« Les sots du Mercure, les ignorants du Journal des Débats, les précieux du Publiciste, les sectaires de la Décade, les petits maîtres du Journal de Paris, les gens de bien du Magasin encyclopédique, les gens d’esprit des1… »
– Joseph Joubert
20 septembre 1817, Villeneuve-le-Roi. Joseph Joubert, sept ans avant sa mort, écrit une lettre à son ami Clausel de Coussergues resté à Paris, dans laquelle il lui révèle ceci : « je ne lis plus aucun journal2. » Décision irrévocable d’un homme qui pendant des années, au fil de ses précieux carnets, avait noté les impressions que lui inspiraient ses lectures du Journal de Paris, du Journal des débats, de la Gazette ou du Mercure de France.
Né en 1754 à Montignac, et mort en 1824 à Paris, Joubert, de même que son ami Chateaubriand, se trouve « au confluent de deux fleuves3 ». De 1768 à 1792, à l’Esquile de Toulouse où il est pensionnaire, il rencontre quelques professeurs « éclairés » qui l’initient à la pensée des Lumières. Enthousiasmé par les idées nouvelles, il s’installe à Paris, fréquente Diderot, Marmontel, et commence la rédaction de plusieurs essais, sans que ses projets n’aboutissent. Sous l’influence de Diderot, il rédige des articles de critique d’art et prépare un ouvrage au sujet évocateur : La Bienveillance universelle. Il critique l’Ancien Régime, s’enthousiasme en 1789 pour la Révolution qui éclate et se déclare athée.
Mais Joubert assiste à l’exécution du roi et ses certitudes vacillent. Pour celui qui, quelques mois plus tard, prendra la malheureuse Pauline de Beaumont sous sa protection, les épisodes de la Terreur représentent un traumatisme infléchissant toute conception religieuse, historique ou philosophique. Revenu « aux préjugés » (CII-293), comme il le dit lui-même, c’est-à-dire au monarchisme et au christianisme, il fréquente à partir de 1811 « la petite société » qui compte Chateaubriand, Fontanes, Chênedollé, Madame de Vintimille… Les temps sont à l’apaisement et à l’amitié intellectuelle, nourrie par une abondante correspondance. Ses carnets sont aussi ses compagnons fidèles ; il ne s’en sépare jamais et note quotidiennement ses réflexions, ou esquisses de réflexions.
On comprend donc que le rapport tumultueux de Joubert à l’Histoire détermine largement l’esthétique de ses Carnets. Les notes qu’il consigne jusqu’à sa mort dans ses petits calepins sont initialement destinées à l’élaboration d’un livre, mais tout projet de publication est vite abandonné : les pensées inachevées et parfois énigmatiques n’ont alors plus d’autre horizon qu’elles-mêmes. Face à un siècle que Joubert appelle le « Léviathan4 », siècle des feuillistes voués à l’événementiel ou des écrivains encyclopédistes cherchant par la somme littéraire à faire le tour des connaissances, les Carnets font le choix du fragmentaire. En réaction à ce siècle exhibitionniste, caractérisé par le foisonnement des publications, Joubert cherche des lueurs plus modestes, aux antipodes du style « enflé » (CII-445) de Voltaire et Rousseau. Car les Carnets sont une suite de notes éparses, de fragments, de pensées écrites à la hâte ou au contraire travaillées par les redites et les variantes… sans que cette écriture de la marge ne vienne éclairer rétrospectivement un opus. Aussi Joubert est-il l’inventeur d’une nouvelle forme de carnet d’écrivain, l’étape du brouillon se confondant avec celle de la création, l’infra-littéraire accédant à la dignité du littéraire non en dépit de l’inachèvement fragmentaire mais grâce à lui.
Citant les journalistes, dialoguant fictivement avec eux dans le secret de ses cahiers, il avait fait entrer dans ses écrits de « noteur » le monde effervescent de la presse révolutionnaire et post-révolutionnaire. Mais comme il l’indique dans la lettre de 1817 précédemment citée, Joubert a fait taire pour lui le bruissement de l’actualité contemporaine, congédiant à jamais la presse, c’est-à-dire, dans son vocabulaire, le fracas du monde. « J’ignore, poursuit-il, si l’on écrit sur les élections, si l’on fait de beaux ministres, si Benjamin Constant est mort, ou si l’abbé de Pradt est en vie. “Je ne sais rien” comme faisait Sancho Pança, et comme lui, “je suis couché dès vêpres, et je reviens des vignes”5. » Quelle image des journaux et des journalistes apparaît chez Joubert, lui qui s’était senti attiré par les idées des Lumières avant sa volte-face de 1793 ? Et surtout en quoi la poétique de son œuvre s’invente au regard de la « littérature » périodique ? Remontons le fil de ses Carnets, dévidons-en humblement les coques pour éclairer le fondement des rapports globalement hostiles qu’a entretenus Joubert avec la presse.
Représentations des journaux et des journalistes dans les Carnets de Joubert
La Révolution française infléchit significativement le sens du mot « littérature6 » : l’œuvre prend une dimension collective, universelle (de l’Histoire naturelle de Buffon au projet sans commune mesure des Encyclopédistes), et ses acceptions s’élargissent. Ainsi, les discours politiques, les chansons de circonstances, désormais publiés dans les journaux, quittent la gangue de l’oralité et de la pure actualité pour s’incarner dans une production écrite. La presse devient le support des débats littéraires : Joubert est témoin de cette fonction attribuée aux journaux à travers l’expérience de son ami Chateaubriand. La carrière littéraire de l’écrivain est en effet profondément tributaire des organes de presse : les articles élogieux de Fontanes, qui dans le Mercure de France plébiscitaient le Génie du christianisme, répondent aux virulentes parutions de Ginguené, le directeur de La Décade. Dans les deux cas, les articles écrits pour la circonstance seront repris et regroupés dans un ouvrage, ce qui témoigne de la vocation proprement littéraire de la presse. Évoquant ce contexte, le chateaubrianiste Jean-Claude Berchet souligne la proximité du champ journalistique avec le domaine littéraire : « La publication du Génie du christianisme fut un événement littéraire et suscita des commentaires de toutes sortes : articles dans la presse quotidienne ou dans les revues, notices ou brochures, mentions plus brèves dans les correspondances ou les mémoires privés7. » La vie littéraire de cette époque inclut donc, au même titre que les livres imprimés, les parutions des feuillistes.
Il en va de même en ce qui concerne la politique. Si les journaux se propagent, c’est aussi parce qu’ils sont devenus les relais de la tribune et des « éducateurs » de la République. La parole est au groupe ; l’éloquence et le journalisme se rencontrent et se mêlent. L’écrivain devient un primus inter pares et les publications se multiplient, comme l’explique Béatrice Didier : « Avec la Révolution, le nombre de ceux qui écrivent s’accroît considérablement. Les hommes politiques deviennent, avec un bonheur inégal, hommes de lettres, et les écrivains deviennent des hommes politiques8. » Les Carnets de Joubert se font l’écho de ce changement de la vie littéraire. Créant un effet de polyphonie au cœur de son texte, l’auteur reproduit des citations tirées des journaux de l’époque et les commente. Le tissu littéraire des Carnets est donc aussi composé de « morceaux » journalistiques et de la voix de leurs rédacteurs. Par la citation, Joubert rend perméable à la parole publique non littéraire a priori, le cadre privé et littéraire de ses pensées. Il donne à l’actuel périodique, destiné à disparaître, une seconde vie en les réfractant dans sa propre écriture.
Mais ne nous y trompons pas : bien loin de vouloir sauver du néant l’éphémère de la parole journalistique en la reproduisant dans son propre texte, il l’anéantit une seconde fois en en montrant l’inanité. La citation des journaux est, en ce sens, pratique de destruction. Bien sûr on trouve plusieurs notes dans lesquelles Joubert approuve tel ou tel journaliste pour une idée, pour une formule9. Mais ces fragments bienveillants envers la presse ne sont pas légion au sein des Carnets. La plupart du temps, la presse contemporaine est évoquée en termes critiques. Et l’article, aussitôt cité, c’est-à-dire ressuscité, retombe instantanément dans l’oubli qu’il mérite. Voici un exemple de cette mise en sourdine de la voix des journaux : « 13 juillet 1817, Ruche d’Aquitaine (baronne de S…) : “C’était une poésie de regards, d’accents et de gestes…” Pas si mal dit pour une folle. » (CII-151) La folle en question, c’est Madame de Staël, dont cette lettre à l’actrice Talma a été reproduite dans le journal de Bordeaux. L’hommage que Joubert rend à la perspicacité des vues de la baronne est miné de part en part : la litote « pas si mal dit » et, surtout, la caractérisation injurieuse lui refusent tout crédit. Bien plus, l’écriture de Joubert se fait ici pratique de l’effacement. Le nom de l’auteur n’apparaît pas entièrement, nous n’en avons qu’une initiale : le refus pudique et élégant de l’attaque ad hominem ne cache pas pour autant le sens de cette disparition signifiante10. D’autant plus que cette mutilation va de pair avec celle de la phrase citée, coupée en son milieu, comme si seul le hasard pouvait en ordonner le découpage. La présence intertextuelle des journaux dans les Carnets est en réalité le degré achevé de l’absence.
Les pages des Carnets seraient donc le lieu d’un dialogue entre l’écrit public et l’écrit privé. C’est tout le sens de l’oralité et par conséquent de la simplicité du journal que Joubert entend retrouver là, car ce sens s’est perdu – le journaliste se prend pour un écrivain et cherche à faire de chaque article un objet littéraire… Projet orgueilleux et inadapté. Le journal est fait pour être lu, il vise un public et entend créer un effet de complicité avec le lecteur. En cela il doit se rapprocher de l’art de la conversatio : éclairer l’actualité de son opinion particulière en misant sur la proximité (l’égalité, dirons-nous plus justement en ces temps touchant de près la Révolution). Or la proximité ne va pas sans le dialogue et cet aspect figure dans l’écriture joubertienne. Les Carnets répondent aux journaux, voix contre voix. « La chasteté est la mère des sentiments nobles et de la haute poésie, écrit un journaliste du Publiciste. – Mais nous vantons la chasteté comme la religion, sans en vouloir pour nous-mêmes11 », lui répond a posteriori Joubert, recréant, par l’objection, la fiction d’un échange verbal.
Or selon lui, les journalistes, en voulant sortir de leur condition pour se hisser au rang de l’écrivain, ont « attrapé », dans le sens où l’on attrape une maladie, le style pompeux et enflé de leur époque. L’homme de lettres du XVIIIème siècle, comme le journaliste qui se l’assigne pour modèle, recherche avant toute chose l’effet rhétorique, le raffinement stylistique, et donc la futilité des apparences : « Le style frivole a depuis longtemps atteint parmi nous sa perfection » (CII-72). Or Joubert ajoute que ce style, s’il est blâmable en littérature, devient absurde dans la presse parce qu’il est en inadéquation totale avec son support éphémère : « Un style harmonieux dans un article de journal serait aussi déplacé, aussi ridicule, qu’un ton déclamateur et très accentué dans les propos de la conversation. » (CII-547) L’esprit, peste du siècle, est le mot à la mode. De même qu’il a pénétré les universités, il se répand dans les journaux. Or l’esprit, antonyme de l’âme, appauvrit la langue par sa recherche de technicité et de précision. L’esprit dépoétise. Transforme la langue en monnaie. Et le journaliste en marchand12. La critique de la presse rejoint donc dans les Carnets de Joubert, une critique plus vaste : celle d’une littérature qui se soucie de la mode en se sacrifiant au diktat de l’actualité.
Les marchands de bruits du journalisme révolutionnaire
C’est que la presse de la fin du XVIIIème siècle ne respecte pas sa mission, c’est-à-dire conseiller habilement le lecteur sur les auteurs à lire, le théâtre à voir, se faire critique d’art… ce que Joubert est parfois dans ses Carnets. Il note ses réflexions de lecture sur tel ou tel ouvrage, ses impressions au sortir d’un spectacle ou d’une exposition. Les Carnets se font fugitivement Salons. Mais le journal quant à lui est un avatar dégradé du « salon » mondain, il devient un lieu de flatterie, où l’on encense la médiocrité : « Sa plus utile fonction est d’être indicateur : qu’ils indiquent donc Rivarol » (CII-195), homme de génie, mais mis au ban des cercles littéraires parce qu’il se fit, dès 1789, défenseur de la monarchie. Aux yeux de Joubert, l’art s’est vu contaminé par la res publica et réciproquement. Il explique en effet que dans le domaine politique, les journaux sont trop englués dans leur époque, ce temps d’apogée philosophique qui a fait de la liberté d’esprit le pain béni de l’orgueil. Balayant, dans la violence, des siècles de tradition, les enfants de la Révolution cherchent à bâtir du nouveau sans fondation aucune. Tabula rasa, l’autre mot de la catastrophe.
La position de Joubert est claire à ce sujet : les journaux devraient prendre une hauteur salutaire face aux événements, se départir des passions du siècle. Et c’est bien là qu’ils échouent. « Marchands de bruits et qui les vendent : journalistes, nouvellistes, etc. » (CII-607) Faire du bruit sur la scène publique, n’est-ce pas être voué à un éphémère mortifère (le bruit étant ce qui est destiné à disparaître continuellement) ? Faire du bruit, n’est-ce pas abdiquer devant un monde sans ordre ? (Le bruit étant ce qui n’a pas de sens, il n’est pas ordonné par une conscience, contrairement au son, quant à lui plus humanisé). Se plier aux exigences du jour, à l’urgence de l’actualité empêche la continuité unifiante d’une vision globale des événements. Les journalistes sont des hommes sans mémoire. Le nouveau régime d’historicité13, s’inscrivant en faux contre l’Ancien Régime, entend éclairer le présent par le futur. Le siècle marche sur la tête et ses hommes de lettres pensent à l’envers. En voulant s’arracher aux modèles anciens (en politique et en littérature notamment), les écrivains du tournant du siècle, dont les journalistes se targuent de faire partie14, abandonnent le papier d’airain et la plume de fer : ils marquent l’entrée dans l’ère du fugace. « “Quiconque écrit dans les journaux écrit sur l’onde” me disait autrefois un sage ; “il y grave son nom sur un flot. Ne jetez pas, ajoutait-il, votre esprit sur les eaux courantes”. C’étaient là de fort bons conseils et je les ai soigneusement suivis jusqu’à ce jour15. »
L’incarnation du siècle pour Joubert ? Voltaire… le plus « journaliste » des écrivains, le champion de l’amnésie et de l’orgueil, « le gazetier perpétuel » (CII-615), « cet éternel Jean-qui-rit ou Jean-qui-pleure »… bref, la forme achevée d’un XVIIIème siècle en proie à la dispersion, et au manque de foi.
On comprend alors que la liberté de la presse, proclamée dans la Déclaration des Droits de l’Homme, devenue illimitée entre le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792, puis réhabilitée (de manière officielle en tout cas) par Bonaparte après l’éclipse totalitaire de la Terreur, est vue d’un mauvais œil par Joubert. « Liberté de la presse. Comme on livrera ses armes à un furieux qui se tuera si on les lui donne et qui vous tuera si on ne les lui donne pas. » (CII-463) En comparant la liberté de la presse à une arme et en en montrant l’impasse tragique, il en dénonce le danger. Comme dans ses principes éducatifs, Joubert pense que c’est d’abord la soumission à une autorité reconnue grâce à son ancienneté (le père, le maître, le roi) qui permet, dans un deuxième temps, l’octroi d’une liberté contrôlée et limitée. Ce mot a vu son sens se pervertir en devenant absolu. Voici le constat de la liberté sous la Terreur que fait un nommé M.H. et auquel souscrit pleinement Joubert : « On ne parlait que de liberté dans le temps où l’on avait mis la moitié de la nation en prison et l’autre moitié en sentinelle à la porte. »(CII-93) Voilà le mauvais usage que les révolutionnaires ont fait de la liberté. Il s’oppose à la vision inactualisée mais plus véritable qu’en propose l’auteur des Carnets : « la liberté doit être comme une urne et l’urne dans les mains du prince pour la déverser à propos ». (CII-442) Cela vaut également (et surtout) pour la liberté de la presse.
Presse et liberté : le style dindon
Les journaux symbolisent donc le siècle car ils en cristallisent les excès : une nouveauté inféconde parce que sans racines passées, une liberté pervertie, un style orgueilleux qui ne travaille que la surface du discours. En d’autres termes, la presse de son temps représente pour Joubert, une anti-littérature. Contre la vogue des journaux, production mort-née, il invente le journal intime. Le passage du pluriel au singulier n’est pas anodin : l’éparpillement du périodique s’oppose à l’unicité d’une subjectivité à l’œuvre malgré la fragmentation apparente du texte.
La symbolique de la sphère – leitmotiv décliné sous les formes de la rondeur, du cercle, de la goutte, du cycle ou encore de l’anneau, dans l’imaginaire joubertien – prend le contre-pied de la linéarité chronologique qui est celle des journaux (chaque parution est datée et numérotée avant de laisser place à une autre ; les Carnets refusent cette temporalité superficielle en creusant le présent des notations par des renvois analeptiques à ce qui a déjà été écrit, par l’auteur lui-même ou par d’autres.) Le centre apparaît alors comme le lieu du « je » et de sa fidélité à lui-même ; et la circonférence comme une frontière – en particulier morale – qui délimite le territoire au-delà duquel le sujet se perdrait : « Du centre, il faut apercevoir le cercle. » (CII-139) Nul doute que les critiques de Joubert à l’égard de la presse ne s’ancrent dans une conception religieuse du monde : la forme de la sphère, omniprésente dans les Carnets et renvoyant à la perfection du divin, est un garde-fou contre les méfaits d’un monde déchristianisé. Car c’est bien là l’écueil majeur de ce siècle tout esprit, dont les journaux sont l’exemple accompli : la foi en l’homme a remplacé la foi en Dieu et chacun, souscrivant au sapere aude kantien, s’estime légitime non seulement de penser hors de tout cadre établi mais surtout d’en étaler les maigres fruits sur la scène publique. La libération de l’homme vis-à-vis de la religion, proclamée par les Lumières est en réalité une perte des dispositions naturelles et bénéfiques de l’enfance :
Quand les hommes ont perdu cet enfantillage, cette disposition de l’enfance à craindre et à honorer les pouvoirs qui sont invisibles, quand une audace d’esprit excessive les a mis au-dessus de toute crédulité, alors ils sont sortis hors de la sphère de l’ordre accoutumé, ils ont dépassé les bornes en deçà desquelles leur nature est bonne, ils deviennent méchants16.
Les journaux participent de ce monde sans Dieu, d’abord parce que nombre de journalistes se font le relais des attitudes libérales du temps. Joubert s’indigne par exemple de la relecture historique prosélyte de quelques impudents critiques : « Ils ont osé écrire ces paroles : ’60 ans de philosophie et 30 ans de révolution ont pour jamais déraciné les opinions religieuses en France. » (CII-588) Par ailleurs, Joubert voit dans la profusion éditoriale liée au développement de l’imprimerie et à la remise en cause de la censure, une tentative de l’homme de rivaliser avec le divin. S’il est évident que trop de livres tue le livre (« La multitude des livres en ôte le goût et tue le plaisir » (CI-197)), ce foisonnement est surtout le symptôme de l’orgueil de l’homme sans Dieu. Les journaux ont remplacé la Bible. L’écriture profane – et surtout vulgaire au sens littéral – est venue détruire les vérités intemporelles de l’Écriture. Jules Michelet fera peu ou prou le même constat, mais évidemment sans la même charge critique, en parlant de la Déclaration des Droits de l’Homme, nouveau credo des hommes du siècle.
On voit donc que le parti pris de Joubert dépasse le simple clivage entre presse citoyenne et presse royaliste. La Quotidienne des monarchistes Coutouli et Ripert, est jugée sur le même banc ou presque que le Courrier de Brabant de Camille Desmoulins. Au-delà de toute revendication politique, c’est la presse dans son ensemble qui est taxée d’hybris. Accusée de faute de goût également. C’est aussi en styliste en effet, en amoureux de la langue et de la poésie, que Joubert juge l’aspect formel de la littérature de presse. Il y note une sévère décadence du littéraire, tous journaux confondus. Aussi Delalot, rédacteur au Journal de l’Empire, a-t-il atteint « la perfection [du] galimathias [sic] grammatical. » (CII-124) Pis, ce journaliste incarne aux yeux de Joubert, l’esprit du temps, c’est-à-dire le dédain et l’envers de la bienveillance exprimés dans le style :
Le ton. – Ch. Delalot rit en piaffant. Il se rengorge et se mire dans ses injures comme un dindon qui fait sa roue. Vit de mépris : je ne dis pas de celui qu’il inspire, mais de celui qu’il ressent. (CII-145)
La violence des mots, le caractère pamphlétaire du ton employé par beaucoup de journalistes de l’époque, seraient donc l’apanage de ce qu’il conviendrait d’appeler un style dindon. Style qui témoigne d’une glorification de soi par l’écrasement public d’autrui.
Un lecteur non averti pourrait être tenté de reprocher à Joubert ce qu’il reproche aux autres : n’injurie-t-il pas au détour de ses Carnets, le « dindon » Delalot ou le « singe » Voltaire ? La citation donnée en exergue de cet article (« Les sots du Mercure… ») ne laisse d’ailleurs pas de donner une idée de la colère qui pouvait animer tantôt, au sujet de la presse, le calme et modéré Joubert… Mais ce serait oublier un détail important : les Carnets ne sont pas destinés à la publication et c’est là toute la différence entre les pensées de Joubert, ressortissant à l’écriture privée, et celles des hommes de la presse, qui eux, mettent leurs pensées en scène. Le journal est une tribune ; les Carnets, un foyer de l’intime. Le silence éditorial de Joubert sonne aussi comme le seul rempart encore possible de la bienveillance. Publier l’amènerait invariablement à s’opposer, à charger les hommes de son temps et donc à en devenir un. En écrivant pour soi, dans le secret de sa subjectivité, Joubert entend ne faire de mal à personne.
Des journaux au journal
Comment dès lors Joubert invente-t-il le journal intime contre le journal ? En quoi la parole privée est-elle une forme de résistance à la parole publique et exhibitionniste ? Première remarque, l’aspect journalistique de l’écriture des Carnets tient au genre diarique auquel elle se rapporte. Malgré leur caractère souvent énigmatique, les pensées de Joubert ne sont pas désancrées du temps de l’écriture qui les a vues naître. Pour nombre d’entre elles au contraire, sont notées, la plupart du temps entre parenthèses, les circonstances particulières et même parfois incongrues qui ont accompagné (et suggéré) leur apparition : « insomnie », « en promenade », « au fond des bois », « dans le bain »… Joubert note ses pensées au jour le jour, il les date – conformément à la forme du journal – et c’est paradoxalement pour cela qu’elles échappent au jour. L’auteur en effet remanie, en des temps différents de sa vie, une idée, une phrase, et les autocitations sont nombreuses et imbriquées. Contrairement à la parole journalistique, objet périssable qui ne s’énonce qu’une seule fois, les nombreuses variantes, retouches et autres corrections de l’écriture joubertienne dessinent les contours d’un anti-manifeste de la presse. « Œuvre ouverte et inachevable, autrement dit : vivante17. » C’est ainsi que Thierry Gillyboeuf définit la nature des Carnets, assignant à cette écriture la particularité temporelle du ressassement : l’ouverture est un appel au retour, le texte n’en finissant pas de se construire sans s’édifier. Il faut donc distinguer entre l’éphémère, qui se rattache à la littérature de presse, et le provisoire joubertien : le premier est destiné au néant quand le second est susceptible de re-création. Le premier se fait dans la rapidité, voire dans la précipitation, le second offre la possibilité de la lente maturation, et par la biffure, du repentir. Le rythme de la pensée est alors respecté dans sa lenteur : le 6 juin 1800, Joubert amorce une phrase : « Le repentir opère un rétablissement… », qui ne sera achevée que le jour suivant, le 7 juin : « en anéantissant le moi ». Ainsi, revenant sur sa propre actualité, il la déconstruit et la rend inactuelle. L’écriture de Joubert efface au fur et à mesure les signes qu’elle avait tracés.
Les circonstances biographiques ou historiques que l’auteur évoque (son aventure de jeunesse avec Agnès le Bègue, l’éducation de son fils, l’inondation de la Bastille, l’arrivée de Bonaparte…) ne se laissent pas ancrer dans un temps daté car Joubert n’y fait qu’allusion, ne retient que l’écume légère de l’événement, bref, transforme le fait actuel en fait poétique. L’écriture de l’événementiel ne reprend pas le style de la presse, préoccupée par le factuel comme tremplin du jugement politique. Le primat du factuel est avéré dans les journaux de l’époque, qu’ils recensent des faits divers (l’intérêt pour ces rubriques va croissant avec le développement du colportage et le goût porté aux anonymes de la petite histoire dans l’ombre de la grande), ou des faits politiques. À l’origine, le Journal des Débats est un simple procès-verbal des débats de l’Assemblée nationale… Or Joubert reprend la forme d’une écriture journalistique car il consigne les faits circonstanciés de sa vie privée (la naissance de son fils, la visite d’une ville, la mort de sa mère…) mais aussi de la vie politique de l’entre-deux siècles. ll les détourne cependant de leur fonction informative, et souvent, en ce qui concerne les allusions politiques, les décharge de toute substance polémique. Joubert regarde les faits historiques avec la hauteur de vue d’un moraliste ou d’un philosophe de l’histoire qui prend le contre-pied des pamphlets journalistiques. La subjectivité à l’œuvre dans l’écriture permet également de désancrer l’événementiel en lui donnant une coloration personnelle qui renverse l’ordre des valeurs. La plume de Joubert réajuste en effet cet ordre en rendant petit ce que l’Histoire met au premier plan.
Ainsi, la Convocation des États généraux de 1789, qui a fait grand bruit avant la tenue de la séance, s’énonce en deux mots lapidaires : « Éclatantes annonces. (À 9 heures du soir) » (CI-126). La brièveté elliptique efface les contours trop marqués de l’événement, en gomme les détails contingents pour ne se centrer que sur l’effet que cette annonce politique a engendré chez le noteur. On remarquera aussi l’abstention d’un jugement appuyé, puisque l’adjectif « éclatantes » dénote en syllepse à la fois le retentissement dans le monde, et le bienfondé de cette décision politique aux yeux de Joubert. La précision de l’heure amoindrit également l’importance que l’histoire magistrale accorde à la date : ce ne sont pas tant les faits qui sont notés que leur écho dans une personne et une temporalité (9 heures du soir) privées. Joubert se plaît également à évoquer la figure de Napoléon avec des procédés qui se jouent de l’écriture journalistique. Il est vrai qu’à cette époque, tous les menus événements le concernant sont largement relayés dans la presse : à ce titre, nous pourrions dire, malgré l’anachronisme, que l’empereur est une figure médiatique, une construction à visée propagandiste à laquelle lui-même contribuera en contrôlant la presse française et en dictant nombre d’articles du Moniteur. C’est ce qu’explique Jean Cluzel :
Dès la campagne d’Italie, Bonaparte comprit l’importance de la presse : il créa donc le Courrier de l’armée d’Italie, le Patriote français à Milan, puis La France vue de l’armée d’Italie, tandis qu’à Paris paraissait le Journal de Bonaparte et des hommes vertueux. Comme le fait si bien remarquer Jean Tulard, c’est là — et non à Sainte-Hélène, qu’est née la légende napoléonienne18.
Joubert se plaît à saisir le personnage de Napoléon par le biais de la citation de presse, comme dans cet exemple : « “ce pieux athéisme (c’est ainsi qu’on peut l’appeler) plaisoit beaucoup à Bonaparte (Vide journal du jour.)” (CII-445). » De l’article, le noteur ne retient qu’une seule phrase : le refus de développer autour d’un fait ou d’un discours est un pied de nez aux techniques de la presse, trop bavardes et raisonneuses. Il en va de même lorsqu’il cite les discours de Napoléon, sous formes de bribes désactualisées : « Le mot de l’empereur : “il faut les démolir” » (CII-85), « “L’asie attend un homme” » (CII-129), ou encore « Pour moi (disoit Buonaparte à Fontanes) je veux parcourir mon orbite et n’en sortir jamais” » (CI-350). Les citations tronquées de Napoléon que reproduit Joubert ne sont pas des prétextes à une mise en scène de soi. Elles sont données telles quelles, sans enrobage verbeux ni contexte visiblement polémique. Joubert extirpe d’un discours officiel ou d’une conversation, une phrase (ou une idée qu’il reformule) qu’il dépouille de tout contexte afin de saisir le trait principal d’une disposition intérieure. Cette manière de narratif tronqué suggère l’inutilité d’un appesantissement sur ce qui, par essence, passe et ne retient que peu l’attention.
Rappelons également que la presse spécialisée naît au milieu du XVIIIème siècle, à la faveur d’un engouement pour les journaux thématiques, en particulier économiques et scientifiques. L’amateurisme volatile des Carnets, proche d’une « écriture à la dérive19 » qui, selon Philippe Mangeot, « rassemble et recueille les flashes de l’intelligence, les illuminations que donne la solitude20 », prend d’autres orientations. Les journaux font de l’événementiel leur matière première mais ne l’exploite pas pour ce qu’il est. Les esquisses de Joubert, elles, redonnent au fugace ce qui lui appartient en propre. La subjectivité qui filtre ces données est plus importante que les données elles-mêmes car elles sont la clé d’une recherche poétique. C’est aussi en cela que Joubert s’oppose à l’écriture de la presse… Elle dépoétise le monde en l’asservissant au monde ; elle se soucie plus d’efficacité et de gloriole que de beauté. La quête stylistique à l’œuvre dans les Carnets (les variantes, les considérations sur le style en sont les témoins) est infinie ; Joubert la compare à la recherche d’une « goutte de lumière », expression concise la plus pure et achevée d’une idée. Il faut retrouver la poésie en dépit des livres écrits à la hâte et en dépit de la presse, littérature marchande de mots. Les journaux s’éloignaient à cent lieues de la Bible dont il fallait chercher le sens dans le non-dit de la parole. Les Carnets, par leur écriture du silence, par la pudeur d’une intimité « enfoncée » selon le mot de Joubert, invente un nouveau genre de journal, qui, s’il reprend en partie dans sa forme l’éclatement chronologique de l’écriture périodique, la transcende dans la recherche d’une unité qui ne sera accordée in fine que par Dieu.
Bibliographie
- BERCHET, Jean-Claude, Chateaubriand, Paris, Gallimard (N.R.F. biographies), 2012.
- CLUZEL, Jean, « Napoléon et Jefferson face à la communication », conférence prononcée le mercredi 11 février 2004 à la Fondation Singer-Polignac, dans le cadre du colloque « La Louisiane vendue, portraits croisés de Thomas Jefferson et Napoléon Bonaparte », [en ligne]. www.asmp.fr. [Site consulté le 7 juin 2013].
- DIDIER, Béatrice, La littérature de la révolution française, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1988.
- GILLYBOEUF, Thierry, « Perros lecteur de Joubert », dans Europe, n° 983 (mars 2011).
- HARTOG, François, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, (Librairies du XXIe siècle), 2003.
- JOUBERT, Joseph, Carnets. Volumes i et ii, textes recueillis par André Beaunier, Paris, Gallimard, 1994 [1938].
- Recueil des pensées de M. Joubert, publié par Chateaubriand, Paris, Le Normant, 1838.
- Pensées, éd. de Rémi Tessonneau, Paris, Corti, 1989.
- Pensées, éd. de Paul de Raynal, Paris, Émile Perrin, 1885.
- Quatre carnets, édition établie et annotée par D. Kinloch et P. Mangeot, Londres, Institute of Romance studies, 1996.
- Correspondance générale, éd. de Rémi Tessonneau, 3 vol., Bordeaux, William Blake & Co, 1996.
- MANGEOT, Philippe, « “20 janvier 1800, À qui parles-tu ?”. Joseph Joubert et l’écriture des carnets », dans Littérature, n° 80 (décembre 1990).
Notes de bas de page
- Joseph Joubert, Carnets. Vol. II. Textes recueillis par André Beaunier, Paris, Gallimard, 1994 [1938], p. 71. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention CII- suivie du numéro de la page.
- Joseph Joubert, lettre à Clausel de Coussergues, 20 septembre 1817, dans Correspondance générale, éd. de Rémi Tessonneau, 3 vol., Bordeaux, William Blake & Co, 1996, t. III, p. 42.
- Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, t. I, p. 1046.
- « Ce siècle. Vrai Léviathan entre les siècles, qui a tous voulu les dévorer, eut des proportions colossales dans toutes ses ambitions. Rempli d’un orgueil gigantesque et par là ennemi des dieux. », Joseph Joubert, Carnets. Vol. II., op. cit., p. 183.
- Joseph Joubert, lettre à Clausel de Coussergues, 20 septembre 1817, dans Correspondance générale, op. cit. Il s’agit d’une citation approximative de Sancho : « De mes vignes je viens, et ne sais rien de rien ni ne m’enquiers des vies d’autrui », dans Cervantès, Don Quichotte, éd. de Jean Canavaggio, trad. de César Oudin revue par Jean Cassou, Gallimard (folio classique), 1988, t. i, chap. xxv, p. 280.
- Voir notamment Béatrice Didier, La littérature de la Révolution française, Paris, PUF (Que sais-je ?) 1988, p. 4.
- Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard (N.R.F. biographies), 2012, p. 342.
- Béatrice Didier, La littérature de la Révolution française de 1789 à 1799, op. cit., p. 7.
- Ainsi dans cette note tirée du second volume des Carnets, p. 446 : « Il a raison. La perfectibilité, si elle est indéfinie, doit consister à tendre toujours à la perfection sans pouvoir jamais y atteindre. Ainsi la perfectibilité exclurait la perfection. Quelles idées ! (Vide Journal du jour, Y) »
- Il convient néanmoins de nuancer cette interprétation car souvent, dans ses Carnets, Joubert utilise l’abréviation. Cependant il abrège fréquemment le nom d’auteurs qui lui agréent peu. Rousseau devient ainsi systématiquement « J.J. » sous sa plume.
- Joseph Joubert, Carnets. Vol. ii., op. cit., p. 203.
- Voir le second volume des Carnets p. 70 : « Ces critiques ne savent distinguer et apprécier ni les diamants bruts ni l’or en barre. Ils ne connoissent en littérature que ce qui a du cours, que les monnoyes. Ils sont marchands. Leur critique a des balances, un trébuchet ; mais elle n’a ni creuset ni pierre de touche ».
- Voir les analyses de François Hartog dans Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil (Librairies du XXIe siècle), 2003, 257 p.
- Comme nous l’avons dit, les journalistes de la Révolution puis de l’Empire sont souvent des écrivains et inversement.
- Joseph Joubert, Essais (1779-1824), éd. intégrale et critique par Rémy Tessonneau, Paris, Nizet, 1983, p. 200.
- Joseph Joubert, Carnets. Vol. I. Textes recueillis par André Beaunier, Paris, Gallimard, 1994 [1938], p. 273. Nous soulignons. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention CI- suivie du numéro de la page.
- Thierry Gillyboeuf, « Perros lecteur de Joubert », dans Europe, n° 983 (mars 2011).
- J. Cluzel, « Napoléon et Jefferson face à la communication », conférence prononcée le mercredi 11 février 2004 à la Fondation Singer-Polignac, dans le cadre du colloque « La Louisiane vendue, portraits croisés de Thomas Jefferson et Napoléon Bonaparte » [en ligne]. www.asmp.fr [Site consulté le 7 juin 2013].
- Philippe Mangeot, « “20 janvier 1800, À qui parles-tu ?” Joseph Joubert et l’écriture des carnets », dans Littérature, n° 80, déc. 1990, p. 71.
- Ibid., p. 76.