Le Perroquet Borgne

Par Sophie Benoit — Voyage

Ah ! La taverne du Perroquet Borgne… Les plus belles années de ma vie ! Je m’en souviens, oui, j’ai rien oublié ! Je me rappelle les gars… Y avait le pianiste, Baptiste. Il vous jouait un rag les yeux fermés. Ça adonnait bien, il voyait pas fort, pauvre vieux ! Et puis Simon, au violon… Quand il commençait un rigodon, c’est pas mêlant, le diable nous prenait au corps, pas moyen de s’arrêter de danser. Artus, lui, il jouait de la cornemuse comme un vrai chef des montagnes d’Écosse. S’il lui venait l’inspiration de souffler dans son tuyau, je mens pas, nos tympans se déchiraient et le cœur nous débattait d’un trop-plein d’émotion. C’est fort pas pour rire, une cornemuse. Et puis quand Paolo se décidait à gratter les cordes de sa guitare en background, c’était encore mieux. Paolo, il parlait jamais. C’était le seul jeune de notre groupe de vieux. On a jamais vraiment su c’était qui, ce petit gars-là. Il a débarqué un soir au Perroquet pendant qu’on jouait tous les quatre. Il a sorti sa guitare, sans un mot, et a accordé sa mélodie à la nôtre. Puis il est parti pour mieux revenir le soir d’après. Et le suivant. Comme si de rien n’était. C’était un bon petit gars.

Et moi ? Moi, c’est Mathis, percussionniste. Tambouriniste serait le mot juste, si c’était un vrai mot. Je joue du tambourin. C’est pas pour dire, y a pas de sot métier, hein ! Ça fait que, nous cinq, on était le Parrot Quintet. « Pour votre plaisir, du jeudi au dimanche à la taverne du Perroquet Borgne, on agrémente vos veillées. À votre bon cœur, messieurs dames ! »

Ouais. Je l’ai tellement répété, mon boniment. J’avais une voix de basse chantante, toute une fierté que c’était, mon organe. Quand je poussais un air, je sentais le son monter le long de ma colonne vertébrale, bong ! bong ! Il résonnait à chaque vertèbre pour sortir, tout vibrant, de ma bouche à moi. Des fois, j’aurais braillé tellement je trouvais ça beau, comme si c’était pas possible que ça vienne de ma gorge, cette musique-là. Me pensez pas vantard – c’est la vérité vraie.

Ça fait qu’on se retrouvait là, quatre soirs par semaine, à jouer notre musique. La taverne, c’était un bel endroit. Ricardo, il savait manier les affaires, il connaissait les combines pour attirer du monde. Ses clients, c’était surtout des marins désœuvrés qui se descendaient un verre ou deux de casse-pattes pendant le radoub de leur bateau au port. Le Perroquet se trouvait pas loin des quais, coincé entre deux entrepôts de la marine marchande. La façade était pas large, peut-être trois mètres, et la taverne s’étirait en longueur sur une vingtaine de mètres. Tout ce qu’on en voyait, de dehors, c’était une porte rouge sur un mur de planches bleu ciel. Un tout petit hublot rond, encerclé de vert lime, laissait entrer les rayons du soleil qui se couchait sur la mer. Le gras sur la vitre attrapait la lumière qui venait s’éclabousser partout dans la pièce. Le bar où Ricardo servait son tord-boyaux était en bois massif, verni comme une lisse de paquebot de croisière. Des cordages pendaient du plafond et retenaient des nasses et des cages à homard. Et ce qu’on remarquait surtout dans la place, la grosse fierté du Perroquet et de son tenancier, c’était un drapeau pirate suspendu au mur. Un vrai, parole ! Le Pavillon au Renard, l’emblème de feu le pirate Grandbois. Et… Bah ! Ça c’est une autre histoire !

Les soirs où on jouait, Simon, Baptiste, Artus et moi, on allait d’abord prendre un verre, et Paolo nous rejoignait au moment où on s’assoyait avec nos instruments. On improvisait, rarement les cinq en même temps. Plutôt deux ou trois à la fois. Les plus beaux duos, c’était ceux de Paolo et Artus. On aurait dit qu’ils se parlaient par la musique, ces deux-là. Moi, j’aimais bien accompagner Baptiste. Je faisais des petites percussions dans ses morceaux. Ouais. On se stressait pas, et puis le public était pas difficile. On jouait pas mal pour nous autres, dans le fond. Souvent, les clients nous jetaient quelques pièces de monnaie, mais le gros de notre salaire, c’était l’eau-de-vie et le souper que Ricardo nous servait, gracieuseté du Perroquet. Ça nous convenait.

Et puis, y a eu ce dimanche soir de pleine lune. On était là, à jouer chacun de notre bord, pas vraiment ensemble. Paolo, accoté dans un coin, le pied sur un tabouret, grattait les cordes de sa Seagull Grand en fixant le plancher. Simon faisait pleurer son violon, en rejouant en boucle les mêmes notes tristes. Le piano était désaccordé, et Baptiste, les mains dans les poches, savait pas quoi faire de son grand corps maigre. Artus soufflait dans son sac à musique et puis moi, je tambourinais pour m’occuper pendant que j’observais les nouveaux venus.

Ils étaient cinq. À première vue, des marins comme il en grouille tous les soirs au port : un matelot léger – un beau petit gars brun à la crinière ébouriffée, tout juste un mousse – et trois brevetés, des gros gaillards qui parlent fort. Avec eux, mais un peu en dehors du groupe, se tenait un vieillard bien habillé. Comme un capitaine, on aurait dit, mais avec un bonnet de matelot un peu grotesque. Il avait la barbe d’un boucanier et un anneau tout brillant d’or à son oreille gauche. Dans la lumière des lampes à l’huile, on aurait presque cru voir réincarné feu le pirate Grandbois ! Mais… comme on dit, le gars avait un je-sais-pas-quoi de pas honnête. J’étais pas à côté de lui mais même de loin, je voyais bien qu’il avait pas le visage bronzé par les vents de la haute mer. Sa peau était trop blanche, comme le ventre d’un maquereau. Et puis ses mains avaient l’air trop fragiles pour servir à quelque chose sur un bateau. Plus que je l’examinais, plus que je me disais que c’était un imposteur. Un faux marin. Ses petites mains croisées sur la table de bois où il était assis, il fixait les mouvements de Ricardo derrière le bar. Ça m’a mis mal à l’aise : c’était comme un chat qui grouille pas d’un poil en guettant sa souris. Le tavernier, trop occupé à jongler avec ses verres, se rendait pas compte qu’on l’observait. C’est qu’il travaillait comme cinq, notre hôte, il avait jamais le temps de se tourner les pouces ! Ça fait qu’il surveillait pas trop son monde. Il avait même pas levé les yeux quand les matelots étaient entrés.

Après un temps, le faux marin a finalement détourné le regard du bar. Il a jeté un coup d’œil au mousse assis dans un coin et a sorti une cordelette de sa poche. Là, j’ai pensé, c’est bien un gars de bateau : ils se promènent tous avec une corde. Ils font des nœuds dans leurs temps libres pour se garder les doigts dégourdis. Sauf que le type a commencé à faire autre chose avec son bout de l. Il s’est mis à tresser l’air, on aurait dit. Il faisait courir sa cordelette d’une main à l’autre, la pinçant par ici, la tirant par là, presque en ayant l’air de pas y penser. J’ai donné un coup de coude à Artus, qui a détaché la bouche du tuyau de sa cornemuse pour voir ce que je lui montrais. Ça a pas été long que tous les regards étaient tournés vers le type, qui continuait à faire danser sa corde entre ses doigts. Nous, on jouait plus, pas une note. Même Paolo, qui est pas facile à déranger, regardait le drôle de gars avec des grands yeux. C’est là que Ricardo a levé un œil suspicieux des bouteilles de rhum qu’il époussetait, parce que c’est pas normal, le silence au Perroquet. C’est aussi à ce moment-là que le vieil homme s’est mis à fredonner, pour accompagner la danse de ses doigts d’une sorte de mélodie rauque. Je vous jure, les sons qui montaient de sa gorge, c’était quelque chose ! À mesure qu’on voyait apparaître des images sur sa corde, on entendait le grondement de la mer, le sifflement des vagues et du vent, le souffle des baleines et le cri des mouettes sortir d’entre les poils de sa barbe. Moi, mes poils étaient tout hérissés d’entendre ça. « Le chant des sirènes ! » j’ai pensé. Et je suis sûrement pas le seul à qui l’idée a traversé l’esprit, parce qu’on avait tous la bouche ouverte, même le beau Paolo. Sauf que celui qui a eu l’air le plus étonné, c’est Ricardo. Étonné, c’est vite dit. Plutôt abasourdi, hébété, assommé même. Il est devenu vraiment pâle, d’un seul coup. Il fixait la corde qui dansait, puis le marin, comme l’autre l’avait regardé tantôt. Ricardo avait l’air de vouloir voir au travers du vieux, comme pour lire dans sa cervelle. Ça a duré quoi… bah ! peut-être une minute, une très longue minute, puis le type a arrêté de chanter. Il a rangé sa cordelette et s’est tourné vers Ricardo. Les deux hommes se sont fait face pendant un bon moment. Chacun avait l’air de lire dans les yeux de l’autre et sur leurs lèvres qui remuaient à peine, sans faire un son. Tout le monde était figé. On aurait dit un musée de cire.

Comment ça s’est terminé ? Dur à dire exactement… Tout à coup, le marin a fait un signe vers le jeune matelot, qui a aussitôt baissé la tête. Ricardo, en remarquant le petit, a ouvert des grands yeux et est devenu encore plus pâle, si c’est possible. En même temps, les trois costauds se sont levés, ont attrapé le petit gars par les épaules et sont partis. Le vieux et Ricardo se sont jeté un dernier coup d’œil. J’ai eu l’impression qu’y avait un dé dans ce regard-là, mais j’ai peut-être imaginé, parce qu’au même moment, la corne de brume d’un navire a retenti, et tout le monde a sursauté. Le faux marin, qui en était peut-être un vrai, je sais pas, a finalement repoussé sa chaise, et il est parti après avoir laissé quelques pièces de monnaie sur la table.

J’en sais pas vraiment plus, pour vous dire la vérité. Après le départ des marins, Ricardo est resté immobile un instant, à fixer la noirceur à travers le hublot de la taverne, puis il a repris ses activités, comme si rien s’était passé. Nous, on est pas bavards et on aime pas les ragots, ça fait qu’on a rien dit et on a repris nos instruments. On a joué quelques airs de blues et de jazz, Artus a improvisé un peu à la cornemuse pour finir, et on est rentrés chez nous.

Trois jours après, je croisais Simon et Baptiste dans la rue. Ils marchaient près des quais et, contrairement à d’habitude, ils avaient l’air d’avoir une conversation pas mal agitée. En me voyant, Simon a fait des grands gestes.

– Mathis ! Tu devineras jamais !

Son cœur est pas trop solide, à notre violoneux, c’est mauvais quand il s’énerve. Je lui ai dit de se calmer, rien à faire.

– Le Perroquet est fermé ! qu’il a crié. On en revient, Baptiste et moi, la porte est barrée et y a une pancarte où c’est écrit « fermé » dans la fenêtre ! On est allé cogner chez Ricardo, pas de réponse.

– Eh ben ! que j’ai répondu.

Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Et puis je vous l’ai déjà dit, on est pas jasant par ici. Ça fait qu’on a pas trop spéculé là-dessus, on a juste espéré que le jeudi suivant, la taverne serait ouverte.

Ben non. Le Perroquet Borgne est resté aveugle. Tout noir à l’intérieur. Après deux semaines, on s’est résignés, avec les gars, à aller jouer ailleurs. Faut bien occuper son temps ! Et puis, l’été commençait, les terrasses cherchaient des petits groupes de musiciens pour agrémenter la soirée des clients. Paolo nous rejoignait, les premières fois, mais on sentait qu’il faisait ça pour nous faire plaisir. Il a juste arrêté de venir, sans rien dire, sans nous saluer. Moi, je l’ai jamais revu, mais Artus m’a conté qu’un soir, il l’avait aperçu en train de gratter les cordes de sa Seagull, assis sur le bord d’un quai, une fille rousse à ses côtés. Il s’est pas arrêté pour lui parler, mais il est certain que c’était lui. C’est le seul qui arrive à faire chanter aussi bien une guitare. C’est les dernières nouvelles de lui qu’on a eues.

Et puis, une nuit de la fin de septembre, trois ans après, le quartier a été réveillé par une musique. C’était un son chaud, lourd, plein de vibrations. Les gars et moi, on jouait aux dominos sur la terrasse du Radis Bouilli, et on a tous levé les yeux en même temps. Sans dire un mot, on s’est levés et on est partis vers la musique. Dans la rue, près du port, entre l’océan et le Perroquet Borgne, y avait un gars qui jouait du saxophone. Il avait peut-être vingt ans, peut-être moins, les cheveux noirs en bataille, le teint basané. Les yeux fermés et les lèvres pincées, il jouait du jazz en se balançant – comme si la musique dansait dans son corps. La lumière des réverbères se reflétait sur son instrument et nous éblouissait presque. Le son montait, sourd, violent, et redescendait, léger comme une bulle. Dans le ciel, les étoiles ont eu l’air de briller plus fort, et la lune gigotait en scintillant. Il s’est mis à faire chaud autour du jazzman. Je me suis dit que c’était magique ce que ce gars-là nous faisait, mais un moment donné, je me suis retourné et j’ai crié : « Au feu ! » Le Perroquet Borgne brûlait par en dedans, le hublot avait éclaté et des flammes sortaient leurs grandes langues pour lécher la façade. Tout le monde a couru chercher les pompiers et des seaux d’eau. On a défoncé la porte pour étouffer l’incendie qui roulait sur le bar de bois verni dont Ricardo était si fier. Tout au long qu’on s’activait, un air de jazz a flotté dans l’air. Est-ce qu’on rêvait juste aux mélodies du petit gars au saxophone ou bien il avait vraiment continué à jouer comme si de rien n’était, pendant tout ce temps-là ?

On a mis une heure à éteindre le feu. Quand ça a été fini, le jazzman était plus là, mais une barque quittait le port, le garçon à son bord. Et à la barre, je l’ai reconnu ! C’était le drôle de vieux à la corde à histoire. Je crois bien que c’était un vrai marin, finalement.

Voyage

Revue Chameaux — n° 1 — hiver 2010

Dossier

  1. Présentation du dossier

  2. Lecteurs et voyageurs : une réflexion sur la Perception créatrice

  3. Décalages correspondant : Travelogue

  4. Petite typologie du comique en voyage

  5. Point de départ. L'impulsion du voyage chez Rimbaud

  6. Le voyage initiatique dans L'homme rapaillé de Gaston Miron

  7. Fiction du voyage : une correspondance d’Égypte

  8. West Indies

  9. W. H. Rencontres au bout du monde

  10. Quel vent pour ces semelles ?

  11. Entretien avec Nicolas Dickner

Hors-dossier

  1. Le Perroquet Borgne

  2. Travelogue : entrées inédites