème qui, ne l’oublions pas, prête aussi son nom au recueil en entier. Ainsi, la signification initiatique de l’expression « homme rapaillé » est on ne peut plus importante : elle indique la transfiguration, l’achèvement du processus d’initiation par l’intermédiaire d’une image de corps morcelé finalement réassemblé. L’homme rapaillé serait ainsi un livre complètement orienté vers l’état final d’un processus initiatique entamé par le poète. D’autres poèmes témoignent de l’importance du démembrement chez Miron. Les premiers vers de « Séquence », par exemple.
Parmi les hommes dépareillés de ces temps
je marche à grands coups de tête à fusée chercheuse
avec de pleins moulins de bras sémaphore
du vide de tambour dans les jambes
et le corps emmanché d’un mal de démanche (HR–66, je souligne)
Outre le dernier vers, assez clair pour que l’on ne s’attarde pas à son sens, c’est surtout l’énumération des différentes parties du corps, tête, bras et jambes, qui confère à l’extrait une impression d’éparpillement et de membres disloqués.
Sur le plan psychologique, l’aliénation constitue un équivalent au thème du corps inhabitable. Elle se présente comme une dépossession de soi-même, un décalage de l’identité, et verse parfois dans l’irrationnel et la folie. Le sujet lyrique se retrouve ainsi projeté hors de lui, « éparpillé dans [ses] gestes et brouillé dans [son] âme » (HR–124), confiné à un « non-amour sans espace » (HR–124), perdu dans son for intérieur comme dans l’étendue spatiale :
comment me retrouver labyrinthe ô mes yeux
je marche dans mon manque de mots et de pensée
hors du cercle de ma conscience, hors de portée (HR–81)
Dans un texte où alternent vers libres et prose, « Notes sur le non-poème et le poème », s’exprime la même idée d’altérité vis-à-vis de soi-même, sur un ton plus essayistique cette fois : « Comment dire l’aliénation, cette situation incommunicable ? Comment être moi-même si j’ai le sentiment d’être étranger à mon objectivité, si celle-ci m’apparaît comme opaque et hostile […] ? » (HR–116) Dans les lignes suivantes, le sujet lyrique répond lui-même à sa propre question en insistant sur la dimension sociale de la poésie et la transformation collective que celle-ci peut engendrer : « Il appartient au poème de prendre conscience de cette aliénation, de reconnaître l’homme carencé de cette situation. […] L’œuvre du poème, dans ce moment de ré-appropriation consciente, est de s’affirmer solidaire dans l’identité. […] Le poème refait l’homme. » (HR–116) Voilà une belle affirmation du pouvoir initiatique de l’écriture : « Le poème refait l’homme » ! Avec ce passage, nous ne sommes pas très loin du « j’avance en poésie comme un cheval de trait » (HR–128) de tout à l’heure. Ainsi, l’aliénation, figurée dans l’imaginaire mironien par une étrangeté à soi-même toute spatiale qui associe l’éclatement de la conscience au morcellement du corps, pourra être dissipée par le poème, qui grâce au pouvoir des mots reconstituera l’identité tant individuelle que collective.
Maintenant que les motifs du dépècement et de l’aliénation ont été éclaircis, il ne reste qu’un seul élément qui me semble mériter une attention particulière quant au scénario initiatique présent dans « L’homme rapaillé ». Il concerne les deux derniers vers du poème ainsi que la dédicace, « pour Emmanuelle » (HR–15) – c’est la fille de Miron. Mis à part leur déroulement dans le présent de l’énonciation, ces deux vers ne comportent rien de réellement nouveau pour nous : ils évoquent le retour du poète et le commencement d’une nouvelle époque. Par contre, ce qui est surprenant, c’est cette note écrite par Miron en regard du poème et qui donne à la dédicace un sens tout à fait inattendu : « J’ai eu le vif sentiment que ce poème coïncidait avec la venue de ma fille, née quelques mois auparavant, et avec la fin de quelque chose. » (HR–15) Une fois de plus, le nouveau monde ne peut advenir sans s’accompagner d’une naissance. Cependant, dans ce cas-ci, différence cruciale, elle n’est pas figurée, mais tout à fait réelle ! Cette observation possède un important potentiel heuristique, car elle implique qu’il existe non seulement une littérature initiatique, mais aussi une « psychologie » initiatique qui en est inséparable22. Loin de moi l’idée de vouloir entraîner sur ce terrain la suite de cette étude. Plutôt, en guise de conclusion à cette interprétation de « L’homme rapaillé », j’aimerais m’aventurer du côté de la Bible. Dans le Livre d’Isaïe, le Messie est désigné par le nom d’Emmanuel, « Dieu avec nous ». Dans le Nouveau Testament, saint Matthieu emploie la même appellation afin de dénommer Jésus-Christ. Ces deux Emmanuel, exactement comme l’Emmanuelle de Miron, sont censés marquer l’avènement d’une nouvelle ère de prospérité. Est-ce un hasard ? Ou bien serait-ce la même structure imaginaire qui se manifesterait à quelques dizaines de siècles d’intervalle23 ?
2.3 Cercles et repères, hiérogamie et cosmogonie
Si l’aliénation témoigne d’un égarement dans l’espace, il existe aussi un autre motif qui, tant spatialement que temporellement, s’accompagne d’une perte de repères pour le sujet lyrique. Ce motif, le cercle, entre en confrontation directe avec la ligne droite – de même qu’avec, secondairement, les mouvements obliques et courbes. Il signifie le retour périodique du même, sans changement, sans avancée concrète. Lorsque la marche se fait circulaire, elle devient errance, pure déréliction, signe d’une mort réelle au lieu d’une mort symbolique grosse de renaissance.
je traverse le cercle de l’ennui perroquet (HR–66)
j’ai l’ennui comme un disque rengaine (HR–34)
petite semaine à dent rapace
sept poteaux faire le tour […]
petite semaine pleine de poches de néant […]
petite vie ma vie
petite vie de minutes pareilles […]
de l’index j’ai tracé des lignes
droites obliques ou courbes
(débarrassons-nous des cercles)
sur le sable dans l’argile
dans le ciel sur toutes choses (HR–27-28)
Ces trois extraits véhiculent tous un groupe de trois éléments qui lorsqu’assemblés dans un même passage constituent l’essentiel du motif du cercle. On l’aura peut-être remarqué, ces trois éléments sont l’isotopie de la figure circulaire, indiquée par « cercle », « disque », « faire le tour », l’isotopie du déplaisir, dénotée par « ennui », « poches de néant », « petite vie », et enfin l’isotopie de la répétition, marquée par « perroquet », « rengaine », « minutes pareilles ».
À cette désorientation dans l’espace-temps existe un envers, qui permet au poète de se repérer lors de son avancée. Il s’agit de la femme aimée, celle recherchée et désirée qui signale la fin du parcours en même temps que l’achèvement du processus initiatique. Grâce à sa nature lumineuse (comme on l’a vu avec les premiers vers de « La marche à l’amour »), elle indique la direction à suivre, elle sert de point de repère facilement localisable pour le sujet lyrique qui se meut dans l’obscurité. Le poète qualifie la femme parfois comme un « visage au loin posé comme un phare » (HR–76), parfois comme une « fille dont le visage est [sa] route aux réverbères / quand [il] plonge dans les nuits de sources » (HR–53). Dans le même ordre d’idées, les vers « Ma Rose Stellaire Rose Bouée Rose Ma / Rose Éternité » (HR–57) la décrivent à la fois à la manière d’une étoile, point lumineux qui fait office de guide dans la nuit, et d’une bouée, probablement au sens d’un objet flottant qui sert à indiquer les voies navigables. Ce rôle de guide initiatique rempli par la femme se double d’une autre fonction, celle d’agent de la transmutation. C’est en effet par elle, voire en elle, que s’effectuent la renaissance du poète et l’avènement du monde nouveau. Dans « La marche à l’amour », on trouve cet exemple frappant, comparable à un regressus ad uterum :
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tête la première pour ne plus revenir
si ce n’est pour remonter debout à ton flanc
nouveau venu de l’amour du monde (HR–52)
Cette situation est tout à fait comparable à celles qui ont été abordées dans la description des retours à l’état embryonnaire. Car il faut voir que chez Miron la femme prend des allures de Terre Mère et aussi d’Eaux primordiales. Son corps s’étend à des dimensions cosmiques – tel que le laisse d’ailleurs entendre la corrélation entre la femme et le pays dont on a souvent parlé – qui se traduisent par des images telluriques et aquatiques. Les rapports entre la femme et l’eau apparaissent dans des passages comme
ô ton visage comme un nénuphar ottant (HR–25, je souligne)
j’ai peur d’aller seul de disparaître demain
sans ta vague à mon corps […]
je t’écris pour te dire que je t’aime
que tout finira dans tes bras amarré (HR–34, je souligne)ouvre-moi tes bras que j’entre au port (HR–53, je souligne)
ou bien dans certains réseaux d’images tel celui dont il vient d’être question à propos de la femme-guide et qui combine le phare, l’étoile et la bouée, tous des éléments destinés à l’orientation en contexte maritime. Mais c’est surtout la proximité avec la terre qui fait de la femme le lieu actif de la transformation initiatique. Dans bien des cas, et cela nous ramène d’une certaine manière au motif du labourage, la rencontre (toujours imaginée, jamais réalisée) du sujet lyrique et de cette entité féminine et terrestre donne lieu à un acte sexuel. Cette procréation s’avère uniquement possible au terme du parcours initiatique, puisque c’est en cet endroit que se trouve la femme aimée, et s’apparente fortement à une hiérogamie. En effet, cette union sacrée de deux divinités ou de deux personnes représentant des êtres divins, dont on trouve maints exemples dans la mythologie (Ouranos et Gaia) et dans les rites de fécondité agraires (chez les Oraons par exemple24), entraîne la création du monde ou symbolise le retour à l’état précosmique afin d’assurer un meilleur renouveau. Dans un cas comme dans l’autre, la hiérogamie symbolise l’émergence de la vie, soit à l’origine des temps, soit au début d’un nouveau cycle temporel. Chez Miron, l’union du sujet lyrique et de la femme provoque elle aussi une rénovation complète du monde en vertu de sa dimension cosmique. Certains poèmes tels que « L’octobre » (la saison des labours) et « Et l’amour même est atteint » illustrent assez bien cette imagerie.
et toi, Terre de Québec, Mère Courage
dans ta Longue Marche, tu es grosse
de nos rêves charbonneux douloureux […]
nous te ferons, Terre de Québec
lit des résurrections
et des mille fulgurances de nos métamorphoses
de nos levains où lève le futur (HR–88)si c’est ton visage posé au loin comme un phare
me voici avec mon sang de falaise et d’oriflammes […]
déjà le monde tourne sur ses gonds
la porte tournera sur ses fables
et j’entends ton rire de bijoux consumés
dans le lit où déferlent les printemps du plaisir (HR–76)
Alors que dans le premier extrait, c’est la femme, cette « Terre de Québec », qui apparaît comme une force de la nature et qui porte en son sein l’espoir d’un monde futur, dans le deuxième extrait, le caractère cosmique n’est pas tant attribué à l’homme ou à la femme qu’au résultat de l’acte sexuel, sous-entendu par le syntagme « bijoux consumés ». Ce résultat instaure un renversement de portée universelle : « le monde tourne sur ses gonds ». Il reste que c’est probablement « La marche à l’amour » qui constitue le meilleur exemple de hiérogamie, à cette réserve près que la relation sexuelle « tourne mal » et qu’elle n’est pas suivie de la transfiguration espérée. Examinons un peu ce poème. Tout d’abord, la femme est décrite en des termes relatifs à la terre : « la bouche envahie par la fraîcheur des herbes / le corps mûri par les jardins oubliés » (HR–51). Cette description se continue dans les vers qui rendent l’acte de procréation :
lorsque nous gisons eurant la lumière incendiée
et qu’en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d’eau noire de ma vie
les frénésies de frayères au fond du cœur d’outaouais […]
terre meuble de l’amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle (HR–54)
Dans « La marche à l’amour », si la femme est représentée semblablement à la terre sur laquelle se couche une entité masculine, le sujet lyrique se trouve lui aussi décrit en des termes qui l’associent à des forces naturelles. Le passage cité plus haut montre comment le principe masculin fertilise le principe féminin au moyen de cours d’eau, semence virile que représentent les « saguenays » et les « frayères ». Deux autres vers me semblent significatifs pour l’interprétation de ce poème. Les voici : « dans les giboulées d’étoiles de mon ciel / l’éclair s’épanouit dans ma chair » (HR–52). Je ne tiens pas tant à insister sur la mention du mot « ciel », que l’on peut difficilement interpréter en relation avec la divinité mâle et ouranienne de la hiérogamie à cause de l’absence d’images semblables dans le reste du poème, qu’à attirer l’attention sur le « giboulées d’étoiles » (au sens d’une forme particulière d’averse) et à l’occurrence du mot « éclair », rendu avec une connotation érotique. Ces deux éléments, qui contribuent à imager la procréation du « je » et de la femme, sont des symboles sexuels bien connus de la mythologie universelle. Voici ce que nous apprend le Dictionnaire des symboles à ce sujet :
L’éclair [chez les Hébreux] est comparé à l’émission du sperme, il symbolise l’acte viril de Dieu dans la création. La mythologie des aborigènes australiens est plus explicite encore en affirmant que l’éclair est un pénis grandissant. […] Son association à la pluie, comme semence céleste, est quasi universelle ; ils constituent les deux faces d’un même symbole, fondé sur la dualité eau-feu, dans son expression fécondante, positive ou négative. C’est aussi un châtiment céleste faisant disparaître l’humanité par le feu ou par la pluie diluvienne25.
Cette citation nous donne en même temps une autre indication précieuse. Éclairs et averses représentent la procréation, mais aussi la destruction. Leur aspect dangereux est d’ailleurs particulièrement développé dans « La marche à l’amour », au point où la femme succombe, « d’éclairs lapidée / morte / dans le froid des plus lointaines flammes » (HR–55). Si l’on porte attention à cet aspect menaçant du poème, on remarque que « giboulée » peut aussi signifier « volée de coups », et que « l’éclair s’épanouit dans ma chair » peut très bien être entendu dans un sens plus agressif, impression que ne manquera pas de renforcer le vers qui le suit, « je passe les poings durs au vent » (HR–52). Le même motif des poings est repris dans deux autres passages de « La marche à l’amour », situés à proximité de l’extrait qui rapporte l’acte sexuel :
mes poings absolus
ah violence de délices en aval (HR–54)les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses (HR–55)
Comment interpréter toutes ces manifestations de destruction et de mort qui parsèment le poème ? Visiblement, en ce qui concerne le scénario initiatique, elles impliquent que le terme n’est pas atteint, puisque les vers finaux mettent en scène un sujet lyrique qui « bois / à la gourde vide du sens de la vie » et qui « ouvre [ses] bras à la croisée des sommeils » (HR–56). Ainsi, la rencontre amoureuse de l’homme et de la femme qui, bien qu’elle soit toujours imaginée, s’avère cette fois mise en scène avec plus de réalité que nulle part ailleurs, ne suffit pas à actualiser l’espoir le plus cher du sujet lyrique. Peut-être est-il encore trop tôt pour crier victoire, et que la libération individuelle et collective demande quelques efforts supplémentaires dans la « Longue Marche » de la « Terre de Québec » (HR–88). Tel que l’a écrit Jacques Brault, « “La marche à l’amour” est le poème magnifique d’un homme brisé, rejeté à sa contradiction irréparable, et la réussite de la poésie en l’occurrence monte d’une faillite. Il y a là une parole poignante et où défaites et victoires restent indémaillables26. » Si je puis ajouter une remarque, je dirais que la chute du poème en maintient l’ambiguïté générale, et que dans la déchéance du sujet lyrique subsiste une lueur d’espérance. Le vers « me voici de nouveau campé dans ta légende » (HR–56) ainsi que l’acharnement à continuer la marche vibrent à la même fréquence, il me semble, que la réaction de Miron devant les vers de la Tour du Pin. J’y retrouve la même confiance en l’avenir, la même courageuse expectation, celle qui caractérise en outre l’ensemble du recueil et le distingue des compositions suivantes de Miron. Tout comme la pythie des anciens Grecs, le poète moderne exprime parfois en vers des paroles qui ont force d’oracle. C’est dans cette illusion prophétique que réside le magnétisme de L’homme rapaillé. Plus que tout autre poète d’ici, Gaston Miron a écrit un mythe eschatologique dont l’imagerie si justement déployée a su éveiller le rêve d’une « légende au futur ».
Bibliographie
- BRAULT, Jacques, « Miron le magnifique », dans Chemin faisant, Montréal, Boréal, 1995, p. 23-55.
- CHEVALIER, Jean et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982, 1060 p.
- ELIADE, Mircea, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques, Paris, Gallimard (Folio essai), 1992, 282 p.
- ––––––, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard (Folio essai), 1991, 276 p.
- ––––––, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard (NRF), 1981, 279 p.
- MIRON, Gaston, L’homme rapaillé, texte annoté par l’auteur, préface de Pierre Nepveu, Montréal, L’Hexagone, 1994, 231 p.
- NEPVEU, Pierre, « Poussières de mots. Notes inédites de Gaston Miron », dans Contre-jour, no 5 (2004), p. 10-28.
- RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF (Quadrige), 2006, 646 p.
- VIERNE, Simone, Rite, roman, initiation, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973, 138 p.
Notes de bas de page
- Gaston Miron, L’homme rapaillé, texte annoté par l’auteur, préface de Pierre Nepveu, Montréal, L’Hexagone, 1994, 231 p. Les références à cette édition apparaîtront dans le corps du texte et seront abrégées par le sigle HR– suivi du folio.
- Mircea Eliade, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard (Folio essai), 1991, p. 185. L’auteur souligne.
- Simone Vierne, Rite, roman, initiation, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973, p. 66.
- Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques, Paris, Gallimard (Folio essai), 1992, p. 16.
- Simone Vierne, op. cit., p. 13. Je souligne.
- Je me baserai ici sur l’ouvrage de Simone Vierne, Rite, roman, initiation, op. cit., p. 13-48.
- On remarquera que le jeûne, tout dépendant du moment auquel il prend place dans le rituel, ne possède pas la même signification. Alors qu’à l’étape de la préparation, il se présente comme une purification nécessaire au passage du profane vers le sacré, lors de l’étape du voyage initiatique, il est plutôt un « dépouillement total de l’être ancien, un retour aux formes pures élémentaires » qui va de pair avec l’idée de mort symbolique. Simone Vierne, op. cit., p. 25-26.
- Simone Vierne, op. cit., p. 30. L’auteure souligne.
- Ibid., p. 46.
- Ibid., p. 47.
- Miron se reconnaissait dans cette citation de Fitzgerald : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition. »
- Pierre Nepveu, « Préface », dans Gaston Miron, op. cit., p. 10.
- Jacques Brault, « Miron le magnifique », dans Chemin faisant, Montréal, Boréal, 1995, p. 31.
- Le néologisme « chronophote » provient des mots grecs khrônos, « temps », et phôs, phôtos, « lumière ». Je l’ai préféré à « photochrone », peut-être à cause du terme « chronotope », introduit dans le vocabulaire de la critique littéraire par Mikhaïl Bakhtine.
- Ce verbe au passé composé a valeur d’antérieur du présent. Il situe temporellement l’extrait dans un présent qui verra se continuer ce qui s’est toujours produit par le passé : le poète a voyagé et voyagera encore vers son pays. Le passé composé exprime ici « une vérité générale, vérifiée jusqu’au moment de l’énonciation, mais ayant des prolongements au-delà ; un complément de temps peut indiquer le caractère omnitemporel de l’énoncé [le « jamais » du poème]. […] Le passé composé peut exprimer une vérité générale parce qu’on présente un fait d’expérience qui s’est toujours vérifié dans le passé. Par induction, on étend aussi cette vérité d’expérience à l’avenir. » Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF (Quadrige), 2006, p. 302.
- Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard (NRF), 1981, p. 228.
- Simone Vierne, op. cit., p. 7. L’auteure souligne.
- En marge de « Pour mon rapatriement », Miron donne cette précision quant à une version antérieure du poème : « Le vers “en vue d’une terre et de villes qui te soient natales” se lisait : “vers une terre et des villes réelles”. L’épithète “réelles” ne correspondait pas à ce que je ressentais profondément, et que je voulais exprimer. Durant des années j’ai cherché. Rien à faire, jusqu’au jour […] où j’ai lu par hasard […] que le mot natal pouvait signifier aussi bien le pays où l’on naît que celui où l’on peut s’épanouir. J’avais trouvé ! » (HR–74) Le terme me semble en effet très bien choisi, puisqu’il peut indiquer à lui seul deux concepts clés de l’initiation, la renaissance et la transmutation.
- « Le passé composé permet d’envisager un procès comme accompli au moment de l’énonciation […]. Le passé composé peut en particulier marquer l’état résultant de l’achèvement du procès, notamment avec les verbes perfectifs conjugués avec être. » Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, op. cit., p. 301-302.
- Simone Vierne, op. cit., p. 28.
- « La maison signifie l’être intérieur, selon Bachelard. » Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982, p. 604.
- C’est d’ailleurs, il me semble, ce que nous a déjà permis de constater quelques notes marginales de l’édition de L’homme rapaillé annotée par Gaston Miron. La publication par Pierre Nepveu d’une sélection de notes inédites de Miron offre aussi d’excellentes pistes de réflexion sur la « psychologie initiatique », que nous n’aurons malheureusement pas l’occasion d’aborder ici (sauf dans la note infrapaginale suivante). Pierre Nepveu, « Poussières de mots. Notes inédites de Gaston Miron », dans Contre-jour, no 5 (2004), p. 10-28.
- Cet extrait des notes inédites de Miron suscite la même réflexion : « Je vous présente cette plaquette de vers. Gardez-vous d’y trouver une grande œuvre et d’aucune faille. Ces poèmes sont une humble contribution en vue d’étendre un climat ; de ce terrain où plusieurs travaillent, sans doute verrons-nous surgir de grands poètes, le grand écrivain-maître qu’on promet à nos lettres depuis trois décades. » Pierre Nepveu, art. cit., p. 15.
- « […] chez les Oraons de l’Inde centrale, la hiérogamie qui précède et assure les récoltes est rituellement répétée tous les ans ; la hiérogamie entre la Terre et le Soleil est mimée par le prêtre et son épouse, et tant que ce rituel n’a pas été célébré, on ne travaille pas les champs, car on croit que la Terre est encore vierge. L’imitation du mariage divin donne parfois lieu à de véritables orgies. Or, le sens de l’orgie n’est pas difficile à comprendre : l’orgie est une réintégration symbolique dans le chaos, dans l’indistinct primordial ; elle réactualise la “confusion”, la “totalité” d’avant la Création, la Nuit cosmique, l’Œuf cosmogonique. Et on devine pourquoi une communauté tout entière réactualise la régression dans l’indistinct : c’est pour retrouver la totalité originelle d’où avait jailli la Vie différenciée et d’où est sorti le Cosmos. » Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., p. 228-229.
- Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 388. Les auteurs soulignent.
- Jacques Brault, loc. cit., p. 41.