L’éclosion des médias en Afrique, comme ailleurs, a fortement affecté la production et l’organisation des savoirs et des arts. La société contemporaine fait le constat d’une nouvelle épistémè fondée sur une surprésence de médias qui absorbent ou altèrent tout ce qu’ils touchent. On assiste à la mise en place d’un savoir proprement hétérogène, « lié non plus à une autorité antérieure mais à une nouvelle légitimation qui serait fondée sur la reconnaissance de l’hétéromorphie des jeux du langage1 », tel qu’a pu l’écrire en son temps Jean-François Lyotard. Le roman, qui fait aussi l’expérience de cet imaginaire fortement imprégné et transformé par la culture médiatique, instaure par le jeu de l’écriture une hybridation intermédiatique visible au plan de la narration. Entre croisement et mélange avec les médias, le roman devient un « corps » indécis, hétérogène et hybride, appartenant à la fois au genre romanesque et à la médiasphère.
C’est cette rencontre débridée et libérée du littéraire et du média que Jürgen Müller appelle « intermédialité », fondant une approche interdisciplinaire basée sur le processus de production de sens lié à des interactions médiatiques (un complément de l’intertextualité kristevienne2). Pour sa part, Silvestra Mariniello définit le phénomène en ces termes :
On entend l’intermédialité comme hétérogénéité, […] recyclage dans une pratique médiatique […] convergence de plusieurs médias ; comme interaction entre médias ; comme emprunt ; comme interaction de différents médias ; comme intégration d’une pratique avec d’autres ; comme adaptation ; comme assimilation progressive de procédés variés ; comme flux d’expériences sensorielles et esthétiques plutôt qu’interaction entre textes clos ; comme faisceau de liens entre médias ; comme l’événement des relations médiatiques variables entre les médias3.
L’interprétation trans/intermédiatique apparaît comme une exigence nécessaire dans ce nouveau rapport au monde marqué par une mobilité d’esprit (mondialisation, globalisation, dénationalisation) et par de nouveaux modes et moyens de communication suscitant la mise en dialogue des cultures et des civilisations. Ce constat alimente et justifie notre lecture du roman africain francophone à la lumière de l’intermédialité. Dans cette démarche, l’on pose que la convocation des médias – principalement de la presse – dans le tissu romanesque (qu’ils remodèlent profondément) s’analyse autant comme une stratégie d’écriture qu’un moyen pratique permettant d’interroger, voire de réinterroger, l’identité du roman africain francophone contemporain (aux plans narratif et générique). Ce constat relance le débat sur l’objet littéraire à l’ère des médias.
Notre contribution s’intéresse particulièrement au rapport entre journal (média imprimé) et écriture romanesque, en insistant sur la complexité et les modalités d’inscription d’une esthétique qui brouille et élargit constamment les formes narratives. Dans ce sens, l’on pose le postulat d’une intermédiatisation du roman d’Afrique noire francophone qui épouse de plus en plus la macrostructure du journal. Verre cassé4 d’Alain Mabanckou et Les naufragés de l’intelligence5 de Jean-Marie Adiaffi peuvent nourrir une telle étude : il s’agit de reconnaître et d’analyser dans ces textes les stratégies narratives, discursives et représentatives qui les apparentent au journalisme ou, à tout le moins, y produisent des « effets journalistiques ». Le travail vise ainsi la mise au jour de fondements cognitifs et pragmatiques qui instituent au sein des œuvres une poétique intermédiatique et une esthétique de la contagion. Celles-ci sont fondées sur un projet de délégitimation du principe de l’impérialisme générique, c’est-à-dire sur une volonté de rompre le confinement et la limitation qui distinguent les genres littéraires les uns des autres.
Stratégies d’écriture : dialogue, collage et adaptation
La composition des romans d’Adiaffi et de Mabanckou mobilise des modes d’exposition et de représentation qui relèvent du collage, de l’hybridation et de l’adaptation. Elle annonce le formatage d’un nouveau corps scriptural polymorphe allant à l’encontre de la structure dite classique du roman6. L’écriture des deux romanciers est peuplée de topoï journalistiques et la structure romanesque de leurs œuvres tend à épouser et à adapter le schéma de l’écriture de presse.
Verre cassé met en scène un narrateur-écrivain chargé d’immortaliser l’histoire du Crédit à voyagé (un bar sordide où se déroule l’action du roman) à travers un livre-mémoire intitulé Le cahier. Le titre de ce récit intégré n’est pas anodin, Le cahier désignant dans le monde de la presse une publication périodique. Ainsi, par cette allusion motivée, émerge dans le roman de Mabanckou, en même temps qu’il s’écrit, un journal fictif dont la trame repose sur des reportages de faits insolites, des interviews travesties. La disposition en « feuillets » (« Premiers feuillets » [VC, 11-109] et « Derniers feuillets » [VC, 113-248]) renforce cet « effet journal » au cœur du romanesque. Le lecteur se trouve à lire concomitamment deux récits en un : le roman de Mabanckou et la revue de presse de Verre Cassé, personnage éponyme du roman, érigé en écrivain-reporter. L’effet de mise en abyme est saisissant. Dans son fonctionnement diégétique, le texte de Verre Cassé, un reportage, s’analyse comme un récit intégré qui constitue en même temps la trame du roman de Mabanckou. On remarque que le roman se réfléchit dans l’écriture du reportage et à l’inverse que le reportage imprime sa forme véritable au récit. Marie-Ève Thérenty soulignait déjà la présence, dans le roman du xixe siècle7, d’une même démarche dialectique, qui permet d’aborder la littérature comme pratique journalistique et, inversement, la presse comme pratique littéraire.
L’écriture procède par une réappropriation motivée de stratégies propres à l’écriture de presse. Le texte exemplifie bien cette composition qui calque le « modèle journalistique ». Mabanckou reprend la structure du reportage qu’il remodèle, redynamise et redéfinit à souhait pour la plier à son écriture « carnavalesque », au sens où l’entend Mikhaïl Bakhtine8. Il ne fait pas qu’intégrer des éléments de reportage dans sa narration. Il façonne un narrateur-reporter qui théâtralise la posture du reporter réel, chasseur de faits sensationnels – la séduction étant le moteur de l’information médiatique. Il s’agit de Verre Cassé, placé en situation d’écriture et dans la peau d’un attaché de presse, qui interroge les clients du bar (tels que l’Imprimeur et le type aux Pampers) pour recueillir des témoignages à publier dans son Cahier. Cette démarche introduit une transitivité auctoriale (Verre Cassé passe successivement de romancier à reporter et inversement) qui fait émerger une poétique et un corps allotropique. Le journal entre dans le roman et lui communique ses propriétés.
Sur un autre plan, les témoignages de vies brisées que Verre Cassé recense dans son Cahier, journal intradiégétique, consacrent une littérarisation ou une sorte de parodie du reportage, en tant que genre journalistique9. Le récit feint la structure du reportage en disposant dans la narration des indices de référentialité qui, à l’analyse, ne révèlent pas l’authenticité du témoignage, mais au contraire renforcent l’énigme de l’histoire. On dirait que la structure du roman est transformée ou altérée par un journalisme exubérant qui impose un nouveau code d’écriture et de lecture. Dans ce sens, la formule « je m’arrête pour aujourd’hui […], je continuerai alors plus tard » qui clôt les « Premiers feuillets » du récit s’interprète comme une forme narrativisée de la fameuse mention « À suivre » propre aux écritures de presse soumises à des impératifs d’espace textuel (pages, feuillets, lignes ou signes) et de périodicité. Comme dans le journal, cette formule induit ici une segmentation du corps romanesque, le soumettant à la « rubricité » et à la périodicité qui gouvernent l’écriture journalistique. Ainsi, conformément au modèle du périodique, Verre cassé « ne se conçoit plus comme un tout livré dans un “ici et maintenant” mais s’inscrit dans de nouveaux rythmes d’écriture et même de lecture. Le mythe de la complétude et de la clôture de l’œuvre [propre au romanesque] s’atténue avec la naissance d’une œuvre qui se construit et se rectifie jour après jour10 », feuillet après feuillet.
La textualisation journalistique (la réappropriation du protocole de rédaction du journal), sous la forme de stratégies d’écriture chez Adiaffi et Mabanckou, indique une structure fongible qui se déploie non pas selon un principe palimpsestique11 (c’est-à-dire de transtextualité, de relation de coprésence entre plusieurs textes), mais selon une configuration rhizomatique12 (une ramification narrative née de la fusion d’éléments différents). De ce fait, le romanesque n’est plus tout à fait romanesque, mais est devenu un corps fondu dans/par le journal, qui lui donne sa forme véritable. Au-delà du motif postmoderne du jeu des formes et des genres, l’insertion du journal dans le romanesque favorise une bigarrure structurelle qui fait éclater le récit, le fait osciller entre deux formes différentes, donnant lieu à une écriture de l’impur (au sens esthétique, proposé par Scarpetta, d’une textualité dérivée d’un métissage lié au contact de différents corps médiatiques13).
L’inscription de « moments journalistiques » dans l’espace romanesque intervient aussi dans des séquences de relais, quand le narrateur ou un protagoniste quelconque entreprend la lecture de fragments de journaux dans la trame narrative. Dans Verre cassé, l’Imprimeur, un mari cocufié, rapatrié de France et reconverti en « clochard de bars », lit à haute voix, devant la foule alcoolisée du Crédit à voyagé, un numéro de Paris-Match, périodique pour lequel il aurait travaillé comme imprimeur. Verre Cassé, à qui il vient de remettre le journal, le feuillette sous l’œil vigilant de l’Imprimeur qui ne manque pas d’indiquer les pages à sensation et de glisser des commentaires :
Tu vois, c’est des journalistes sérieux qui écrivent dedans, tu vois ces fesses-là, c’est des vraies fesses qui font rêver le Français moyen […] écoute, Verre Cassé, d’abord ce magazine, c’est pas un canard, ça c’est quelque chose de sérieux […] et je peux te le jurer puisque c’est nous-mêmes qui l’imprimions en France […] regarde donc à la page vingt-sept (VC, 146-147).
Ainsi, Verre Cassé déroule, sous la forme d’un compte rendu de lecture, le contenu du magazine. On apprend successivement les mésaventures d’un couple français, le décès d’un « peintre des rues de Paris », Joseph le Van Gogh nègre, qui, avant sa mort, aurait été interviewé par une « journaliste de Paris-Match, une certaine Pépita Dupont » (VC, 142). Verre Cassé retranscrit et commente des segments de cette interview :
[Q]uand il parle de Chateaubriand, Joseph dit que c’est grandiose et il ajoute « il écrit avec un fouet, il vous apostrophe, j’ai dévoré Atala, […] » et moi, en lisant ça dans Paris-Match, ce qui me touche le plus c’est surtout son courage face à la maladie qui allait l’emporter, […] et pendant que je tente de finir la lecture de cet article émouvant sur Joseph le Van Gogh nègre, l’Imprimeur me secoue, me menace et tente même de m’arracher le magazine (VC, 145).
Journal dans un journal, la lecture du Paris-Match par Verre Cassé crée un effet de double insertion qui complexifie davantage la structure du roman. Le narrateur-journaliste insère des bouts du magazine français dans son journal fictif, lui-même intégré dans le roman de Mabanckou. Un problème de frontières se pose entre ces textes enchâssés. Tirant profit du jeu intertextuel, la narration met en évidence et redynamise un questionnement sur la généricité, dans la mesure où tous ces textes s’interpénètrent et se chevauchent dans un tourniquet sans fin.
Un autre exemple d’interaction médiatique se retrouve dans Les naufragés de l’intelligence. Dans ce roman, pendant près de deux pages (p. 170-172), Guégon lit les informations données par la presse : « Il prend une chaise et s’attaque à une pile de journaux » (LNI, 170). L’effet d’immédiateté transpose le lecteur du romanesque au factuel en lui laissant le sentiment de lire, dans sa forme « réelle », l’article de presse évoqué et retranscrit.
Sur le plan de la composition, l’on assiste à une reproduction en fac-similé de fragments de textes journalistiques dans le roman (le nom de l’organe de presse, le numéro et la date de parution, le titre en gros caractère, puis l’article présenté en double colonne) : « Mambo’Soir du 11 mars 1998, “Mambo, l’Eldorado des escrocs”… » (LNI, 170). Cette démarche incarne dans le roman une forme de textualité journalistique, c’est-à-dire un corps textuel qui substitue le journalistique au romanesque. Par cette coïncidence de niveau narratif ou ce « scandaleux télescopage de textes14 », pour reprendre une expression de Patrick Suter, la narration actualise la fiction et transpose le journal au sein de celle-ci.
Ces effets de collage et de « renarrativisation15 » font du roman une écriture de l’immédiateté, une écriture construite autour de sujets tirés du journal du matin. On est de plain-pied dans « le degré zéro de l’écriture de presse16 ». Le phénomène médiatique dépasse le simple fait narratif pour s’imposer comme forme, cadre et ressort de représentation et comme enjeu de restructuration du genre romanesque. Cette incursion flagrante de la presse dans le corps romanesque induit certes une déstructuration du genre, mais elle actualise aussi une nouvelle expression et une nouvelle forme d’interrogation du monde, surtout dans un contexte global de circulation médiatique à outrance.
On pourrait croire que les écrivains ne veulent plus se cacher des altérations ou des « impuretés » observées dans leurs écrits ; plus encore, ils en parlent comme le fondement de leur projet romanesque. Plutôt que de craindre l’iconoclastie, ils la suscitent, la théorisent, la défendent et tentent de l’imposer comme nouveau code d’écriture17 en réaction aux anciennes « législations », « qui embouteillent les autoroutes des lettres [et] polluent la vraie littérature » (VC, 200). C’est vers une telle interprétation que s’oriente le projet scriptural de Verre Cassé, narrateur et écrivain fictif du roman de Mabanckou. Avant d’entamer son cahier, il émet un avertissement :
Je m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose […]. J’écrirais comme les mots me viendraient […]. [J]e note mes histoires, mes impressions en vrac, et parfois aussi je le fais pour mon propre plaisir, et c’est quand je m’abandonne, […] que je me sens vraiment dans mon assiette puisque je peux sauter, cabrioler (VC, 198-201).
Cette mise au point pourrait s’analyser comme un pacte d’écriture et de lecture qui avoue la désinvolture d’une création et d’une esthétique en rejetant la codification qui régit l’écriture. Certes, le narrateur ne parle pas encore (ou pas spécifiquement) d’hybridation générique, mais il revendique un « libre-dire » et un « libre-écrire » qui pourraient bien justifier « sa volonté d’infléchir le roman dans le sens du composite, de l’hybridation et du micmac sous le coup d’une réalité fortement assujettie à l’iconoclastie et au désordre de tous genres18 », y compris la « dialogisation » / confrontation délibérées et débridées du romanesque et du journalisme jusqu’à l’atteinte d’une forme textuelle délirée. Un tel projet induit dans le corps scriptural une complexité et une réinvention qui permettent d’incorporer les modes de communication d’un monde hypermédiatique.
Dans ces conditions, la mention épigraphique « roman » donnée comme identité du texte ne suffit plus à qualifier un récit qui déborde visiblement la nomenclature et les modes d’expression traditionnels pour se structurer autour d’un compte rendu factuel construit sur le mode de l’intergénéricité ou précisément de l’intermédialité. Le romancier théorise une nouvelle identité générique, sans la nommer cependant, contrairement à son homologue ivoirien qui franchit bien le Rubicon avec son concept de « n’zassa ».
De fait, Les naufragés de l’intelligence est sous-titré « roman n’zassa », ce qui rend le souci de redéfinition générique évident. Dans la préface, Adiaffi définit sa trouvaille et dévoile du même coup les implications structurelles de sa création qui décline un renouvellement d’identités générique et pragmatique : « n’zassa, genre sans genre qui rompt sans regret avec la classification classique, artificielle de genres ». La préface devient le manifeste d’un genre nouveau-né du phagocytage des genres codifiés et établis. Ce patchwork qui affecte la macrostructure du récit intègre aussi les codes du journalisme.
La poétique journalistique s’invite et s’invente continûment dans le roman et, en revanche, le corps romanesque s’imprègne d’une forte conscience journalistique ou d’une « matrice médiatique19 » imposant un rythme particulier d’écriture et une nouvelle pragmatique. Il en résulte une hétéromorphie structurelle par laquelle le récit devient un lieu de production et de circulation d’objets hybrides communs au romanesque et au journalistique. Les frontières entre les genres étant rendues poreuses, la différence entre le fictionnel et le factuel est dès lors problématique, réduite à des questions de positionnement ou d’horizon de lecture. À croire que chez ces romanciers la matérialité de l’objet roman est rendue secondaire à l’enrichissement de son contenu, faisant du roman une sorte de « laboratoire de formes » d’où émerge un autre type d’écriture : « le roman-journal ».
Une réappropriation du « Literary Journalism »
Une étude de David Lodge révèle que le roman dans sa forme moderne est né des débuts du journalisme20, duquel il tient l’essentiel de sa poétique. Plus nuancée, Marie-Ève Thérenty, dans ses travaux sur histoire littéraire de la presse dix-neuvièmiste, a démontré plus tard qu’au-delà des origines journalistiques du roman, la presse a dû, elle aussi, se nourrir de formes littéraires (la fiction, l’écriture intime, le portrait) pour se développer. Pour elle, presse et littérature se conditionnent mutuellement : « La poétique journalistique s’invente […] à partir de catégories littéraires (modèle conversationnel, fiction, polyphonie narrative, feuilleté de voix) mais en retour, […] les modèles journalistiques imprègnent et soutiennent la littérature et aussi les modes de pensée, la société21. »
Ainsi, on peut observer une prégnance des modèles journalistiques dans le roman, pour qui la presse a servi de « laboratoire », comme le dit Thérenty. C’est cette emprise du journal sur le littéraire qu’il convient d’interroger ici à la lumière des romans d’Adiaffi et de Mabanckou.
On remarque dès le xixe siècle, avec l’émergence de la société médiatique, une narrativisation de l’information ou de la « chose vue ». Ce mouvement se poursuit au xxe siècle, et différents auteurs ou théoriciens l’ont décrit à l’aide de concepts variés, qui tentent chaque fois de reconcevoir le roman en prenant en compte l’influence des flux médiatiques qui surdéterminent et transforment aujourd’hui nos modes d’expression du monde. Selon les auteurs ou théoriciens, on a parlé de Nonfiction Novel (Truman Capote), Creative Journalism, Narrative Reportage, Creative Nonfiction (Lee Gutkind), New Journalism ou encore Literary Journalism (Tom Wolfe), expression que nous employons ici22. Loin d’entrer dans des guerres de taxinomie ou de prendre position dans des querelles de chapelle (la différence entre ces notions se situant davantage dans la forme que dans le contenu sémantique et théorique), l’on pose, en regard de ces notions, le postulat d’une écriture factuelle marquée par une forte subjectivation, liée plutôt au sensationnel et au spectaculaire qu’à la réflexion. Inversement, le collage d’encarts de journaux dans le corps romanesque permet de parler d’un roman journalistique (a Journalistic Literature) qui tire son originalité de ce télescopage délibéré entre imaginaire et factuel, entre littérarité (écriture) et littéralité (vécu, chose vue).
Pour Merljak Zdovc, le terme de « Literary Journalism » renvoie à une écriture de l’instantanéité axée sur des techniques fictionnelles :
Literary journalism is a style of newspaper and magazine writing that developed as a reaction against factographic and objective journalism. Rather than answering the informational who, what, when, or where, it depicts moments in time. It has also managed to eschew the formula of newspaper feature writing, with its predictability and clichés. Instead, it appointed the techniques of realistic fiction to portray daily life23.
Dans la formulation apparemment antithétique de cette notion, nous reprenons les termes de l’expression Journalistic Literature au sens littéral pour rendre compte des effets du journal sur la littérature. Nous postulons l’émergence d’une écriture africaine qui fusionne les deux types d’écriture – journalistique et littéraire –, traduisant la capacité du langage à coller au quotidien, et la force d’une culture médiatique qui affecte nos modes de pensée et d’interrogation du monde.
L’émergence d’un roman africain francophone depuis le tournant des années 1980 s’accompagne d’une nouvelle donne scripturale qui incorpore bien des dispositifs de la narration journalistique. On a vu, par exemple avec Verre cassé, que le projet romanesque repose sur une farce : ce qui se joue dans ce texte, c’est moins l’écriture d’un roman, à proprement parler, qu’une tentative de littérarisation d’articles de presse échappant eux-mêmes au schéma classique de l’écriture journalistique. Travestissant les codes du journalisme, l’écriture se dissout dans une fausse prose et un espace médian entre littérature et journalisme où le texte journalistique veut se donner à voir et à lire comme un roman. Le récit se dérobe ainsi à un type d’écriture où une certaine mention épigraphique tente de le « confiner » pour se donner comme une écriture polymorphe et transversale dont la matrice s’inscrit dans ce que Semujanga appelle « la macrosémiotique internationale24 ». Ce récit est étiqueté « roman », mais au fond, il apparaît bien comme un corps pluriel, un patchwork textuel.
Cette lecture est encore plus valable pour Les naufragés. Entre journal et roman, cette œuvre fait éclater, de façon délibérée, le cloisonnement générique et ouvre une possibilité de réinterroger le discours « genrologique », et particulièrement les canons romanesques en vigueur. La narration oublie même souvent l’histoire pour se réduire à de simples « métatextes » (au sens de Genette, c’est-à-dire de commentaires de structures spéculaires sur un récit ou un discours) servant à commenter les articles de presse que Guégon lit ou encore ses réactions devant les actualités qu’il y découvre. Non seulement la fiction est subordonnée au factuel, mais encore le roman qui veut coller à la réalité devient un lieu fécond où le média déploie sa capacité de fascination, entraînant une crise de légitimation par laquelle le roman perd sa valeur d’unification et entre dans un régime inter/transmédiatique.
On fait alors coïncider au plan de la représentation le fictionnel et le factuel, ou encore l’esthétique et l’éthique. Dans Verre cassé, par exemple, chaque article de journal (reportages intégrés) est un chapitre du roman. Cette transitivité déplace l’intérêt de l’œuvre des aléas sociétaux vers la technicité d’une écriture qui revendique une nouvelle posture générique fondée sur « l’hétérogénéité » ou « l’impureté », dirait Scarpetta.
Chez Adiaffi, le collage d’encarts de journaux et l’insertion de dispositifs énonciatifs inspirés du journal n’induisent pas seulement une interaction médiatique dont l’effet serait à rechercher sur la structure textuelle. Ces procédés conduisent à une textualité-rhizome25, articulée au Literary Journalism. La narration s’installe ainsi dans un régime d’impureté, c’est-à-dire un mélange débridé et motivé de genres et de registres, qu’annonce la mention générique, programmatique, du texte (roman n’zassa).
L’écriture de l’Ivoirien s’inscrit, de ce fait, dans une logique d’hétérogénéité, d’inventivité et dans une esthétique de réception motivée, à croire que pour celui-ci, il n’y a plus aucune frontière entre les genres. L’auteur rejette ainsi de fausses idées de pureté générique rendues quasi impossibles dans ce nouveau rapport au monde marqué par les transferts médiatiques et culturels de tous genres. Poésie, interview, nouvelle, épopée, théâtre, essai… tous les genres sont convoqués, même si une place de choix est dévolue à l’écriture de presse. Une telle démarche semble motivée par un souci de convergence et par la mise en place d’une nouvelle identité textuelle.
Chez Adiaffi comme chez Mabanckou, le roman subit la tentation et la fascination de la forme journalistique. La référence à ce média et à ses procédés d’écriture, même subvertis, est si importante qu’on dirait que la presse est « le cœur absent » autour duquel leurs œuvres se construisent. Le lecteur est continûment dans un univers où les sujets et les objets prennent forme à partir du spectaculaire et planifient une réception intermédiatique. L’écriture journalistique se reconnaît dans ces textes qui se présentent en un sens comme des reportages sur la société africaine postcoloniale, ce qui les inscrit à un carrefour stylistique entre journalisme et littérature. L’on parle ici d’une structure romanesque proprement plastique et ambiguë, fondée sur une hybridité flagrante qui instaure, par là même, une autre approche du réel et de la fiction romanesque africaine.
Notre étude s’est intéressée aux métamorphoses du roman d’Afrique noire francophone à l’ère des médias de masse. Devant la prégnance d’une culture médiatique qui tend à s’imposer comme nouvelle identité remarquable des ordres de communication, l’on a voulu rechercher dans l’écriture romanesque des traces de l’univers médiatique et interroger les implications narratives de celui-ci, qu’elles soient structurelles, fonctionnelles et même théoriques, dans le corps textuel.
L’effet média ou plus précisément « l’effet journal » est bien présent dans le roman africain contemporain et notamment chez Mabanckou et Adiaffi. Il s’y développe sous forme de collage, de rhizome, de recyclage, de mise en abyme, de transfert de propriétés textuelles, de fascination de formes, de contamination ou de réappropriation formelle du journalisme, en tant que genre typé (obligation d’actualisation, hiérarchisation de l’information, titre, chapeau, présentation en colonnes, organisation en rubriques). Le roman apparaît ainsi comme un genre plastique qui ménage continûment des possibilités d’hybridation, d’inter/transgénéricité.
Avec l’intégration foisonnante de la presse, Verre cassé et Les naufragés se présentent comme de gigantesques « médiasphères romanesques », conjuguant avec une forte transitivité par laquelle le romancier porte aussi les habits du journaliste. Ces symptômes montrent, avec acuité, comment le roman en Afrique subsaharienne se trouve aujourd’hui profondément modifié par le développement d’un mode de représentation fondé sur une surprésence médiatique et le développement d’une écriture de presse qui rythme et conditionne de plus en plus la vie collective.
Bibliographie
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- CHAMBOST, Christian, « Journalisme et littérature : In Cold Blood, ou l’association paradoxale du fait divers et du “Nonfiction Novel” », dans E-rea, 4.1, [en ligne], erea.revues.org/263 [site consulté le 25 février 2012].
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- GBANOU, Komlan Selom, « Le fragmentaire dans le roman africain », dans Tangence, n° 75 (2004), p. 83-105.
- LODGE, David, The Art of Fiction, London, Penguin, 1994.
- LYOTARD, Jean-François, « Réponse à la question qu’est-ce que le postmodernisme », dans Critique, n° 419 (1982), p. 357-367.
- MABANCKOU, Alain, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005.
- MARINIELLO, Silvestra, « Médiation et intermédialité », conférence prononcée à Montréal, Musée des arts contemporains de Montréal, le 2 mars 1999.
- SCARPETTA, Guy, L’impureté, Paris, Grasset (Figures), 1985.
- THÉRENTY, Marie-Ève, « Pour une histoire littéraire de la presse au xixe siècle », dans Revue d’histoire littéraire de la France, vol. ciii, n° 3 (2003), p. 625-635.
- ––––––, La littérature au quotidien. Poétiques journalistique au xixe siècle, Paris, Seuil (Poétiques), 2007.
- ZDOVC, Merljak Sonja, « Literary Journalism: the intersection of literature and journalism », in Acta Neophilologica, vol. xxxvii, n° 1-2 (2004), p. 17-22.
Notes de bas de page
- Jean-François Lyotard, « Réponse à la question qu’est-ce que le postmodernisme », dans Critique, n° 419 (1982), p. 7.
- Cf. Julia Kristeva, Sémiotikè. Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil (Point), 1969. Chez Kristeva, tout texte se construit comme mosaïque de citations, absorption et transformation d’un autre texte.
- Silvestra Mariniello, « Médiation et intermédialité », conférence prononcée à Montréal, Musée des arts contemporains de Montréal, le 2 mars 1999.
- Alain Mabanckou, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005. Les références à cette œuvre seront désormais indiquées par les initiales VC, suivies des numéros de page.
- Jean-Marie Adiaffi, Les naufragés de l’intelligence, Abidjan, CEDA, 2000. Les références à cette œuvre seront désormais indiquées par les initiales LNI, suivies des numéros de page.
- Pour ces écrivains, la pureté générique semble un leurre. L’écriture se construit en absorbant et en remaniant d’autres genres au péril de ses propres limites ou des limites des autres genres qu’elle incorpore.
- Lire à ce propos Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Seuil, (Poétique), 2007.
- Pour Bakhtine, l’écriture carnavalesque est cette écriture qui subit (directement ou non) l’influence d’un aspect du carnaval : le rire, le grotesque, le bouffon, le merveilleux, l’excès, le déguisement, le renversement, la parodie, en somme tous les traits reconnus au carnaval, à commencer par la transgression des normes aussi bien sociales que canoniques. On lira avec profit Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, traduit du russe par Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil (Points/Essais), 1970 et L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par André Robel, Paris, Gallimard (Tel), 1970. Nous postulons que les nouvelles écritures africaines ne se développent plus dans un rapport d’imitation, mais par une subversion des modèles, une inversion du monde dans le récit et toutes sortes de violences textuelles qui les font s’apparenter à la carnavalisation littéraire.
- On lira Myriam Boucharenc, « Typologie du petit reportage » dans Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche (dir.), Littérature et reportage, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2001, p. 221-234. En passant à l’écriture, l’actualité et la chose vécue subissent un processus de fictionnalisation qui subvertit le dénotatif ou la réalité pour déboucher sur un ailleurs imaginaire. Comme s’il s’agissait de créer une métaphore de réel, la narration est alors surdéterminée par une tentation d’enquête, souvent parodiée, voire devient un pur simulacre de reportage.
- Marie-Ève Thérenty, « Pour une histoire littéraire de la presse au xixe siècle », dans Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 103, n° 3 (2003), p. 631.
- Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil (Essai), 1992.
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Rhizome », dans Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 30. Les deux philosophes définissent trois types de livre : le livre-arbre, le livre-radicelle et le livre-rhizome. Ce dernier type renvoie au livre dans sa capacité à incorporer d’autres traits, même non linguistiques, jusqu’à être essentiellement polymorphe.
- Guy Scarpetta, L’impureté, Paris, Grasset (Figures), 1985. Rejetant le radicalisme esthétique des avant-gardes, Scarpetta met de l’avant une esthétique de l’hétérogénéité et de la confusion qui définit l’art contemporain.
- Patrick Suter, Entretien avec Anne Pitteloud, [en ligne]. http://www.culturactf.ch/invité/suterprint.htm. Voir aussi Patrick Suter, « La presse dans l’œuvre : vers une écologie littéraire », dans Le journal et les lettres, t. ii, Genève, Métisse Presse (Voltiges), 2010.
- Sophie Bertho, « L’attente postmoderne. À propos de la littérature contemporaine en France », dans Revue d’histoire littéraire en France, n° 4-5 (1991), p. 737. Voir aussi Aron Kibédi Varga, « Le récit postmoderne », dans Littérature, n° 77 (1990), p. 3-22. Pour eux, ce terme renvoie à la réutilisation des formes du passé.
- Pour plus de précisions, lire Christian Chambost de qui nous tenons cette conceptualisation : « Journalisme et littérature : In Cold Blood, ou l’association paradoxale du fait divers et du “Nonfiction Novel” », dans E-rea, 4.1, (2006), [en ligne], erea.revues.org/263 [site consulté le 25 février 2012].
- Au plan générique, ce désir d’écrire librement met souvent en avant des télescopages audacieux qui disent bien la volonté des romanciers africains d’inscrire leurs œuvres l’hétéromorphisation des langages et des modes d’expression. L’on pense, par exemple, au « chant-roman » de Werewere Liking, au « conte romanesque » de Maurice Bandaman, au « roman n’zassa » d’Adiaffi qui sont autant de formes d’hybridité générique entraînant la crise du principe de l’autorité « genrologique ».
- Komlan Gbanou, « Le fragmentaire dans le roman africain », dans Tangence, n° 75 (2004), p. 84.
- Cette expression est tirée de la première partie du livre La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle, op. cit. p. 47-120. Pour Thérenty, la « matrice médiatique » repose sur quatre contraintes : périodicité, collectivité, effet-rubrique, actualité.
- David Lodge, The Art of Fiction, London, Penguin, 1994.
- Marie-Ève Thérenty, « Pour une histoire littéraire de la presse au xixe siècle », loc. cit., p. 633-634.
- Christian Chambost esquisse une définition et une spécification de ces termes dans son article « Journalisme et littérature : In Cold Blood, ou l’association paradoxale du fait divers et du “Nonfiction Novel” », loc. cit.
- Sonja Zdovc, « Literary Journalism : the intersection of literature and journalism », dans Acta Neophilologica, vol. xxxvii, n° 1-2 (2004), p. 17. [Le journalisme littéraire est un style d’écriture de presse qui s’est développé en réaction contre le journalisme factuel et objectif. Plutôt que de répondre à l’information qui, quoi, quand, et où, il dépeint quelques instants dans le temps. Il a également réussi à éviter le recours à la formule du journal écrit, à sa prévisibilité et à ses clichés. Au lieu de cela, il a usé de techniques de fiction réaliste pour dépeindre la vie quotidienne. Notre traduction.]
- Josias Semujanga, « De l’africanité à la transculturalité : éléments d’une critique littéraire dépolitisée du roman », dans Études françaises, vol. xxxvii, n° 2 (2001), p. 147.
- Cette formulation emprunte à la notion de « livre-rhizome » mise en avant par Gilles Deleuze dans Mille plateaux, op. cit. Il s’agit d’une textualité polymorphe offrant plusieurs angles de lecture.