La littérature, qu’elle soit occidentale ou orientale, est ponctuée de magies et de sortilèges variés. Déjà, dès l’Antiquité, la magie imprègne la réalisation d’œuvres littéraires, que ce soit par l’insertion de personnages dotés de pouvoirs ou par l’invention de créatures mythiques qui interviennent dans le monde de l’homme. D’un point de vue culturel, la magie et la sorcellerie influencent pendant longtemps la manière de percevoir le monde : dans la Grèce et la Rome antiques, elles se manifestent surtout dans les récits mythologiques qui englobent tant les actions prodigieuses des dieux et héros que les créatures comme les faunes et les sirènes, les centaures et les amazones. Ainsi que le démontre Florian Audureau dans son article « Les magiciens d’Égypte dans les fictions antiques : entre révélation et dissimulation », la figure du magicien égyptien tient une place particulière dans les récits de l’Antiquité grecque. Les redoutables pouvoirs qui l’animent sont autant de moyens de parvenir à un rôle politique important. Néanmoins, il semble que la reconnaissance identitaire du magicien prend une place prépondérante dans ces textes, soulignant la dualité qui existe entre le faux et le vrai. Rappelons d’ailleurs l’opposition constante en le bien et le mal qui n’est pas sans faire écho à la sorcellerie médiévale.
Au Moyen Âge, en effet, la magie est plutôt le propre des croyances païennes dans lesquelles les mages et les druides manipulent différents pouvoirs et potions magiques, envoûtant l’imaginaire collectif. Ce dernier deviendra un terreau fertile, menant à la production d’un nombre incalculable de récits oraux et écrits qui inspirent l’invention d’êtres enchanteurs, comme Merlin, mais également féériques, Mélusine et Morgane, par exemple. Cependant, loin d’être toujours blanche, nombreux sont les auteurs qui font de la magie un objet obscur et dangereux. À ce sujet, Daniel Danis, dont les pièces Terre océane, Celle-là, Le langue-à-langue des chiens de roche et Cendres de cailloux sont étudiées par Johanna Biehler, réinvente, déplace et renouvelle l’idée de la magie. Ces pièces de théâtre jouent avec le sens du mot « magie », empruntant ses formes archaïques et les transformant, entrainant des conséquences dans les pièces elles-mêmes.
Certains se servent du caractère dangereux et noir de la magie comme prétexte à une condamnation, puisqu’elle devient, à la fin du Moyen Âge, mais surtout à la Renaissance, l’occasion d’une grande chasse aux « sorcières », entrainant de nombreux hommes et femmes au bûcher. Un retour à l’imaginaire médiéval permet aux Romantiques d’écrire de nombreuses œuvres gothiques où on préfère largement une atmosphère lugubre imprégnée d’éléments surnaturels. Cet imaginaire fait naître un environnement inquiétant qui inspire les grands classiques comme Frankenstein ou Dracula. Ainsi, ces manifestations qui ne semblent pas s’expliquer rationnellement en viennent à relever d’un univers énigmatique, voire magique. C’est ce type de caractéristiques, sombres et surnaturelles, qui inspirent certains romans italiens du XIXe au XXIe siècle. Pensons entre autres à La ianara de Licia Giaquinto, ou encore à La chimera de Sebastiano Vassalli, deux romans étudiés par Jessy Simonini qui s’intéresse à la construction fictionnelle de la figure de la sorcière. Cependant, cette dernière n’est pas la seule à être réutilisée par des oeuvres contemporaines. Dans son article, Donia Boubaker s’intéresse à la figure d’Alexandre le Grand que met en scène Laurent Gaudé dans son roman Pour seul cortège et à la fonction du surnaturel dans cette oeuvre. Sur une note plus religieuse, la magie et la sorcellerie s’accompagnent également de son pendant sataniste qui, lui aussi, inspire de nombreux textes. C’est l’influence du satanisme dans la mystique chez Huysmans qu’étudie Romain Peter, plus précisément en analysant Là-bas.
Enfin, progressivement, magie et sorcellerie inspirent des romans de fantasy comme la trilogie The Lord of the Rings, du célèbre J. R. R. Tolkien, qui a connu un tel succès qu’elle a été reproduite au grand écran, ou plus tard, le cycle A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin adapté depuis 2011 en la célèbre série télévisée Game of Thrones. Avec la saga Harry Potter de J. K. Rowling, la magie et la sorcellerie deviennent les sujets d’une réalité littéraire plus moderne, détachée de l’univers médiéval et située dans une époque contemporaine : le Londres d’aujourd’hui. La magie se glisse même jusque dans d’autres registres littéraires, allant investir les romans policiers, notamment le roman anonyme The Book With No Name. La part de mystère présente dans le roman policier sous-entend une part de merveilleux qu’étudie plus en détail l’article de Marc Vervel, « Mystère, mystère : l’ombre du surnaturel, du gothique au récit policier ». Avec cet article, on assiste à un retour à l’écriture d’une magie au XVIIIe siècle, à celle de l’écriture gothique, puis à la réalisation d’œuvres d’enquêtes, plus modernes, mais toujours inspirée par le surnaturel et le mystère.
Toujours en gardant à l’esprit que la magie et la sorcellerie sont des éléments pluriels, qui regroupent un ensemble de motifs, de personnages ou de poétiques variés, il s’agira de montrer, pour ce onzième numéro de la revue Chameaux, de quelles façons elles peuvent se constituer en un enjeu littéraire à part entière. Avec ce numéro, Chameaux et ses contributeurs souhaitent ouvrir un espace de réflexion sur la magie et la sorcellerie, quelles qu’en soient les manifestations, dans les œuvres littéraires de l’Antiquité à nos jours. En effet, les êtres féériques, les sorcières, les mages et autres créatures fabuleuses ont été l’objet de nombreux récits fantastiques, chroniques de sorcellerie, débats religieux, contes et légendes. Ainsi, la magie et la sorcellerie tiennent une place privilégiée dans la production littéraire, donnant naissance à un ensemble de motifs, poétiques, postures, imaginaires, etc., que ce numéro se propose d’explorer.