La mise en scène dans le jeu vidéo d’horreur contemporain

Par John Harbour, Université Laval — Hors dossier

Plusieurs genres du jeu vidéo que l’on connait bien aujourd’hui se sont développés et établis dès le début des années 1980, tels les jeux de plateformes ou encore les beat em’all, alors très populaires dans les arcades. D’autres genres ont mis plus de temps à voir le jour ou à se perfectionner, en partie à cause des limitations techniques. C’est le cas du survival horror qui a grimpé en popularité en 1996 avec le jeu Resident Evil, l’un des premiers jeux à être apparu sur la PlayStation 1. Depuis, ces jeux n’ont cessé de raffiner leur mise en scène, puisant parfois leurs inspirations dans le cinéma d’horreur tout en tentant de créer de nouvelles façons de véhiculer des émotions fortes. Dans la présente dissertation, nous nous interrogerons sur les mécanismes déployés par la mise en scène de l’horreur vidéoludique contemporaine pour susciter chez le joueur ou la joueuse l’effroi et l’impression de vulnérabilité. Loin de se limiter au simple sursaut à l’effet éphémère, le jeu parvient réellement à créer un sentiment d’impuissance durable chez le ou la joueur·euse par l’identification de celui-ci au personnage joué. En premier lieu, nous étudierons l’aspect technique en nous penchant sur l’utilisation de la caméra et sur le gameplay. En second lieu, nous nous pencherons sur l’aspect narratif, plus précisément sur la notion de choix du joueur ou de la joueuse ainsi que sur les lieux et les personnages. Nous nous appuierons sur les exemples de jeux tels Outlast (2013, Red Barrels), Until Dawn (2015, Supermassive Games) ainsi que Resident Evil 7 (2017, Capcom), qui sont des exemples contemporains du genre survival horror.

Aspects techniques : caméra et gameplay

Personnification de la caméra dans le jeu et les cinématiques

Dans le jeu vidéo, la caméra à la première personne se définit comme étant le fait d’adopter le point de vue subjectif du personnage que l’on contrôle[1]. On voit à l’écran exactement ce que le personnage verrait, comme si ce dernier et le joueur·euse partageaient le même regard. Ce procédé décuple l’identification au personnage et accentue de ce fait la transmission des émotions, ce qui est particulièrement utile dans le jeu vidéo d’horreur : ce type de caméra sert notamment à restreindre le champ de vision du joueur ou de la joueuse et peut créer une impression de claustrophobie. Le fait d’être confiné au regard du personnage peut effectivement faire en sorte que le ou la joueur·euse se sente étouffé·e par la limitation visuelle et qu’il ait de la difficulté à évaluer les dimensions de l’espace dans lequel il évolue. De plus, cela crée un grand nombre d’angles morts qui, à moins que le personnage se retourne, empêchent de voir les ennemis qui pourchassent le protagoniste. Ainsi, dans Outlast lorsqu’un docteur dangereux poursuit notre personnage dans un asile, le fait de partager le regard du héros et incidemment de ne pas avoir de vision d’ensemble, qui nous permettrait de voir à tous moments notre poursuivant, fait que nous ressentons l’urgence de courir nous cacher et le sentiment d’impuissance face à un possible attaquant. De plus la caméra à la première personne impose une proximité avec les ennemis qui entourent le ou la joueur·euse : ils sont beaucoup plus proches lorsqu’ils se manifestent, d’autant plus qu’ils paraissent regarder le joueur ou la joueuse dans les yeux, contrairement à si l’on avait employé une caméra à la troisième personne qui permettrait au joueur ou à la joueuse d’observer l’action de l’extérieur. Par contre, malgré les nombreux avantages horrifiques de la caméra à la première personne, la caméra à la troisième personne est également utilisée pour créer d’autres effets. La distanciation qu’elle suscite peut donner l’impression que le personnage est espionné par le ou la joueur·euse, ou encore par un antagoniste. Le ou la joueur·euse observateur·trice incarnerait, lors de l’emploi de ce type de caméra, le rôle d’un ennemi potentiel plutôt que celui du protagoniste. C’est le cas notamment dans Until Dawn où la caméra (donc le point de vue) est fréquemment placée dans un boisé à bonne distance du personnage contrôlé par le joueur ou la joueuse qui paraît alors davantage épier que diriger l’avatar. Dans le jeu d’horreur, comme les caméras à la première personne, celles à la troisième personne présentent souvent des angles imposés pour servir la narration et la peur, empêchant notre regard d’être parfaitement libre et accentuant ainsi le sentiment d’impuissance (nous en reparlerons plus bas). De plus, le fait qu’elles soient souvent placées en hauteur par rapport au sol donne l’impression qu’elles flottent dans les airs (évoquant le regard que pourrait avoir un fantôme) ou du moins qu’elles ne transcrivent pas le point de vue d’un être humain.

L’utilisation de la caméra dans les cinématiques varie également d’un jeu d’horreur à l’autre et renforce ou diminue les effets d’identification détaillés plus haut. Les cinématiques se définissent comme étant des : […] séquences non-interactives […] [qui] permettent d’établir le cadre narratif de l’action.[2] ». Il s’agit de scènes qui ont recours au langage cinématographique dans le but de faire progresser l’histoire du jeu dans lequel le joueur ou la joueuse est plongé·e. Les cinématiques, ne nécessitant aucune interaction, peuvent ainsi introduire des personnages, montrer les conséquences des choix du ou de la joueur·euse ou encore simplement relancer l’action du scénario. Dans les jeux se déroulant à la première personne, laisser la caméra subjective même pendant les cinématiques, permet de ne jamais rompre le lien d’identification entre le joueur ou la joueuse et son personnage : ils ne font toujours qu’un à l’écran. C’est le cas dans Resident Evil 7lorsque Mia, l’épouse de notre avatar, tente de le tuer. Le ou la joueur·euse perd alors toute forme de contrôle et ne peut que subir ce qui est en train d’arriver, mais continue de partager le point de vue du protagoniste, ce qui perpétue son sentiment d’impuissance. En revanche, dans les jeux d’horreur se déroulant à la troisième personne, la personnification de la caméra dans les cinématiques tend à faire sentir la présence de l’antagoniste. D’une part, il peut y avoir directement des plans subjectifs de ce dernier, ce qui confirme que le personnage est traqué à son insu. Cela est notamment utilisé dans Until Dawn, où de nombreux plans subjectifs suggérant la vision scotopique d’une créature sont contenus dans plusieurs cinématiques, afin de nous faire savoir que la vie du personnage est en danger. La menace du personnage est par ailleurs une qualité essentielle au genre de l’horreur, tant vidéoludique que cinématographique : « [Dans l’horreur], une vie doit être menacée : il doit y avoir du danger. […] L’agression ou le risque d’agression participe à l’émotion, elle rend un stimulus significatif[3]. » D’autre part, la caméra qui demeure à la troisième personne lors des cinématiques rappelle au joueur·euse son statut de participant·e, mais également de observateur·trice, tout comme celui qui traque le personnage. Ainsi, un plan à la troisième personne dans une cinématique montrant un moment intime que vit le personnage rappelle qu’il est épié et vulnérable. Dans Until Dawn, le joueur ou la joueuse qui personnifiait une jeune fille comprend dans une cinématique où on la voit dans son bain que le tueur l’observe et qu’il est caché non loin. Le bris d’intimité d’un personnage féminin par la caméra est d’ailleurs un thème très récurrent dans le slasher movie et suscite l’identification du spectateur masculin à l’antagoniste plutôt qu’au personnage féminin qui est censé représenter son avatar : parce que le spectateur et celui qui est personnifié par la caméra sont unis par le même désir (le personnage féminin) et partagent de surcroit un seul regard, ils deviennent en quelque sorte complices[4]. Ainsi, dans le jeu d’horreur, la caméra à la troisième personne dans la cinématique fait s’identifier davantage à celui qui épie qu’au personnage féminin contrôlé plus tôt. On constate donc que, dans un jeu dont le gameplay est à la troisième personne, des plans subjectifs insérés dans les cinématiques créent une identification à l’antagoniste plutôt qu’au ou à la protagoniste.

Gameplay épousant la réalité

Le gameplay « désigne la façon dont le jeu a été pensé en matière d’actions que le joueur [ou la joueuse] peut et est [encouragé·e] à effectuer pour y progresser[5] ». D’abord, il est possible dans certains jeux que le personnage ne possède pas d’arme et que le joueur ou la joueuse ait peu ou pas de ressources à sa disposition pour se défendre ou pour se sortir d’une situation. Ce choix de gameplay de la part des créateurs·trices peut avoir l’avantage de rendre la jouabilité plus aisée puisqu’il a moins d’éléments à gérer. En contrepartie, cela contribue surtout à rendre le ou la joueur·euse beaucoup plus vulnérable face à l’ennemi, puisque ne pouvant pas répliquer à une attaque, il ou elle doit trouver rapidement des solutions qui lui permettront à la fois d’éviter la confrontation et d’assurer la pérennité de son personnage. Dans Outlast, le ou la joueur·euse incarne un journaliste qui doit régulièrement fuir des ennemis et dont la seule façon de survivre est de se cacher, sous un lit ou dans un casier. Si ce type de gameplay augmente ainsi la tension que vit le joueur ou la joueuse alors que son personnage est démuni, il a également l’avantage d’augmenter le réalisme de la situation. Le fait qu’un journaliste n’ait pas d’arme sur lui colle avec la personnalité et les antécédents du personnage, contrairement à plusieurs jeux où les personnages sont des civils maîtrisant tous les types d’armes à feu et en ayant toujours sur eux. Le ou la joueur·euse risque d’être plus effrayé·e s’il peut s’identifier à un personnage qui lui ressemble plutôt qu’à un autre qui n’est jamais démuni et n’est au final qu’un fantasme de surhomme.

De plus, certains gestes concrets de la diégèse doivent être reproduits de façon assez similaire dans la réalité sur la manette du joueur ou de la joueuse, comme s’il ou elle le faisait réellement. Cette idée vise à atteindre un certain niveau de réalisme par le mouvement, malgré des contraintes d’ordre technique que représente la manette. Ainsi, dans Until Dawn, le personnage contrôlé doit tourner une poignée de porte pour entrer dans une pièce. Au lieu d’avoir simplement à appuyer sur un bouton (par exemple le « X » sur la PlayStation), le ou la joueur·euse, pour réussir cette action, doit tourner le joystick dans le sens indiqué par le jeu, de sorte à effectuer une rotation à la manière du vrai mouvement qu’une personne exécuterait dans la réalité pour ouvrir une porte. Ces actions plus réalistes mimées par le joueur ou la joueuse sur sa manette peuvent avoir des conséquences horrifiques s’il ouvre une porte et qu’un fantôme était caché derrière. C’est alors directement l’action effectuée par le joueur ou la joueuse grâce au gameplay qui est responsable de la conséquence qui en a suivi. C’est le cas dans un jeu comme Until Dawn, lorsque le joueur ou la joueuse sursaute en ouvrant une armoire et qu’un animal en sort. Le ou la joueur·euse se sent beaucoup plus impliqué si l’action qui l’a mené à la peur venait de lui-même et qu’elle semblait en plus réaliste lorsqu’il l’a exécutée. De plus, pour accentuer certaines actions, la manette de plusieurs consoles peut vibrer offrant ainsi encore plus de réalisme : lorsque le personnage frappe un ennemi ou reçoit un coup, ou bien lors d’un sursaut.

Aspects narratifs : scénario, lieux et personnages

Notion de choix dans le scénario vidéoludique 

Dans le jeu vidéo d’horreur, on distingue les jeux à la trame narrative linéaire simple et ceux à embranchements multiples. Dans les premiers, on suit plutôt une intrigue simple où le joueur ou la joueuse incarne un unique héros tentant de survivre aux obstacles qui sont devant et, surtout, derrière lui. Le scénario est souvent très mince, il ne constitue généralement qu’un prétexte pour justifier l’existence du jeu et veiller à son bon déroulement. Dans le cas de Resident Evil 7, le personnage jouable doit aller sauver sa femme disparue depuis trois ans. Il suffit de ce motif pour inquiéter le ou la joueur·euse, même si le scénario n’est pas plus développé que cela. Dans ce type de jeu à la trame linéaire, deux seuls choix s’offrent au joueur ou à la joueuse : le personnage survit et réussit ou bien meurt et c’est la fin de la partie, il faudra recommencer. C’est la peur de l’échec qui rend dans ce cas le jeu si addictif, mais également inquiétant.

Dans d’autres jeux ayant des scénarios à embranchements, le ou la joueur·euse peut contrôler plusieurs personnages et à un moment où à un autre, il doit faire des choix pour eux. Nous avons répertorié quatre types de choix différents. Le premier est celui de la réplique qu’un personnage peut donner à un autre. Cette décision ne change concrètement rien à l’issue du jeu ou de l’histoire : elle sert simplement à donner une couleur personnalisée aux cinématiques. Par exemple, le personnage de Christopher dans Until Dawn a la possibilité de répondre à un autre avec agressivité ou avec calme. Selon le choix du joueur ou de la joueuse, l’interlocuteur réagira différemment, mais cela n’influencera aucunement les destinées des personnages. Ensuite, le second type de choix est celui de sélectionner un parcours pour s’enfuir d’un antagoniste. Cela peut avoir une incidence sur la vie ou la mort du personnage en question. Le ou la joueur·euse doit prendre une décision rapidement, car il dispose d’un temps déterminé pour agir. Donner un décompte au joueur pour prendre sa décision l’aide à s’identifier au protagoniste et lui permet de se projeter dans une situation où il serait pris au dépourvu. Le troisième type de choix correspond aux mouvements réels du joueur ou de la joueuse captés par la manette (pour plusieurs consoles de jeux vidéo, notamment la PlayStation 4, la manette est munie de détecteurs qui relèvent les déplacements physiques en rotation et en translation). Dans certaines situations, le ou la joueur·euse peut choisir de rester parfaitement immobile afin que son avatar ne soit pas découvert par un poursuivant qui cherche à trouver où il s’est caché. Si au contraire le joueur ou la joueuse déplace sa manette, l’avatar sera alors repéré et cela aura des répercussions sur l’issue du jeu. Il s’agit d’une forme de synchronisation des corps entre le personnage joué et le ou la joueur·euse, qui ne font à nouveau plus qu’un. Le quatrième type de choix est le Quick Time Event (QTE). Ces évènements consistent à appuyer rapidement sur la touche appropriée au moment où son symbole apparaît à l’écran. Les conséquences peuvent être simplement de recommencer le mouvement. C’est le cas lorsque Sam tombe en tentant de grimper un mur dans Until Dawn, et que le joueur ou la joueuse peut recommencer la manœuvre à l’infini. Par contre, les répercussions peuvent être plus importantes. Dans le même jeu si, en raison des erreurs du joueur ou de la joueuse dans la séquence de QTE, Michael tombe trop souvent alors qu’il tente de secourir Jessica, il est possible qu’il n’arrive pas à temps pour la sauver.

Ces jeux aux scénarios à embranchements donnent le sentiment au joueur ou à la joueuse qu’il ou elle a un réel impact sur la vie des personnages et qu’il ou elle en est, en quelque sorte, responsable. En réalité, il ne s’agit que d’une illusion et l’issue du jeu demeurera sensiblement la même, peu importe la décision qui sera prise, comme dans les jeux à la trame narrative linéaire simple évoqués plus haut. Par contre, l’impression d’avoir un réel impact de vie ou de mort sur les personnages du jeu d’horreur tend à augmenter considérablement la pression ressentie.

Environnements et personnages conflictuels

D’abord, les jeux vidéo d’horreur se déroulent généralement dans un endroit qui n’inspire pas confiance. Il s’agit de lieux assez fermés, reclus de la ville : une ferme en Louisiane dans Resident Evil 7, un asile dans Outlast et un chalet dans les montagnes pour Until Dawn. Les endroits fréquentés sont souvent des corridors étroits, des pièces mal éclairées, des sous-sols, des souterrains, etc. Même dans les pièces où il n’arrivera rien, des objets à la forme vaguement humanoïde comme des mannequins ou des draps déposés sur des meubles se retrouvent souvent dans les décors, contribuant à toujours laisser le joueur ou la joueuse sur ses gardes. Les pièces sont souvent parsemées d’objets éparpillés comme des boîtes de carton ou des meubles brisés, qui pourraient dissimuler un attaquant et qui font en sorte que d’une pièce à l’autre, le ou la joueur·euse est complètement désorienté·e. Cela devient presque labyrinthique même si le joueur ou la joueuse est toujours guidé·e : « Du labyrinthe […], on retient donc le caractère fondamentalement inextricable et trompeur, c’est-à-dire de nature à induire le visiteur en erreur, contrariant dès lors ses velléités de repérage dans l’espace[6]. » Ces labyrinthes ont pour effet de déstabiliser complètement le ou la joueur·euse et de le ou la faire se sentir isolé·e : il ou elle n’aura d’autre choix que de réussir toutes les épreuves que le jeu mettra sur son chemin, ne pouvant pas faire marche arrière. Par ailleurs, ces lieux du jeu d’horreur sont peu rassurants non seulement en raison de ce qu’ils représentent dans le présent, mais aussi par ce qu’indique leur passé souvent tragique. L’aspect délabré des endroits fréquentés pendant la partie rend le jeu crédible et cela fait en sorte que le joueur ou la joueuse accepte de croire que des choses horribles et surprenantes s’y sont passées et risquent de se reproduire. En plus, toutes les informations pouvant être obtenues sur le passé des lieux (vieilles coupures de journaux, photographies pouvant être récoltées sur son chemin, etc.) font travailler l’imagination et font anticiper certains éléments de l’intrigue du jeu. Dans Until Dawn, nous visitons brièvement un ancien asile désaffecté. Le joueur ou la joueuse progresse dans un univers souillé et laissé à l’abandon avec des sous-sols sinueux qui n’offrent aucune porte de sortie, ce qui l’amène à trouver que la bâtisse émane d’une aura inhospitalière, comme si elle était elle-même un personnage qui n’accepte pas les visiteurs curieux. Au fur et à mesure que le jeu progresse, on en sait davantage sur cet établissement qui enfermait des patients tourmentés et gravement malades et qui a été bâti sur un cimetière autochtone. Le joueur ou la joueuse peut donc s’imaginer un passé qui ajoute à la valeur du présent et de la présentation actuelle du bâtiment. Notons que la température participe également à l’expérience horrifique : plusieurs jeux d’horreur se déroulent la nuit dans des moments pluvieux ou des tempêtes de neige, ce qui rappelle inconsciemment la mort au joueur. Par opposition à l’été, l’hiver symbolise le moment où la nature s’éteint pour laisser place au froid et à l’isolement, tout comme la nuit et le jour, ainsi que la pluie et le soleil.

Les personnages et leurs relations interpersonnelles participent à créer le même effet que les lieux où se déroule l’action. D’abord, le ou la joueur·euse incarne régulièrement des personnages en proie à des conflits intérieurs ou à des problèmes jamais résolus. Il ou elle peut même en venir à douter de la santé mentale du personnage joué et à remettre en question la véracité de ce qui est montré à l’écran, étant souvent seul·e témoin de l’horreur qu’il ou elle voit. C’est d’autant plus le cas dans les jeux entièrement à la première personne, puisque le joueur ou la joueuse ne saura jamais si ce qui a été vu était réel ou était imaginé ou altéré par le personnage joué. Dans le cas de Resident Evil 7, les nombreux ennemis, fantômes et créatures rencontrés sont-ils bien réels ou relèvent-ils simplement du fruit de l’imagination du personnage ? Dans d’autres jeux, c’est la relation entre les personnages qui rend les situations tendues et plus complexes. C’est le cas dans Until Dawn où le ou la joueur·euse incarne en alternance différents personnages liés à un même évènement : la perte de deux amies, causée par tous les personnages de façon non intentionnelle. Cela a pour effet que tous les individus personnifiés ont en commun de se sentir responsables à différents degrés de la mort des deux jeunes filles. Une tension est donc dès le départ installée entre eux, causant fréquemment des scènes de disputes verbales ou physiques. Le ou la joueur·euse est de plus influencé·e par les accusations que les personnages s’adressent et prendra éventuellement cela en considération lorsque viendra le temps de choisir les actions de chacun (par exemple se venger ou pas).

En conclusion, la mise en scène de l’horreur vidéoludique contemporaine parvient par différents aspects à créer chez le joueur ou la joueuse une forte identification au(x) personnage(s) joué(s), ce qui permet d’installer un grand sentiment d’effroi et de vulnérabilité. D’abord du côté technique, la personnification de la caméra dans les séquences de jeu et dans les cinématiques, ainsi que le réalisme des actions posées pendant le gameplay permettent résolument d’établir un lien entre le ou la joueur·euse et le personnage. Ensuite, l’illusion de choix qu’a le joueur ou la joueuse dépendamment si le jeu suit une trame narrative linéaire ou un scénario à embranchements multiples est susceptible de lui donner l’impression d’avoir un réel impact sur l’avenir des personnages, augmentant ainsi considérablement le niveau d’angoisse lorsqu’il a à prendre des décisions. Finalement, le fait que les jeux d’horreur se déroulent dans des lieux souvent délabrés, isolés et porteurs d’un lourd passé, ainsi que les conflits intérieurs et interpersonnels des personnages suggèrent une lourde tension et tendent à perpétrer le sentiment de vulnérabilité du joueur ou de la joueuse qui ne peut se fier à rien ni personne. Il aurait été intéressant de se pencher sur les différences de mise en scène entre les personnages féminins et masculins dans le jeu vidéo d’horreur, ainsi que sur les liens entre ce dernier et le cinéma de type slasher.

 

John Harbour est étudiant à la maîtrise en littérature et arts de la scène et de l’écran, concentration cinéma, à l’Université Laval. Son mémoire porte sur l’intermédialité et la transfictionnalité dans l’œuvre du pionnier québécois Raoul Barré. Ses intérêts de recherche se situent à la croisée des études littéraires et des études cinématographiques, tant en prise de vue réelle qu’en cinéma d’animation.

Bibliographie

BOUCHARD, Frédéric, « Terreur au féminin : érotisation, regard et pouvoir dans le cinéma d’horreur contemporain », mémoire de maîtrise en histoire de l’art et études cinématographiques, Montréal, Université de Montréal, 2013, 131 f.
CAYATTE, Rémi, « Les jeux vidéo américains de l’après 11 septembre 2001 : la guerre faite jeu, nouveau terrain de propagande idéologique ? », thèse de doctorat, Lorraine, Université de Lorraine, 2016, 356 f.
CHABOT, Philippe, « L’ocularisation vidéoludique : une typologie des points de vue à l’intérieur des phases interactives dans les jeux vidéo tridimensionnels », mémoire de maîtrise en histoire de l’art et études cinématographiques, Montréal, Université de Montréal, 2016, 125 f.
GRANDCHAMP, Julien, « Le labyrinthe dans les films d’horreur : allégorie d’un désarroi contemporain », mémoire de maîtrise en communication, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2009, 159 f.
MUNGER, Alexandra, « L’horreur comparée : jeu vidéo et cinéma », mémoire de maîtrise en communication, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2014, 195 f.
PERRON, Bernard et Carl THERRIEN, « Da Spacewar ! A Gears of War, o comme l’immagine videoludica è devintata più cinematografica », Bianco e nero, no 564 (mai-août 2009), p. 40-50. Version française (« De la « sortie de Spacewar !des laboratoires de MIT » à Gears of War, ou comment l’image vidéoludique est devenue plus cinématographique ») [en ligne]. https://ludicine.ca/sites/ludicine.ca/files/Filmer_le_jeu-Perron-Therrien_Gorizia_2009.pdf. [Site consulté le 3 juin 2020].

Jeux vidéo mentionnés/à l’étude

Outlast, Red Barrels, 2013.
Resident Evil, Capcom, 1996.
Resident Evil 7, Capcom, 2017.
Until Dawn, Supermassive Games, 2015.

Notes

[1] Philippe Chabot, « L’ocularisation vidéoludique : une typologie des points de vue à l’intérieur des phases interactives dans les jeux vidéo tridimensionnels », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2016, p. 42.

[2] Bernard Perron et Carl Therrien, « De la “sortie de Spacewar ! des laboratoires de MIT” à Gear of War, ou comment l’image vidéoludique est devenue plus cinématographique [Da Spacewar! a Gears of War, o comme l’immagine videoludcia è devintata più] », Bianco e nero, n564 (mai-août 2009), p.41.

[3] Alexandra Munger, « L’horreur comparée : jeu vidéo et cinéma », mémoire de maîtrise, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2014, p. 43.

[4] Frédéric Bouchard, « Terreur au féminin : érotisation, regard et pouvoir dans le cinéma d’horreur contemporain », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2013, p. 31.

[5] Rémi Cayatte, « Les jeux vidéo américains de l’après 11 septembre 2001 : la guerre faite jeu, nouveau terrain de propagande idéologique ? », thèse de doctorat, Lorraine, Université de Lorraine, 2016, p. 9.

[6] Julien Grandchamp, « Le labyrinthe dans les films d’horreur : allégorie d’un désarroi contemporain », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2009, p. 12.

Hors dossier

Revue Chameaux — n° 10 —

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