Dans son ouvrage De la Démocratie en Amérique, Tocqueville écrit « [qu’il] n’y a qu’un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée1 ». La presse écrite est certes un instrument de communication efficace, voire une arme littéraire performante, qui a gagné en popularité et en puissance grâce au développement des technologies de l’imprimerie et du transport ferroviaire ; que l’information soit diffusée plus largement et plus rapidement depuis l’avènement de la feuille de chou, il faut donc bien le reconnaître. Mais cette forme de démocratisation des idées n’est pas garante d’une meilleure compréhension de ces idées. C’est le terme « même », dans l’énoncé de Tocqueville, qui choque la phénoménologue en moi… et en Marcel Proust. Ce dernier raconte, dans son roman À la recherche du temps perdu2, un épisode où le héros-narrateur prend conscience que l’article qu’il avait soumis au journal Le Figaro a enfin été publié3. Cet événement, également narré dans Contre Sainte-Beuve4, est l’occasion d’un certain nombre de réflexions sur la réception d’un texte.
Prenons ce dernier texte et proustifions.
D’abord, Contre Sainte-Beuve n’existe pas. En 1908, Proust fait part de ses intentions d’écrire un article contre la méthode de Charles-Augustin Sainte-Beuve, critique littéraire du xixe siècle réputé pour la justesse de ses jugements et le caractère innovateur de son approche critique. Or, Proust n’est pas d’accord avec le positivisme beuvien ; il est impossible, selon lui, de comprendre la genèse et la nature d’une œuvre d’art par le seul biais de la biographie de son auteur. C’est à l’été 1909 qu’il écrit la majorité de ce texte qui prendra d’abord la forme d’un essai, puis celle d’une conversation fictive avec sa mère. Il abandonne finalement le projet pour se consacrer entièrement à sa vocation de romancier.
En 1954, Bernard de Fallois récupère les manuscrits qui témoignent du projet d’article de Proust. Il les transcrit, les met en ordre et les publie sous le titre de Contre Sainte-Beuve. Cette publication peut d’ailleurs être considérée comme la seconde rentrée littéraire de Proust, tant les réactions qu’elle produisit furent importantes dans le milieu proustien, voire dans le milieu littéraire en général.
Le portrait que Proust brosse du (pauvre, pauvre !) Sainte-Beuve peut paraître simpliste. C’est que Proust ne passe que très peu de temps à l’élaborer ; « [la] méthode de Sainte-Beuve n’est peut-être pas au premier abord un objet si important5 », explique-t-il dans sa préface. Cette dernière n’est en fait qu’un prétexte à l’élaboration des thèses esthétiques que Proust souhaite mettre de l’avant. Malheureusement, la postérité ne retient du célèbre critique que cette image quelque peu caricaturale et fort sévère. Il faut cependant noter qu’ici tourne déjà le manège proustien, à savoir que Proust admet d’entrée de jeu – du moins, on le comprend implicitement – que le Sainte-Beuve qu’il présente n’est pas la personne réelle, telle qu’elle a véritablement existé par et pour elle-même, mais plutôt l’impression qu’il a gardée de cet être en tant que phénomène perçu via différentes sources6. Il y a un Sainte-Beuve de Proust comme il y a un Nerval, un Baudelaire ou encore un Balzac de Sainte-Beuve. Et le Sainte-Beuve que le lecteur aborde, dès les premières pages de l’essai, n’appartient pas plus à la première figure, celle qui s’ancre absolument dans la réalité, qu’à la seconde, issue de l’imagination de Proust ; elle est encore une troisième figure, à la croisée de tous ces chemins.
Si la méthode beuvienne occupe les pages centrales du document qui nous intéresse, il ne s’agit cependant pas du sujet qui nous occupera dans les prochains paragraphes. Le chapitre qui retient notre attention, le cinquième de seize, s’intitule plutôt « L’article dans “Le Figaro”7 ». Dans cette section, Proust apprend que l’article qu’il avait soumis au Figaro a enfin été publié ; sa signature se trouve au bas de cinq colonnes parues en première page du journal. Sa mère, sachant que quelque chose de « prodigieux8 » se produira lorsque son fils se lira, laisse celui-ci seul dans sa chambre avec une copie qu’elle lui a apportée. La négligence inhabituelle avec laquelle elle lui donne le journal, tentant par le fait même de ne pas gâcher la surprise, fournit tout de suite l’indice nécessaire à Proust pour appréhender l’événement exceptionnel qui est sur le point de se produire. Comme quoi les signes extérieurs que nous émettons involontairement trahissent parfois nos intentions à notre insu, tandis que d’autres fois, ceux que nous manifestons volontairement ne traduisent pas le message que nous souhaiterions transmettre à notre interlocuteur. Par ce petit épisode anodin, Proust préfigure déjà le thème de ses réflexions sur la réception d’un texte.
Connaissez-vous l’auteur du premier article paru dans la revue que vous avez entre les mains au moment même où vous lisez cette ligne ? En avez-vous seulement remarqué le titre ? Peut-être sauterez-vous tout bêtement ce texte-ci. Et donc, vous ne vous poserez jamais ces questions… ou, du moins, vous ne saurez jamais que je vous les ai posées.
Ce sont ces questions empreintes d’une angoisse jalouse que Proust se pose en tentant de se placer, devant ses propres colonnes, dans une posture de « lecteur ». Il joue le jeu d’une approche naïve, tant au niveau de la facture visuelle que du contenu de son article. « [Cette] feuille qui est à la fois une et dix mille par une multiplication mystérieuse, tout en la laissant identique et sans l’enlever à personne9 » – Tocqueville fois dix, donc –, entre dans les maisons de lecteurs potentiels, tombe sous les yeux d’hommes et de femmes à peine éveillés, d’esprits plus ou moins cultivés, instruits, intelligents.
À la première relecture, Proust se lance des fleurs. « Réellement, il me paraît impossible que les dix mille personnes qui lisent en ce moment l’article ne ressentent pas pour moi l’admiration que j’éprouve pour moi-même10 », écrit-il. Non mais quel génie ! D’abord auteur, ensuite lecteur, il a recouvert d’une seconde couche sémiotique les colonnes qu’il avait rédigées. C’est donc un superbe palimpseste qui s’offre à son regard. On s’arrête alors de lire Proust et on lui reproche de ne pas avoir appliqué sa méthode ; n’avait-il pas d’abord voulu lire son article avec cette « indifférence de lecteur non averti11 » ? Plutôt raté comme tentative d’intropathie.
Or, comme s’il nous entendait le réprimander, Proust se ressaisit et, une page plus loin, dans une constatation fort lucide, dit : « Ces images que je vois sous mes mots, je les vois parce que j’ai voulu les y mettre ; elles n’y sont pas12. » C’est la révélation valéryenne. Envoyé, corrigé, dactylographié, imprimé, multiplié, distribué, digéré, interprété, ressassé, morcelé, démembré, ignoré ; son article ne lui appartient plus. Les mots qui s’y trouvent sont des vases, des vases qu’il avait remplis de toute son individualité d’auteur et qui seront remplis (ou laissés vides) par dix mille lecteurs, dix mille individus dont pas un n’a la même personnalité. Le remplissage que ces derniers effectueront dépendra de leurs ressources, de leur tempérament, de leurs connaissances, de leur sensibilité, de leur jugement, de leur expérience, bref, de la somme de ces choses qui participent à la construction de leur être, de la plus humble architecture spirituelle à la majestueuse cathédrale psychologique.
Avec cette nouvelle perspective phénoménologique, Proust donne à repenser le pouvoir du journal et des mots qui y sont amalgamés à même les chroniques, les éditoriaux et les articles de la presse quotidienne. Pour comprendre ce que cette théorie de la réception a de phénoménologique, il faut retourner aux influences philosophiques de Proust et plus particulièrement à Henri Bergson. Pour ne donner que le Bergson de Turmel, si peu étoffé soit-il, il faut savoir que ce philosophe, sans être entièrement engagé dans la veine phénoménologique (encore piqué de certains tics d’un psychologisme que contestera ultérieurement Merleau-Ponty), place l’intuition au premier rang. Pour lui, ce n’est que par une visée intuitive que nous est rendue accessible l’Essence des choses. En d’autres termes, nous ne saisissons jamais la Vérité qui gît au creux du principe même des êtres, constamment en mouvement, mais nous en éprouvons l’impression fugitive. Proust phénoménologue, Proust intuitif, Proust impressionniste : équivalences qui indiquent que le référent est pour l’écrivain quelque chose d’impénétrable. L’impossibilité de connaître les choses en soi, il faut donc l’admettre de concert avec l’épistémologie kantienne, embryon de la phénoménologie – et Proust a lu La Critique de la raison pure, du moins il est au fait des théories qui y sont développées. Or, si l’Objet subit ce déplacement, de la réalité à l’esprit humain, qu’advient-il de l’objectivité ? Si la seule donnée dont nous sommes absolument certains est notre propre vécu de conscience, doit-on en conclure que tout jugement n’est que pur subjectivisme ? Comment reconquérir le consensus universel ? Vient alors La Critique de la faculté de juger, étayant l’esthétique kantienne, où germe déjà timidement la base de l’intersubjectivité telle que décrite par Husserl dans sa cinquième Méditation cartésienne.
Mais tout cet académisme commence à peser à Proust et il nous somme de revenir prestement à son article. C’est alors que nous comprenons la volonté d’assentiment qui se cache non seulement derrière le langage et la littérature, mais aussi et d’autant plus derrière la presse. Puissants moteurs d’imagination, les mots sont – au même titre que les courageux petits camelots – les Hermès de la pensée. Ils peuvent livrer le message des dieux sur terre, mais ne sont qu’un moyen d’exprimer l’Essence, la Vérité, l’Idée. Le travail d’interprétation, le déchiffrage des signes, la traduction de ces hiéroglyphes est donc précisément une besogne à la fois dionysiaque et titanesque, c’est-à-dire une tâche qui incombe à l’homme parce qu’il est pris dans cette dualité naturelle, entre son corps et son esprit, entre ses sensations et ses réflexions ; il est cette moitié d’hermaphrodite aristophanesque pour qui le journal est une tour de Babel.
Dans cette volonté de communion des esprits, de partage des connaissances, de compréhension universelle se cache donc une vérité humaine universelle : ego cogito. Je pense, j’ai une conscience, une conscience personnelle, individuelle, qui n’appartient qu’à moi et à l’intérieur de laquelle personne ne peut entrer sauf moi. Or, cette limitation est le signe de mon imperfection et la communication est le seul moyen de surmonter cette tare. Si seulement nos pensées s’expliquaient d’elles-mêmes, si seulement elles étaient d’une limpidité telle qu’il n’y aurait jamais de malentendus, si seulement nous pouvions sortir de nous-mêmes ! Quel fantasme proustien le journal accomplit-il donc lorsque le précieux article paraît dans Le Figaro. Proust s’empresse d’ailleurs de s’en procurer d’autres exemplaires – pour les donner à ses amis bien entendu ! – qui lui permettent de « toucher du doigt l’incarnation de [sa] pensée en ces milliers de feuilles humides13 ». Mais même devant ces copies toutes fraîches, il a du mal à se mettre dans la peau d’un nouveau lecteur. Il se dit alors qu’il devra demander l’opinion de ses amis et de ses connaissances qui auront lu son texte. Il souhaite commencer son sondage avec sa mère. Mais y a-t-il d’avis plus partial que celui d’une maman chérie ?
J’en profite pour remercier ma mère qui, à la lecture de cet article, n’en verra peut-être pas la portée ni l’intérêt, mais qui prendra tout de même le temps de se rendre jusqu’au mot de la fin pour pouvoir légitimement déployer sa fierté parentale. Nos proches ne sont pas nos meilleurs critiques, mais il faut leur rendre ce qui leur appartient : ils font probablement partie des quatre ou cinq personnes qui lisent nos articles, nos mémoires et nos thèses sans remarquer les endroits où les rouages grincent encore ; nous n’avons pas besoin de leur remettre une version 7.3. Merci.
Pour en revenir à l’enquête de Proust, notons seulement qu’avant de connaître enfin l’avis de sa mère, ce dernier commence par interroger sa servante Félicie (Françoise, dans la Recherche). Il lui demande d’abord ce qu’elle a pensé du « passage sur le téléphone14 ». Or, il existe bel et bien un article publié dans Le Figaro, signé de la plume de Marcel Proust (Sainte-Beuve le biographe en serait tout excité !), dont une importante partie est consacrée aux opératrices téléphoniques. Paru le 20 mars 1907, ce passage de « Journées de lecture15 » sera presque intégralement repris dans Le côté de Guermantes lors de l’épisode de la conversation téléphonique entre le narrateur et sa grand-mère16. En voici, selon moi, le meilleur extrait :
Je disais qu’avant de nous décider à lire, nous cherchons à causer encore, à téléphoner, nous demandons numéro sur numéro. Mais parfois les Filles de la Nuit, les Messagères de la Parole, les Déesses sans visage, les capricieuses Gardiennes ne veulent ou ne peuvent nous ouvrir les portes de l’Invisible, le Mystère sollicité reste sourd, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur, – Gutenberg et Wagram ! – qu’elles invoquent inlassablement, laissent leurs supplications sans réponse ; alors, comme on ne veut pas faire de visites, comme on ne veut pas en recevoir, comme les demoiselles du téléphone ne nous donnent pas la communication, on se résigne à se taire, on lit.
Ainsi, on l’aura compris, l’art de la conversation fait partie des délassements mondains qui priment, chez beaucoup de gens, le plaisir de la lecture. Si les épidémies ou le temps empêchent de se rendre chez ses voisins, le téléphone devient une commodité, voire une nécessité. Les gens s’en servent de manière banale sans réfléchir au prodige presque magique que cette technologie leur permet d’accomplir. D’une certaine manière, il en va de même pour la presse écrite. Or, plus personne ne s’étonne en sautant d’une colonne à l’autre… sauf Proust. Rappelons-nous aussi que la lecture vient seulement après la mondanité. On comprend mieux pourquoi Proust annonce, vers la fin de son article, que ce dernier devait d’abord s’intituler « Le Snobisme et la Postérité17 ». Et puis, en retournant au corpus d’ensemble que forme le Contre Sainte-Beuve, il paraît évident que Proust y dénonce les fameuses « Causeries » du lundi, forme de l’écriture journalistique beuvienne. Ce reproche va suivre jusque dans la Recherche, où le narrateur affirme que « [l’artiste] qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas… »18. Proust a remarqué, en effet, que la superficialité du bavardage déteint sur la littérature et corrompt la presse.
Cela nous amène à considérer la grande majorité des lecteurs potentiels : ceux qui ne passent jamais à l’état de lecteurs actuels, de lecteurs en acte, en entéléchie. Ils possèdent un cerveau et des yeux, ne sont pas analphabètes, reçoivent le journal tous les jours ou toutes les semaines – comptons, ici, pour être généreux : la Semaine, le 7 Jours, le Paris Match, le Journal de Québec, le Star Système et j’en passe – et finissent par feuilleter rapidement la presse en ne regardant que les images pour se rendre à la section où se trouve leur divertissant sodoku. Ainsi va le constat proustien le plus fatal du cinquième chapitre du Contre Sainte-Beuve de Fallois : « Je voudrais penser que ces idées merveilleuses pénètrent à ce même moment dans tous les cerveaux, mais aussitôt je pense à tous les gens qui ne lisent pas Le Figaro, qui peut-être ne le liront pas aujourd’hui, qui vont partir pour la chasse, ou ne l’ont pas ouvert19. » De quoi faire pleurer Tocqueville… (Et moi, qui viens peut-être de rédiger un futile exercice de style philosophico-littéraire.)
Bref, vous, inestimables lecteurs – ou devrais-je dire « toi, singulier interprète » ? – qui vous rendrez à la conclusion de cette proustification, pouvez vous estimer heureux de participer activement à cette quête intellectuelle qui fut le premier ressort de la presse littéraire. Mais ne perdez jamais de vue, à l’instar de Proust, que malgré toutes les bonnes intentions dont vous nourrirez votre travail journalistique, nulle transmission purement objective des idées n’est possible ; préparez-vous à être trahis par vos propres mots. Pire encore, préparez-vous à trahir les mots, les vôtres comme ceux des autres :
« Pardonnez-moi mon Proust parce que j’ai péché ! Je vous ai cité, de vos premiers articles à la Recherche, en passant par Sainte-Beuve, tel un critique faisant un portrait, telle une bacchante démembrant Orphée. Mais ne vous inquiétez pas, le lecteur est averti, il connaît ma faute ; dès la première ligne, nous avons plongé avec Monet dans l’étang des Nymphéas, nous y avons retrouvé la tête et la lyre, nous partageons leurs plaintes. »
Trêve de digressions, la solution que Proust semble implicitement proposer est également à méditer : si la prétention à connaître la nature des choses en soi est fausse et que la tentative d’objectiver le monde est vaine, peut-être faut-il humblement admettre que la version que nous en avons est individuelle, et donc que nous écrivons toujours à travers le prisme de notre propre imagination. Ainsi, l’art d’écrire consisterait peut-être davantage dans la rencontre de deux imaginations que dans la découverte d’un objet par un sujet. Et peut-être la presse littéraire concourt-elle à provoquer cette espèce d’assentiment universel – aussi possible à travers la fiction – que cherche Proust lorsqu’il écrit à la fin du Temps retrouvé :
[Mes lecteurs] ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants […] ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).20
Proust est souvent très pessimiste par rapport aux relations humaines et spécialement par rapport à la possibilité d’une quelconque amitié véritable. Cependant, la littérature est ce moyen par lequel une réelle communion intellectuelle serait accessible. Qu’est-ce donc que la presse – et surtout la presse littéraire, qui donne un accès privilégié au moi profond de son auteur parce que la fiction n’a pas à se soucier des apparences, selon Proust – sinon une manière plus efficace que la conversation ou la correspondance (parce qu’elle a le potentiel de relier des milliers d’esprits à la fois) pour faire éclore de grandes filiations d’idées et de grands débats ? En s’émerveillant devant les moyens de communication de son époque, comme le téléphone ou la presse écrite, Proust reste néanmoins lucide quant à leur utilité et à leur efficacité ; il sait que ces fantastiques instruments technologiques ne suffisent pas à éclairer tout un chacun. Cependant, il se prête au jeu et publie plusieurs articles dont certains serviront plus tard de matière à son œuvre magistrale, À la recherche du temps perdu. Ainsi participe-t-il à l’enrichissement et au recyclage de la presse littéraire. Sur ce fertile échange, de fiction à diction, il faut garder à l’esprit l’ultime choix de Proust, à savoir celui de se consacrer exclusivement à la rédaction de son œuvre romanesque. Si la carrière de ce dernier débute avec l’écriture de dissertations, d’articles, de pastiches et d’essais, elle se termine avec la composition d’une œuvre narrative. Chez l’écrivain, l’intelligence est un mal nécessaire pour parvenir au beau, au sublime, à l’art. Pierre Clarac rappelle d’ailleurs en citant la correspondance proustienne que l’essai du Contre Sainte-Beuve a été composé, entre autres raisons, afin de montrer que les « pastiches [de Proust] sont de la critique à leur manière21 » et donc d’ajouter à la compréhension de l’acte littéraire. Cela témoigne des premiers espoirs tocquevillesques qu’entretient Proust à l’égard de l’écriture, et plus spécialement à l’égard de la presse littéraire ; elle aurait le pouvoir de montrer, d’expliquer, de révéler les Idées. Après s’être laissé porter un moment sur les ailes optimistes et démocratiques du journal, Proust est repris par une certaine gravité aristocratique. Il s’adresse désormais à ceux qui auront la sensibilité suffisante et le tempérament ainsi fait qu’ils pourront se reconnaître dans sa vision du monde. Tel cet orgiophante, adepte de Phanès-Protogonos, il cible quelques rares initiés qui se retrouveront grâce au rire, mot de passe complice, signe d’une sympathie intellectuelle.
Des associations qui créent leurs périodiques pour véhiculer leur message aux individus qui font entendre leur voix dans la presse afin de créer des clans, de Tocqueville à Proust donc, une constante demeure : le langage est partage. Alors que le premier voyait dans le Verbe une communion immédiate des esprits, le second, plus lucide, dénote une communication biaisée, figurée, codée, qu’il s’agit de déchiffrer. Si rien n’est donné en soi, effectivement, tout reste à être dévoilé, tout demande à apparaître, à être mis en lumière. Ce constat phénoménologique, que nous avons fait tout au long de ce court article, mène à la conclusion suivante : la lecture est une activité. Le texte publié est un appel vers l’altérité, une demande d’investissement qui dépasse infiniment le cadre des colonnes du journal. La presse, véritable réseau, ne nous renvoie pas uniquement les uns aux autres en tant que contemporains pouvant réagir à telle chronique, tel éditorial ou tel article ; plutôt toile d’Arachné, tapisserie en poils de chameau, elle nous met également en relation avec l’humanité, elle nous met au défi de comprendre son motif, son architecture. Devant l’exigence de défiler le texte, chaque lecteur réagira différemment, si tant est qu’il réagisse. Et ce que Proust a surtout voulu montrer, par la réception de son propre article paru dans le Figaro, c’est que personne n’aura accès à l’entièreté de son contenu tel qu’il a été pensé par son auteur : certains, comme nos amis et parents, sont trop partiaux ; d’autres, comme nos connaissances, sont trop attachés à notre figure sociale ; d’autres encore, qui ne nous connaissent pas, ne peuvent comprendre nos références, etc. Mais cette insuffisance des mots, à laquelle Proust consent finalement malgré une amère déception, n’est-elle pas la condition de possibilité même de la métaphore et ainsi le fertilisant de toute la littérature ? Au final, en dépit du constat élitiste de Proust, n’est-il pas indispensable que foisonnent les tentatives de se dire pour qu’au moins une de ces démarches engendre à nouveau le désir de créer, le besoin de quitter l’île de Calypso ? Bref, s’il ne fallait retenir qu’une seule chose de ce fameux article du Figaro, c’est que Tocqueville n’aurait pas pu l’écrire, ni le chapitre qui en raconte la réception dans le Contre Sainte-Beuve, car on n’est jamais si lucide par rapport aux choses et aux événements qu’une fois qu’ils ont révélé leurs failles, longtemps après leur prometteuse invention. Trop grande liberté d’expression, presse licencieuse ; trop grande facilité de réception, presse paresseuse…
Bibliographie
- CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes – Contre Sainte-Beuve », dans Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition générale établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, p. 819-829.
- PROUST, Marcel, À la Recherche du temps perdu, texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié d’après l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard (Quarto), 1999 [1987-1992].
- ——, Contre Sainte-Beuve, préface par Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, 1954.
- ——, « Journées de lecture », dans Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition générale établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, p. 527-533.
- TOCQUEVILLE, Alexis, De la démocratie en Amérique, t. 2, annoté par André Gain, Paris, Éditions Librairie de Médicis, 1951.
Notes de bas de page
- Alexis Tocqueville, « Rapport des associations et des journaux » (II, VI), dans De la démocratie en Amérique, t. 2, annoté par André Gain, Paris, Éditions Librairie de Médicis, 1951, p. 151.
- Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié d’après l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard (Quarto), 1999 [1987-1992].
- Ibid., p. 2031-2035.
- Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, préface de Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, 1954.
- Ibid., p. 59.
- Proust n’a jamais connu Sainte-Beuve, mort avant sa naissance, mais il en connaissait les œuvres et la réputation. Il a surtout lu les ouvrages critiques suivants : les Causeries du Lundi (15 vol.), les Nouveaux Lundis (13 vol.) ainsi que les Portraits contemporains (5 vol.).
- Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 94-104.
- Ibid., p. 95.
- Ibid., p. 96-97.
- Ibid., p. 97.
- Ibid., p. 96.
- Ibid., p. 98.
- Ibid., p. 100.
- Ibid., p. 106.
- Marcel Proust, « Journées de lecture », dans Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition générale établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, p. 527-533.
- Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, op. cit., p. 848 et 850.
- Marcel Proust, « Journées de lecture », art. cit., p. 532.
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., p. 2269.
- Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 99.
- Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, op. cit., p. 2390.
- Pierre Clarac, « Notices, notes et choix de variantes – Contre Sainte-Beuve », dans Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, op. cit., p. 821.