Décalages correspondant : Travelogue

Par Mathieu Débard — Voyage

23 mai 2009

Ciao chameaux !

Je lis avec plaisir, dans cette copie du premier numéro dont vous m’avez fait don, que s’ajoutera à la fébrilité attendue de la rentrée d’hiver votre second numéro. Le voyage… Thème dont le problème posé se complique de sa propre solution, n’est-ce pas ? Je vous avouerai, chers grands animaux nomades, que tout comme vous, je voyage aussi. Enfin, vous m’avez toujours connu voyageant quelque part, dans quelque méandre insolite, mais me voilà voyageant physiquement cette fois, à la bonne heure !

Que m’inspire le voyage ? C’est simple. L’occasion de voir et vérifier, en terrain inconnu, ce qui demeure l’inconnu même au sein de familiarités nouvelles. Vous connaissez Matthias Pascal. Mort et dans les limbes, avant de devenir Adrien Meis il n’avait d’autre choix que de voyager. Et quitte à souffrir cette existence parfois péniblement solitaire, presque fantomatique, du voyageur effacé, il lui eût peut-être fallu ne jamais prendre de nouveau nom, ne jamais se fixer, pour finalement ne pas mourir deux fois. N’être mort qu’une fois et survivre à soi-même, feu Matthias Pascal.

Tel ce dernier, je vous propose une balade entre les niveaux de réalité normalement conçus un peu partout de l’autre côté de l’océan ; réflexions dues au hasard des errances, sans prétention, sans même faire exprès, au carrefour de plusieurs sois.

Je vous invite par ailleurs à lire la dernière édition d’Ovni, une revue littéraire montréalaise, au sein de laquelle je connais, vaguement et moins vaguement, quelques auteurs qui savent bien mettre de la suite dans leurs idées. Revue très chamelesque, dois-je dire, de laquelle je tire et emprunte une idée d’Erik Bordeleau, mon ami bienveillant de l’UdeM, consistant en une série de correspondances personnelles et pas trop zen entre lui, en Chine, et l’éditeur de la revue à Montréal. Aucune réponse de l’éditeur, que des messages de l’étranger avec lesquels, sans tout à fait deviner la contrepartie, on doit d’une quelconque manière recomposer l’image d’un pays, son étude, la fascination qu’il exerce, son impénétrabilité, même son rejet.

Sans plus attendre, je retourne à mon Quichotte, dans mon petit bled paumé de la Mancha.

Adiós, M.

1er juin (la langue des indiens)

Caros chameaux,

Vous savez maintenant que je me trouve quelque part en terre espagnole. C’est exact. Partout autour de moi on parle donc une langue qui nous est à tous, Américains au sens large, nécessairement familière. Cependant, et malgré les quelques cours de rattrapage précédant mon départ, cela est et reste pour moi une langue étrangère. Des choses simples, si elles sont débitées à grande vitesse, me resteront impénétrables. On se trouve malgré soi dans une quête semblable à celle de Don Quichotte, en de tels voyages, à une échelle plus ou moins grande : l’habituel et le normal ne sont plus si aisément acquis, et il s’agit de les reconquérir par notre attitude plus ou moins aventurière ! Ici, je ne parle que de simples mots, dans une société aux figures similaires à la nôtre ou à toute autre nation industrialisée respectable. Là, dans quelque coin plus reculé du globe, ce sont valeurs, façons d’être, raison, partage ou disponibilité propre des ressources matérielles qui dépassent l’entendement du voyageur, et alors l’autochtone devient Indien, bien que l’Inde ne soit pas sa patrie, puis Sauvage, quoique son comportement réponde pourtant à bien des manières ! Mais entre nous, êtres civilisés, la langue principalement est ce qui diffère : c’est tout. La littérature à cet effet soit entame, soit renforce l’orgueil propre des nations. Pourtant, je le répète, y a-t-il une telle dissemblance entre ces dernières, au-delà de la langue, ou ne sont-elles pas plutôt toutes réductibles à un ou plusieurs principes communs comme je l’affirme, qui forment justement ce en quoi les sociétés civilisées se reconnaissent entre elles ?

Je m’aperçois par exemple, prenant l’autobus assez fréquemment ces derniers temps, que je comprends et identifie bien mieux que tout le reste certaines portions évidentes des émissions de radio. Soudain, en effet, des moments entiers de discours me paraissent limpides, je saisis directement le message qu’on m’adresse. Je parle, bien sûr, des publicités, des jingles. Mêmes fréquences et noms et slogans de radio scandés avec toutes les altérations possibles, en l’occurrence. Mêmes musiques simples, efficaces, insoutenables pour mettre en chanson un produit. J’arrive à tout discerner ce que la langue espagnole jusqu’alors me cachait en partie, quand je discutais avec quelque petit vieux suçant ses escargots à la sauce, ou avec l’épicier, parce que le format dans lequel elle est sollicitée est le même que chez moi. « Avez-vous la carte », dit à la vitesse de l’éclair, avec un accent étranger. La simplicité des mots, leur signification directe, exprime là quelque chose de leur propre vacuité. Ils cachent quelque chose par l’apparence pure, ou plutôt ce sont eux qui disparaissent, seulement qu’apparences. Ce n’est plus le langage lui-même ni ses accents exotiques qui se révèlent à l’oreille du voyageur voulant apprendre, autrement dit, mais plutôt le principe qui l’ordonne dans la société dont il est question, et donc son principe général à elle. Moins il y aura de mots dans une idée communiquée de nos jours, plus saisissante elle sera, plus réussie, plus recherchée. Et mes amis littéraires, ce qui est vrai aujourd’hui en publicité est-il toutefois bien différent de ce qui l’était au Siècle d’or ou durant la période classique, où la rigueur dans la mesure et la richesse dans le style ne servaient là aussi qu’à corroborer le pouvoir des puissants de l’État, qui en dictent justement la langue ?

22 juin (Chasseurs d’Incas et d’Arabes)

Place Christophe-Colomb, mes chameaux, à Séville, où sont enterrés une partie des restes du grand navigateur. N’est-ce pas une drôle de coïncidence, cette comparaison malheureuse que j’avais faite avec l’Amérique et ses « Indiens », qui étaient le but de son voyage ? Pour nous jeunes Américains français, l’Espagne exerce peut-être plus une fascination inconsciente que directe, et des lieux communs aussi gros que Christophe Colomb, et son haut monument de Séville, nous reviennent soudainement à la mémoire d’une façon étrangement impromptue, comme rescapés d’un trou, d’un blanc, au coin de chaque rue. Où serions-nous sans lui, en effet ? Au détour de chaque petite ville espagnole nous attend quelque monument à la gloire d’une histoire connue du monde, et les Espagnols gardent ainsi à la surface de leur mémoire collective bien des souvenirs impitoyables qui nous concernent aussi.

J’avais rendez-vous l’autre jour pour quelques tapas et du bon vin rue Hernan Cortés, chez des amis. On célèbre, en effet, sans gêne, de cette manière, l’intrépidité légendaire (sanguinaire) de ces conquistadors venus des paysages austères de l’Extremadura, tout autant, d’ailleurs, que l’avènement des Rois catholiques quelques années plus tôt – vous savez, ceux qui réunirent à nouveau l’Espagne chrétienne en y expulsant l’une des civilisations les plus avancées et tolérantes d’Europe, pour y réintroduire entre autres l’Inquisition ? Gloire, or et faste sont de bien grands vecteurs mémoriels, il est vrai ; cela est vrai de tout pays, cela est vrai de toute histoire, la nôtre, la leur, ce qui se vérifie évidemment dans tout Séville aussi, capitale de cet Al-Andalus devenu Andalucía, trésor culturel de l’Espagne pour beaucoup, avec ses Grenade, Cordoue, Cadiz, j’en passe… Plaza de España, un peu après Plaza Cristobal Colón, suivant mon trajet, se trouvent les gens de la cour et les marchands bourgeois d’aujourd’hui. Ils ont troqué leur toilette datée de la Renaissance et leurs ombrelles ou éventails pour des chapeaux et des shorts, et leurs armes à la ceinture, pour des appareils autour du cou. Mais leur promenade nonchalante parmi les bienheureux de leur temps n’a pas bien changé, à l’exception peut-être qu’ils ne viennent plus d’Espagne mais de partout maintenant, et bien souvent même, comme moi, du Nouveau Monde récemment découvert. Et ils prennent des photos de ces lieux qui ont impassiblement traversé l’histoire, soupirant avec nostalgie devant la richesse d’un tel monde aujourd’hui passé. Mais qui sont-ils, de retour à l’hôtel, sinon de plus rapides chasseurs d’In- cas et d’Arabes actuels ?

3 juillet (À l’ombre de l’utopie)

¡ Hola chameaux !

Je suis donc à Grenade, enfin ! J’ai travaillé pendant près d’un mois dans les montagnes de la Sierra Nevada sous lesquelles trône Grenade, et finalement me voilà dans la ville célèbre, jadis dernier bastion des Arabes en sol espagnol. Je loge pour quatre jours dans le mi-touristique, mi-exotique, mi-anarchique Albayzin, ancien quartier more, grâce à une amie travaillant dans un hôtel. Qu’ai-je à y dire, sinon qu’ici l’ambiance est de fait explosive ! Partout, les jeunes et les Arabes d’Afrique du Nord, revenus en force où ils ont été chassés, règnent, tandis qu’en bas, dans la portion de la ville datant de la Renaissance, les riches et les locaux oisifs magasinent dans leur microcosme luxueux et envié (pas tant que ça).

Que peut-on penser de cette jeunesse, toutefois, qui, ici plus qu’ailleurs (quoique je tempérerai cela lors de ma venue à Athènes trois mois plus tard), répand à même les murs ses rêves d’anarchie les plus intimes et violents, d’une façon qui est peut-être plus ostentatoire que révolutionnaire ? En effet, le promeneur n’a d’autre choix que d’admirer les slogans antibourgeois et rassembleurs écrits à tout mur, au détour des allées les plus étroites et perdues auxquelles mènent les voies sinueuses et cailloutées du quartier. « Le rêve est possible », « Rassemblez-vous », « Éjectons les spéculateurs », se lit un peu partout, à la fois symptôme d’une crise financière mondiale, d’un grave problème de spéculation immobilière local (vous savez, quand on loue des appartements aux riches touristes de l’été, à tel point qu’il se crée un engorgement de la demande locale et que les prix montent partout ?) et d’une tendance générale présente ici et nulle part ailleurs, dans ce quartier où Juifs et Arabes s’unirent jadis pour chasser les Visigoths.

Que peut en penser le visiteur averti et chamelesque, en effet, toujours méfiant des mouvements généraux dans une saine mesure, lorsque, à chaque coin de rue, il aperçoit la silhouette imposante de l’Alhambra ? En parallèle vivent une jeunesse idéaliste envahissant les rues et une horde de touristes avides de découvrir les merveilles imposantes de cette forteresse célèbre… Et, lisant attentivement chaque slogan coup de poing peint sur chaque mur, on ne peut que contempler l’emprise uniforme qu’exerce réellement le château sur la vie de la ville d’en bas. Un château que les rois bâtirent en hauteur pour surplomber et surveiller les rêves même les plus justes, même les plus nobles, des petits citoyens circulant.

6 juillet (Mystification du temps / El Greco)

Caros camellitos,

Je ne profiterai pas de mon passage à Tolède pour réitérer mes discours de Séville et Grenade sur le tourisme. Tolède est une ville-forteresse impressionnante, siège du conservatisme catholique espagnol et jadis grande fabricante d’armes. C’est pour dire si les touristes se délectent de ce qui maintenant est devenu, dans l’ordre naturel et continu des choses, un complexe touristique luxueux de style médiéval – pour ajouter un cadre enchanteur à ces repas de perdrix payés à prix d’or, près de quelque ancienne fabrique d’épées et de lames. Non, une chose que je dirai est que, pour ce même touriste, et à cela je n’échappe pas malgré mes repas maigres et mes nuits dans les champs, de telles et si vieilles attractions lui offrent la répétition de monuments et places historiques qu’il parcourt avec émerveillement, mais dont il ne comprend pas l’importance profonde, et qui l’ennuient de plus en plus à la fin.

C’est ce qu’il recherche, bien sûr, le dépaysement par la rencontre de sa propre histoire (de près ou de loin, selon qu’il soit Espagnol, Occidental ou Humain tout simplement), avec tous les commodités et décalages modernes que son époque lui permet en plus. Mais qu’en retire-t-il, du reste, de ce petit voyage dans le temps, et quelle est la réelle source de sa fascination ? Le sentiment diffus de voir son époque réunie à rebours avec le passé dans une quelconque continuité temporelle qui serait créée en son esprit ? Un sens et une position à conférer à sa propre époque et, qui sait, mais cela suppose une réflexion déjà résolue sur son individualité dans le monde moderne, à se conférer, à soi ? Ou encore le pur plaisir que provoque le raffinement de statues à figures humaines, qui unissent en leur sein l’art de représenter, par le mimétisme parfait de la sculpture classique, et l’art de raconter un certain passé par l’exaltation du sublime. C’est cela seul qu’il peut en tirer, oui…

C’est ce que je retiens moi-même au détour d’un énième monument, à la gloire de quelque duc ayant fait quelque action généreuse ou héroïque. Au début, le touriste plein de bonnes intentions s’efforce de vérifier l’histoire, de chercher les faits, de s’intéresser même à la période artistique. Puis il abandonne, et s’abandonne du même coup à la mystification du temps. Le voyage n’est plus qu’une douce fantaisie des sens, se faisant prendre au passage par les charmes d’une courbe, la finesse d’une jambe sculptée dans son élan, quelque visage austère marquant un caractère certes historique. De plaisirs en plaisirs sensoriels qui équivalent bien ainsi, après tout, mais au détriment de la compréhension, à une bouchée de ce délicieux massepain qu’ils confectionnent excellemment à Tolède…

Moi aussi, j’ai été pris de ce vertige, de cette nausée causée par le caractère irrattrapable du temps passé, qui envahit toutes les villes sublimissimes que nous a léguées inconsciemment ici le Moyen Âge. J’ai vu la cathédrale, sans doute la plus riche d’Espagne, de Tolède et ses fresques monumentales sortant des parois des chapelles pour rejoindre le plafond, formant une trouée cerclée d’anges. L’apothéose de l’Ascension de la Vierge ; mais après tant et tant de statues minutieusement inspectées, cherchant tantôt l’époque, tantôt l’esprit de l’œuvre, on en vient à considérer ces excès de richesse, presque communs dans de tels lieux touristiques, avec un certain ennui, comme s’ils se révélaient d’une fatuité plate, datée, ou même comme s’ils étaient dérangeants, selon le cas. Je serai à Assise plus d’un mois après, vous le verrez, le 19 août, et la même chose s’y conçoit : la contradiction immédiate qu’on peut ressentir à la vue de ces basiliques imposantes, pareilles à des forteresses, dédiées à saint François, apôtre de la simplicité. Est-ce là un réel ensemble d’éléments censés – ou qui étaient censés – me rallier à une certaine spiritualité de l’amour, du pardon fraternel, de la charité, qu’en sais-je ? Au contraire, et c’est ce que je cherchais à dire depuis Séville, à la cathédrale fameuse aussi : le tourisme est la recherche du puissant, de la bénédiction du puissant, à travers le temps, et non pas la recherche du temps lui-même.

Je suis allé voir ensuite, avant de m’en aller, la sacristie qui contenait plusieurs toiles d’El Greco. Tolède est, en effet, la ville qui a vu fleurir son talent et où se peut voir pour environ trois euros le célèbre Enterrement du comte d’Orgaz, dans je ne sais quelle autre chapelle. Or, dans la sacristie de la cathédrale, j’y ai trouvé ce que je cherchais enfin : non plus les proportions harmonieuses de héros sans âge et sans vie, mais des personnages imparfaits, esquissés sur un simple fond noir par le peintre. Des yeux brillants d’une émotion ineffable que le Greco recherchait avant tout, comme le punctum d’une photo, qui est une lueur voulant sortir du tableau. Non pas une représentation juste d’un personnage, à peine dessiné à grands traits par le peintre, car il y en a tant ailleurs, mais son âme. L’abstraction de son âme, sans doute plus éternelle que toutes ces autres figures historiques ou religieuses dont j’ai parlé, car insaisissable. Ainsi, seul Dieu, le peintre et soi-même unis par la vision du tableau posséderont un instant une forme donnée de cette âme, tout autre aura beau la photographier mille fois hors de cet instant. C’est à cela, et considérant l’art exemplaire des artistes passés dont il s’est détaché, qu’on reconnaît dans le temps des génies tels qu’El Greco.

8 juillet (Pierres abstraites)

Chameaux, mes chameaux,

J’en reviens à cette idée d’abstraction vaguement (et peut-être vainement) élaborée l’autre jour. J’ai changé quelque peu de décor, bien que l’époque soit restée généralement la même. Je suis allé à Cuenca, et là aussi cette idée d’abstraction dominait, car il s’y trouve autant de plaisir à s’y promener pour le touriste qu’à Tolède, bien qu’il n’y ait en tant que tel pratiquement rien de bien précis à voir. Seul l’agencement général des maisons, percées parfois en arches par les rues mêmes, seule l’irrégularité des pavés et de la forme générale de la ville suffisent à émerveiller le flâneur, de la même façon qu’un tableau d’abstraction géométrique. Serait-ce une preuve de mon génie intuitif (mais je n’y vois qu’une intéressante coïncidence !) si se trouve là aussi une importante collection d’El Greco, tout juste à côté du Musée de la peinture abstraite espagnole ?

Enfin, me voilà aujourd’hui à Madrid, la capitale. Je ne parlerai pas de ces quelques pèlerins suivant les traces d’Hemingway, car cela ne te ferait que trop plaisir, Chameau, cela airerait par trop la littérature ! Non, mon observation principale consistera cette fois, en fait, en la description d’une sculpture, qui résume en elle-même parfaitement bien ce que j’avançais si hardiment à Tolède à propos d’une certaine supériorité de l’abstraction, capable de plus de plénitude, si on peut dire. Cette œuvre est celle du Catalan Josep Maria Subirachs, Al otro lado del muro, que l’on peut trouver au Musée de la sculpture abstraite en plein air, Paseo de la Castellana, à Madrid. Musée fort singulier situé sous un viaduc, au carrefour d’une petite rue et d’une artère principale, en plein air comme l’indique son nom. Musée qui me fait penser, grâce entre autres à la sculpture de Subirachs, mais aussi à bien d’autres tout à fait insolites, que la présence de toute œuvre au sein d’un musée ne trouve pas sa justification dans une exigence snob ou culturellement conformiste de la critique d’art, comme le montrait sous un certain angle la parenthèse intéressante d’Élise dans son article du numéro dernier, mais qu’elle relève en fait du chargement cognitif que le contact potentiel avec son objet contient. En l’occurrence, Al otro lado del muro présente, par son caractère abstrait même, une réflexion sur la sculpture qui l’englobe dans toutes ses possibilités virtuelles. On y voit un dispositif très simple, presque comique dans son ironie lorsqu’on en fait le tour en personne : un mur de pierre et six boules. Une boule de chaque côté qui est complètement de l’autre côté du mur ; une de chaque côté qui en est presque sortie également, et deux qui sont, de part et d’autre du mur toujours, prises à moitié dans lui. D’un côté, trois boules donc que l’on peut voir devant soi au haut du mur, si on le regarde de plein front, et six traces circulaires dans le bas laissant présager le passage éventuel des trois dernières. De l’autre côté, même chose, mais dans l’autre sens. L’impression dont est frappé le spectateur, comme je l’ai dit, est qu’il s’agit là d’une blague abstraite ironique. Le mur contient le potentiel de la boule, mais on ne sait quel sens, c’est-à-dire quelle direction, attribuer à la sculpture. Mouvement avant, recul à l’intérieur ? Quel est le bon côté ? Les traces permettent de croire aux deux possibilités, en même temps qu’elles marquent la fixité de la sculpture. Celui qui marche autour du mur et le regarde dans tous les sens a ultimement raison, et c’est sans doute son mouvement à lui qui fonde la vérité profonde de l’œuvre.

La sculpture de Subirachs contient toutes les sculptures possibles en elle, car son côté abstrait permet de comprendre le sens de toute sculpture. D’un bloc, on fait boule, et il ne faut pas oublier qu’elle est pierre avant d’être sphère. Et un roi ou un conquérant, ou un saint, bien qu’à ses pieds on puisse en lire l’histoire, est avant tout marbre, est avant tout montagne. Laissons donc de côté tous ces hommes devenus pierre à nouveau, et suivons le rythme naturel des formes vivantes, des hommes d’aujourd’hui. Comme ces passants anonymes qui jettent un coup d’œil au musée en continuant leur chemin, Paseo de la Castellana.

9 juillet (Quelle quantité de peau ?)

Je me lève. J’ai passé depuis longtemps le stade des coups de soleil, chameaux. Maintenant, si j’en prends trop sur le corps, comme ce dernier est déjà bien brun, certaines parties de sa peau s’en détachent simplement, discrètement, le lendemain. C’est le seul avertissement qu’il me donne. Aujourd’hui je me réveille et je redécouvre de cette façon une vieille cicatrice que je m’étais faite enfant, et que je croyais disparue, qui est la seule partie de peau à se détacher de ma jambe. Mais cette peau morte sitôt enlevée, ma jambe paraît de nouveau uniforme. Quelle quantité merveilleuse de peau encore, avant que de complètement disparaître, uniformément ?

10 juillet (Rituels dans le sang / Les mort-nés de la révolution)

Chameaux,

Je prends mon café dans un petit restaurant de gare, à Ségovie, et mes yeux quittent le journal un instant pour regarder les horreurs présentées à la télévision. C’est encore à confirmer pour l’instant, mais il y a déjà deux morts et un blessé grave dans cette édition actuelle de la fête de la San Firmín. À tout le moins un mort et deux blessés, cela est sûr. Vous connaissez, chameaux, les courses de taureaux dans les rues de Pamplona ? Eh bien voilà : un que le taureau a enfoncé dans le mur jusqu’à la mort, coincé dans un cul-de-sac et en panique, et un autre encorné en pleine gorge – et je vous épargne les images que nous, on ne nous épargne pas. Qu’est-ce que cela nous dit d’un peuple, des particularités rationnelles de l’ensemble culturel qu’il forme ?

J’ai envie de me faire l’avocat du diable et de défendre ces pratiques étranges, que d’aucuns qualifient de folie incompréhensible.

Justement, il en va ici de l’irrationnel, de la superstition ou du rituel conjurant ou surpassant la dangereuse puissance du monde naturel dans lequel on vit, la capacité potentielle du réel de nous détruire à tout moment. Et alors on en court le risque pour s’y mesurer, on en joue le jeu ; on s’assure d’être une de ses forces à part entière également, pour avoir une chance de gagner, d’y prendre part en tant qu’un de ses éléments actifs et vivants. Provoquer l’équilibre naturel pour le voir se recomposer devant soi selon une nouvelle équation, péril ludique de la vie humaine faite de bravades, de courage, d’inconscience, de mort. Situer la vie humaine, c’est-à-dire, et le danger qu’elle comporte envers l’extérieur et envers elle-même aussi, par le rituel. Un contact avec l’existence qui est presque occulte ; une façon, peut-être, de nos jours, de contrecarrer les stérilités du monde moderne, ses règles de sécurité générales, son attention compulsive et désincarnée à l’égard de la santé humaine, par exemple ; en d’autres mots sa façon générique de traiter chaque individu comme une unité fonctionnelle d’un programme rationnel d’organisation, que l’on infirme par notre comportement violent.

Je repense à la façon toute particulière qu’ont encore les Espagnols de célébrer la fête de la San Juan, le 24 juin, bien différente de la Saint-Jean-Baptiste québécoise. La différence, en fait, tient surtout à ce qu’au Québec comme en Espagne, il est de commune entente que l’origine de cette fête soit païenne, seulement en Espagne elle le demeure même de nos jours en grande partie dans les rites. En effet, les Espagnols, le soir du 23 juin, allument de grands feux sur la plage, par-dessus lesquels ils doivent sauter pour s’assurer pendant l’année suivante de la bonne fortune, pour le courage qu’ils ont démontré. Ou encore, à minuit, ils mettent à l’eau, derrière eux, sans regarder, des bouts de papier contenant les souhaits qu’ils aimeraient voir se réaliser, dérivant vers l’inconnu dans l’espoir sans doute que le futur les y lise. Quelle leçon ces rituels superstitieux, qui n’ont de sens que dans leur pratique irrationnelle et ludique, pourraient-ils apporter aux mouvements politiques nationaux souvent anémiques et sans substance que portent à bout de bras nos 24 juins québécois ? L’enfant de la Révolution tranquille s’avère à bien des égards, dans notre société vidée de toute croyance, et rivée à la plate raison froide, un mort-né ; sacrifions-le ! N’ai-je pas d’ailleurs parlé de ce festival des plus bizarres dans le nord de l’Espagne, où les hommes alignent des nouveau-nés dans la rue et s’élancent au-dessus d’eux pour s’attirer la chance ?

12 juillet (L’empereur Zortax du 25e siècle)

Je suis arrivé à Bilbao, la grande ville du Pays basque. Là trône l’insaisissable bizarrerie du musée Guggenheim, que j’ai renommé pour l’occasion le « château de l’empereur Zortax du 25e siècle », et qui prouve à nouveau à mes yeux que l’architecture monumentale attirant les touristes est bien celle valorisant la majesté de la forme, qu’on la trouve belle ou laide, au-delà de toute fonction. Forme qui a aussi dans son objectif de commander le respect, comme les cathédrales et les palais, au peuple d’en bas ; un respect peut-être inutile en lui-même maintenant qu’ils sont devenus des musées et des vestiges, mais qui toujours d’une certaine manière, attire à lui son entourage et le propulse. Mais où le propulse-t-il, ce musée Guggenheim, le peuple basque ? C’est un grand mystère pour le voyageur que le peuple basque, surtout pour le voyageur québécois quelque peu conscient des nationalismes mondiaux, je suppose, – grand mystère que la direction que ce peuple cherche à prendre maintenant. Partout, en effet, pancartes et indications affichent bilingue, en espagnol et en basque, cette langue fabuleusement étrangère à tout, à ce qu’il semble. Mais dans les rues, le silence… Aucun accent rompant la mélodie espagnole typique. L’invisibilité soudaine du basque malgré les murs et les écriteaux, malgré les Basques eux-mêmes. Puis, les organisations politiques violentes que nous connaissons tous, et dans le journal ce matin un budget réclamé par les municipalités basques elles-mêmes pour retirer les affiches tendancieuses et effacer les graffitis terroristes. Il faut comprendre que le basque fut interdit sous toute forme par Franco et qu’une génération entière ne put l’apprendre ni le transmettre ; on me dit aujourd’hui qu’on le réapprend peu à peu, et qu’on le parle sans doute, mais derrière les volets et sur les bancs d’école. Le mystère basque revient ainsi un peu à celui de toute une jeunesse, pour ne pas dire la nôtre : assistons-nous à un mouvement de vain idéalisme qu’aucun n’a le courage de vraiment mettre en pratique, ou au contraire à la réelle construction d’une voie nouvelle, encore inconnue, dans le monde ? L’affadissement et la nostalgie impuissante d’autres époques ou l’explosion d’un futur savoir-faire dans l’advenir commun ?

16 juillet (Graffitis parisiens)

Distingués chameaux,

Je suis à Paris. Il y a le vieux Paris, celui des monuments et des musées que j’avais déjà visité, et il y a le Paris qui se pose au contraire en mégapole chaotique du futur. C’est celui-là que je n’avais pas tout à fait vu, tout absorbé que j’étais la première fois à admirer la déjà vieille modernité de la tour Eiffel ou le vénérable âge de la Sainte-Chapelle. Pour ma part, cette fois-ci, c’est à peine si je passerai par la place de la Concorde, et si oui ce sera seulement pour voir un vieux film de Jacques Tati non loin. La tour Eiffel, ce sera en allant dîner dans un petit bistro désert dans un quartier adjacent, avec un vieil ami de mon père. Le Sacré-Cœur, que parce que l’amie d’une amie nous a inexplicablement donné rendez-vous là il y a deux jours, le jour de la fête de la Bastille d’autant plus, alors que personne n’arrive même en temps normal à se retrouver, là-bas.

Non, cette fois je loge dans le 19e, j’ai rendez-vous avec des Parisiens d’origines corse, chinoise, coréenne, italienne – et moi je suis l’étranger qui parle toutefois la langue – pour une partie de pétanque puis de basket, tandis qu’à côté ça sent les grillades, barbecue africain transformé en véritable fête de quartier oblige. Paris, c’est un foisonnement où s’emmêlent les destins futurs, les ethnies nouvelles, les croisements inédits, beaucoup plus que ne se trace une histoire glorieusement française de tout âge qui se poursuivrait ici, maintenant. Et c’est bien symptomatique si, dans les toilettes d’un bar, le seul graffiti que j’y ai scrupuleusement trouvé, miraculeusement, était un autocollant présentant une jeune fille portant une cocarde, sur laquelle se trouvait la mention : « Bonjour, mon nom est : Terre. »

17 juillet (Les fourmis au royaume du paraître)

Chers chameaux,

J’entends que l’été est moche chez vous. Ici aussi, enfin il pleut. Pas connu cela vraiment depuis mon arrivée en Espagne… Cela me fait penser du moins, pendant que je prends une marche volontaire sous la pluie, qu’il y a toujours plus malheureux que soi.

Je me promenais pour aller voir le film de Tati, sur les Champs-Élysées, et quelque chose de plus a attiré mon attention qui venait compléter ma réflexion d’hier. C’est que, aussi enthousiaste ai-je semblé, ce n’était ni une prophétie progressiste ni une dystopie que je dessinais là. Bien au contraire, il s’agissait d’un constat sur le nouvel ordre des choses, dans son chaos apparent, qui est en fait réglé par certains besoins communs impérieux. Avenue des Champs-Élysées, vous avez les touristes les plus riches (à tout le moins ceux qui aiment à se montrer les plus riches), et vous avez donc en un juste équilibre les mendiants les plus malheureux. Au royaume du paraître, tous jouent leur jeu, et les clochards gardent la mine basse, ont des expressions tragiques, surtout certaines femmes voilées qui se lamentent d’une façon très audible ; puis, au bout d’un moment, vous vous rendez compte que ce sont exactement les mêmes expressions et les mêmes mines basses, têtes enfouies sous la robe ou larmes aux yeux, qui se répètent étrangement chez d’autres personnes, avec un air chaque fois apparemment et minutieusement étudié. Dans ce chaos visible qu’est Paris, où se brouillent les voies futures et où toutes les différences possibles se côtoient, se dessine en réalité le monde tel qu’il est intrinsèquement, comme dénudé de sa peau, ou plutôt comme s’il portait le costume de sa propre nudité. Car dans la cohue et le capharnaüm de sa surface se révèlent ainsi un ordre et des places bien assignées dans l’exercice commun d’une quelconque quête humaine. Chaque personne à sa place, et les délaissés ne le sont que pour mieux s’y fondre. Quel est le but de cette quête, c’est cela que je ne peux prophétiser. Et c’est pourquoi Paris est l’excitation comme l’inquiétude future du fourmillement humain émerveillé de lui-même.

20 juillet (Candy Up !)

Je prends une pause pour tenter une certaine analyse. Je marche dans la campagne de Montpellier et j’aperçois en effet une publicité qui résume à mon avis excellemment les contradictions du monde moderne se survivant par le monde des images, et que la rectitude technique de la société française exacerbe d’autant plus à mon sens. On y voit une sorte de poupée faite en bulles de lait au chocolat, et un court message situé au-dessous de la reproduction photographique du produit : « Papa, je ne peux pas grandir sans mon Candy Up ! » Au bas, une mise en garde semblable à celle que l’on trouve sur les paquets de cigarettes : « Une bonne santé implique d’éviter les aliments gras, salés ou sucrés. »

Tout d’abord, un jeu de mots pour le moins immoral, bien qu’innocent, car prononcé par un enfant feignant de savoir mieux que son père ce qui lui est bon. Candy Up fait grandir. Or on sait que ce ne sont certainement pas les friandises qui aident à la croissance de l’enfant, et il faut comprendre, nous consommateurs, en bons enfants, que les petits (et les grands) aimeraient sans doute que ce soit le contraire, bien qu’ils sachent que ce n’est pas le cas ; car à tout le moins, cela leur procure psychologiquement du bien-être, et pourquoi pas sans malice s’en offrir lorsque le besoin s’en ferait sentir par la suite ? Puis le message du bas, telle une implacable marâtre, qui vient rappeler à l’adulte averti la réalité des faits qu’il connaît déjà et qui se cachent derrière cette publicité habilement (car tacitement) mensongère.

Certes, ces produits ne font pas grandir, mais bien grossir, réel problème qui affecte de plus en plus le bon fonctionnement social, la santé générale et citoyenne c’est-à-dire. À défaut de pouvoir interdire ce genre de publicité jugée peut-être vicieuse, car s’adressant aussi de biais à un consommateur enfant, le gouvernement lui livre du moins une guerre se jouant sur le plan du discours et des signes. Il s’agit d’annuler le message du haut par celui du bas, dans l’espoir qu’un produit Candy Up de moins soit consommé, ce qui est bien sûr l’intérêt tout contraire que porte le message du haut. Mais à nous bombarder d’images s’entre-annulant aussi absurdement, ne détruisons-nous pas peu à peu les chances de quelque communication à jamais signifiante ? Que voir, et surtout, que croire ? Le monde est un vaste tableau sur lequel écrivent des auteurs à la main anonyme, et où chacun ment tout en parlant de l’autre. Qui sait s’il ne disparaîtra pas sous l’ébauche de sa propre image, comme un effet spécial ?

21 juillet (« C’est bien ici que vous éteignez les feux ? »)

Achtung Chameaux !

Encore une histoire de signalisation, mais cette fois qui m’a fait bien rire. Voilà, je m’apprêtais à faire une petite balade en montagne, à Saint-Mathieu-de-Tréviers, petit village du Languedoc, et j’avais donc à me procurer quelques provisions. En descendant du bus, je me mets ainsi à suivre les indications me permettant de me rendre au supermarché local. J’apprends d’après les pancartes

que c’est dans la même direction que la caserne de pompiers, tiens. Au bout d’un moment, et après plusieurs changements de rues, seule la caserne continue d’être indiquée, à ma grande frustration, mais aussi à mon amusement, je dois le dire. Pourquoi diable indiquer aux visiteurs l’emplacement de la caserne, et en plus en faire le seul endroit réellement bien indiqué et repérable ? Puis je m’imagine cette femme, à l’autre bout du village, en feu et se consumant peu à peu, qui décide alors de se rendre d’elle-même chez les sapeurs-pompiers. Elle suit attentivement toutes les indications pour s’y rendre, puis, une fois sur place : « C’est bien ici que vous éteignez les feux ? – Oui, enfin, on peut dire, oui, madame. – Bien. C’est que, voyez-vous, j’ai un petit problème… »

21 juillet (Être nu ou crier ?)

Au sommet du pic Saint-Loup, j’ai voulu crier de satisfaction, mais comme j’étais seul je me suis retenu, je ne sais pas pourquoi. Alors je me suis mis nu. Est-ce la même chose ?

22 juillet (Mémé deviendra arbre)

Gorilles et chameaux, bonjour.

Je suis allé aujourd’hui poser une fleur avec respect sur la tombe de notre vieil ami Georges, à Sète (Brassens). Il est écrit à la main, sur un panneau derrière sa pierre tombale, les paroles de sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète : « Planter, je vous en prie, une espèce de pin, pin parasol de préférence. » Et il est quelque peu regrettable, à voir les lourdes pierres en rangées droites, bien qu’il soit sous un pin effectivement, qu’on ne l’ait pas enterré à la plage comme il nous l’avait supplié, là où les vagues rageuses et impressionnantes effacent le passage du temps. Car partout dans ce cimetière, « un peu moins marin que le sien », pour faire référence à celui de Valéry, les pierres marquent un peu trop douloureusement le passage du temps qui ne s’en fait que plus sentir. « Nous ne t’oublierons jamais » au-dessous d’un portrait vieillot et enjolivé à l’ancienne manière, qui donne une impression de nostalgie et d’oubli au visiteur… J’ai même vu : « Mémé chérie, tu seras toujours dans mon cœur », ce qui, je le suppose, condamne bien tendrement le souvenir de la morte à une génération donnée qui y passera, elle aussi, jusqu’à ce que le mot « mémé » n’ait plus de sens pour personne.

Or, les cimetières font un drôle d’effet, car après ces deux générations concernées qui gardent quelques références ou traces personnelles de la personne enterrée, ils ne paraissent plus contenir que des inconnus rassemblés pêle-mêle. À une des extrémités de ce cimetière, la section des morts de la Première Guerre mondiale qui n’ont chacun qu’une simple croix blanche crée cette même impression, encore plus forte, et celle des soldats étrangers morts à Sète encore davantage.

Ces vieilles pierres épaisses, polies et larmoyantes des tombeaux familiaux restent impassibles, tandis que s’égrènent le corps et la mémoire. Elles sont infidèles à la mort. Que tous, dorénavant, nous retournions en terre et que cela en soit la légende, voilà mon souhait. Et que les poètes les mieux aimés de leur temps soient portés à la mer pour qu’elle y emporte les mots ; qu’ils y soient enterrés non loin, sur la plage, dans l’espoir qu’ils deviennent une espèce d’arbre, arbre parasol de préférence.

1er août (La cité idéale)

Buon giorno cammelli,

Réflexion sur un tableau mystérieux vu dans le musée d’Urbino, en Italie. Son titre en français : La cité idéale. Une toile très large, sorte de plan architectural panoramique, dans laquelle nous voyons, selon la célèbre perspective du quattrocento, deux rues parallèles dont les points de fuite se joignent en la figure d’un édifice rond, parfaitement centré. Tout, des dalles des rues jusqu’aux formes rectangulaires bien cordées des édifices secondaires, a pour effet de faire surgir du tableau cet édifice circulaire, qui paraît plus réel, palpable, qui crève la toile de sa circularité. Nous pouvons presque en faire le tour et y entrer, bien que nous ne fassions que le contempler dans une forme plane et impénétrable. Cela, à mon avis, est l’aboutissement ultime, et idéal, des techniques de représentation développées pendant la Renaissance. Une représentation parfaite par l’imitation de l’œil même, qui lui-même nous paraît assimiler si parfaitement l’univers réel autour de nous. Mais dans cette ville idéale, hélas, personne n’y figure. Aucun être vivant n’est présent dans les rues. Le peintre, Francesco di Giorgio Martini, aurait-il compris par là que la vie humaine est forcément imparfaite, car l’esprit est réellement illusion ?

18 août (L’enfant et le fruit)

Chameaux et animaux de toutes espèces,

Je suis à Assise, ville de saint François, le saint patron de l’Italie. Je suis arrivé là sans trop le savoir ; j’ai quitté une amie de fortune à Ancône et j’ai pris le train, à tout hasard. Je sais saint François très célèbre pour ses actions, j’ai même vu le film de Rossellini à son sujet, mais je ne connais rien de sa réelle importance, je ne connais pas sa vie, en fin de compte. Je suis ici pour voir ce que m’apprendront non pas les guides et les livres, car je voyage sans gîte ni argent, mais le hasard des sens et des errances prolongées. Peut-être que j’apprendrai quelque chose au détour d’une petite rue, d’une peinture banale vendue dans un commerce de pacotilles pour touristes…

Pour l’instant, j’en apprends plus sur le tourisme catholique, semblable en tous points au tourisme occidental moyen – même les t-shirts commémoratifs en prime –, sauf qu’il est destiné aux seuls groupes de jeunes scouts catholiques (ou je ne sais trop quel camp de vacances-brigades pour adolescents enthousiastes). Au moins, le tombeau de saint François, dans la crypte de la basilique, est tout ce qu’il y a de plus authentique, et invite par là, je veux dire réellement, par sa sobriété et son étroitesse, au recueillement et à la prière. Comme au monastère Varlaam de Météora, en Grèce, où je serai dans plus d’un mois, ou dans la chapelle Notre-Dame-de-la-Salette de Sète, dont je ne vous avais pas parlé, où les fresques naïves et bizarrement bigarrées émouvaient par leur simplicité, obtenaient de plus la ferveur du croyant en y ajoutant des figures de la vie ordinaire, des pêcheurs, pâtres, ouvriers, fonctionnaires, en marge des scènes bibliques centrales. Dans la crypte de saint François nous vient spontanément l’impulsion de prier.

Mais prier quoi ? Non pas une admiration dévote envers le moine italien et une quelconque relique de lui-même ; son tombeau crée un sentiment tout intérieur, tout à soi, tout fait du silence de sa propre âme. Un peu à l’encontre de ce que je disais à propos des morts de Sète, saint François n’a pas légué le souvenir éternel de sa propre personne, mais celui de son action spirituelle – du reste, je la connais plutôt mal dans les faits –, qui transcende son temps. Personne ne survit seul à sa mort de toute façon.

Étant en Italie depuis quelque temps déjà, j’ai pu visiter quelques musées d’art de la Renaissance et d’art religieux. De cette époque nous revient souvent un portrait, la madone et l’enfant. Or, deux titres légèrement différents sont donnés à ce portrait saint : Madonna con bambino et Madonna col bambino (La Vierge avec enfant et La Vierge avec l’enfant). C’est au musée de la basilique San Francesco que j’ai vu mes premiers « avec enfant », et ce léger changement dans le choix des déterminants m’a frappé. Les « col bambino » sont plus fréquents et signifient « l’enfant », le centre du monde, la clé de l’histoire, cet enfant-là et nul autre. Les « con bambino », eux, paraissent accorder moins d’attention au personnage, comme s’il s’agissait certes de Jésus, mais aussi du modèle, par exemple. Puis j’ai scruté attentivement les détails, et dans ces derniers portraits j’y ai vu pour la plupart une fleur, mais plus souvent un fruit, qui se trouvait soit dans la main même du bambin, soit près de lui comme pour l’orner. Il m’a semblé que le fruit complétait ce que laissait entendre le titre : un enfant, un simple enfant, pareil à un fruit, un moment purement naturel dans le cycle du temps. Jésus n’est plus dès lors ce faiseur de miracles surnaturels, doté de pouvoirs surpuissants servant à sauver la destinée de l’humanité. Il est, comme saint François qui l’a peut-être compris, un homme simple, un homme tout simplement, œuvrant au sein et sur le plan des hommes, car il n’y a rien au-delà de ce mystère. Et qu’on l’appelle l’existence ou l’être, ou le réel, ou le cosmos, Dieu, qu’importe, on s’y référera toujours comme ils ont fait avec tant de ferveur, car tout ici-bas nous dépasse avec une inexplicable harmonie, une harmonie désincarnée. Personne ne se survit de toute façon.

19 août (À la recherche de l’arche étrusque)

Chameaux du monde, bonjour.

Tel le narrateur effacé de Carmen, je cherche les restes d’une chose ancienne pour trouver autre chose qui m’emportera dans son cours, car tel est le propre du voyage. Aujourd’hui j’étais à Pérouse (Perugia), et comme je repensais à mes pérégrinations de la veille, me joignant aux dévots d’un saint qui ne m’est pas connu avec pourtant la même ferveur qu’eux, dans une même quête d’idéal c’est-à-dire, je me suis mis à la recherche d’une arche étrusque, que contenait la ville à ce qu’on m’avait dit. Je ne sais que peu de chose des Étrusques, et comme ce chercheur français dans le roman de Mérimée, qui s’intéresse davantage à la présence des Romains en Andalousie qu’à celle plus connue des Arabes, recherchée des romantiques français, j’ai ignoré ces vestiges romains qu’offre à tant de visiteurs l’Italie pour me lancer à la poursuite d’une période antérieure et véridiquement révolue.

Que savons-nous des Étrusques ? À mon propre souvenir, peu de chose, sinon que leur annihilation par les Romains pour le contrôle du Latium, première manifestation en grandes pompes de la puissance militaire des Latins, rendit leur langage de nos jours encore intraduisible, faute d’assez d’artefacts révélateurs qui aient été préservés. De mon côté, j’ai eu beau chercher méticuleusement à Perugia le signe architectural de cette mystérieuse civilisation tristement anéantie, je ne la trouvais pas. Mais j’ai trouvé à la place une ville labyrinthique exaltante, où les flâneurs comme moi abondent dans les ruelles et les impasses les plus reculées surtout ; une ville moyenâgeuse faite en hauteur et sur des collines irrégulières, donnant à ses hauts et vieux bâtiments un aspect de montagnes russes ; une ville sans autre attraction principale que ses mille petites églises anonymes en pierres roses et blanches, sa vieille université formant une place bizarrement exiguë aux édifices pareils à des immeubles à logements d’une époque préindustrielle ; bref une ville où l’inspection minutieuse ne peut que se perdre elle-même, ne trouvant jamais ce qu’elle cherche et toujours autre chose qui, chaque fois, l’ébahit calmement. Rejetant toutes mes notes passées contenant des dates et des remarques non moins lapidaires que pénétrantes, j’abandonne la recherche de l’arche étrusque et repousse une fois de plus du revers de la main l’écriture de cet article. Je m’achète un crayon neuf et écris d’un bloc, dans un petit bar sentant le vieux pavé humide, ce paragraphe que vous lisez et qui sera la première entrée de tout l’article, en fin de compte. Le lendemain, à la lumière du jour, j’aperçois enfin l’écriteau indiquant quelle était l’arche étrusque, et j’étais passé sous elle au moins trois ou quatre fois sans le savoir dans ma quête exaltée d’inconnu.

11 septembre (L’attitude du berger et celle des chèvres)

Je ne vous l’avais pas dit, chameaux mes chers, mais à travers ce court voyage européen j’ai travaillé sur plusieurs fermes isolées, et depuis quelque temps je fais office de berger dans les Abruzzes, en Italie. Je surveille donc quatre-vingts chèvres et prends soin d’une poignée de boucs,

et il est parfois intéressant de les observer d’un point de vue humain. Je ne vous apprends rien, l’évolution de l’agriculture va de pair avec celle de la société humaine en général, puisqu’elle y est si vitale, et elle tend donc à accroître constamment l’efficacité et la rationalité de ses pratiques de gestion, elle demande toutes les ressources et stratégies dont est capable le génie humain en même temps qu’elle en est un champ de pratique. Je vois à présent les chèvres devant moi découvrir le nouveau pâturage dont j’ai ouvert la barrière. Elles s’élancent dans ce nouveau champ et mangent tout en marchant, dans le parfait désordre. Aucune rangée bien ordonnée, aucun ratissage rationnel de l’espace pour en tirer profit ; elles mangent l’herbe qu’elles voient, leur groupe s’éclate selon le bon vouloir de chacune, elles paissent à tout hasard. Je dois, de mon côté, m’assurer qu’une d’elles ne s’aventure pas dans quelque boisé ou champ second, ce qui me demande de les surveiller constamment et activement. Nous sommes devant une situation qui me semble la métaphore du voyage humain. Il y a les structures et l’espérance de leur débordement. Il y a les bergers qui veillent avec une connaissance plus grande mais fermée des choses, et il y a les chèvres qui recherchent dans le désordre le bonheur de l’espace. Comment ces deux besoins se conjuguent-ils en l’homme et sa liberté ? Allons, je ne dois rien laisser échapper, car bientôt je quitte tout, pour aller plus loin à l’est.

Voyage

Revue Chameaux — n° 1 — hiver 2010

Dossier

  1. Présentation du dossier

  2. Lecteurs et voyageurs : une réflexion sur la Perception créatrice

  3. Décalages correspondant : Travelogue

  4. Petite typologie du comique en voyage

  5. Point de départ. L'impulsion du voyage chez Rimbaud

  6. Le voyage initiatique dans L'homme rapaillé de Gaston Miron

  7. Fiction du voyage : une correspondance d’Égypte

  8. West Indies

  9. W. H. Rencontres au bout du monde

  10. Quel vent pour ces semelles ?

  11. Entretien avec Nicolas Dickner

Hors-dossier

  1. Le Perroquet Borgne

  2. Travelogue : entrées inédites