Les paradoxes de l’amour dans L’insoutenable légèreté de l’être

Par Sara Garneau — Hors dossier

L’œuvre de Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être[1], met en scène l’histoire d’amour de Tomas et de Tereza. Tomas, le protagoniste central de l’histoire, fuit l’engagement amoureux et accumule les maîtresses. Son coup de foudre, puis son énamoration pour Tereza bouleversent son mode de vie libertin. La relation perdure, malgré les infidélités de Tomas et la jalousie de Tereza. Le roman met en scène trois principaux personnages : Tereza, Tomas et une de ses maîtresses, Sabina, chacun incarnant des postures existentielles concernant l’amour et, plus particulièrement, la fidélité et l’infidélité.

Partant de l’idée de l’éternel retour de Nietzsche, Kundera se questionne sur la valeur de ces deux concepts antinomiques, associés respectivement à la pesanteur et à la légèreté, ainsi qu’aux figures de Tristan et de Don Juan. Si les choses devaient revenir à l’infini, le poids de nos gestes serait énorme. À l’inverse, si toute action n’est posée qu’une fois, son caractère éphémère lui enlève toute pesanteur, affirme Kundera. Évoquant la typologie de Parménide qui classe le monde en couples d’opposition tels que « la lumière-l’obscurité; l’épais-le fin ; le chaud-le froid » (Kundera, ILE, p.16) et leur attribue systématiquement un pôle positif et un pôle négatif, Kundera se demande s’il faut, suivant le philosophe présocratique, attribuer une valeur positive à la légèreté et négative à la lourdeur. Il remet en question cette polarisation à travers une problématisation romanesque de la question de la fidélité amoureuse. La futilité corrélative à la légèreté n’est-elle pas, à sa façon, insoutenable ?

Si la fidélité entre les amoureux est exaltée dans plusieurs œuvres (L’Odyssée, Tristan et Iseult, etc.), les motifs de l’amour interdit et de l’adultère sont omniprésents dans la littérature occidentale abordant le coup de foudre (Roméo et Juliette, Phèdre, etc.). De même, l’infidélité figure au centre du roman libertin (Les égarements du cœur et de la raison, Les liaisons dangereuses, etc.). La séduction sérielle caractéristique de ce courant littéraire s’inscrit dans une volonté de transgression des normes sociales et offre une réplique aux doctrines métaphysiques, aux conceptions religieuses et aux visions de l’amour qui en découlent[2]. Récusant le sentimentalisme au profit de la raison, la logique libertine participe à une rationalisation du sentiment amoureux, dont elle fait ressortir la dimension matérialiste, rompant ainsi avec les visions platoniciennes qui dominent jusqu’alors. Guidé par la recherche d’un plaisir calculé, le libertin ne se laisse pas aveugler par les flèches de Cupidon, mais cherche à assouvir son plaisir, à séduire et à soumettre, dans une volonté de puissance[3] qui évoquerait avant l’heure la philosophie nietzschéenne.

Dans cette étude, nous tenterons de définir la poétique de l’amour mise en œuvre par Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être. Mettant en tension différents concepts antinomiques reliés à la fidélité et à l’infidélité, l’auteur laisse irrésolu les dilemmes qu’il expose, donnant lieu à une sorte de poétique du paradoxe. Dans la première partie, nous situerons le roman de Kundera en regard de quelques œuvres littéraires mettant en scène des coups de foudre. Nous aborderons, notamment, les figures de Tristan et de Don Juan, symbolisant respectivement les attitudes lyriques et libertines. Ensuite, nous dégagerons ce qui caractérise la conception de l’amour chez Kundera, tissée de paradoxes, en nous attardant particulièrement aux oppositions entre la lourdeur et la légèreté, la destinée et le hasard, la compassion et la trahison. Tomas s’apparente-t-il, en définitive, à la figure de Don Juan ou de Tristan ? Le coup de foudre est-il prédestiné chez Kundera ou naît-il d’un ensemble de coïncidences ?

Fidélité et infidélité dans L’insoutenable légèreté de l’être : repères intertextuels quant à l’histoire littéraire du coup de foudre

Nous situerons d’abord la problématique de L’insoutenable légèreté de l’être à l’aune de quelques figures majeures de l’histoire littéraire du coup de foudre. Nourri par une connaissance de la littérature dont témoigne la richesse de la trame intertextuelle, Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être, propose une réflexion sur la fidélité. Le roman oppose la figure de Tristan, correspondant à la posture lyrique et à une idée de prédestinée platonicienne et celle de Don Juan, représentant la posture libertine, caractérisée par une tentative de rationalisation de l’amour.

La problématique de L’insoutenable légèreté de l’être

Comme nous l’avons mentionné, l’auteur situe d’abord son propos en regard de la pensée de Nietzsche et de Parménide, posant d’entrée de jeu la question qui traverse l’œuvre : « qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? » (Kundera, ILE, p. 16). Il introduit ensuite les personnages de Tomas et Tereza, à travers lesquels il explorera la problématique de la légèreté et de la lourdeur. Le personnage principal, Tomas, apparaît pour la première fois « debout à une fenêtre de son appartement, les yeux fixés de l’autre côté de la cour sur le mur de l’immeuble d’en face » (Kundera, ILE, p. 17), pensant à sa nouvelle flamme, Tereza et se demandant s’il devait lui demander d’emménager à Prague où il demeure. Le narrateur présente ainsi la rencontre entre Tomas et Tereza :

Il avait fait connaissance avec Tereza environ trois semaines plus tôt dans une petite ville de Bohème. Ils avaient passé une heure à peine ensemble. Elle l’avait accompagné à la gare et elle avait attendu avec lui jusqu’au moment où il était monté dans le train. Une dizaine de jours plus tard, elle vint le voir à Prague. Ils firent l’amour le jour même. Dans la nuit, elle eut un accès de fièvre et elle passa chez lui toute une semaine avec la grippe.

Il éprouva alors un inexplicable amour pour cette fille qui lui était presque inconnue. (Kundera, ILE, p. 17)

Cet extrait met en scène le coup de foudre de Tomas pour Tereza. En effet, la rencontre qui y est décrite présente les traits invariables du coup de foudre, tels que définis par Jean Claude Bologne. Selon ce dernier, « l’amour, l’intensité, l’immédiateté sont les trois seuls critères permanents parmi les multiples caractéristiques de ce phénomène[4] ».

Le point de départ de l’histoire est donc le coup de foudre entre deux personnages.  Dans son essai, L’art du roman, Kundera expose sa vision de ce genre littéraire. Pour lui, le roman constitue une « méditation interrogative » permettant de révéler « l’essence de [la] problématique existentielle » d’un personnage[5]. Dans le cas de L’insoutenable légèreté de l’être, la rencontre entre les deux personnages et la relation qui se développe entre eux révèlent leur rapport particulier à la lourdeur et à la légèreté – correspondant respectivement aux pôles de la fidélité et de l’infidélité.

Fidélité et anamnèse platonicienne dans l’histoire littéraire : la figure de Tristan

La question de la fidélité habite les poètes et les romanciers depuis la genèse de la littérature. Déjà, dans l’Odyssée[6], Homère propose un modèle d’engagement et de loyauté indéfectible, à travers le couple modèle d’Ulysse et de Pénélope : l’entêtement des époux à résister aux multiples tentatives de séduction dont ils sont l’objet pendant leur longue séparation (Calypso, les sirènes, Circée, les prétendants de Pénélope) et la quête héroïque d’Ulysse pour retrouver sa dulcinée forment la trame de cette grande épopée mythologique.

L’idéal de fidélité continuera à parcourir l’histoire occidentale des récits amoureux. Cet idéal est ancré dans une vision de l’amour caractérisée par l’idée de retrouver une partie égarée de soi, héritée du platonisme. En effet, le texte de Platon, Le banquet, présente un mythe tenace, celui de l’androgyne. Ce dialogue met en scène un rassemblement festif où Platon et ses convives déterminent de prononcer à tour de rôle un éloge à Éros. Dans son discours, Aristophane raconte qu’à une époque lointaine des créatures androgynes très puissantes, ayant tenté, par orgueil, de se mesurer aux dieux, auraient été punies par ceux-ci qui auraient résolu de les couper en deux. Depuis, affirme Aristophane, « l’amour mutuel est inné aux hommes ; il ramène l’un vers l’autre les morceaux de leur constitution primitive, espérant, avec deux êtres, n’en faire qu’un seul, pour guérir la nature humaine[7] ».

Le motif de l’anamnèse platonicienne, à l’origine de l’idée d’âme sœur et de la sensation de retrouvailles avec un être perdu éprouvée lors d’un coup de foudre[8], traverse de nombreuses œuvres littéraires, notamment la légende de Tristan et Iseult. Tout comme celui du Banquet de Platon, ce grand mythe médiéval est évoqué explicitement dans l’œuvre de Kundera. Avant d’aborder davantage la signification de cette référence dans L’insoutenable légèreté de l’être, il nous semble utile de dire quelques mots sur cette célèbre légende, pour mieux situer l’œuvre de Kundera dans l’histoire occidentale du coup de foudre.

Tristan et Iseult, liés par un philtre d’une durée de trois ans, demeurent, pour le reste de leur existence, unis par un amour qui semble plus grand que nature. Iseult, reprenant la métaphore utilisée par son amant, affirme « Bel ami, tu as dit vérité : je suis le chèvrefeuille et tu es le coudrier, nul ne pourra nous séparer l’un de l’autre sans causer notre mort à tous les deux[9] ». De même, après le décès des amants, le roi Marc, l’époux légitime d’Iseult, dans un geste de compassion, fit enterrer leurs corps côte à côte. « Les deux arbustes grandirent ensemble et leurs rameaux se mêlèrent si étroitement qu’il fut impossible de les séparer ; chaque fois qu’on les taillait, ils repoussaient de plus belle et confondaient leur feuillage[10] ». L’amour des amants les conduit progressivement vers la mort, mais semble perdurer au-delà de celle-ci, comme s’il s’inscrivait dans un dessein plus grand.

Ainsi, le mythe de Tristan et Iseult semble influencé par une sorte d’anamnèse platonicienne. En effet, une idée de ressouvenance semble être à l’origine du sentiment amoureux comme si ce dernier répondait à un désir de « reconstitution d’une unité perdue par la fusion entre deux êtres[11] ».

De la figure de Tristan à celle de Don Juan : les postures lyriques et libertines

La figure de Tristan évoque une vision du coup de foudre teintée par un fond platonicien qui pourrait également correspondre à ce que Marie-Ève Drapier nomme l’attitude lyrique[12]. Celle de Don Juan, pour sa part, est associée aux conceptions libertines de l’amour qui tendent à rationaliser le phénomène amoureux et qui domineront ultérieurement le paysage littéraire. À ce sujet, Marie-Ève Drapier remarque que « [s]i certains personnages sont davantage influencés par le lyrisme ou par le donjuanisme – deux pôles extrêmes de l’érotisme chez Kundera – nous retrouvons néanmoins chez eux ces attitudes contradictoires en présence[13] ». À deux reprises, la figure de Tristan est opposée à celle de Don Juan afin de représenter les deux pendants de la dualité de Tomas, déchiré entre Tereza et ses maîtresses. Nous reviendrons sur ces deux allusions, déterminantes dans le roman. Il importe d’abord de définir brièvement les attitudes lyriques et libertines, afin de les identifier par la suite dans les personnages de L’insoutenable légèreté de l’être.

Selon Marie-Ève Drapier, l’attitude lyrique serait caractérisée par une « recherche de l’absolu dans l’amour » et relèverait d’une difficulté « à composer avec « l’atroce relativité du monde »[14] ». Le lyrisme serait porteur d’un idéal romantique qui aveuglerait les personnages, leur dissimulant la réalité d’un monde où l’absolu n’existe pas. « En voulant échapper à la relativité de toute chose humaine, ils passent à côté de l’expérience concrète et tombent dans le piège des idées reçues sur la liberté comme sur l’amour[15] ». De cette manière, l’attitude lyrique serait associée, chez Kundera, à une forme de leurre : les personnages entretenant une vision idéaliste de l’amour tenteraient d’embellir le réel et, ce faisant, le masquerait[16].

La posture libertine, quant à elle, rejette les postulats métaphysiques derrière ces visions idéalistes de l’amour. Elle se caractérise plutôt par la prédominance de la raison sur la passion, cette dernière étant perçue comme réductrice de la liberté, de la volonté et de l’autonomie du sujet[17]. Don Juan, autant que les personnages des romans libertins, multiplient les conquêtes amoureuses, fuyant savamment toute forme d’engagement amoureux. Le propos de ces œuvres ne se limite pas aux dimensions sentimentale et psychologique : l’entreprise de séduction des personnages est conditionnée par une volonté de transgression à portée philosophique. Si la figure de Don Juan et les personnages du roman libertin se distinguent à certains égards, ils partagent une attitude existentielle semblable, caractérisée par « une même volonté de transgresser les interdits moraux de leur époque, de vaincre les préjugés et de rejeter la passion amoureuse[18] ».

Le mythe de Don Juan est apparu au 17e siècle, avec la première édition de la pièce de théâtre de Tirso de Molina en 1630. Le schéma de l’histoire est repris par la suite par de nombreux auteurs, dont Molière, qui en publie une variante en 1665[19]. La figure de Don Juan semble corollaire d’une posture d’athéisme, sur laquelle le personnage « s’appuie pour revendiquer sa liberté qui, contrairement au désir de mort de Tristan, signifie un élan vers la vie, le défi à la loi et la volonté d’être souverain[20] ». À travers ses multiples conquêtes, le séducteur refuse la soumission aux codes sociaux, aux impératifs de l’amour et à l’autorité divine.

Le motif de la conquête amoureuse comme symbole d’une autonomie morale transgressive est également présent dans le roman libertin (Crébillon fils, Sade, Laclos), un mouvement littéraire important associé au siècle des Lumières. Selon Raymond Trousson, le libertinage est « entendu comme affranchissement de l’esprit à l’égard des modèles convenus et imposés[21] », notamment par le christianisme. Il soutient que les personnages tenteraient, à travers la jouissance, d’échapper au néant, à l’absurde[22]. De cette manière, les analyses de Trousson semblent rapprocher la posture des libertins du XVIIIe siècle de celle des existentialistes du XXe siècle.

Ainsi, l’attitude libertine est en rupture avec les visions idéalistes de l’amour qui prévalent depuis l’Antiquité, se rapprochant davantage d’une vision existentialiste de l’amour selon laquelle aucune essence ne précéderait l’existence de la rencontre entre les amoureux.

Attitudes lyriques et libertines dans L’insoutenable légèreté de l’être

Les attitudes lyrique et libertine se côtoient dans L’insoutenable légèreté de l’être. Alors que chacun des personnages semble correspondre à un des deux pôles, ces derniers s’affrontent à l’intérieur même du personnage de Tomas. Pour illustrer notre propos, nous analyserons les visions de l’amour des personnages, certains étant associés davantage au pôle lyrique (Tereza, Franz), d’autres à la dimension libertine (Sabina, Tomas). Nous constaterons que, si Tomas présente une attitude existentielle plus proche de celle des libertins, il se balance néanmoins entre les deux postures tout au long du récit.

Ainsi, comme nous l’avons souligné précédemment, il éprouve, dès leur première rencontre, un sentiment vif pour Tereza.

Mais était-ce l’amour ? [se demande-t-il]. Il s’était persuadé qu’il voulait mourir à côté d’elle, et ce sentiment était manifestement excessif : il la voyait depuis pour la deuxième fois de sa vie ! N’était-ce pas plutôt la réaction hystérique d’un homme qui, comprenant en son for intérieur son inaptitude à l’amour, commençait à se jouer la comédie de l’amour ? (Kundera, ILE, p. 19)

Dans cet extrait, la passion cohabite avec une tentative de rationalisation : le personnage porte un regard sur son élan vers Tereza, le qualifiant d’hystérique. Le récit raconte l’ambivalence de Tomas à s’engager avec Tereza. Agissant contre les principes libertins qui orchestrent sa vie depuis son divorce dix ans plus tôt, il cède à l’élan de passion qu’il éprouve pour cette femme dont la vulnérabilité l’émeut et le captive. Avant même qu’il n’ait décidé s’il souhaitait l’inviter à emménager à Prague, Tereza se présente avec une lourde valise et s’établit chez Tomas qui accepte spontanément (Kundera, ILE, p. 17).

À l’instar des personnages des romans libertins, Tomas s’était efforcé « soigneusement d’agencer le système de sa vie de telle sorte qu’une femme ne pût jamais venir s’installer chez lui avec une valise » (Kundera, ILE, p. 22). Fuyant les attaches, il entretient des « amitié[s] érotique[s] », balisées par des règles et des calculs permettant d’empêcher le développement de toute forme d’attachement ou de sentiment amoureux. Il évite, par exemple, de s’endormir auprès d’une femme avec qui il vient de faire l’amour. Il applique également la « règle de trois », qu’il définit en ces termes : « On peut voir la même femme à des intervalles très rapprochés, mais alors jamais plus que trois fois. Ou bien on peut la fréquenter pendant de longues années, mais à condition seulement de laisser passer au moins trois semaines entre chaque rendez-vous » (Kundera, ILE, p. 25). Cette logique de calcul évoque clairement les principes du libertinage et du donjuanisme.

Pour Tomas, l’acte de séduction se conçoit comme un geste chirurgical, visant à dénicher dans chaque femme le millionième dissemblable. Tomas est fasciné par le fragment d’unicité que chacune de ses conquêtes dévoile dans l’intimité. « Si on pouvait l’exprimer arithmétiquement, il y a entre eux un millionième de dissemblable et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes de semblable » entre chaque femme (Kundera, ILE, p. 286). La passion de la chirurgie de Tomas est liée à celle de la séduction. « Peut-être que sa passion de chirurgien rejoignait sa passion de coureur. Il ne lâchait pas le scalpel imaginaire, même quand il était avec ses maîtresses » (Kundera, ILE, p. 287).  Ces deux passions correspondent à un désir d’aller voir au-delà de l’apparence et du leurre. « Être chirurgien, [affirme le narrateur] c’est ouvrir la surface des choses et regarder ce qui se cache dedans ». (Kundera, ILE, p. 282). La métaphore chirurgicale utilisée pour représenter la séduction suggère une vision de l’amour aux antipodes de l’attitude lyrique que l’on retrouve dans le mythe de Tristan et Iseult. Plutôt que de céder à la perte de contrôle et à la pulsion d’annihilation qui découle de la passion, le séducteur libertin se lance dans une conquête de connaissance objective du monde féminin.

L’attitude lyrique se traduit dans les personnages de Tereza et de Franz. Ce dernier est incapable d’oublier son ancienne maîtresse, Sabina (qui est aussi la maîtresse de Tomas). Le narrateur affirme, au sujet de Franz : « S’il entretient le culte de Sabina, c’est moins de l’amour qu’une religion » (Kundera, ILE, p. 184). Aux yeux de Franz, Sabina est une déesse en qui il projette son idéal amoureux, incapable de percevoir la femme qui se trouve vraiment devant lui. Le narrateur mentionne plusieurs fois que Franz ferme les yeux pendant l’acte sexuel, pour plonger dans l’infini de son monde intérieur, alors que, pour Sabina, ce comportement correspond à un refus de voir le monde tel qu’il est.

Le désir insatiable d’amour de Tereza semble également découler d’un désir d’échapper au réel. Décrivant son cri pendant l’acte charnel, le narrateur affirme : « Le cri de Tereza voulait […] étourdir les sens pour les empêcher de voir et d’entendre. Ce qui hurlait en elle, c’était l’idéalisme naïf de son amour qui voulait abolir toutes les contradictions, abolir la dualité du corps et de l’âme, et peut-être même abolir le temps ». (Kundera, ILE, p. 85). Cette phrase décrit clairement l’attitude lyrique du personnage, dont la recherche d’amour s’apparente à un désir d’infini et d’absolu.

Tomas semble habité par une vision matérialiste, voire chirurgicale, de l’amour qui contraste avec l’idéal lyrique de Tereza. Toutefois, à l’instar de certains personnages des romans libertins, comme Valmont dans Les liaisons dangereuses[23], le système de Tomas se fissure lorsqu’il tombe amoureux. À partir de ce moment, il est tiraillé entre des élans contraires, celui qui le porte vers Tereza et celui qui l’attire vers ses maîtresses, notamment Sabina, celle chez qui « il se sentait le mieux » (Kundera, ILE, p.40).  « Tereza et Sabina représentaient les deux pôles de sa vie, des pôles éloignés, irréconciliables, mais beaux tous les deux » (Kundera, ILE, p. 48), correspondant respectivement à l’attitude lyrique et à l’attitude libertine. Si la posture existentielle de Tomas se rapproche davantage de celle des libertins, son sentiment amoureux à l’égard de Tereza débouche sur un dilemme : il oscille entre le désir de maintenir son système inflexible et le dégoût qu’il éprouve lorsqu’il fait souffrir Tereza qui rêve d’un amour exclusif et absolu.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les figures de Tristan et de Don Juan, représentant les deux pendants de l’ambivalence de Tomas, sont évoquées explicitement à deux reprises dans le texte.  La première occurrence se produit lorsque Tomas, sachant Tereza rongée par la jalousie, ne parvient plus à jouir comme avant du temps consacré à ses maîtresses. « Le piège s’était refermé sur lui : aussitôt qu’il allait les rejoindre, il n’en avait plus envie, mais qu’il fût un jour sans elles, il composait un numéro de téléphone pour prendre rendez-vous. » (Kundera, ILE, p. 39) Un jour où Tomas se montre distrait pendant sa rencontre avec Sabina, celle-ci lui déclare :

Quand je te regarde, j’ai l’impression que tu es en train de te confondre avec le thème éternel de mes toiles. La rencontre de deux mondes. Une double exposition. Derrière la silhouette de Tomas le libertin transparaît l’incroyable visage de l’amoureux romantique. Ou bien c’est le contraire : à travers la silhouette du Tristan qui ne pense qu’à sa Tereza, on aperçoit le bel univers trahi du libertin. (Kundera, ILE, p. 40)

Ne trouvant plus un de ses bas que Sabina a camouflé pour se venger de ses distractions pendant l’acte charnel, Tomas, visiblement préoccupé par sa relation avec Tereza, retourne chez lui, tête basse, incapable d’habiter entièrement son mode de vie libertin, mais ne parvenant pas non plus à s’abandonner à sa relation avec Tereza. Ce passage illustre bien la dualité qui habite le personnage.

La deuxième référence aux figures de Tristan et Don Juan apparaît lorsque Sabina apprend la mort simultanée de Tereza et de Tomas.

Une fois de plus, elle pensait à eux. […]. Elle revoyait Tomas comme si c’était une de ses toiles : au premier plan, Don Juan, comme un faux décor peint de la main d’un peintre naïf ; par une fente du décor on apercevait Tristan. Il était mort en Tristan, pas en Don Juan. Les parents de Sabina étaient morts dans la même semaine. Tomas et Tereza dans la même semaine.  (Kundera, ILE, p. 181)

Dans la dernière partie de l’œuvre, Tomas, devenu un homme âgé, ayant abandonné toutes ses maîtresses et son emploi de chirurgien, se consacre désormais entièrement à Tereza. Il semble désormais pencher davantage vers la figure de Tristan que vers celle de Don Juan. Ne supportant plus la souffrance de Tereza, il a abdiqué son mode de vie libertin. Tereza réalise alors que Tomas, comme dans un de ses rêves, s’est « métamorphosé en lièvre entre ses bras » (Kundera, ILE, p. 451), ce qui constitue, dans la symbolique du récit, une marque de faiblesse (Kundera, ILE, p. 454). Le narrateur, adoptant le point de vue de Tereza, affirme : « Elle l’avait appelé à le suivre, chaque fois pour le mettre à l’épreuve, pour s’assurer qu’il l’aimait, elle l’avait appelé jusqu’à ce qu’il se retrouve ici : gris et fatigué avec des doigts raidis qui ne pourraient plus jamais tenir le scalpel du chirurgien. » (Kundera, ILE, p. 450)

L’œuvre s’achève sans que ne soit vraiment résolu le dilemme de Tomas, pris entre un idéal lyrique et un idéal libertin. Dans la dernière scène du roman, Tomas, ayant renoncé à ses maîtresses pour s’installer à la campagne afin d’y consolider son attachement à Tereza, affirme à cette dernière qu’il est heureux, que cette existence lui convient (Kundera, ILE, p. 454). Il meurt en « Tristan », en présence de sa dulcinée. Paradoxalement, les réflexions de Tereza, vers la fin de l’œuvre, présentent le renoncement de Tomas aux principes libertins comme le signe d’une faiblesse nouvelle, d’une avancée vers sa mort, vers sa dernière halte (Kundera, ILE, p. 454). La fidélité semble donc correspondre pour le personnage à une forme d’abdication à la liberté, d’annihilation de la volonté. Le roman se termine sur un paradoxe : en étant fidèle à Tereza, Tomas devient infidèle à lui-même.

L’amour chez Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être : vers une poétique du paradoxe

L’insoutenable légèreté de l’être met en contraste des oppositions à travers la situation existentielle des personnages. La question de la fidélité ou de l’infidélité, incarnée par l’opposition entre Tristan et Don Juan, s’inscrit dans une opposition plus large, celle de la légèreté et de la lourdeur. Nous explorerons d’abord le paradoxe de l’insoutenable légèreté de l’être, exposé par Kundera. De cette aporie découlent d’autres concepts antinomiques, également traités dans le roman, dont nous discuterons ensuite. Il s’agit, notamment de ceux de la destinée et du hasard, de même que ceux de la trahison et de la compassion. Ces antithèses sont au cœur de la poétique de l’amour développée par Kundera dans ce roman, structuré autour de paradoxes.

La lourdeur et la légèreté

Le roman de Kundera, nous l’avons mentionné précédemment, s’ouvre sur une référence à la philosophie nietzschéenne. Dès les premières phrases, Kundera propose une interprétation singulière de l’éternel retour. Inversant l’énigmatique propos de Nietzsche, Kundera se demande ce qu’engage le fait que les choses ne se produisent qu’une fois, affirmant que le caractère unique de l’événement le condamne à l’insignifiance.

Nietzsche fait l’éloge du présent et de la vie terrestre au détriment de la spéculation et de l’espérance métaphysiques. L’homme doit s’émanciper de son espérance en l’au-delà et embrasser son présent, l’ériger en œuvre et le vouloir inconditionnellement, comme s’il devait se répéter inlassablement. Nietzsche expose clairement son principe de l’éternel retour dans un aphorisme du Gai savoir, intitulé « Le poids formidable »

Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l’as vécue, il te faudra la vivre encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douceur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans la vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières! »  ̶ Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et peut-être, t’écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ?[24]

La possibilité d’un éternel retour des choses, lourde de conséquences, engage l’homme à choisir son existence, à conduire sa vie afin de vouloir chaque instant, de le choisir, puisqu’il se dressera, inchangeable, pour l’éternité. Selon Kundera, « [l]e mythe de l’éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids, est morte d’avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien » (Kundera, ILE, p. 13). Il soutient que le caractère fugace de l’existence annihilerait le sens de nos actions. Devant l’absence de répétition, tout serait « cyniquement permis » (Kundera, ILE, p. 14), puisque tout serait voué à disparaître et, par le fait même, serait sans conséquence.

À partir de cette prémisse, Kundera pose la question de la légèreté et de la lourdeur. « Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté » (Kundera, ILE, p. 15). Il reprend les propos de Parménide, philosophe de l’être et du non-être, pour qui « l’univers est divisé en couple de contraires » (Kundera, ILE, p. 16) dont chaque pôle serait associé à une valeur négative ou positive. Dans le cas de la lourdeur et de la légèreté, Kundera prétend que c’est ce dernier pôle qui serait préférable aux yeux de Parménide. « Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté ? » (Kundera, ILE, p. 15) se demande le romancier. La légèreté n’est-elle pas corollaire d’une absence de signification existentielle ? La lourdeur, au contraire, n’est-elle pas liée à un enracinement, à une appartenance au monde ?

Le plus lourd fardeau nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. (Kundera, ILE, p. 15).

À la légèreté valorisée par Parménide, le narrateur oppose le « es muss sein » titrant « le dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven » (Kundera, ILE, p. 53). Cette expression allemande signifiant que cela doit être, engageant une idée de nécessité. Kundera affirme que, selon ce « il faut » beethovénien, « la pesanteur, la nécessité et la valeur sont trois notions intrinsèquement liées : n’est grave que ce qui est nécessaire, n’a de valeur que ce qui pèse » (Kundera, ILE, p.55). En associant la valeur au poids de la nécessité, Kundera remet en question la connotation essentiellement positive attribuée par Parménide à la légèreté. Dans cette optique, le narrateur, aligné sur le point de vue de Tomas, affirme qu’il est difficile de concevoir que le grand amour ne soit pas dicté par un impératif qui lui conférerait sa valeur :

Nous croyons tous qu’il est impensable que l’amour de notre vie puisse être quelque chose de léger, quelque chose qui ne pèse rien; nous nous figurons que notre amour est ce qu’il devrait être ; que sans lui notre vie ne serait pas notre vie. Nous nous persuadons que Beethoven en personne, morose et la crinière terrifiante, joue son « Es muss sein ! » pour notre amour. (Kundera, ILE, p. 57)

Partant d’une interrogation philosophique sur la valeur respective de la lourdeur et de la légèreté, Kundera met en scène des personnages qui adoptent différentes postures quant à l’engagement amoureux. Ainsi, Tereza représente pour Tomas la lourdeur, l’attachement. Le narrateur affirme : « Elle sait qu’elle lui pèse : elle prend les choses trop au sérieux, elle tourne tout au tragique, elle ne parvient pas à comprendre la légèreté et la joyeuse futilité de l’amour physique. Elle voudrait apprendre la légèreté ! » (Kundera, ILE, p. 206) À la fin du récit, Tomas renonce à la légèreté de sa vie libertine pour s’établir avec elle à la campagne, symbole de l’attraction gravitationnelle qui le ramène à la terre, lui ancre les pieds au sol.

Inversement, le personnage de Sabina incarne la légèreté. Éprise d’un désir de trahison constant, qui lui donne une impression de liberté et d’excitation (Kundera, ILE, p. 170), elle se délie de ses attaches une à une. « On peut trahir des parents, des époux, un amour, une patrie, mais que restera-t-il à trahir quand il n’y aura plus ni parents, ni mari, ni amour, ni patrie ? » (Kundera, ILE, p. 178). À la mort de Tomas, elle constate qu’elle a rompu tous ses liens et semble saisie de vertige devant l’immensité de sa solitude. « Ce qui s’était abattu sur elle, [affirme le narrateur], ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être » (Kundera, ILE, p.178). Absolument libre d’engagements, elle se sent soudainement apeurée par le vide qu’elle a créé autour d’elle.

Tomas, pour sa part, oscille entre la lourdeur et la légèreté. « “Muss es sein” ? Le faut-il ?  » (Kundera, ILE, p. 54), se demande-t-il, talonné par le désir de rejoindre Tereza après avoir reçu une lettre d’elle l’informant de son départ de Zurich, où le couple s’était établi ensemble quelques mois plus tôt. Dans les jours qui suivent, différents états d’âme se bousculent en lui. « Le samedi et le dimanche, il avait senti la douce légèreté de l’être venir à lui au fond de l’avenir. Le lundi, il se sentit accablé d’une pesanteur comme il n’en avait encore jamais connu. Toutes les tonnes de fer des chars russes n’étaient rien auprès de ce poids. » (Kundera, ILE, p. 52-53) Ainsi, le personnage se laisse envoûter par moment par l’envie de renouer avec la liberté qui l’habitait avant de rencontrer Tereza, mais il est chaque fois saisi par le souvenir pesant de Tereza. Le sentiment d’attachement qu’il éprouve pour cette femme l’empêche de goûter pleinement à la sensation de légèreté à laquelle une partie de lui aspire. À ce sujet, le narrateur omniscient affirme : « Je crois qu’au fond de lui Tomas s’irritait depuis déjà longtemps de cet agressif, solennel et austère « es muss sein  ! » et qu’il avait un désir profond de changer, selon l’esprit de Parménide, le lourd en léger. » (Kundera, ILE, p. 281) Toutefois, si Tomas parvient à rompre avec son fils, ses parents et ses fonctions de chirurgien, il ne parvient pas à se délier des attaches qui le lient à Tereza, échouant à s’émanciper entièrement du « es muss sein » de son amour.

Le roman se construit donc à partir de la problématique de la lourdeur et de la légèreté. En s’appuyant sur une inversion de la proposition nietzschéenne de l’éternel retour, le roman de Kundera suggère que la valeur de la légèreté n’est pas entièrement positive, comme chez Parménide, mais semble plutôt mitigée. La liberté et la fugacité qui lui sont liées paraissent avoir pour conséquence une forme insoutenable de vide et d’insignifiance. La lourdeur, pour sa part, porte son poids de souffrance et d’asservissement. Néanmoins, elle permettrait un plus grand ancrage dans le monde. Si le fardeau de la lourdeur paraît, à première vue, plus difficile à porter, c’est de celui de la légèreté dont Tomas, épuisé, se déleste à la fin du récit, cédant au caprice de la gravité.

Destinée et hasard

L’opposition entre destinée et hasard est aussi présente dans L’insoutenable légèreté de l’être. Pour Tomas, l’amour naîtrait d’une sorte de Big Bang sentimental. Autour d’une combinaison fortuite de coïncidences surviendrait l’explosion du coup de foudre. Ainsi, peut-on lire dans L’insoutenable légèreté de l’être, « [i]l avait […] fallu une série de six hasards pour pousser Tomas jusqu’à Tereza, comme si, laissé à lui-même, rien ne l’y eût conduit » (Kundera, ILE, p. 58). Tomas conçoit l’amour comme quelque chose qui « aurait très bien pu se passer autrement » (Kundera, ILE, p. 58) et non comme quelque chose qui aurait dû être. Ce sentiment ne s’inscrirait pas, comme dans la légende de Tristan et Iseult ou dans le mythe de Platon, dans un dessein plus grand, déterminé par une forme de prédestination.

Chez Tereza, le hasard semble plutôt relever d’une forme de sortilège, comme s’il portait un message qu’on essayait de décoder « comme les gitanes lisent au fond d’une tasse dans les figures qu’a dessinées le marc de café ». (Kundera, ILE, p. 76). Le narrateur, aligné sur le point de vue de Tereza, émet l’hypothèse suivante : « [U]n événement n’est-il pas […] d’autant plus important et chargé de signification qu’il dépend d’un plus grand nombre de hasards  ?  » (Kundera, ILE, p.76) En effet, pour Tereza, les coïncidences ne résultent pas simplement d’une mise en relation fortuite : « [C]omment se pouvait-il qu’au moment même où elle s’apprêtait à servir un cognac à cet inconnu qui lui plaisait, elle entendît du Beethoven ? » (Kundera, ILE, p. 77). Convaincue par le caractère surprenant des hasards entourant sa rencontre avec Tomas, Tereza est persuadée que « cet inconnu lui [est] prédestiné » (Kundera, ILE, p. 79). L’interprétation du coup de foudre de Tereza, plus lyrique que celle de Tomas, renoue avec l’arrière-fond platonicien du coup de foudre que Tomas récuse.

« Pour qu’un amour soit inoubliable, [affirme le narrateur], il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise. » (Kundera, ILE, p. 77) Tomas, comme Tereza, est sensible à la combinaison de coïncidences entourant leur rencontre, mais il l’analyse différemment. Pour lui, la naissance de l’amour est liée aux images poétiques que le sujet forme à partir d’expériences aléatoires, qu’il agence selon des préoccupations esthétiques. Pour illustrer cette idée, Kundera utilise la métaphore de la partition musicale. Selon lui, « [l]’homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l’événement fortuit (une musique de Beethoven, un mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s’inscrire dans la partition de sa vie » (Kundera, ILE, p. 81). Ainsi, à partir d’une composition de hasards, une métaphore émerge et s’inscrit dans ce qu’il appelle la mémoire poétique. « Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté. » (Kundera, ILE, p. 299) De même, il affirme plus tard que « [l]’amour commence par une métaphore. Autrement dit : l’amour commence à l’instant où une femme s’inscrit par une parole dans notre mémoire poétique  » (Kundera, ILE, p.301). Pour Tomas, c’est cette inscription dans la zone privilégiée de l’amour qui singularise Tereza au-delà du millionième dissemblable qu’il cherche à découvrir dans chacune de ses maîtresses.

La métaphore fondatrice de l’amour de Tomas pour Tereza est énoncée dans le premier passage relatant leur rencontre : « Il lui semblait que c’était un enfant qu’on avait déposé dans une corbeille enduite de poix et lâché sur les eaux d’un fleuve pour qu’il le recueille sur la berge de son lit » (Kundera, ILE, p. 17). Cette métaphore est filée tout au long du roman. Elle est reprise, notamment, lorsque Tomas songe au mythe de l’androgyne, au sortir d’un rêve où il croise une jeune femme qu’il a l’impression d’avoir toujours connue. « Mais nul ne retrouvera l’autre moitié de soi-même. À sa place, on lui envoie une Tereza au fil de l’eau dans une corbeille », affirme le narrateur, suivant le fil des pensées de Tomas (Kundera, ILE, p. 344).  Récusant d’abord la possibilité théorique d’une rencontre avec sa demie égarée, il pousse ensuite sa spéculation plus loin.

Admettons qu’il en soit ainsi; que chacun de nous ait quelque part au monde un partenaire avec lequel il ne formait autrefois qu’un seul corps […] Mais qu’arrive-t-il, plus tard, s’il rencontre vraiment la femme qui lui était destinée, l’autre moitié de lui-même ? À qui donner la préférence ? À la femme trouvée dans une corbeille ou à la femme du mythe de Platon ? (Kundera, ILE, p. 345).

Tomas semble accorder sa faveur à l’enfant à la corbeille. L’agencement poétique des coïncidences paraît plus significatif à ses yeux, dans sa suprême légèreté, que l’idéal romantique de l’âme sœur. Il songe à Tereza en ces termes : « Elle seule comptait. Elle qui était issue de six hasards, elle, la fleur née de la sciatique du chef de service, elle qui était de l’autre côté de tous les « es muss sein ! », elle la seule chose à laquelle il tenait vraiment.  » (Kundera, ILE, p. 316) Pour Tomas, l’amour relèverait de l’accident. Il naîtrait, un peu à la manière d’un poème surréaliste, de la juxtaposition hasardeuse d’éléments qui, par inadvertance, s’amalgameraient dans un spasme inattendu de beauté.  Ainsi, le coup de foudre ne serait pas le fruit de la destinée, mais d’un désir de beauté qui, à partir d’une expérience essentiellement fortuite, imprimerait dans la mémoire une image poétique. Chez Kundera, c’est cette dernière qui serait à l’origine de la naissance de l’amour.

De cette manière, l’œuvre de Kundera expose une vision du coup de foudre dans laquelle les hasards jouent un rôle prépondérant. Ils sont interprétés différemment chez les personnages de Tereza et de Tomas. Ils sont associés à une idée de destinée platonicienne chez Tereza. Tomas, pour sa part, refuse l’existence d’un impératif dictant les amours. Il explique plutôt le coup de foudre par une combinaison de hasards dans laquelle s’immiscerait une interprétation poétique.

Trahison et compassion

La conception du coup de foudre de Tomas est marquée par un refus de l’idéal lyrique, de l’idée de destinée et de l’arrière-fond platonicien qu’ils sous-tendent. Si sa vision rationaliste de l’amour rappelle celle des libertins, l’intrusion de Tereza dans son existence ouvre pour lui une nouvelle catégorie de l’amour. La compassion qu’il éprouve pour elle s’oppose violemment à son désir de trahison, caractéristique de l’esprit de transgression des libertins. Ainsi, la compassion et la trahison forment la dernière opposition, au cœur de la poétique de l’amour de Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être.

La métaphore entourant la rencontre entre Tomas et Tereza évoque le sentiment de compassion du protagoniste envers Tereza. L’élan d’empathie qu’il ressent pour elle la distingue des autres femmes. « Ce n’était ni une maîtresse, ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille » (Kundera, ILE, p. 18) L’instant fondateur du coup de foudre est celui où Tereza vient visiter Tomas pour la première fois. Elle est saisie de fièvre cette nuit-là. Tomas reste à ses côtés toute la nuit pour prendre soin d’elle, rompant avec les règles qui orchestrent ses activités de séduction et lui interdisent de s’endormir à côté d’une femme. Cognant à sa porte sous les traits d’une enfant, elle parvient à débusquer Tomas du confort de son système libertin. Désormais attaché à Tereza qui souffre des infidélités de Tomas, ce dernier, pris en otage par sa compassion pour elle, n’arrive plus à profiter entièrement de ses rencontres avec ses maîtresses.

Partant de l’étymologie latine du mot compassion, formé des mots « com » et « passio », le narrateur définit ce concept comme le fait de souffrir avec quelqu’un ou, plus largement, de partager et de vivre à l’intérieur de soi, les sentiments d’une autre personne. « Cette compassion-là désigne donc la plus haute capacité d’imagination affective, l’art de la télépathie des émotions. Dans la hiérarchie des sentiments, c’est le sentiment suprême » (Kundera, ILE, p. 37), affirme le narrateur. Depuis sa rencontre avec Tereza, les aventures de Tomas, vécues comme des trahisons par Tereza, torture le protagoniste qui éprouve dans son propre corps la douleur de celle qu’il aime. Le désir de trahison de Tomas, représenté par sa relation avec Sabina et ses maîtresses, se retourne contre lui puisqu’il souffre avec Tereza de ses propres infidélités.

La compassion de Tomas pour Tereza constitue le dernier rempart contre le besoin de trahison qui l’habite. En effet, épris d’un désir de liberté, il va jusqu’à renoncer à sa carrière pour éprouver un sentiment de légèreté, pour se libérer des impératifs de la destinée, mais il ne parvient pas à rompre avec l’empathie viscérale qu’il éprouve à l’égard de Tereza. Son amour pour elle résiste à l’assaut de ruptures de Tomas qui tente de se libérer de tout impératif, d’aller « voir au-delà de tous les « es muss sein ! » (Kundera, ILE, p. 282).

Ainsi, la métaphore de l’enfant à la corbeille parvient à mettre en échec sa vision chirurgicale de l’amour et de la passion. La vulnérabilité de Tereza place Tomas le libertin, en plein contrôle des événements et de ses émotions, dans une position de déséquilibre émotionnel. « Il serrait Tereza dans ses bras, sentait son corps trembler et croyait ne plus avoir la force de porter l’amour qu’il avait pour elle » (Kundera, ILE, p. 328). Ses sentiments pour cette femme semblent constituer à la fois l’ancre qui l’attache au monde et son plus grand boulet. À la fin du récit, perdant la force de lutter contre la lourdeur, contre la gravité compassionnelle qui le pousse à s’enraciner dans cette relation, Tomas, vieilli et usé, s’abandonne ultimement à cet amour. Pour reprendre la métaphore du rêve de Tereza, il se change en un lièvre blotti contre le visage de sa dulcinée. Ce symbole de faiblesse illustre la rupture de Tomas avec l’idéal libertin qui semble correspondre, chez Kundera, à une sorte de force, à une capacité de résister au leurre.

Conclusion

La trame du roman est organisée autour d’une réflexion sur le coup de foudre et la fidélité amoureuse. Deux types d’attitudes opposent les personnages : l’attitude lyrique, associée à la fidélité et symbolisée par Tristan, et l’attitude libertine liée à l’infidélité et représentée par Don Juan. Le roman se structure autour de cette opposition et de celles qui l’englobent (lourdeur/légèreté) ou en découlent (destinée/hasard, trahison/compassion). Dans chacun des cas, les personnages incarnent un des pôles de la dualité, alors que Tomas vacille entre les deux, sans parvenir à résoudre entièrement le dilemme qui le scinde. Ainsi, Teresa, associée à l’attitude lyrique, à la lourdeur et à la compassion, stimule le désir d’enracinement de Tomas. À l’inverse, le personnage de Sabina, représentant l’attitude libertine, la légèreté et la trahison, nourrit le désir de liberté de Tomas, son besoin d’apesanteur. Ces oppositions débouchent sur des paradoxes qui prennent corps au sein du personnage de Tomas.

L’opposition entre le lyrisme et le libertinage, notamment, demeure irrésolue. À la toute fin, Tomas renonce à ses maîtresses pour s’établir avec Tereza. Les marques de faiblesse qu’il laisse désormais paraître suggèrent que la fidélité à sa femme constitue une trahison de lui-même et de son système libertin, symbole d’autonomie morale et de volonté de puissance. Il en va de même pour le paradoxe de la lourdeur et de la légèreté. Celui-ci, comme le titre de l’œuvre l’indique, est central dans l’œuvre et semble être à l’origine des autres oppositions qui sont mises en relation dans le texte. À travers le personnage de Tereza, associé au pôle libertin, le roman illustre le caractère insoutenable de la légèreté. L’effet de vide et d’insignifiance lié à l’apesanteur devient insupportable pour elle. À l’inverse, la lourdeur, bien que chargée de souffrance, est garante d’un certain enracinement au monde, que Tomas éprouve à travers la force gravitationnelle de sa compassion pour Tereza. Cette dernière le pousse à renoncer à son besoin de transgression pour éviter de souffrir avec celle qu’il aime. Ce faisant, il se trahit lui-même. Encore une fois, le personnage ne parvient pas à résoudre le dilemme qui l’habite autrement qu’en renonçant à une partie de lui. De cette manière, le dilemme de la compassion et de la trahison débouche, lui aussi, sur un paradoxe.

En ce qui concerne l’opposition entre destinée et hasard, elle donne naissance au concept de mémoire poétique, au cœur de la vision de l’amour de Tomas. Ainsi, si Tomas admet que l’idée de hasard semble à première vue incompatible avec celle du grand amour – comme s’il en réduisait l’importance – la notion de mémoire poétique lui restitue sa valeur. La banalité apparente des hasards semble rachetée par le désir de beauté du sujet qui l’interprète, en lui attribuant une signification poétique. C’est dans l’espace privilégié de la métaphore que naîtrait l’amour.

Le concept de la mémoire poétique se situe donc au fondement de l’explication du coup de foudre du personnage qui tente de comprendre ce phénomène à l’intérieur d’un cadre matérialiste, rejetant les idées de destinée et d’âme sœur. À travers une métaphore, Tomas parvient à singulariser Tereza, à la distinguer de la masse des autres femmes presque identiques qu’il conquière comme un explorateur insatiable. La vulnérabilité de Tereza a ému Tomas jusqu’à faire naître en lui une image poétique. Sa compassion pour elle le pousse à s’incliner vers le sol, le dos chargé d’un amour-souffrance qui l’éloigne du pôle le plus élevé selon Parménide.

Chez Kundera, ni la lourdeur, ni la légèreté ne sont essentiellement positives et, par conséquent ni la compassion ou la trahison, la fidélité ou l’infidélité. En dernière instance, Kundera semble critiquer le dualisme, au fondement même du système du philosophe présocratique. En effet, à travers la situation existentielle des personnages, il met en tension des concepts dualistes qui ne trouvent pas de véritable résolution dans l’histoire. La question demeure entière : Vaut-il mieux être fidèle à soi-même, quitte à se délester de toute attache, ou à un idéal de l’amour qui débouche sur un renoncement à la liberté ?

Bibliographie

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TROUSSON, Raymond [textes établis, présentés et annotés], Romans libertins du XVIIIe siècle, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, 1329 p.

Notes

[1] Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1989, 475 p. Pour la suite du travail, nous référerons à cette œuvre en inscrivant le nom de l’auteur, les initiales du titre (ILE), suivis du numéro de la page.

[2] Pour mieux situer le roman libertin, voir la préface de Raymond Trousson, sur laquelle s’appuie notre analyse. Raymond Trousson, « préface », Romans libertins du XVIIIe siècle, [textes établis, présentés et annotés], Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, p.I-XCIX.

[3] Le lien entre le roman libertin et la volonté de puissance nietzschéenne est évoqué dans la préface de Raymond Trousson, ibid., IX et XLI.

[4] Jean Claude Bologne, Histoire du coup de foudre, Paris, Albin Michel, 2017, p. 7.

[5] Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 49.

[6] Homère, Odyssée, [traduction par Méric Dufour et Jeanne Raison], Paris, GF, Flammarion, 1965, 380 p.

[7] Platon, Le Banquet, Paris Éditions Payot & Rivage, 2005, p. 76.

[8] Voir à ce sujet Jean Claude Bologne, Histoire du coup de foudre, Paris, Albin Michel, 2017, p. 72 et p. 82-83.

[9] René Louis [texte renouvelé en français moderne d’après les textes des XIIe et XIIIe siècles], Tristan et Iseult, Paris, Le livre de poche, 1972, p. 81.

[10] Ibid., p. 206.

[11] Jean Claude Bologne, op.cit., p. 83.

[12] Marie-Ève Drapier, Libertinage et donjuanisme chez Kundera, Montréal/Paris, Balzac éditeur, 2002, p.50-52.

[13] Marie-Ève Drapier, op.cit., p. 50.

[14] Marie-Ève Drapier reprend les mots de Kundera dans Risibles amours, Paris, Gallimard, 1986, p. 60. Marie-Ève Drapier, Libertinage et donjuanisme chez Kundera Montréal/Paris, Balzac éditeur, 2002, p. 52.

[15] Ibid., p. 52.

[16] Ibid., p. 74.

[17] Voir Raymond Trousson, op.cit., p. XLVIII.

[18] Marie-Ève Drapier, op.cit., p. 119.

[19] Voir Axel Preiss, Le mythe de Don Juan, Paris, Bordas, 1991, p. 9-23.

[20] Ibid., p. 18.

[21] Raymond Trousson, op.cit., p. XVIII.

[22] Ibid., p. LVI.

[23] Voir, Choderlos Laclos, Les liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, 2011, 969 p.

[24] Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, GF Flammarion, Paris, 1997, p. 279-280.

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Revue Chameaux — n° 10 —

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