La polymorphie de l’océan dans Novecento : pianiste et Océan mer d’Alessandro Baricco

Par Megan Deslongchamps, Université Laval, Québec — Hors dossier

Introduction

L’océan, dû à son immensité et à son universalité, détient une lourde charge symbolique et métaphorique autant d’un point de vue collectif qu’individuel. Polymorphe, il est à la fois destructeur, sauvage, envoutant et inébranlable. Plusieurs œuvres phares dont Moby Dick[1] et Le vieil homme et la mer[2] ont exploré ce thème et en ont fait une partie intégrante de leur trame narrative. Dans l’œuvre d’Herman Melville, le capitaine Achab persiste à croire qu’il parviendra, un jour, à se venger de l’énorme baleine blanche qui l’a amputé. Sa colère et son désir de vengeance l’amèneront à se croire invincible face à l’immensité de l’océan et aux créatures puissantes qu’elle abrite. Le roman d’Emingway, quant à lui, présente l’eau comme symbole de la destinée humaine : un précieux mélange de vie et de mort. Effectivement, un vieil homme qui n’a rien pêché depuis trop longtemps se tourne désespérément vers la mer dans l’espoir qu’elle luit soit enfin favorable. Or, la mer n’offre rien gratuitement : s’ensuivra le combat d’une vie, celui d’un homme contre un gigantesque espadon, d’un homme contre la nature. Ces deux grands textes de la littérature mettent aussi, à leur manière, de l’avant le désenchantement face à l’Amérique, thème qui sera repris dans Novecento : pianiste[3] d’Alessandro Baricco. Ce bref monologue présente la vie de Novecento, né sur un bateau, et qui, à trente ans, n’a jamais mis un seul pied sur terre. Au rythme des traversées sur l’Antlatique, il apprendra le piano et deviendra peu à peu le maître musical incontesté de l’océan. Océan mer[4], une œuvre initiatique du même auteur, trace quant à elle les aléas de sept personnages profondément différents qui se retrouvent, bien malgré eux, à vivre, mais surtout à guérir, à la pension Almayer, en bord de mer. Dans ses deux romans Novecento : pianiste et Océan mer, Alessandro Baricco fait de l’océan son principal leitmotiv : il lui permet de véhiculer ses réflexions sur l’homme, sur l’art et sur l’infini. Il va sans dire, Baricco dépasse largement la simple métaphore et l’allusion à cette thématique en mettant un point d’honneur à essayer de cerner et de conceptualiser la mer, cet être indicible, autant par sa plume et par les idées qu’il aborde que par les environnements dans lesquels évoluent ses protagonistes. Dans le présent article, nous souhaitons donner à voir la façon dont Baricco s’empare intégralement de la thématique polymorphe de l’océan en la modulant, en l’adaptant et en l’intégrant à l’ensemble des sphères de la diégèse. Pour ce faire, nous établirons d’abord comment ce thème récurrent s’immisce dans ses œuvres en incarnant à la fois le mouvement continuel de la vie et la mort ; de l’infini et l’inconnu ; du réconfort et de la crainte. Ensuite, nous nous attarderons sur la stylistique de l’écrivain qui semble incarner par le rythme, le choix de vocabulaire et la répétition l’idée du mouvement de l’océan.

Mouvement

L’océan dans Novecento : pianiste et Océan mer prend toute la place. L’eau s’immisce en tout lieu : dans le récit, dans la vie des personnages, et même dans le style de l’auteur. Chaque fois, il incarne un mouvement double : le changement brusque ou lent d’un état vers un autre. Dans Novecento : pianiste, le personnage principal est né sur un bateau, il n’a jamais mis les pieds sur terre. En un sens, l’océan agit depuis toujours comme une mère nourricière pour lui. C’est tout ce qu’il n’a jamais connu. Son père adoptif, Danny Boodmann, est mort alors qu’il était encore un enfant. Une fois seul, démuni et officiellement orphelin, l’unique entité stable qui est toujours dans sa vie et qui ne l’a jamais quitté, c’est la mer, bien que par moment, l’océan puisse l’effrayer profondément. Il est à l’origine de ses plus grandes craintes comme de ses plus doux moments :

Il est furieux l’Océan/il se déchaîne/mais jusqu’à quand/personne ne sait/un jour entier/ça finira par s’arrêter/maman ce truc-là maman/tu ne me l’avais pas dit/dors mon enfant/c’est la berceuse de l’Océan/l’Océan qui te berce/tu parles qu’il me berce/il est furieux l’Océan/partout/l’écume/et le cauchemar/il est fou l’Océan/aussi loin qu’on peut voir/tout est noir/de grands murs noirs/qui déboulent/et tous là tous/la gueule ouverte/en attendant/que ça s’arrête/qu’on coule à pic/je veux pas maman/je veux l’eau qui repose/l’eau qui reflète/arrête-moi/ces murailles/absurdes/ces murailles d’eau/qui dégringolent/et tout ce bruit[5]/

Ici, Novecento s’adresse à une mère qui n’existe pas. Il réclame à l’océan de se calmer, il réclame une berceuse plus douce, moins terrifiante. Il exige un mouvement lent et régulier, un geste qui lui apportera du réconfort à tout coup, comme le ferait sa maman. Or, sa mère est l’océan et il n’est pas du genre à faire des compromis. D’un côté, la mer lui a tout appris. D’un autre, elle peut tout lui reprendre à n’importe quel moment. Sa profonde dualité, son aspect doux et maternel mis en parallèle avec sa nature destructive, bouleverse le jeune Novecento. Malgré cela, celui-ci finit par l’accueillir telle qu’elle est, puisqu’il n’est donné à personne de choisir sa famille. Le narrateur témoin du monologue, un de ses seuls amis, fait la remarque suivante la première fois qu’il l’entend jouer du piano : « c’était comme si l’Océan le berçait, et nous avec, moi j’y comprenais rien, et Novecento, lui, il jouait, il continuait à jouer[6] ». Le rythme de ses doigts pianotant sur le clavier reflète le va-et-vient des vagues. À sa façon, Novecento réinvestit ce que la mer lui a montré sous forme de musique. Il incarne le mouvement de l’eau, sa fureur par moment, sa douceur par d’autres. Profondément antinomique, l’océan oscille constamment entre des opposés : il détruit tout sur son passage, puis donne la vie ; il est déchaîné, puis calme ; il s’effrite le long de la berge, puis repart. Dans Océan mer, le mouvement constant et infini de l’eau renvoie lui aussi à sa profonde dualité, assimilable au cycle de la vie :

Dans le cercle imparfait de son univers visuel, la perfection de ce mouvement oscillatoire formait des promesses que l’unicité singulière de chacune de ces vagues condamnait à n’être pas tenues. Il était impossible d’arrêter cette continuelle alternance de création et de destruction[7].

L’océan permet notamment la contemplation, car, l’espace d’un instant, l’Humain y décèle son propre reflet. Envouté par l’agitation de l’eau, il reconnaît un cycle, celui de la vie, du temps qui passe et de la place infiniment petite qu’il occupe en ce monde. Catherine d’Humières, dans son article « Écrire sur l’eau » illustre bien cette idée :

De l’eau lustrale de la purification aux eaux noires de la mort, l’eau est polymorphe et polyvalente, chargée de toute une symbolique collective et individuelle. Par sa nature mouvante et changeante, souvent imprévisible, elle apparaît bien comme l’image du temps, impossible à appréhender dans sa totalité. En tension entre un amont mémoriel et un aval énigmatique, l’eau s’écoule de façon irrégulière comme la vie[8].

La rythmique de l’océan est particulièrement présente dans le style de l’écrivain dans Novecento : pianiste. Il faut savoir qu’Alessandro Baricco est d’abord musicologue de formation, il s’amuse ainsi, fort habilement, à utiliser la musique au profit de ses œuvres. La cadence, le tempo de chacune de ses phrases est pesé afin qu’en lisant son texte on ressente l’océan, qu’on entende, par les mots, l’alternance et l’agitation des vagues. Ce monologue, destiné d’abord au théâtre et à la lecture à voix haute, est écrit et se lit en un seul souffle. L’utilisation effrénée de la virgule vient renforcer cette impression ; aucune pause n’est accordée au lecteur. La fin du texte, qui correspond à la mort du personnage principal, nous laisserait croire qu’il s’agit là de la seule issue, de la seule façon de mettre un frein à tout ça, mais là encore, le narrateur témoin, lui, poursuit sa vie. Pour illustrer l’idée du cycle continu de l’océan, Baricco n’hésite pas non plus à faire usage de la répétition quasi excessive de mots ou de phrases entières : « c’est à ce moment-là que je, que moi — moi — je lève les yeux — lève les yeux — mes yeux — c’est alors que je lève les yeux et que je la vois — moi — je la vois : la mer[9]. » Bref, il va sans dire, dans Novencento : pianiste et Océan mer, la mer comme l’océan illustrent de plusieurs façons l’idée de mouvement perpétuel pouvant être comparé à la vie elle-même. Ce mouvement infini de l’eau peut être simultanément synonyme de profonde excitation face à l’inconnu et de crainte viscérale devant l’infini, comme nous tâcherons de le démontrer.

Infini et inconnu

La notion de l’infini est facilement assimilable au mouvement éternel de l’eau, mais également au concept de l’inconnu, soit à ce dont on ignore la nature ou l’existence. Dans Novecento : pianiste comme dans Océan mer, l’environnement dans lequel se développent les personnages, par sa proximité avec l’océan, renvoie systématiquement à l’infini et l’inconnu. Novecento habite un bateau qui fait des aller-retour de l’Europe vers l’Amérique, un lieu où tous les rêves peuvent se réaliser, un nouveau départ. Les passagers sont fébriles, ils sont impatients d’enfin poser les pieds sur cette terre tant convoitée. Dans Novecento : pianiste, le premier qui distingue au loin une parcelle de terre, l’Amérique, crie sa joie, son émerveillement à tous les autres :

Il levait la tête un instant, il jetait un coup d’œil sur l’Océan… et il la voyait. Alors il s’immobilisait, là, sur place, et son cœur battait à en exploser, et chaque fois, chaque maudite fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (adagio et lentissimo) : l’Amérique.

Pour tout le monde, sauf pour le protagoniste, la traversée de l’océan et l’arrivée de l’autre côté suscitent une vive passion pour l’inconnu, pour la découverte. Ils ont soif de toucher terre en Amérique, réputée pour ses mœurs libertines et le succès qu’on peut y trouver. Or, pour Novecento, c’est tout le contraire : il vit au cœur de l’océan. Ainsi, ce qu’autrui considère comme inconnu, il l’a déjà vu mille et une fois. Le narrateur témoin, après quelques traversées, en vient à saisir ce que vit le personnage principal :

J’en ai vu, moi, des Amériques… Sept ans sur ce bateau, cinq ou six traversées par an, d’Europe jusqu’en Amérique et retour, toujours à tremper dans l’Océan, quand tu redescendais à terre tu n’arrivais même plus à pisser droit dans les chiottes. Les chiottes, ils ne bougeaient pas, mais toi, tu continuais à te balancer. Parce qu’un bateau, tu peux toujours en descendre : mais de l’Océan, non[10]

Lorsque Novecento tente de descendre l’échelle du bateau et de rejoindre la terre qu’il n’a jamais touchée, mais imaginée des millions de fois, il finit par remonter, c’est plus fort que lui. Parce l’inconnu fait peur, le changement aussi. Nous pourrions nous attendre à ce que le protagoniste, né au cœur de l’océan, constamment en mouvement, constamment sous le joug de la mer, soit capable de s’adapter à la terre ferme et à la stabilité du sol. Néanmoins, Novecento ne sait être autre chose qu’un éternel voyageur, infiniment pris dans le rythme des vagues et des aller-retour entre l’Europe et l’Amérique. La nouveauté n’a rien d’effrayant pour qui sait déjà ce qui se cache derrière, pour qui se fait crier les louanges de l’Amérique depuis des années et qui la rêve chaque jour. Toutefois, pour celui qui ne sait pas, comme Novecento, comme l’Humain face à sa raison d’être, ce rapport avec l’inconnu est terrifiant. On constate que l’océan agit, d’une part, comme un symbole de liberté, de renouveau et même d’enchantement. D’une autre, elle évoque la prison intérieure et psychologique du protagoniste, son incapacité, même s’il a la liberté de le faire, à quitter son bateau. Les murs de sa prison ne sont pas tangibles, ils ne prennent pas place dans le réel, d’où l’incompréhension de son bon ami Tim au moment où il dispose de l’occasion et des circonstances parfaites pour mettre un pied à terre.

Dans Océan mer, plus subtilement, les personnages se retrouvent tous dans un lieu qui leur est d’abord inconnu, la pension Almayer. Celle-ci fait face à la mer, on y vient pour guérir, pour apprendre, pour trouver des réponses. L’un des personnages clés, Bartleboom, étudie les vagues, c’est un scientifique pur et dur. Il cherche sérieusement à trouver la fin de la mer : « La mer immense, l’océan mer, qui court à l’infini plus loin que tous les regards, la mer énorme et toute puissante — il y a un endroit, il y a un instant ou elle finit — la mer immense, un tout petit endroit, et un instant de rien[11]. » Il persiste, tout au long du roman, à essayer de trouver cette ligne à l’horizon qui confirme la fin de l’océan, cette réponse existentielle qui ne viendra jamais. Bartleboom est convaincu que, parce la nature est parfaite, il est impossible qu’elle soit infinie. À quelques différences près, on retrouve le même genre de propos dans Novecento : pianiste : « Mais toi, tu es infini, et sur ces touches, la musique que tu peux jouer elle est infinie. Elles, elles sont quatre-vingt-huit. Toi, tu es infini[12]. » Novecento incarne l’infini en jouant du piano. L’Humain aurait ainsi la capacité par l’art, par la musique, de toucher l’éternel. D’une main humaine, il serait possible de créer l’infini, mais il n’existerait pas par lui même, dans la nature. Un autre personnage d’Océan mer, Plasson, s’installe face à l’océan tous les jours, un canevas blanc devant lui. C’est un artiste. Quand on lui demande pourquoi sa toile est vierge, il répond qu’elle ne l’est pas. Il cherche le début de la mer, souhaite savoir où elle commence. Effectivement, contrairement à Bartlebloom, il voit en la mer la perfection, le divin :

La plage. Et la mer. Ce pourrait être la perfection — image pour un œil divin — monde qui est là et c’est tout, muette existence de terre et d’eau, œuvre exacte et achevée, vérité — vérité —, mais une fois encore c’est le salvateur petit grain de l’homme qui vient enrayer le mécanisme de ce paradis, une ineptie qui suffit à elle seule pour suspendre tout le grand appareil de vérité inexorable, un rien, mais planté là dans le sable, imperceptible accroc dans la surface de la sainte icône, minuscule exception posée sur la perfection de la plage illimitée. À le voir de loi, ce n’est guère qu’un point noir : au milieu du néant, le rien d’un homme et d’un chevalet de peintre[13].

Plasson est cynique, on sent qu’il a très peu d’espoir en l’humanité et qu’il a du mal à comprendre sa place au sein de l’univers. Pour lui, l’océan fait office de miroir, lui renvoyant systématiquement son statut d’homme, trop insignifiant, perdu dans le néant. Bien que Bartlebloom reconnaît que la mer est parfaite, qu’il s’agit d’une œuvre porteuse de vérité, son besoin urgent de réponse face à l’infini l’étouffe contrairement à Plasson qui préfère abandonner et accepter sa condition en ce monde. Enfin, une fois de plus, Baricco utilise l’eau, la mer et l’océan pour illustrer un concept plus grand que nature, impossible à saisir. Tout dépend de la façon dont on voit les choses. D’un côté, la découverte de l’inconnu stimule certains personnages, leur donne une raison de vivre. D’un autre, elle les amène à lâcher prise, à perdre espoir et à se contenter, sans plus, de ce qu’ils ont toujours connu.

Beaume

Comme nous avons pu l’observer précédemment, l’océan, souvent, suscite la crainte. Que ce soit par son immensité, son mouvement ou encore par ce qu’il représente pour certains, il peut engendrer de l’angoisse. Or, dans les œuvres de Baricco, on remarque que la figure de l’océan agit aussi, paradoxalement, comme un baume, parfois sous la forme de l’art, d’autres fois sous la forme d’une mère, d’un chez-soi. Le jazz est partout dans Novecento : pianiste notamment parce qu’il est à l’image de la mer : on improvise, on superpose, puis on répète des rythmes, on se laisse emporter par la musique. En pleine nuit, alors que la mer s’agite et que le bateau se balance férocement, Novecento persiste à jouer du piano même si ce dernier glisse à travers la salle de bal. Tim, à ce moment, le surprend : « pendant que l’Océan devient fou, que le navire danse, et que la musique du piano dicte une sorte de valse qui, à travers différents effets sonores, accélère, freine, tourne, bref “conduit” le grand bal[14]. » Malgré tout, il n’arrête pas, se laissant bercer par l’irrégularité des vagues. La mer lui a appris le jazz. Au milieu de l’océan, sur le bateau, il y a l’art. Au cœur du néant, de l’univers, il y a l’Humain. Tim, le trompettiste et le narrateur du texte, est l’unique spectateur de ce balai, mais il en est profondément bouleversé et touché. Il va sans dire, la musique de Novecento ne laisse personne indifférent. L’océan, nous en avons discuté plus haut, est tout ce que connait le protagoniste, il s’agit de son chez-soi. Pour ceux qui l’habitent, une maison est généralement un lieu réconfortant, un endroit où il est possible d’être entièrement soi-même sans avoir à prendre en compte les agents extérieurs. On peut ainsi dire que pour Novecento : « sa maison, c’était l’Océan. Quant à la terre, eh bien, il n’y avait jamais posé le pied[15]. » Officiellement, il n’est pas né, il n’a jamais existé dans le « monde réel ». Il est normal qu’il ressente un profond attachement au bateau sur lequel il a vécu toute sa vie. D’une part, cet amour viscéral lui sera fatal. D’une autre, il mourra chez lui, en paix :

Il était pas descendu, il allait sauter avec le reste, au milieu de la mer/Le grand final, avec tous les gens qui regardent, au bout du quai et sur le rivage, le grand feu d’artifice, adieu tout le monde, le rideau tombe, flammes, fumée, et grande vague à la fin[16]/

Novecento quitte ce monde sur une « grande vague », dans ce qui semble être un coup de théâtre. En mentionnant que le « rideau tombe », l’écrivain brise en quelque sorte le quatrième mur (le texte étant originellement destiné au théâtre) et renvoie à l’ironie du geste de Novencento : préférer mourir plutôt que d’affronter sa peur. Un peu plus et le lectorat n’y croirait pas. Après avoir été comme une mère pour lui, l’océan finira par le tuer. Dans Océan mer, le baume offert par la mer constitue le cœur de l’œuvre. Effectivement, les personnages sont tous réunis à la pension Almayer située en berge de l’océan pour guérir. Ils ne sont pas tous malades, mais ils ont tous besoin de la mer. Elisewin est une jeune fille très fragile que le père Pluche, un homme d’Église, veut guérir de sa sensibilité. Plasson et Bartlebloom, un artiste et un scientifique, ont, tous les deux, besoin de réponses qui ne viennent pas. Devéria est à Almayer pour se débarrasser de ses ardeurs amoureuses. Le docteur Savigny a survécu à un naufrage et essaie de contenir son désir de vengeance. Adams, quant à lui, est un homme qui a trop vu de choses, il souhaite oublier. Par l’entremêlement de leurs trames narratives respectives, Baricco tisse un fil conducteur clair : la mer les apaisera tous à sa façon. Simplement en la regardant, elle opère un pouvoir incroyable : « Tu regardes la mer, et elle ne te fait plus peur. C’est fini[17]. » Comme si le fait de pouvoir mettre une image sur une émotion, sur un état d’être, apportait un certain réconfort à la personne qui regarde. Faire face à ce qui suscite la crainte et l’effroi, c’est d’accepter et de reconnaître son existence, de l’apprivoiser petit à petit. Sans avoir à faire le moindre effort, on peut profiter des bienfaits de l’océan :

–Comment arriverons-nous jusqu’à la mer ? lui demanda le père Pluche
–C’est la mer qui viendra vous chercher[18].

En conclusion, nous pouvons dire que dans ses deux œuvres Novecento : pianiste et Océan mer, le leitmotiv d’Alessandro Baricco est l’océan. Cette thématique est constamment récupérée tant dans la façon d’écrire de l’auteur, dans les sujets traités et dans la vie intérieure des personnages qu’il présente. Antinomique, l’océan chez Baricco peut être assimilé au cycle de la vie, à la création et au divin, mais également à la mort, à la destruction et au néant. Les deux opposés se côtoient perpétuellement dans les lieux choisis par l’auteur, le caractère des personnages et leur passé. Ensemble, ils forment un équilibre judicieux qui donne forme au récit.

Bibliographie

BARICCO, Alessandro, Novecento: pianiste, Paris, Gallimard (Folio), 1997, 88 p.

BARICCO, Alessandro, Océan mer, Paris, Gallimard (Folio), 1998, 283 p.

D’HUMIÈRES, Catherine, « Écrire sur l’eau », Acta fabula, vol. 8, n° 3, Mai-Juin 2007, URL : http://www.fabula.org/revue/document3370.php, page consultée le 20 mai 2020.

HEMINGWAY, Ernest, Le vieil homme et la mer, Paris, Gallimard (Folio), 1972, 160 p.

MELVILE, Herman, Moby Dick, Paris, Gallimard (Folio), 1996, 752 p.

Notes

[1] Herman Melville, Moby Dick, Paris, Gallimard (Folio), 1996, 752 p.

[2] Ernest Hemingway, Le vieil homme et la mer, Paris, Gallimard (Folio), 1972, 160 p.

[3] Alessandro Baricco, Novecento : pianiste, Paris, Gallimard (Folio), 1997, 88 p.

[4] Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Gallimard (Folio), 1998, 283 p.

[5] Alessandro Baricco, Novecento : pianiste, Paris, Gallimard (Folio), p.33.

[6] Ibid, p.39.

[7] Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Gallimard (Folio), 1998, p.42.

[8] Catherine d’Humières, « Écrire sur l’eau », Acta fabula, vol. 8, n° 3, Mai-Juin 2007, URL : http://www.fabula.org/revue/document3370.php, page consultée le 20 mai 2020.

[9] Alessandro Baricco, Océan mer, p.140.

[10] Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Gallimard (Folio), 1998, p.15.

[11] Ibid, p.44.

[12] Alessandro Baricco, Novecento : pianiste, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p.76.

[13] Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Gallimard (Folio), 1998, p.13.

[14] Alessandro Baricco, Novecento : pianiste, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p.39.

[15] Ibid, p.28.

[16] Ibid, p.74.

[17] Alessandro Baricco, Océan mer, Paris, Gallimard (Folio), 1998, p.279.

[18] Ibid, p.66.

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