Toute sa jeunesse, Rimbaud a rêvé d’une parole nouvelle, d’une poésie qui pourrait reformuler à volonté le réel, lui proposer de nouvelles trajectoires ; toute sa vie, Rimbaud s’est promis à la liberté. C’est ainsi dire qu’il a rêvé d’un voyage, dans et par la littérature, et même au-delà de celle-ci. S’il me paraît normalement sans intérêt de mélanger l’existence et l’œuvre de l’auteur lors d’une analyse de textes, Rimbaud échappe à de telles réserves : son adieu au verbe poétique témoigne plus que toute autre chose de son empressement à vivre. Néanmoins, il en laisse deux témoignages fulgurants, Une saison en enfer1 (seule œuvre volontairement publiée, en 1873) et les Illuminations2, que j’utiliserai afin de montrer que, si le voyage ne peut vraiment s’accomplir, autant dans le langage poétique que dans la vie, c’est l’entreprise elle-même de départ qui importe le plus. Ainsi, me penchant d’abord sur les sources et les visées du projet rimbaldien, je pourrai mettre en évidence le désir d’absolu qui impulse le poète et qui est le moteur de la dynamique de son œuvre.
Né en 1854 à Charleville, « ville […] supérieurement idiote entre les petites villes de province3 », Rimbaud éprouve pour celle-ci un dégoût profond. L’Ennui y pèse sur les crânes, cet Ennui métaphysique à la Baudelaire qui anéantit toute volonté4. La colère que Rimbaud cultive ainsi constitue néanmoins l’affect préalable à la mise en action de toute l’activité rimbaldienne, placée sous le signe du mouvement : Rimbaud est un grand marcheur qui canalise sa déception en énergie physique – source de l’activité créatrice. C’est ainsi dire que le voyage chez Rimbaud s’avère nécessaire. Le promeneur solitaire vagabonde ; il se rend à pied de Charleville à Paris pour rejoindre les communards dont il est solidaire, ce qui représente une distance de deux cents kilomètres.
Rimbaud devient un voyageur, avançant à la recherche de nouveaux horizons. Tout s’avère orienté chez lui vers la possibilité de rompre l’habitude, ce que trois petits mots tirés du « Délire I » expriment de façon sublime : « changer la vie5 » (SE–148). Ainsi se dévoile l’instinct rebelle de Rimbaud, lié à son adolescence impatiente. Cette disposition sera même exaltée de façon définitive pendant une de ses fugues, au contact de Paris et de ses poètes. En effet, Rimbaud apprend qu’il possède un moyen de déranger les choses ancrées dans l’ordre établi : l’autre langue, celle de la poésie. Le voyage se dédouble donc et devient en quelque sorte un état de la parole.
Or, toute la poétique du voyant, mise en lumière dans la fameuse lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, s’inscrit dans l’ambition de trouver de l’inconnu à même le monde présent. Cet inconnu est le lieu d’abolition de toutes les scissions et de la musique absolue : c’est « la nouvelle harmonie » (I–167). C’est dans cette perspective que Rimbaud désire « inventer un verbe poétique accessible à tous les sens6 », pour enfin rendre possible une « langue qui sera l’âme pour l’âme7 », qui sera capable d’exprimer ce qui s’exprime difficilement, c’est-à-dire l’intériorité. Bien que ce projet soit éminemment prospectif, il se révèle ancré dans la réminiscence d’un état originel, tel qu’exposé dans le prologue d’Une saison en enfer : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. » (SE–142) Cette image illustre la profusion et la joie d’une antériorité première qui échappe presque à la mémoire. Mais cela suffit pour évoquer le sentiment de l’Un que Rimbaud cherchera à réactualiser dans un être ramené à son unité fondamentale, révoquant ainsi la dualité platonicienne du corps et de l’âme que le catholicisme perpétue. C’est ainsi que les textes de Rimbaud sont parsemés d’incarnations de la nouvelle harmonie, « ce[s] minute[s] d’éveil qui […] donn[ent] la vision de la pureté » (SE–155), telles que les figures du « nouveau corps amoureux » (I–165) ou simplement l’aube du poème éponyme (I–173).
Cette prodigieuse ambition de l’unité se voit hâtée par le génie précoce de Rimbaud : à vingt et un ans, en 1875, toute son œuvre est définitivement écrite. En effet, le poète est précipité par une sensibilité accrue au passage du temps ; il est stimulé par « la venue à soi de la subjectivité comme affectivité8 », c’est-à-dire par le désir et son caractère immédiat. C’est pourquoi il exige l’utilisation maximale de tous les instants possibles : s’il sinue d’abord tranquillement dans les sentiers, il pourchassera à toutes jambes la déesse aurorale dans « Aube ». Aussi le marcheur se transforme-t-il naturellement en coureur, à la manière d’une Bénérice Einberg qui déclare qu’il y a « assez d’attentisme9 » comme justification du besoin de partir. L’« ardente patience » (SE–157) devient impatience, ce qu’illustre l’illumination du « Départ », qui constitue une dénonciation brève et énergique10 de la stérilité du quotidien. Le leitmotiv rimbaldien s’y condense, tout entier tourné vers un « départ dans l’affection et le bruit neufs » (I–166, je souligne). Conséquemment, ce n’est pas dans l’aboutissement du voyage que son intérêt réside, mais bien dans l’entreprise de mouvement qu’il constitue, susceptible d’interpeller de façon inédite la sensibilité.
Cette liberté chez le poète est une damnation physique et littéraire : Rimbaud multiplie de toutes les façons les départs. Il ne s’établit dans aucune ville en particulier comme il ne s’ancre dans aucune forme poétique précise, commençant par un alexandrin traditionnel, touchant au vers libre et musical, avant d’aboutir au poème en prose. Il refuse les installations définitives, craignant l’inertie de toute « saison du comfort11 » (SE–156), l’hiver en l’occurrence, dont le froid gêne l’activité humaine ou la vie, de façon plus générale. Le motif de la saison dans l’œuvre rimbaldienne lui instaure un caractère cyclique et assure son dynamisme par la même occasion. La chaleur de la « saison en enfer » est liée à celle des « désespoirs d’été » (I–169), mais c’est « l’automne déjà » (SE–156) qui tempère les élans dans le poème qui clôt le recueil, « Adieu » (SE–156-157). Une trentaine de lignes décrivent un déclin et une mort, pour que la saison rimbaldienne par excellence arrive, le printemps : « Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » (SE–157) C’est l’époque des espoirs, de l’énergie régénérée, de la lumière, d’où la récurrence des allusions au matin du monde dans toute l’œuvre du poète, que ce soit avec l’aurore (comme ci-dessus), l’aube, le matin, la « fois12 » (SE–156) originelle ou les allusions à l’enfance, à la jeunesse. Le poème « Adieu » serait donc à tort compris comme un adieu à la littérature : il s’agit plutôt de l’affirmation du besoin de réactualiser constamment le départ et de l’orienter.
En dépit de son enthousiasme et son énergie constamment renouvelés, comme je l’ai précédemment mentionné, Rimbaud garde conscience du temps qui s’écoule. Il en fait même un ennemi : « Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps. » (I–167) Cette tension profonde met en évidence la démesure essentielle du projet rimbaldien : on ne peut changer à ce point la vie, car toute existence humaine est marquée par sa finitude. C’est pourquoi le mouvement, devant cette discordance ultime, ne peut que chercher à s’engager sur de nouveaux chemins. Rimbaud acquérant une maturité d’esprit à travers ses expériences poétiques, il développe une intuition selon laquelle son désir d’absolu ne serait jamais assouvi par la littérature : elle ne pourra jamais donner « une émotion sans image13 », parce qu’elle est une représentation par essence. Puisque « [s]a vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté » (SE–153), Rimbaud s’applique à se détacher des médiations : dans la mesure où elle est accessible, la nouvelle harmonie se trouve hors de la littérature.
Le voyage, ainsi que Rimbaud le désire, s’avère donc impossible dans le langage, d’où la nécessité de continuer le périple dans la vie réelle : d’un obstacle à l’autre, par bonds, il quitte cette chose pour celle-là. De fait, il choisit des métiers qui le transforment en globe-trotter ; on tente d’extirper de la poésie de ses descriptions des déserts africains dans ses carnets de voyage, mais en vain. Son apprentissage de plusieurs langues étrangères montre également que le jeune homme désabusé espère toujours trouver autre chose. Mais il avait déjà développé un regard dépréciatif sur ses initiatives passées et à venir, depuis son « Alchimie du verbe » : « Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations […] : je croyais à tous les enchantements. » (SE–150) Dans ses moments les plus clairvoyants, Rimbaud comprend bien qu’il ne pourra jamais excéder toutes les choses humaines, peu importe sa volonté et ses stratagèmes.
Ces accès de lucidité se font parfois brusquement, comme lorsque le Rimbaud poète déclare, dans « Mauvais sang », qu’« on ne part pas » (SE–143). En effet, son parcours confirme ce constat de façon assez claire : rapatrié en France pour cause de maladie, il est enterré à Charleville, signe ultime de l’échec ou de l’incapacité réelle à la liberté. Il apparaît donc impossible de se dégager du réel, de toute filiation.
Avant la mort, si on ne peut échapper à la condition humaine, il ne reste qu’à accueillir autrement la vie, ce que la deuxième partie du poème « Adieu » évoque : « Il faut être absolument moderne. » (SE–157) Cette déclaration à la tonalité gnomique souligne l’importance d’une présence au monde qui, dans son caractère immédiat, serait insoumise au passage du temps parce qu’elle le renouvelle sans cesse. Elle permettrait de recevoir enfin l’affection vitale que sont « tous les influx de vigueur et tendresse réelle » (SE–157). Ainsi Rimbaud trouve l’énergie nécessaire à toute poursuite dans l’existence, car elle lui insuffle une espérance suffisante : être moderne, comme le remarque justement Margaret Davies, « ne signifie pas seulement faire le geste d’embrasser le présent, mais celui qui, ce faisant, choisit précisément ce qui va porter fruit dans un lendemain qui sera meilleur14 », d’où la connotation positive que comporte la notion de modernité. En bref, le projet rimbaldien vise à embrasser sa condition entière d’étant, à « posséder la vérité dans une âme et un corps15 » (SE–157), et à ne plus attendre cette vérité, finalement, dans l’avènement d’une transcendance de « mage ou [d’]ange » (SE–157).
Même s’il n’y a pas non plus de voyage à véritablement effectuer dans la vie réelle, la notion de départ demeure capitale. Plus précisément, il s’agit d’un départ possible dans l’intentionnalité purifiée par l’affection du sujet : déjà dans le poème des débuts rimbaldiens, « Sensation », il était décrit que « l’amour infini [lui] montera dans l’âme / et [qu’il] ir[a] loin, bien loin16 », comme quoi cet affect est le moteur de toute entreprise. La première sensation – comme un sentiment d’existence – est une énergie qui saisit le sujet et lui restitue sa chasteté, cette disposition désintéressée de l’être pur.
La finalité de Rimbaud n’a plus rien à voir avec la poésie en ce qu’elle se concrétise dans « l’affection et le présent » (I–182) ; la nécessité de partir physiquement s’avère la même, mais la disposition d’esprit est changée. En effet, le génie voyage, mais pour dominer tous les espaces plutôt que pour les parcourir chacun. Il se caractérise désormais par son ubiquité, se révèle à portée de soi : « arriv[é] de toujours qui [s]’en ir[a] partout » (I–167). Il est le « jour » (I–182), lumière dégagée le plus possible de l’essence fuyante que comportait l’aube. Dès lors, la recherche de l’inédit qui légitimait les voyages est vue d’un mauvais œil, car « le chant clair des malheurs nouveaux » (I–182) exprime la possibilité d’être trompé. Parce que la nouveauté a tellement été connotée positivement dans le projet rimbaldien, l’oxymore « des malheurs nouveaux » témoigne d’une certaine lucidité adulte, « Génie » étant l’un des derniers textes attribués au poète.
Le voyage chez Rimbaud ne peut s’accomplir complètement, somme toute. Le jeune homme a cherché l’inconnu dans la littérature, dans les périples terrestres, mais c’est surtout l’entreprise de mouvement – de départ – qui lui a assuré une énergie existentielle suf sante et renouvelable, en ce que cette vigueur rapproche le sujet d’une présence absolue à lui-même. C’est pourquoi le désir rimbaldien s’oriente par la suite hors du langage, qui est une pure médiation. Après cet adieu définitif, la soif rimbaldienne sera désormais extralittéraire, bien qu’elle ne puisse être désaltérée, parce que les choses humaines sont marquées par leur finitude. Ce désir si fort de partir a montré que Rimbaud aspire plutôt à quitter le quotidien qu’à voyager en tant que tel. C’est ce qui en fait à mes yeux l’archétype du poète moderne, un inventeur de formes qui récuse à tout prix les incohérences constitutives de ce bas monde – voilà même ce qui me le rend si émouvant. René Char a d’ailleurs approuvé l’affirmation ultime du désir rimbaldien d’absolu : « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur avec toi17 ». Ou au moins la vie et son impulsion nécessaire.
Bibliographie
- BARDEL, Alain, Arthur Rimbaud le poète. Textes, commentaires, matériaux pour lire Rimbaud, [en ligne]. http://abardel.free.fr [Site consulté le 8 mai 2009].
- BAUDELAIRE, Charles, « Au lecteur », dans Les fleurs du mal, Paris, Gallimard (Folio classique), 2003, p. 31-32.
- BRUNEL, PIERRE, Arthur Rimbaud ou l’éclatant désastre, Paris, Champ Vallon (Champ poétique), 1983, 236 p.
- CHAR, René, « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! », dans Fureur et mystère, Paris, Gallimard (Poésie), 2005, p. 204.
- DUCHARME, Réjean, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard, 2005, 379 p.
- NAKAJI, Yoshikazu, Combat spirituel ou immense dérision ? Essai d’analyse textuelle d’Une saison en enfer, Paris, José Corti, 1987, 237 p.
- RIMBAUD, Arthur, Œuvres complètes, édition préparée par André Guyaux, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2009, 1101 p.
- ––––––, Œuvres complètes et correspondances, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, 607 p.
- SACCHI, Sergio, Études sur les Illuminations, textes recueillis par Olivier Bivort, André Guyaux et Mario Matucci, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2002, 266 p.
- THÉLOT, Jérôme, La poésie excédée, Les Cabannes, Fissile (Cendrier du voyage), 2008, 43 p.
Notes de bas de page
- Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, dans Œuvres complètes et correspondances, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, p. 139-157. Désormais, je signalerai les renvois à cette édition par la seule mention SE– suivie du numéro de la page.
- Arthur Rimbaud, Illuminations, dans Œuvres complètes et correspondances, op. cit., p. 159-182. Désormais, je signalerai les renvois à cette édition par la seule mention I– suivie du numéro de la page.
- Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 », dans Œuvres complètes et correspondances, op. cit., p. 219.
- Dévoilé comme le pire des fléaux par Baudelaire, l’Ennui « ferait volontiers de la terre un débris / et dans un bâillement avalerait le monde ». Voir « Au lecteur », dans Les fleurs du mal, Paris, Gallimard (Folio classique), 2003, p. 31-32.
- C’est l’auteur qui souligne.
- Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 », dans Œuvres complètes et correspondances, op. cit., p. 230.
- Id.
- Jérôme Thélot, La poésie excédée, Les Cabannes, Fissile (Cendrier du voyage), 2008, p. 16.
- Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard, 2005, p. 116.
- André Guyaux, « Notes. Illuminations », dans Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition préparée par André Guyaux, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléaide), 2009, p. 916.
- Orthographe anglaise acceptée au XIXe siècle.
- C’est l’auteur qui souligne.
- Jérôme Thélot, La poésie excédée, op. cit., p. 14.
- Margaret Davies, citée par Louis Forestier, « Notes. Illuminations », dans Arthur Rimbaud, Œuvres complètes et correspondances, op. cit., p. 121.
- C’est l’auteur qui souligne.
- Arthur Rimbaud, Œuvres complètes et correspondances, op. cit., p. 51-52.
- René Char, « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! », dans Fureur et mystère, Paris, Gallimard (Poésie), 2005, p. 204.