Auteur français de l’extrême contemporain, Laurent Gaudé publie en 2012 son septième roman, Pour seul cortège1. Consacré à la mort du conquérant Alexandre le Grand et à la guerre de succession qu’elle entraîne, ce texte confronte le monde profane de l’Histoire, espace où les hommes s’entredéchirent et s’entretuent, au monde sacré de l’Ailleurs. Ce dernier est pluriel. L’Ailleurs est d’abord un espace géographique. Il désigne les territoires non conquis par le Macédonien et représente, de ce fait, l’inconnu. L’Ailleurs est également un lieu d’accès à un monde invisible. C’est un espace de mystères où tout est possible. La quête de l’Ailleurs, qui obsède Alexandre le Grand de son vivant, révèle un désir sans limites de connaissance. Accéder à cet espace correspond ainsi à une forme d’initiation. Dans son ouvrage Le Voyage initiatique, Daniel Beresniak explique :
S’initier, c’est explorer l’inconnu. / Le sens du mot [initiation] n’a pas changé : ce qui est inconnu et mystérieux. Le candidat à une initiation découvre un monde nouveau pour lui. Il accomplit un effort. Il veut aller plus loin et ailleurs. […]. Il sort de chez lui, observe et marche. […] / L’initiation est un voyage, et voyager, c’est aussi aller à la rencontre de soi. […]. Le voyage transforme. Les récits de voyage racontent les épreuves à vivre et à surmonter. Le terme du voyage est toujours une victoire2.
Initiation, inconnu, effort, ailleurs, marche, voyage, épreuve et transformation sont autant de clés de lecture permettant d’appréhender l’épopée d’Alexandre le Grand dans l’œuvre de Laurent Gaudé. Hanté par ce personnage majeur de l’Histoire, l’auteur lui avait déjà dédié une pièce de théâtre en 2002. Le Tigre bleu de l’Euphrate est un monologue dramatique dont le conquérant est le sujet parlant. Sur le point de mourir, il relate au dieu de la mort, qu’il espère faire apparaître, le récit de sa vie. Chaque conquête, chaque étape de son voyage vers l’Est, est l’occasion d’une nouvelle épreuve qui le révèle un peu plus à lui-même. Alexandre doit définir la « faim de terre / de foule / et de vitesse3 » qui l’anime et comprend trop tard que le voyage est l’objet réel de sa quête de l’Ailleurs et non le pouvoir inhérent à la conquête. Le Tigre bleu de l’Euphrate est le récit d’un échec, d’une apothéose héroïque avortée. Dix ans plus tard, Laurent Gaudé décide d’interroger à nouveau les motivations d’Alexandre le Grand en relatant le voyage initiatique post-mortem du souverain. L’auteur tente-t-il ainsi de conjurer l’échec du personnage historique en lui permettant de se soustraire à l’immobilité de la tombe – phobie d’Alexandre dans la pièce et dans le roman – et d’atteindre le Gange, alors considéré comme la frontière orientale du monde terrestre ? Dans le roman Pour seul cortège, Laurent Gaudé tente de comprendre les motivations du conquérant : « [L]a course vers l’Est [d’Alexandre] ressemble à une quête existentielle, animée par la soif de je ne sais quoi4 ». Déterminé à investir les zones d’ombre de l’Histoire, l’auteur compose une quête chorale dont l’objet véritable se dévoile peu à peu. Les quêtes de l’Ailleurs, de l’effacement, du mouvement, de la libération et de la connaissance se conjuguent dans une seule et même quête du salut. Elles se réalisent dans un monde de fiction qui s’affranchit du factuel pour permettre au surnaturel de s’épanouir pleinement. Laurent Gaudé donne vie à un monde hanté où les vivants et les esprits des défunts coexistent sans que les premiers en soient toujours conscients. Dans un ouvrage consacré au surnaturel, Christian Chelebourg affirme :
Le surnaturalisme est enraciné dans le langage ; c’est sans doute parce qu’il procède d’une absolue confiance dans les pouvoirs créateurs du verbe que le surnaturel est par essence cosmogonique. Il superpose le verbe à la matière au point d’occulter les lois naturelles de celle-ci, jusqu’à les ignorer ou les concurrencer. Il est évasion dans le langage, dans la poésie du langage. Tous les mondes du surnaturel ont en partage de nous inviter à croire […] que la nature obéit aux lois du verbe plutôt qu’à celles de la matière. En les élaborant, le surnaturel réécrit le monde au gré des sollicitations de la conscience langagière. Il cristallise en ce sens tous les prestiges de la rêverie […], ouverte aux intimations de l’imaginaire. […]. Dans le cas du surnaturel, on peut dire qu’elles se ramènent à satisfaire le besoin de dépassement de la réalité et de ses lois. Derrière toute rêverie surnaturaliste, il y a une déception à l’égard du monde réel. […]. Qu’il soit sombre ou lumineux, le surnaturel est donc toujours intimement euphorique, parce qu’il nous porte au-delà de nous-mêmes et d’un réel frustrant, insuffisant, ennuyeux. La pensée surnaturaliste est à ce titre indissociable d’un goût de l’excès et d’une passion de l’investigation conquérante […]5.
S’inscrivant en pleine guerre des Diadoques, le récit de l’ultime voyage d’Alexandre le Grand met en avant une tension entre les exigences funestes de l’Histoire et la beauté de l’idéal – d’une part, l’homonoia ou le vivre ensemble dans l’harmonie de l’esprit qui est le fondement philosophique de l’Empire ; d’autre part, la connaissance. Cette tension se construit, entre autres, au moyen d’une dichotomie entre le mouvement et l’immobilité. Celle-ci rythme l’ensemble du texte. Elle participe, par exemple, à l’écriture des frustrations d’Alexandre et des épreuves auxquelles ses fidèles6 et lui sont confrontés. Son importance nous incite à interroger la problématique suivante : la dichotomie mouvement / immobilité permet-elle de révéler la fonction du surnaturel dans le roman Pour seul cortège ? Nous émettons l’hypothèse que oui, dans la mesure où l’élaboration d’un possible merveilleux7, qui permet d’interroger autrement l’Histoire et de conjurer les échecs du réel, met en valeur la fonction réparatrice8 du surnaturel.
Notre analyse consistera, dans un premier temps, à étudier l’aspiration frustrée d’Alexandre le Grand au mouvement. Le sentiment d’inachevé, lié à un état de frustration, est le moteur d’une quête du mouvement et du voyage qui se poursuit dans la mort. Dans un deuxième temps, nous consacrerons notre étude au périple post-mortem du souverain et à ses enjeux. Enfin, dans un dernier temps, nous nous intéresserons au personnage de Dryptéis, princesse achéménide et double féminin du conquérant dans le roman.
L’aspiration au mouvement d’un voyageur frustré
Dans l’œuvre de Laurent Gaudé, la mise en fiction de l’épopée d’Alexandre le Grand est une réflexion sur la capacité de l’humain au dépassement. Le voyage du souverain vers l’Est, dont la conquête sanguinaire en représente une forme profane et renvoie à un stade primaire de l’évolution psychologique du personnage historique, est une métaphore du refus des limites – physiques, psychologiques…– et des frontières géographiques. Ce refus traduit un besoin d’avancer, d’évoluer, de s’élever. Marquant la fin de la marche vers l’Est, la mutinerie des armées d’Alexandre le Grand au bord de l’Hyphase en 326 av. J.-C. correspond dans les fictions gaudéennes à une condamnation. Dans le roman Pour seul cortège, le roi, qui ne peut plus nourrir sa faim de l’Ailleurs, est consumé par la frustration et sombre dans les excès – violence meurtrière, alcoolisme. L’immobilité se présente ainsi comme un processus régressif qui précipite la fin du conquérant. Le mouvement – la marche, le voyage – est, par opposition, associé à la progression et à la vie. Cela est illustré dans l’incipit du roman qui met en récit le banquet de Medeios9. Le roi, ivre, est pris de spasmes intenses marquant le début de son agonie. Pour éloigner la douleur, les souvenirs et les questionnements, il convoque Af Ashra, un musicien originaire de l’Hindu Kuch, et se met à danser :
Alexandre danse au rythme des tablas et des flûtes. La musique accélère lentement. Il tourne sur lui-même. Il veut tout oublier. Que les souvenirs qui l’encombrent tombent à ses pieds. Af Ashra a des grelots aux chevilles et frappe le sol avec vigueur. Alexandre se penche en lui-même, les yeux clos, il laisse le rythme le pénétrer. Il n’y a plus rien qui l’entoure ni Olympias, ni le banquet, plus rien que son corps qui danse. / […]. Quelque chose est possible, là, avec les tambours qui frappent le monde, un effacement, un oubli… Il n’y a rien de plus solide que la main d’Af Ashra qui heurte la surface des tablas avec vigueur. Il est ivre et se sent débarrassé de son poids d’homme10.
À travers la communion du roi et du musicien, le texte réfère à l’iconographie du Nataraja, épithète divine du dieu nomade hindou Shiva qui signifie « Roi de la danse ». Grelots aux chevilles et tambour dans une main, Shiva peut créer et anéantir le monde dans une même danse (danse de la Destruction) ; il peut également annuler la mort grâce à la danse du temps et de l’éternité. La danse plonge Alexandre dans un oubli extatique qui éloigne pour un temps la mort et sa condition d’homme. Elle efface le monde qui l’entoure et annonce la promesse d’un renouveau. Elle préside ainsi à un processus d’évolution qui se réalise par le mouvement. Laurent Gaudé s’inspire dans son texte de la pensée d’Aristote. Le philosophe grec conçoit le mouvement comme un processus permettant le passage de l’être en puissance à l’être en acte11. Le mouvement permet à l’homme de se réaliser et se conçoit comme un véhicule du changement. Cette dernière notion est également présente dans la conception homérique du mouvement. Elle est, de plus, rapprochée de l’épithète aiolos qui traduit la qualité du vivant12. Cette idée est très présente dans Pour seul cortège dans la mesure où le mouvement, en particulier le mouvement volontaire, y est conçu comme un principe de vie. Danser revient, de ce fait, à affirmer sa condition d’être vivant tout en acceptant le changement initié par la danse. Cela consiste également à refuser jusqu’au bout l’immobilité, dont la maladie, l’agonie et la mort sont les pires formes.
Dans ce récit, la marche comble le besoin de mouvement d’Alexandre. À la fin de sa danse, le roi, terrassé par la douleur, est porté jusqu’à son palais par ses compagnons d’armes. Le début de son agonie est le prélude d’une immobilité irréversible. Cette situation met de l’avant l’importance de la marche aux yeux du conquérant :
Il voudrait les supplier de ne pas le poser. Il voudrait s’imprégner de leur présence, Portez-moi mes compagnons, je vous sens, nous traversons les rues de Babylone, nous arpentons les routes de Perse, emmenez-moi avec vous, j’échappe aux douleurs quand je suis dans vos bras, il ne sait plus où il est, sous les murailles de la cité des Malles ou en son palais […]. S’il doit mourir, il veut mourir ainsi, Marchez mes compagnons, cette nuit et les suivantes, Marchez jusqu’à ma mort s’il le faut, il voudrait leur parler, les supplier, Marchez. Il les sent, il n’y a rien de plus beau à cet instant pour lui que l’effort de ses compagnons qui avancent dans la nuit, le dos cassé, les muscles tendus, inquiets de son état, Ne me posez plus, il voudrait expirer ici, au milieu de leur souffle, sans jamais cesser d’avancer13.
Le texte recourt à des phrases complexes par juxtaposition qui mêlent à la narration un discours direct privé de ses marqueurs. Il affirme ainsi l’état de confusion du personnage. Celle-ci se reflète également dans la superposition d’espaces-temps issus du passé au hic et nunc de l’action. La marche convoque le souvenir de la conquête et de la découverte. Dans un même temps, le rapprochement du palais et de la cité des Malles renvoie aux notions de fin et d’immobilité. Le palais est, en effet, un espace de la sédentarité. La cité des Malles est, quant à elle, la première étape du retour du souverain et de son armée vers Babylone, après la confrontation de l’Hyphase. Elle réfère ainsi à la fin de la marche vers l’Est et à l’intensification de la rupture qui oppose Alexandre et ses hommes : en obligeant ces derniers à attaquer les Malles – une ville sainte pour les brahmanes –, le conquérant les condamne à la malédiction. L’extrait met pourtant en jeu les corps des compagnons du héros, unis par un même effort, par un même mouvement. La maladie du souverain les pousse à resserrer les rangs autour de son corps affaibli, immobile. La marche, la conquête, est alors pensée comme une expérience collective, un mouvement au pluriel vers l’avant. Seul, Alexandre n’aurait rien pu accomplir. Cependant, l’illusion d’une réconciliation dans un mouvement commun n’est que temporaire puisque le roi ne prend pas part à l’action. L’usage du « nous », associé aux verbes de mouvement qui traduisent un déplacement sur un lieu étendu, est rapidement supplanté par le recours massif au « vous » et au « ils ». Le texte creuse ainsi la distance qui sépare Alexandre de ses sujets. Il souligne également la passivité du premier, désormais dépendant du mouvement et du bon vouloir des seconds. L’emploi de l’injonctif n’a d’ailleurs plus valeur d’ordre. Il exprime la demande, la supplication. Mise en abyme des enjeux du roman et de la quête du roi dans la mort, cette séquence se clôt sur un paradoxe qui lie la mort à un mouvement perpétuel dans le monde des vivants14. Or, ce mouvement – la marche – se confond avec un déplacement vers des terres non conquises.
Ni la danse ni la marche vers le palais de Babylone ne peuvent remplacer le voyage vers l’Ailleurs. Dans la première partie du roman, Alexandre vit un état constant de frustration. Dans son Dictionnaire de philosophie, André Comte-Sponville définit la frustration comme « un manque, quand on est incapable de le satisfaire comme d’y renoncer15 ». Alexandre aspire encore et toujours à reprendre son voyage vers le Gange mais en est privé par les siens. La réception de la tête d’un de ses messagers, envoyée par le roi d’un royaume indien indépendant, met en jeu un choc des aspirations :
[Alexandre] écrit avec fièvre ces quelques mots qu’il montre à tous : « Qui m’emmènera [à Pâtalipoutra] ? » Personne ne répond. Les hommes baissent la tête. Il les regarde un à un. […]. Ce qu’il lit sur leurs visages décomposés, c’est qu’il mourrait après deux jours de voyage, que sa fin est certaine, qu’il faut penser à autre chose, à la succession, aux alliances. […]. Il sent leur malaise alors quelque chose cède en lui. Il est épuisé d’un coup. Que reste-t-il à vivre s’il ne peut plus espérer parcourir le monde16 ?
Le regain de vie qui s’empare du souverain est étouffé par le refus de son entourage de soutenir son aspiration au mouvement. À la dichotomie entre le mouvement et l’immobilité se greffe alors l’opposition entre le désir sacré de voyager qui anime le souverain et l’ambition profane du pouvoir qui motive ses compagnons. L’écart entre les rêves du premier et le désir de gouverner des seconds plonge Alexandre dans une agonie psychologique qui précipite sa mort. La quête du Gange, espace de la dissolution et attribut du dieu Shiva qui est également le maître des initiations, ne peut se réaliser du vivant du conquérant. La tête décapitée annonce la quête post-mortem d’Alexandre. Élément de l’image-personnage d’Éricléops, l’un des narrateurs-personnages du roman, elle annonce la reprise du voyage vers le Gange dans un contexte où règne le surnaturel. Le monde construit par Laurent Gaudé est, en effet, un monde hanté. Le narrataire le découvre peu avant la mort du souverain, dans l’ouverture du quatrième chapitre, lorsque l’image-personnage d’Éricléops se précise. Cette voix, appartenant à un personnage qui chevauche avec urgence et exaltation de Pâtalipoutra17 vers Babylone, n’est pas émise par un être vivant, mais par un défunt. Elle n’est pas entendue par les vivants. Elle n’en demeure pas moins une conscience spectrale dont la mission est d’encourager Alexandre à reprendre sa marche vers le Gange et, plus tard, de le guider, sous la forme d’un cavalier sans tête, à travers les territoires indiens inconnus des Grecs. La mort d’Alexandre fait ainsi suite au basculement du roman dans le merveilleux. Elle se réalise dans un contexte où le voile entre le monde des vivants et celui des morts ne demande qu’à être levé. Éricléops est le vecteur de l’irruption du surnaturel dans le roman. Associé au mouvement dans la mort, il est le guide qui possède une connaissance intime de l’inconnu – l’Ailleurs et l’irréel. Le surnaturel représente, dès lors, le champ salvateur du mouvement et de la connaissance.
La quête ascensionnelle d’Alexandre le Grand
Pour seul cortège interroge la problématique du salut par le renoncement. Dans ce roman, Alexandre aspire à « l’effacement » pour fuir le monde des hommes et les exigences de l’Histoire. Son voyage initiatique s’apparente à une succession de renoncements qui évoque les cycles de mort-renaissance du modèle héroïque18. Sa mort physique en est la première étape. Celle-ci le met en condition de vulnérabilité. Le personnage n’est plus en mesure d’agir et doit sceller son salut à l’agir d’autrui. Cette impuissance est la conséquence directe du choix d’Alexandre d’abdiquer face à la mort. Mourir consiste, dans le récit, à ne plus se battre pour continuer à vivre et, de ce fait, à ne plus agir. Or, le non-agir constitue la principale caractéristique du renonçant shivaïte19 qui choisit de « quitter le monde de l’action20 ». Jacques Scheuer souligne ainsi : « Renonçant aux actes, observant l’idéal du non-agir, il meurt au monde et meurt ainsi à la mort. Il ne devient plus, il est. Mais ce “il” – rappelons-le encore – se situe sur le plan de l’âtman, il n’est pas au niveau de l’ego qui désire et qui agit21 ». L’Alexandre gaudéen n’est pas un renonçant hindouiste, mais des similitudes avec ce dernier permettent de mieux appréhender le déroulement de sa quête. En effet, le souverain, décédé, doit détruire les entraves qui le maintiennent prisonnier du monde profane pour trouver la libération. Cette problématique du salut par le non-agir s’articule à la dichotomie mouvement / immobilité qui régit, par ailleurs, le système de personnages du roman. Celui-ci est composé de deux groupes : ceux qui choisissent l’immobilité et ceux qui optent pour le voyage. Les successeurs d’Alexandre font le choix du pouvoir et de la sédentarité. Dryptéis, la belle-sœur du souverain qui a rejoint le cortège des pleureuses, Éricléops, son messager, et les cavaliers du Gandhara, un groupe de soldats qui rejettent la guerre des Diadoques, rompent avec l’empire et mettent leur mobilité au service du héros.
La première épreuve initiatique d’Alexandre se déroule en Égypte. Son cortège funéraire, qui se dirige vers la Macédoine, est détourné par Ptolémée, le gouverneur de cette satrapie. Ce dernier est l’un des principaux acteurs de la première guerre des diadoques qui confronte Perdiccas, le régent de l’empire, à une coalition voulant le destituer. La dépouille du roi devient un enjeu de pouvoir entre ses généraux. Son inhumation est au cœur du récit mémoriel qu’ils souhaitent construire. Chacun veut être perçu comme son héritier légitime pour affermir son autorité. Les actions de Perdiccas et de Ptolémée corrompent le mouvement du voyageur. En faisant le choix du pouvoir, ils consacrent le mouvement à des fins guerrières. La mobilité devient alors le synonyme de la destruction fratricide. Organisé par Perdiccas, le retour du corps d’Alexandre dans son pays d’origine est conçu comme un voyage régressif aussi bien sur le plan géographique22 ou philosophique que sur le plan symbolique. Il remet en question l’homonoia, en faisant de Pella, sa ville natale, le centre de l’empire. Il signe également l’échec sans retour de la marche vers l’Est qui motivait Alexandre. À l’instar de Perdiccas, Ptolémée destine le défunt à une inhumation respectant l’idéologie funéraire grecque23. Dans la Grèce antique, le héros décédé se voit assigner une nouvelle fonction sociale. Il assure la cohésion de la communauté autour de valeurs collectives. Cette idéologie funéraire est motivée par une volonté de permanence de la mémoire des héros et des valeurs qu’ils incarnent. Or, les diadoques ont sacrifié les valeurs véritables d’Alexandre au bûcher de leur ambition. Cette expérience intramondaine représente donc une forme d’asservissement qui réduirait, pour toujours, le conquérant à l’immobilité. Toutefois, c’est par la conception égyptienne de la mort que le roman lie tombe et immobilité. Philippe Derchain explique que : « Le monde des morts est achronique. L’imaginaire ignore le changement. L’Égyptien connaît l’expression “aborder” pour mourir. C’est la fin du voyage. Aborder, c’est atteindre l’immobilité, l’invariabilité, la stabilité […]24 ». Cette conception qui exclut le mythe abolit la notion d’éternité dans la mort. Intramondaine, elle lie étroitement l’existence de l’individu après son décès à la mémoire des vivants. Le défunt est alors constamment menacé par l’oubli, excluant ainsi la possibilité d’une éternité. Dans le récit, l’arrivée du cortège au camp de Ptolémée évoque, dans sa description, la mort comme abordage25 :
Le cortège tout entier doit traverser le fleuve. [Dryptéis] se serre contre le catafalque. Elle ne veut pas le quitter. On monte les mules, les chariots, les pleureuses, […] et puis les embarcations lèvent l’ancre. […]. Tout est lent autour d’elle et elle remercie les eaux d’être si épaisses, car elle a besoin de lenteur. […]. L’embarcation touche la rive opposée, les cordes crissent et se tordent et déjà les hommes entreprennent de descendre le chariot26.
L’écriture de la lenteur reflète la nature cérémonielle de la traversée. L’emploi de l’adverbe « déjà » met pourtant en relief l’exigence impatiente du monde de l’Histoire, où prime le désir de pouvoir. Les bords du Nil sont transformés, dans le texte, en un espace de l’entre-deux. L’arrivée du cortège dans le camp de Ptolémée est la rencontre du sacré et du profane. La frontière séparant le monde historique du monde surnaturel s’efface, pour un court moment, dans une atmosphère où règne une quasi-immobilité :
Ptolémée est toujours à genoux. Cela semble pouvoir durer des heures. Le soleil lui-même ne bouge plus. Les felouques s’entrechoquent à peine, la voix [d’Alexandre] l’envahit […]. “Lève les yeux et regarde celle qui vient avec moi”. Dryptéis s’avance, elle sent qu’elle peut le faire, que personne ne l’en empêchera. Elle est calme. Elle sent que tout se joue là et elle n’a pas peur. L’effacement souhaité par Alexandre est à portée de main. Elle est la seule chose, à cet instant, dans ce paysage qui bouge. Elle le fait avec lenteur. Il la regarde et la reconnaît. […]. Ptolémée reste à ses genoux comme un vassal27.
Dryptéis est la représentante d’Alexandre. Elle est sa porte-parole dans le monde des vivants. Le mouvement, privilège des fidèles, est ici associé au pouvoir et à l’action. La princesse achéménide, héritière d’une lignée impériale renversée par le conquérant, incarne, par procuration, la fonction sacerdotale28 du roi défunt. Elle conclut un pacte avec Ptolémée qui soustrait Alexandre à l’immobilité de la tombe. Le gouverneur devient le dépositaire du sarcophage et des « attributs de l’Empire29 ». Il s’engage également à ce que le tombeau qu’il prévoit de construire demeure vide. La jeune femme dispose, quant à elle, du corps du conquérant et retourne en Perse pour l’inhumer selon le rite zoroastrien. Ce pacte libère Alexandre de sa fonction royale et de son rôle au sein de la communauté. L’Égypte marque ainsi la mort symbolique du personnage historique pour laisser toute liberté à la création fictionnelle de Laurent Gaudé. Cette dissociation est rendue possible par l’addition des croyances et des mythes relatifs à la mort dans l’Égypte antique. L’intégration cosmique du souverain repose sur l’introduction du mythe dans l’idéologie funéraire égyptienne. La destinée humaine devient un phénomène cyclique de régénération. Dès lors, la mort ne se fait plus immobilité, mais mouvement : « Le mort dans cette vision est intégré à un mouvement perpétuel, ce qui est la négation même de son état figé dans la tombe et par conséquent exprime son salut30 ». Cette contradiction permet aux personnages de s’affranchir de l’Histoire et de repartir vers l’Est, en quête d’éternité et de mouvement. Nous remarquerons que la mise en récit du détournement du cortège funéraire est l’occasion pour l’auteur d’explorer le mystère de sa sépulture31 et de le résoudre par la fiction en proposant une solution hypothétique purement imaginaire.
Le chemin du renoncement amène Alexandre le Grand à assumer la « mort hideuse32 » en exposant sa dépouille en décomposition aux yeux de tous. Le personnage embrasse ainsi la voie de l’humilité, ce que parachève son inhumation dans une tour du silence zoroastrienne. Son corps est déposé dans une fosse pleine d’ossements qui le destine à l’anonymat. Cette inhumation rituelle tant désirée marque son acceptation de la finitude. Il est prêt à renoncer à son attache physique au monde. L’intervention des cavaliers du Gandhara33 bouleverse son projet. Af Ashra, le musicien indien, charme l’esprit d’Alexandre et le recueille dans l’urne qui contenait la tête d’Éricléops. Le charme d’Af Ashra libère « le dernier souffle » d’Alexandre de son corps putréfié. Il lui permet d’avoir une attache nouvelle au monde des hommes. L’urne, objet sacré, a une fonction d’intermédiaire entre le monde profane et l’au-delà. Une fonction qu’amplifient les motifs bleus ornant le réceptacle funéraire. Outre sa dimension sacrée dans la culture hindoue, le bleu renvoie, sur le plan symbolique, à l’imaginaire et à l’irréalité34. Par ce choix de couleur, le texte souligne le pouvoir de la fiction. En effet, la quête de l’Ailleurs et l’idéal de fraternité universelle qui motivaient le personnage historique ne peuvent se réaliser que par l’imaginaire. Le surnaturel constitue, dans le roman, la seule voie possible vers l’apothéose héroïque.
Les cavaliers du Gandhara sont les derniers fidèles. Issus des divers territoires qui composent l’empire, ils revendiquent leur loyauté envers le défunt et donnent vie à l’homonoia. Ils décident d’achever le voyage d’Alexandre vers le Gange et rompent tout lien avec l’empire. C’est donc en Inde que se termine l’initiation du défunt. L’Inde antique gaudéenne est un univers imprégné de transcendance. La frontière entre mythe et Histoire y est des plus ténues. Le texte comprend d’ailleurs des références au Mahabharata et au Ramayana dont il emprunte plusieurs motifs. L’épreuve finale prend la forme d’une bataille. Elle consiste à subir et à accepter la défaite, à renoncer à la victoire du guerrier conquérant. La bataille oppose les armées de Chandragupta, le fondateur de l’empire Maurya, aux cavaliers du Gandhara. Convoqués par Nactaba le sorcier nubien, les soldats défunts de l’armée d’Alexandre les soutiennent. L’affrontement est celui du passé et de l’avenir, d’un empire disloqué et d’un empire en construction, d’un roi défunt et de son successeur symbolique35. Le récit de cette bataille épique met en scène la mort glorieuse des cavaliers. Les personnages, qui ont une conscience accrue de leur fin inéluctable, plongent dans la bataille pour mener à bout leur mission en rapprochant autant que possible Alexandre de la cité de Pâtalipoutra. Leur salut réside dans l’agir et le dépassement, qu’ils mettent au service du défunt. Avant de mourir, Tarkilias, l’un des cavaliers, lance dans un dernier galop l’urne d’Alexandre vers le sommet d’un arbre :
[…] l’urne se brise contre les branches et l’esprit d’Alexandre embrasse tout, porté par le vent, il ne reste plus que la voix d’Alexandre, [Dryptéis] l’entend, elle la laisse l’emplir, il lui semble qu’elle tourne autour d’elle, Je vois tout, le vent court sur l’armée ennemie, le sens-tu, Dryptéis ? Il dépasse les lignes d’éléphants et voit Chandragupta, Je vais plus loin encore, le vent souffle, Je vois la cité de Pâtalipoutra, Écoute, Dryptéis, elle a bien cinq cent soixante-dix tours, et ses murailles sont si travaillées que l’on dirait une dentelle de pierre, Je vois tout et me disperse, mes ennemis n’y peuvent rien, je suis sur eux dorénavant, […], je souffle sur le Gange, oh comme il est doux d’être si loin, je dis vos noms, Héphaistion, Dryptéis, je dis vos noms Tarkilias, Chandragupta, vous avez fait de moi l’homme qui ne sait pas mourir, l’urne est cassée et le vent souffle, Je suis là, à jamais, j’enveloppe tout du regard, écoute, Dryptéis, les mondes inconnus, les fleuves interminables, les combats de demain36.
L’ascension d’Alexandre convertit le mouvement horizontal du voyage en mouvement vertical, celui de son ascension. La défaite du guerrier se fait ainsi la victoire du voyageur. Cette apothéose passe par la désintégration symbolique de l’urne – devenue symbole de fécondité – dans une métaphore de la naissance. Celle-ci est renforcée par la référence implicite à l’arbre de l’éveil bouddhique conduisant au Nirvana37. L’ascension d’Alexandre se confond avec un processus d’intégration dans le vent. Cette fusion se traduit au niveau énonciatif. Après une alternance entre la troisième personne « il » – le vent – et la première personne « je » – Alexandre –, la seconde finit par se substituer à la première. D’abord distinctes, les deux entités n’en forment plus qu’une seule à la fin du texte. La quête initiatique du héros dévoile ainsi son « éternelle et invariable essence38 » individuelle, celle du voyageur qui peut, enfin, accéder au mouvement éternel. Le vent dénote, en effet, l’idée de mouvement. Dans la pensée hindoue, il est symboliquement assimilé au souffle cosmique. Cette image ascensionnelle puise, entre autres, dans la pensée stoïcienne : l’âme est une partie du pneuma, à savoir le souffle divin dont « la nature est […] d’être en perpétuel mouvement39 ». L’âme d’Alexandre, « son dernier souffle », retourne ainsi dans la matrice spirituelle du monde. Son intégration cosmique n’efface pas sa conscience. Ce processus est l’affirmation d’une identité personnelle libérée des passions négatives – une affirmation qui est soulignée par l’emploi du discours direct libre et la récurrence du « je » qui accompagnent le retour du héros à l’action. À l’instar de l’Éveil bouddhique40, il est l’accès à l’harmonie dans la connaissance de la véritable motivation d’Alexandre41 : le voyage pour la connaissance. Le voyage éternel, abordé dans le roman d’un point de vue humaniste, représente en effet l’accès à une connaissance sans limites qui fusionne les divers aspects du monde, le connu et l’inconnu. Le vent, qui renvoie au monde invisible, englobe le monde visible et en abolit les frontières spatio-temporelles.
La métamorphose de Dryptéis
Princesse achéménide et veuve du plus proche compagnon d’Alexandre le Grand, Dryptéis est un personnage peu caractérisé sur le plan historique42. Elle constitue un champ d’exploration privilégié pour la fiction. Laurent Gaudé le développe, lui attribue des traits, une psychologie, une histoire qu’il invente ou réinvente. Le personnage historique donne naissance à un personnage hybride, en grande partie fictif. Les zones d’ombre qui l’entourent ont attiré l’écrivain : « On sait qu’elle a existé, mais pas comment elle a fini. Le roman est construit comme un dialogue entre elle et Alexandre43 ». Dans le roman, Dryptéis est la voix des vaincus, celle de la dynastie achéménide qui n’est plus. Elle est la victime du tumulte de l’Histoire qui bouleverse, sans cesse, son existence. Tout au long du roman, Dryptéis tente de se soustraire au monde des hommes et à sa violence. Ce hors-monde se présente, dans l’incipit, sous la forme d’un temple suspendu dans les montagnes. Ce dernier est une hétérotopie44. C’est un espace sacré qui demeure à la lisière de la vie de l’empire. Il se caractérise par le silence et un temps plus lent : « Elle vient de se lever et l’air du matin, face aux hautes montagnes d’Arie, s’est vidé des sons du monde : vol d’oiseaux, souffle de vent, clameur lointaine… Tout est froid et immobile45 » ; « J’ai choisi de vivre cachée, ici, loin du monde des hommes, à l’abri des regards, avec mon fils, seule au milieu des prêtres, qui ne demandent rien et laissent le temps, lentement, passer sur chaque jour qui vient46 » ; « je suis venue ici pour vivre en paix, loin du monde et de tout. Je veux être hors du temps. Avec mon enfant, seule47 » ; « Elle reste encore silencieuse un temps. Elle veut sauver chaque seconde. Elle sait qu’elle va devoir répondre, elle sait que sous peu, elle va devoir descendre, aller au-devant du visiteur, mais tant qu’elle ne le fait pas, elle vit encore en dehors du monde. “Dryptéis ?…” L’Empire l’appelle par son vieux nom de princesse vaincue, de veuve de fièvre, mais pour un temps encore, elle est immobile et ne répond pas48 ». La lenteur et le silence du temple créent une forme incomplète d’immobilité. Celle-ci représente aux yeux de Dryptéis le seul refuge possible contre les bouleversements du monde. Or, l’immobilité se confond ici avec la notion d’immuabilité49. Cette dernière est un bouclier que la princesse oppose aux changements constants de son existence. L’immuabilité est associée à l’idée d’effacement puisque Dryptéis abandonne, entre les murs du temple, son nom. L’agonie d’Alexandre, son beau-frère, parvient toutefois à l’arracher à ce sanctuaire qui demeure, malgré tout, sous la juridiction de l’empire. La mort du souverain et l’assassinat de sa sœur la contraignent à trouver un autre refuge : le cortège funéraire du conquérant.
Le cortège funéraire est le dernier vestige d’un monde qui s’apprête irrémédiablement à changer. Il concentre la force immuable du deuil. Même s’il procède de l’empire, le cortège constitue un monde à part. Entièrement dédié à Alexandre, il obéit à ses propres règles. Par exemple, le rythme de son avancée rompt par sa lenteur avec l’urgence des préparatifs de la guerre. Gouverné par les besoins d’un mort et de sa mémoire, le cortège, qui appartient pourtant au monde des vivants, est un espace-temps ambigu, un entre-deux qui brouille les frontières entre la vie et la mort :
Cela fait des mois qu’elles marchent. Le temps s’est distendu. Les silhouettes ont changé. Les pleureuses ont maigri. Ces longues heures de marches les ont usées. Des mois à pleurer, des mois à se battre les flancs et se griffer la peau. […]. Dryptéis tient. Elle a appris à se fondre dans cette foule. Elle connaît le rythme des corps serrés les uns contre les autres, l’odeur de sueur du cortège. C’est plutôt lorsqu’elle est seule qu’il lui arrive d’être prise de vertige, comme si on lui enlevait d’un coup une béquille. Elle tient, mais c’est une ombre. Lorsque la procession avance, elle se laisse ballotter par tous ces corps qui l’entourent, elle se laisse remplir par toutes ces voix, ces gémissements. Elle est à bout de forces et lutte pour rester debout. Et puis, il y a cette voix qui la hante, cette voix dont elle ne parle à personne […], cette voix qu’elle connaît et qui au début la faisait se lever en sursaut. […] Il lui semble parfois qu’Alexandre se penche sur elle. Elle a peur d’être en train de devenir folle, mais la voix continue de l’appeler. C’est cela autant que l’effort de ces semaines de marche qui lui cernent les yeux. Elle ne sait plus à quel monde elle appartient, celui des morts ou celui des vivants50…
Le cortège est un corps mobile qui offre à Dryptéis l’effacement et la constance. La princesse accède à l’anonymat des pleureuses, elle est un corps parmi d’autres et rompt avec le connu et, autant que possible, avec son statut, pour accéder à un nouveau monde – la Macédoine. La marche est donc renoncement volontaire, oubli de soi. Elle est l’opportunité d’un apaisement qui demeure, toutefois, partiel. Personnifiant jusque-là l’ancrage à une terre qu’elle n’a jamais quittée, Dryptéis, héritière d’une histoire et d’un empire millénaires, est le sujet d’une initiation à part entière. Sa quête et celle d’Alexandre sont construites en miroir. Le souverain doit accepter l’immobilité pour accéder au mouvement infini ; la princesse doit, quant à elle, emprunter les routes de l’empire pour atteindre – nous le verrons par la suite – une immobilité bienheureuse. Tous deux n’aspirent qu’à « disparaître », à « semer l’Empire ». La jeune femme représente, de ce fait, l’alter ego féminin du souverain et c’est ensemble qu’ils parviendront à se soustraire au monde et à l’Histoire. Le cortège devient l’espace-temps propice à la réunion des ennemis du passé. La marche possède un pouvoir transformateur qui rend Dryptéis sensible au monde des morts. Elle devient une « ombre », capable d’entendre la voix du roi défunt. Dans cet extrait, Laurent Gaudé recourt aux motifs de l’écriture du surnaturel : « irruption de “l’impossible”, de l’impensable dans le quotidien51 », la peur et le doute. Confrontée au surnaturel, Dryptéis éprouve de l’effroi ; elle tente de rationaliser l’expérience vécue en mettant en doute sa propre raison. Le doute s’étend à sa condition même d’être vivant, soulignant, d’une part, le trouble profond du personnage et reflétant, d’autre part, sa condition d’intermédiaire. La princesse devient la médiatrice entre le monde des vivants et l’âme d’Alexandre. Elle le soutient dans sa quête de l’effacement avant de confier son dernier souffle aux cavaliers du Gandhara.
Associée dans le roman à la déesse égyptienne Isis dont elle partage plusieurs fonctions, elle incarne, comme son modèle, la figure de la mère dont l’amour est immuable. Toutes ses actions sont motivées par le désir de sauver son fils de l’empire destructeur. Le sacrifice est conçu comme une nécessité et un geste d’amour ultime. Décidée à mourir, mais souhaitant revoir son fils, Dryptéis ingère un poison prescrit par Nactaba et se maintient en vie grâce à des feuilles d’arbre à soie qui en retardent l’action. Sur le point de mourir, alors qu’elle fait ses adieux à ses camarades en pensée, elle entend la voix du Nubien qui lui annonce : « Rien ne s’achève, Dryptéis. D’une façon étrange, tu vivras…52 » Le sorcier joue pour la première fois dans le roman le rôle de donateur53. Le poison est en réalité un auxiliaire magique qui provoque une métamorphose :
Le poison de Nactaba ne la tuera pas, elle va disparaître au monde, comme une brume qui s’évanouit, mais elle sera là, encore. Elle verra l’enfant grandir. De ce rocher, toujours, qui domine Sharfakoup, elle veillera. Elle leur [les cavaliers] demande alors comment elle peut les remercier et la voix de Nactaba lui répond. “Tu raconteras.” Elle acquiesce. Oui, bien sûr, elle racontera. À ceux qui l’apercevront certains jours sur ce rocher et qui auront la curiosité de monter jusqu’à elle, bravant la peur, à ceux qui s’assiéront devant elle comme devant une statue sacrée, elle racontera. Certains matins comme celui-ci, lorsque son fils jouera dans la plaine, elle apparaîtra comme sortie du fond du temps, le visage immobile, le regard serein, elle se remplira avec ivresse du spectacle de son enfant et en échange, pour remercier les cavaliers du Gandhara, elle racontera au monde la dernière charge d’Alexandre54.
L’emploi de l’adversatif « mais » souligne le caractère paradoxal de la nouvelle nature de Dryptéis. La complexité de cette dernière est renforcée par l’usage répété de compléments essentiels de manière visant à illustrer une réalité insaisissable. Dryptéis appartient désormais au visible et à l’invisible. Elle est liée au monde réel et à un monde surnaturel qui évolue en marge de l’Histoire. De plus, l’éternité qui défie toute limite, mise en valeur par les adverbes de temps « encore » et « toujours », est rattachée à un espace fixe. Par ailleurs, le champ lexical de l’immobilité (« statue », « immobile ») associe l’apaisement à l’absence de mouvement. Dryptéis symbolise ainsi la permanence, ce qui ne peut jamais disparaître réellement. Liée au temps passé, au temps présent, mais aussi, grâce à son fils, au temps futur, la princesse incarne dans le roman la continuité et la perpétuation. Son rapport au temps est pourtant ambigu. Dryptéis est un personnage de la rupture et elle n’a de cesse, tout au long du texte, de rejeter la course éperdue du temps qui rythme le monde et dévore chaque instant. Cet aspect aliénant réduit la jeune mère au statut d’objet. La transformation de Dryptéis lui permet d’être le sujet de sa propre destinée et la libère des entraves que lui impose le temps qui passe précipitamment. L’immobilité surnaturelle constitue alors une victoire sur l’Histoire et les défaites qu’elle lui a infligées.
L’histoire individuelle et familiale de Dryptéis, son rapport au temps et son statut d’intermédiaire entre le monde réel et le monde surnaturel en font la candidate idéale pour devenir le témoin éternel de la dernière charge d’Alexandre. La métamorphose du personnage s’inscrit au cœur d’un processus d’élection et de désignation par les cavaliers du Gandhara. Ce processus a lieu en Égypte lorsque Tarkilias et ses compagnons décident de sauver la princesse de l’assassin de Ptolémée : « “Dryptéis ne doit pas mourir.” C’est Tarkilias qui a parlé et ses quatre compagnons ont hoché la tête en signe d’approbation. Ils partagent cette certitude. […]. Cette femme doit vivre. […]. Quelque chose doit être sauvé de la laideur de ce monde et c’est elle, Dryptéis. […]. Il faut que Dryptéis soit sauvée pour qu’une chose au moins échappe au chaos55 ». L’itération des verbes d’obligation exprime à la fois un sentiment de nécessité et de conviction. La foi des cavaliers en Dryptéis est une foi dans la pureté du sacrifice, dans le détachement du matériel, dans la puissance de la fidélité. Ils en font l’élue qui sauvera la mémoire d’Alexandre et de sa vision du monde. L’assignation du rôle de témoin naît, en effet, du refus de l’oubli. La présence d’un tiers capable de relater le fait vécu lui donnerait toute sa réalité. C’est en étant connue et transmise que l’apothéose de la quête des cavaliers prend tout son sens. Le témoin est ainsi le détenteur du savoir, celui qui a vu et qui sait, celui qui connaît la vérité. La convocation du témoin se fait sous la forme d’un chant d’Af Ashra : « “Nous avons besoin d’un regard”, dit-il [Nactaba] et chacun sent que c’est juste. Il faut que quelqu’un sache. “Chante, Af Ashra, dit le Nubien à son compagnon, et appelle Dryptéis.” Le jeune homme ferme les yeux et commence à chanter. Il appelle, d’aussi loin qu’il est […] pour que quelqu’un les regarde, et Dryptéis les entend, au loin […]56 ». Le processus de désignation du témoin adopte un caractère cérémoniel et se compose de plusieurs étapes : l’appel, la proposition et l’acceptation. Il demande la coopération du témoin en devenir et repose sur la conclusion d’un pacte entre le désignateur et le désigné. À la demande des cavaliers, Dryptéis accepte de voir et de raconter la dernière charge du souverain57. Le témoin devient ainsi l’aède de l’épisode final de l’épopée d’Alexandre le Grand qu’il fixe dans le souvenir de ses auditeurs. La désignation par les cavaliers se transforme en autodésignation puisque Dryptéis déclare : « Oui, je l’entends […], Je le vois […]58 ». Ces assertions renvoient à la formule type du témoignage « J’y étais, j’ai vu et j’ai entendu59 ». Dryptéis se reconnaît comme témoin. L’intention véritative du récit à venir correspond à une assertion de l’existence d’un monde mythique et surnaturel. Écho de la réalité mémorielle d’Alexandre le Grand, générée aussi bien par le mythe et la légende que par l’Histoire, Pour seul cortège valorise ainsi l’acte immortel de raconter, de chanter, et le pouvoir de l’imaginaire humain.
Notre étude de la dichotomie entre le mouvement et l’immobilité dans le roman Pour seul cortège révèle la fonction réparatrice du surnaturel. Les personnages de Laurent Gaudé sont en quête d’apaisement. Relevant de la figure de la rupture, ils se soumettent à un voyage initiatique qui les révèle à eux-mêmes et leur permet de devenir les sujets de leur existence. Toutefois, dans la mesure où ce processus dynamique et évolutif se réalise dans un monde dégradé, la quête de soi est aussi une manière d’interroger ce dernier et de comprendre l’origine du malheur. La quête de soi est dès lors une quête éthique du sens. Dans le roman pour Seul cortège, celle-ci se réalise au moyen du surnaturel. Ce dernier constitue, en effet, le chemin qui mène vers la connaissance de soi et du monde. Le surnaturel met en crise la dimension factuelle de l’Histoire et crée une distance critique par rapport aux failles et aux vicissitudes de la conquête alexandrine. En donnant une voix aux défunts, en plongeant dans l’intériorité d’un personnage historique majeur, le texte dévoile les croyances d’un homme mis à nu par la mort et insiste, par conséquent, sur l’aspect philosophique de son entreprise conquérante. Rêve utopique dans le monde réel, l’homonoia cosmopolite se réalise, dans le roman, par la réunion des cavaliers du Gandhara et par une écriture qui fait dialoguer les imaginaires de diverses cultures. Le surnaturel ré-enchante l’épopée d’Alexandre le Grand en proposant un nouveau possible qui conjure les échecs du personnage historique et la destruction de son héritage matériel et spirituel. La quête de l’Ailleurs, libérée de la violence de la domination, dépouillée de toute laideur, laisse apparaître la beauté intérieure du souverain et du monde des hommes. Pour seul cortège se révèle alors une initiation à la Beauté platonicienne dont le voyage merveilleux d’Alexandre et de Dryptéis, la voix des vaincus et des oubliés, intègre les étapes – la purification, l’ascension et la contemplation. L’usage du surnaturel permet ainsi de souligner le pouvoir de la fiction, celui de porter sur le monde un regard différent et de le questionner autrement.
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- Christian Chelebourg, Le Surnaturel. Poétique et écriture [ebook kindle], Paris, Éditions Armand Colin, empl. 7531-7545.
- Il s’agit d’un groupe de personnages qui accompagnent Alexandre durant son voyage post-mortem et l’aident à accomplir sa quête.
- Le merveilleux est un sous-genre littéraire qui implique une acceptation du surnaturel par le lecteur. Le monde décrit est régi par de nouvelles lois de la nature qui expliquent les phénomènes extraordinaires relatés dans l’histoire et qui peuvent sembler, de premier abord, transgressifs.
- Nous nous appuyons sur les travaux d’Alexandre Gefen : « L’usage des mondes », dans Françoise Lavocat [dir.], La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 296-306 et Réparer le monde, Paris, Éditions José Corti, 2017.
- Medeios est l’un des Compagnons d’Alexandre. Il organise en mai 323 av. J.-C. le dernier banquet auquel assiste le conquérant avant de mourir. Après avoir bu toute la nuit, Alexandre est pris d’une fièvre qui l’emporte une dizaine de jours plus tard. Son décès est tantôt attribué à un empoisonnement et tantôt à ses excès.
- Laurent Gaudé, Pour seul cortège, op.cit., p. 22-24.
- Voir Aristote, La Physique, Livre III, chapitres 2 et 3.
- Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Paris, Éditions Flammarion, 2008, p. 26-27.
- Laurent Gaudé, op.cit., p. 38-39.
- La dépendance d’Alexandre à l’action et au désir d’autrui se prolonge tout au long du roman. Par ailleurs, la rupture entre le roi et ses compagnons pose la question de la fidélité, une problématique importante du texte. Nous noterons également que la clôture de la séquence renvoie à l’apothéose du héros que nous étudierons plus loin.
- André Comte-Sponville, Dictionnaire de philosophie [ebook kindle], Paris, Presses Universitaires de France, 2013, entrée « Frustration ».
- Laurent Gaudé, op.cit., p. 71.
- Pâtalipoutra est la capitale du royaume Maghada. Elle est située sur les rives du Gange.
- Dans « La résistance à l’épopée : Les Aventures de Télémaque » (Littératures classiques, 70/3(2009), p. 34), Philippe Sellier résume la structure du modèle héroïque : « Si l’on superpose quelques dizaines de vies de héros, comme l’a fait Otto Rank, le scénario de l’existence héroïque apparaît comme rythmé par des oscillations effrayantes entre la vie et la mort : dès sa naissance, le héros est menacé par la mort ; au moment où on le croit perdu, il resurgit dans une incandescence de force et d’éclat. L’imagination a donc multiplié les épisodes typiques où ce balancement entre la mort et la vie était le plus sensible : lutte contre un monstre, affrontement du grand nombre, “travaux” apparemment impossibles, descente aux Enfers (d’où nul habituellement ne revient), défi même à la divinité et châtiment terrifiant, mort physique suivie d’une apothéose (Héraklès) ». La mort-renaissance implique la transformation et l’évolution du héros, son accès à une identité renouvelée.
- Le renonçant adopte une vie ascétique dont l’objectif est d’atteindre l’Absolu en se libérant de la maya — il s’agit de la nature illusoire du monde — et du karma, à savoir les actes des existences antérieures.
- Jacques Scheuer, « Chapitre III. Mort, renaissance et libération dans l’hindouisme et le bouddhisme » dans Louis-Vincent Thomas et alii, Réincarnation, immortalité, résurrection, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1988, p. 73.
- Ibid., p. 74-75.
- Le cortège fait le trajet inverse de celui de la conquête.
- L’idéologie funéraire est un concept de l’anthropologie historique. Elle réfère aux systèmes de représentation de la mort dans les civilisations anciennes mais aussi à « l’idéologie dans la mort » (Nicole Loraux, « Mourir devant Troie. Tomber pour Athènes : de la gloire du héros à l’idée de Cité » dans Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant [dir.], La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge / Londres / Melbourne, Cambridge University Press ; Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1990, p. 40). Il existe deux types d’idéologies funéraires. La première est intramondaine – c’est un emprunt à la religion intramondaine de Max Weber (Sociologie des religions, trad. Jean-Pierre Grossein, Paris, Éditions Gallimard, 1996). La mort idéale est alors une mort pour la gloire de la communauté. Elle sert, par la suite, à assurer la cohésion sociale. Le mort, héroïsé, devient un exemple pour les générations futures. C’est le cas de l’idéologie funéraire de la Grèce ancienne, par exemple. La seconde est dite extramondaine. Elle est plus individuelle. Le sujet construit son existence en fonction d’un au-delà où il trouvera le bonheur, libéré des chaînes de son existence. C’est le cas de la religion hindoue et de son principe de libération du cycle des renaissances.
- Philippe Derchain, « La mort dans la religion égyptienne » dans Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Paris, Éditions Flammarion, 1999, p. 1373.
- Les projets funéraires de Ptolémée — nous l’avons souligné plus haut — ont eux aussi une visée intramondaine, ils tendent à emprisonner Alexandre dans un tombeau de pierre et à l’assujettir à la communauté des vivants. Ces éléments renforcent l’analogie de la mort comme abordage.
- Laurent Gaudé, op.cit., p. 129-130.
- Ibid., p. 131-132.
- Nous nous référons ici à la théorie de la trifonctionnalité élaborée par Georges Dumézil dans son ouvrage Mythe et épopée.
- Laurent Gaudé, op.cit., p. 132.
- Philippe Derchain, op.cit., p. 1374.
- Selon diverses sources, le gouverneur de l’Égypte enterre le conquérant à Memphis dans le respect de la coutume macédonienne. La sépulture est par la suite transférée à Alexandrie où Ptolémée IV aurait érigé un mausolée dans lequel reposerait le corps du roi macédonien. Ce complexe funéraire tombe toutefois dans l’oubli vers le iiie siècle après J.-C. et son corps ne sera jamais retrouvé. Cette disparition demeure un mystère archéologique que les spécialistes n’ont pas pu élucider à ce jour. Valerio Manfredi propose une étude sur ce mystère : Le Tombeau d’Alexandre le Grand. L’énigme, Paris, Éditions J.C. Lattès, 2010.
- Voir Bernard Faure, La Mort dans les religions d’Asie, Paris, Flammarion, 1994.
- À l’exception d’Aristonos, les cavaliers sont des personnages fictionnels.
- Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Éditions Robert Laffont / Jupiter, 1982, entrée « Bleu ». Le bleu est la couleur de plusieurs divinités et héros hindous. Shiva est l’un d’eux.
- « [Chandragupta] a fondé la dynastie des Maurya et les sages prédisent qu’il contrôlera bientôt toute la péninsule. On dit qu’il te ressemble, qu’il a faim comme toi… » (Laurent Gaudé, op.cit., p. 166).
- Ibid., p. 185.
- La référence bouddhique n’est pas fortuite. Pâtalipoutra est le cadre spatial de plusieurs épisodes de la vie de Buddha. Elle aurait également accueilli les deux premiers conciles bouddhiques.
- Jayant Gadkari explique : « Atman is regarded as an eternal and invariable essence, which does not grow old, decay or die […] » (dans Society and Religion : From Rugveda to Puranas, Bombay, Popular Prakashan, 1996, p. 83).
- Juliette Morice, « Mouvement de l’âme et mouvement cosmique : L’éthique des voyages chez Sénèque » dans Fabula / Les colloques [en ligne], Penser le mouvement. URL : http://www.fabula.org/colloques/document2559.php. [Site consulté le 18 octobre 2018].
- L’Éveil bouddhique libère l’âme de l’ignorance.
- La quête représente ici l’expérience de la surconscience, théorisée par Paul Diel. Le surconscient est une fonction clairvoyante de la psyché humaine qui repose sur une dynamique évolutive et qui permet de déterminer ses fausses motivations. L’individu peut alors atteindre la joie harmonieuse dans la connaissance de sa « motivation juste ». L’Est, berceau du soleil, renvoie sur le plan symbolique à « l’esprit illuminant » (le surconscient).
- Dryptéis est un personnage peu connu de la chronique. Elle est citée, par exemple, dans Histoire d’Alexandre de Quinte-Curce mais sans être nommée : « [L]a triste nouvelle [la mort d’Alexandre] se répandit dans toute la région puis dans une grande partie de l’Asie à l’est de l’Euphrate. Il lui fallut peu de temps pour arriver jusqu’à la mère de Darius. […]. Une de ses petites-filles était assise près d’elle : elle pleurait son mari, Héphestion, qui venait de mourir, et l’affliction générale redoublait son chagrin » (Paris, Éditions Gallimard, 2007, p. 349).
- Tirthankar Chanda, op.cit.
- Michel Foucault, Les Corps utopiques, les Hétérotopies, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.
- Laurent Gaudé, op.cit., p. 11.
- Ibid., p. 14.
- Ibid., p. 18
- Ibid., p. 25.
- La vie du temple est régulée par les rites sacrés qui s’accomplissent jour après jour. Le récit consacré à Dryptéis évoque ainsi le rituel matinal des prêtres : « Chaque matin, pour commencer la journée, ils jettent au vent, du haut des remparts, une poignée de poudre de safran. Ils le font malgré la cherté de cette épice, pour contenter les dieux. Chaque matin, au son d’une cloche qui tinte avec lenteur, c’est leur premier geste. […]. Les prêtres les nourrissent chaque matin d’une poignée de safran pour que le monde puisse vivre en paix » (ibid., p. 21). Nous remarquerons l’itération du groupe nominal « Chaque matin » qui insiste sur le caractère répétitif, immuable, du rituel. Ce caractère est accentué par l’emploi de l’adjectif indéfini « chaque », qui dénote le retour périodique de l’action.
- Ibid., p. 109-110.
- Christian Chelebourg, op.cit., empl. 183.
- Laurent Gaudé, op.cit., p. 177.
- Dans Morphologie du conte (trad. Claude Ligny, Paris, Éditions Points, 1970), Vladimir Propp délimite les fonctions qui composent les contes russes. Celles-ci sont distribuées en fonction des personnages-types du récit : héros, antagoniste, adjuvant, etc. Le donateur est le personnage-type qui confie au héros un auxiliaire magique qui l’aidera à surmonter les épreuves auxquelles il est confronté. Il peut s’agir d’un objet, d’un animal…
- Laurent Gaudé, op. cit., p. 181.
- Ibid., p. 142.
- Ibid., p. 180.
- Les actions de voir et de raconter sont régulièrement associées dans le texte : « Regarde, Dryptéis, tu raconteras ce que tu vois » (Ibid., p. 182), « Regarde, Dryptéis, tu diras ce que tu vois […] » (Ibid., p. 183).
- Ibid., p. 182-183.
- Dans un article consacré au témoin, François Hertzog avance : « “J’y étais, j’ai vu et entendu”, et “Je dis ce que j’ai vu et entendu” : tels sont les traits essentiels du témoignage, les termes du contrat qui le fondent et de l’autorité qui en découle » (« La présence du témoin », L’Homme, vol. 223-224, n° 3, 2017, p. 169).