Voyage et littérature entretiennent plusieurs types de relations. Le voyage peut être envisagé comme une expérience analogue à celle de la lecture, ou bien comme le modèle d’une pratique d’écriture : la littérature comme voyage. Plus simplement, il peut exister et être étudié dans une ou plusieurs œuvres comme thème : le voyage dans la littérature. Le voyage peut être raconté et être la raison d’une prise de parole littéraire : le voyage par la littérature. Le voyage, enfin, peut organiser esthétiquement et structurellement le récit : le voyage sous la littérature.
Quelle que soit la manière dont le voyage rencontre la littérature, leur collision est toujours définie par le secret et le mystère. C’est le caractère inconnu d’un espace qui permet au voyage d’avoir lieu. Le lieu, attendu, différé, imaginé, inventé, multiple, incertain, dirige les pas et la parole du voyageur. Le lieu du voyage se définit par son étrangeté, ce qu’il a d’inconnu et ce qu’il refuse au voyageur ou qu’en refuse le voyageur à ses correspondants. Toujours, dans le voyage, quelqu’un garde quelque chose par-devers soi.
Les habitants d’un pays possèdent aux yeux du voyageur étranger une connaissance mystérieuse : la normalité de leur existence. Chaque geste et chaque habitude observés par le voyageur témoignent d’un monde dans lequel ils ne sont pas exotiques, d’un monde où les montagnes trop bleues, grises, rouges, basses, ou escarpées, les arbres trop hauts, noueux, forts ou rachitiques, l’air trop lourd, humide ou sec, le marché trop bruyant ou trop fourni, ont leur place réglée, codifiée et banale. Le voyageur qui scrute chacun des détails avec attention et tente de reconstruire un monde où ils font sens est comme le lecteur devant une parole singulière. Tous deux recherchent la terre véritablement étrangère, la découvrent ou la créent.
Si l’habitant possède un savoir inaccessible au voyageur, le voyageur en retour a ses propres secrets : le premier connaît sa propre normalité, le second connaît l’exotisme du premier, c’est-à-dire qu’il possède un référent, son propre monde, contre lequel faire jouer celui qu’il découvre. Le voyageur garde aussi le secret de la réalité derrière ce qu’il raconte de son voyage : le récit de voyage permet toutes les mystifications. Le voyage est une terre vierge : le voyageur s’y enfuit pour bâtir les rêves qu’il veut raconter.
Où le voyageur voyage-t-il ? Les lecteurs n’ont que les mirages qui leur sont donnés, et le voyageur est pris entre ceux qu’il espérait et ceux qu’il construit pour ne pas se perdre. Qui est le voyageur ? Il passe où il veut, voit ce qu’il veut, dit ce qu’il veut, puis repart avec ses secrets. Ce sont ces deux figures, voyage et voyageur, que le second numéro de Chameaux tente de traquer à travers la littérature. Il rassemble à cette fin une série d’articles critiques aux approches diverses ainsi que quelques textes rédigés par d’authentiques voyageurs.