« Héraclite ne déclare-t-il pas que tout est en mouvement et que rien ne demeure ? »
— Platon, Cratyle
Il se pourrait bien que cette très ancienne parole d’Héraclite décrive moins l’esprit de la Grèce dont elle est issue que le leitmotiv fondateur de la modernité elle-même. Notre époque, en effet, se donne comme la terre d’accueil exemplaire de ce que les Anciens appelaient le « flux perpétuel » et de ce que certains appellent aujourd’hui la « mobilisation infinie » (Sloterdijk), autres mots pour dire, plus trivialement, que « les temps changent. » L’ère moderne est née à la fois sous le signe du renversement et de la table rase. Elle s’est instituée en primant la nouveauté et l’inconnu, au mépris de la stabilité rassurante des anciens repères. Pensons aux sciences modernes qui ont préféré la précarité mouvante de l’incertitude et de l’hypothèse au flegme tranquille des vérités révélées. Pensons aussi à l’art moderne qui a répudié les canons classiques du Beau – la mesure, la proportion, dont la vocation était de faire reluire ici-bas les dignes reflets d’un kosmos invariable – pour lui substituer une course à l’originalité subjective, une surenchère orgiaque dans l’innovation. Et que dire de notre économie qui s’affole à la seule perspective d’une stagnation temporaire, préférant au statu quo durable le déversement exponentiel d’un flot ininterrompu de babioles ? Il n’y a pas de doute c’est assurément le mouvement, le transitoire, l’impermanence qui président à notre destinée commune. « Tout bouge », et il n’y a pas jusqu’aux escaliers roulants qui ne nous ramènent pas chaque jour à cette vérité essentielle.
Mais alors qu’il s’agissait simplement au départ de délester l’homme de certaines lourdeurs et viscosités héritées de la tradition, voilà que le mouvement s’est peu à peu déplacé au cœur de nous-mêmes. Tout ce qui tenait fixement s’est vu progressivement suspecté d’alimenter une réaction clandestine, si ce n’est de fourbir en souterrain les prémisses d’un retour aux anciennes hiérarchies. La déconstruction récente des identités sexuelles, par exemple, me paraît témoigner avec éclat de cette universelle conquête du devenir dans les affaires humaines. À suivre cette théorie, certains résidus de notre ancestrale croyance en des essences immuables résistaient encore, il y a peu de temps, aux griffes de la liquéfaction moderne. Malgré la prégnance – pour le moins têtue, il faut le reconnaître – de certaines appartenances anatomiques, les sexes et les genres ne seraient finalement que l’effet de pures constructions arbitraires. Dorénavant, il n’y aurait plus seulement deux choix (masculin/féminin), affirme-t-on, mais une infinité de choix possibles, que nous pourrions revêtir et retirer au gré de nos convoitises spontanées, à la manière de costumes, tout à fait interchangeables. Toute notre vie serait à concevoir comme une suite de petites performances et d’imitations sans original, une ribambelle de masques sans visage, où il ne nous resterait plus qu’à prendre conscience de l’indétermination primordiale et irrémédiable de toute identité humaine. Récapitulons : si Héraclite affirmait jadis qu’on ne peut jamais se baigner deux fois dans le même fleuve ; si Cratyle, son disciple, renchérissait en précisant qu’on ne peut même pas s’y baigner qu’une seule fois, en raison du mouvement qui dissout constamment son unité ; nous ne pouvons même plus dire quant à nous, Modernes, s’il y a bien quelque chose comme un « homme », une « femme », voire une « personne », qui s’y baigne, tant le flux du changement n’emporte plus seulement les fleuves mais aussi les âmes vacillantes qui tentent naïvement de s’y rafraîchir.
Il faut dire que dans l’Antiquité, les déclarations d’Héraclite et de ses épigones à propos de la mobilité et de l’inconsistance de toute chose ne récoltèrent pas que des acquiescements résignés. Celles-ci furent au contraire jugées si scandaleuses, si avilissantes qu’elles se heurtèrent rapidement à la virulence de certains détracteurs, dont Parménide demeure à ce jour le plus légendaire. Ce dernier ne pouvait se résoudre à admettre que les choses puissent subitement, parfois même sans prévenir, passer de l’être au néant. C’est pourquoi il prit le contrepied de ses adversaires en affirmant le caractère immobile, inengendré et incorruptible de l’être. Parménide, en d’autres termes, niait l’existence du mouvement ; il excluait catégoriquement la possibilité que « les temps changent » Pour lui, le changement n’était d’ailleurs qu’une apparence, fruit de l’imperfection malheureuse de nos perceptions sensibles, auxquelles l’homme devait s’arracher s’il souhaitait accéder à la stabilité véritable, c’est-à-dire à l’unité première et indissoluble du réel.
Mais je ne peux m’empêcher, à ce stade, de sentir l’impatience du lecteur : en quoi cette chamaille de la Grèce archaïque peut-elle bien nous concerner ? Qu’a-t-elle à voir au juste avec nous ? Et pourtant ! S’il y a une querelle qui ne change guère à travers les siècles, c’est bien celle qui porte sur le statut – acceptable ou non – du changement lui-même. À chaque époque, les lignes de fronts du conflit se reconfigurent, les opposants ne se reconnaissent plus aux mêmes signes, les acteurs changent aussi bien de visage que le lieu de leurs affrontements se relocalise, mais ce sont, au final, les mêmes enjeux de fond qui perdurent. La véritable question est donc : qu’en est-il aujourd’hui ? Nous avons déjà vu que le camp d’Héraclite s’était pour ainsi dire confondu avec l’air du temps, faisant de ce qui n’était à l’origine qu’une posture philosophique parmi d’autres, la loi effective qui gouverne désormais la marche du monde. Mais alors, où est passé Parménide ? Où s’est-il réfugié ? Où trouve-t-on la fin de non-recevoir qu’il adressa en son temps au désinvolte triomphe du devenir ? Ma réponse vous étonnera peut-être, mais il me semble que c’est dans la pratique du tatouage que l’on trouve aujourd’hui recueillie la véritable mémoire vivante de son antique refus. Signe peut-être d’une impuissance à résister intellectuellement aux séductions du grand flux, Parménide, en effet, a dû quitter le domaine de la spéculation pure pour rejoindre celui, autrement plus palpable, des « tatoo ».
Terrassés, on l’a vu, jusque dans l’intimité de leur identité sexuelle, les êtres humains n’ont, hélas, plus les moyens de représailles d’envergure ; ils réagissent avec l’empressement et la maladresse que 888(requiert)requièrent l’urgence de ralentir un tant soit peu la cadence de leur dissolution. Et le plus souvent, à une époque aussi loufoque que la nôtre, cela revient littéralement à courir chez le tatoueur. C’est ce que nous nous devons bien d’appeler le « syndrome Parménide », cette dégénérescence de la pensée de l’être en une pratique qui était, il n’y a pas si longtemps, le seul apanage des motards. Le tatou incarne l’un des derniers stigmates visibles d’un déni du devenir, l’une des dernières citadelles fortifiées en vue de contrer l’évanescence du monde et des choses. Car telle est bien l’exubérante prétention du tatoué : exhiber aux yeux du monde sa conviction que « les temps ne changent pas », et que son identité, à l’abri de l’écoulement général, est un havre de fixité imprenable. C’est ainsi que par un geste aussi hardi qu’insouciant, le tatoué imprime désespérément sur son corps un rappel fictif de sa permanence intérieure, comme s’il pouvait, tel un alchimiste, moyennant seulement un peu d’encre et une mince aiguille, transmuer la vile contingence de sa vie en une sorte de nécessité infrangible.
Malheureusement, rien n’y fait. La parade du tatoué perd en assurance ce qu’elle gagne en embarras et en affectation. Et voilà que le beau souvenir qu’était censé « immortaliser » son tatou se retourne en son contraire ; il aura suffi, par exemple, que son couple se flétrisse, que son attachement pour un ami d’enfance se brouille, que ses idées sur le monde se nuancent ou, plus simplement encore, que ses goûts esthétiques s’acheminent malgré lui dans une direction opposée. Les tatoueurs, loin d’être les « bergers de l’être » (Heidegger), sont plutôt ses plus impitoyables fossoyeurs, tant peut s’avérer cruelle l’humiliation publique qu’ils lui infligent. C’est là le destin honteux des tatouages : dépourvus de sens en soi, ils sont un jour ou l’autre trahis par l’oscillation de circonstances incertaines. Faut-il reconnaître là le malin travail d’Héraclite ? Je le crois. Seul lui peut modifier ainsi les décors, déplacer subtilement l’éclairage, de manière à ce que ce qui était pourtant la marque joyeuse d’une expérience passée apparaisse soudainement comme la plus gênante des verrues. Seul Héraclite peut être assez tortueux pour faire en sorte que le tatouage en vienne à transmettre le message exactement inverse de ce pour quoi il avait été brandi au départ. « Oui, déclare-t-il, abandonné tel un débris sur une partie quelconque du corps, les temps changent », tandis qu’une chose demeure à coup sûr inchangée : l’irrépressible tendance de l’homme qui arbore le tatouage à nier la friabilité de ses narrations. Or, je me demande bien comment, à présent, nous saurons préserver Parménide du fâcheux syndrome qui entache son nom.