Duende

Par Élise Boisvert Dufresne — Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

duende

Dans un coin se tiennent des hommes aux cheveux longs, chemises blanches à moitié déboutonnées laissant paraître torse pileux, bottes à talon. Les notes de leurs guitares tombent lentement, comme alourdies de chaleur. Le mur du fond de la salle, recouvert de chaux, arbore une fresque représentant deux coqs furieux. Côté jardin se trouve un escalier aux marches inégales montant en colimaçon vers un deuxième étage. Contre le mur, deux chaises de bois et de paille, très simples. D’un mouvement bizarrement synchrone, les hommes aux guitares se lèvent de leur coin sombre et montent sur scène. Trois hommes : le premier, plus âgé, petit, ventre proéminent et comme glorifié par un maintien fier et dégagé, reste debout à droite des chaises, passe nerveusement sa main dans les bouclettes de ses cheveux gominés, lève le menton et semble se concentrer, se mettre en état pour on ne sait encore quoi. Le deuxième s’assied avec sa guitare sur la chaise, gratte encore quelques notes pour passer le temps, absorbé lui aussi, perdu en lui-même, entre les cordes de son instrument. Le troisième, comme le premier, reste debout, à gauche, place un de ses pieds bottés sur la chaise. Extrêmement grand et maigre, plus jeune que les deux autres, il a une allure à la fois étrange et racée, un corps fait pour avoir une âme singulière. Il commence à frapper ses mains longues, maigres et anguleuses l’une contre l’autre en un rythme inconstant et sourd, ferme les yeux.

L’on se met à entendre un martèlement de talons venant de l’étage au-dessus de la scène, des éclats de voix de femmes. Les notes de guitare se précisent, les battements de mains s’accélèrent, et le plus vieux des hommes, le premier, se met à chanter, déployant brusquement sa voix, comme un grand tissu de couleur. Une voix rauque, profonde, sortie d’on ne sait quel émoi, quel ravage intérieur. À l’appel de cette voix hypnotique, une première danseuse descend les escaliers et entre en scène. La danseuse est droite, fière et belle. Elle porte magnifiquement sa robe à volants froufroutante, noire à grandes pastilles rouges, sa mantille de soie, ses castagnettes enlacées aux doigts et ses souliers assourdissants, qui s’alignent à la musique créée sur scène pour elle. Ses cheveux noirs sont relevés en chignon, elle porte une frange bouclée, gommée sur sa joue comme si elle l’avait trempée de vin rouge. Son visage grave, ses traits durement marqués inquiètent le spectateur, maintiennent l’attention sur ses sourcils froncés, sur les mouvements gracieux et amples des bras, du cou, des épaules, des hanches, qu’elle improvise. Les trois hommes, les yeux rivés sur elle, la suivent musicalement avec une grande précision, et leur concentration mêlée d’abandon surprend. Le chanteur tend les bras vers la danseuse en faisant monter sa voix, suivant les accélérations du rythme des pieds de la danseuse et le cliquetis des castagnettes. Semblant à la fois le dédaigner et lui répondre, la danseuse se crispe, se frappe, violemment, le corps de ses paumes, saute, agite les volants de sa robe, se couvre et se découvre de sa mantille ; le duende s’empare des artistes, ou germe en eux, ou fissure l’apparence des corps sur scène pour les magnifier de l’intérieur. La musique qu’ils produisent, la danse ne semblent plus être leur création mais une libération indépendante de leur volonté. Au paroxysme du rythme, de l’énergie, de la déchirure de la voix, la danseuse donne un coup de pied final accompagné d’un ole du chanteur. Un vrai, un ole spontané de gitan, un ole grave et nécessaire. Nous sommes subjugués, totalement transportés par la danse, nous applaudissons, à tout rompre. Et le spectacle reprend. Une seconde danseuse remplace la première : les robes, les visages, les chants, la beauté, la souffrance et la grandeur se succèdent, d’ole en ole, pour la célébration de la nuit.

L’art du flamenco est l’expression la plus parfaite d’une certaine qualité de la passion, d’un certain esprit d’intensité qui supprime la distance entre les corps, qui emplit l’espace d’une matière continue dont chaque être, chaque objet est à la fois constitué et traversé, qui dilate le temps et l’esprit. Le martèlement des talons des danseurs, les percussions de castagnettes, les voix profondes qui s’y allient, la tension des cordes des guitares, la rudesse des mains frappées : tout cela entre dans une symbiose spontanée et extraordinaire. Le duende comme esthétique dionysiaque !

Rappelez-vous le cas de sainte Thérèse, tellement flamenca et pleine de duende, […] parce qu’elle était l’une des rares créatures que le duende transperce d’un dard […], voulant la tuer parce qu’elle lui avait ravi son secret ultime, le pont subtil qui unit les cinq sens avec ce centre de chair à vif, de mer vive, de l’Amour libéré du Temps.

Vaillantissime triomphatrice du duende.

— Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du duende

L’extase de sainte Thérèse de Bernini se trouve offerte subitement à nos yeux, la sainte radieuse dans son drapé extravagant et son emportement divin. Elle est surélevée sur une sorte d’autel et comme encadrée par une étoile de rayons dorés, l’amour brûlant et douloureux de Dieu s’abattant sur elle. L’ange qui se tient à ses côtés, prêt à la transpercer de son dard, semble accessoire, car la sainte montre par toute son attitude qu’elle a déjà été atteinte par l’état de grâce qu’elle décrit comme une blessure d’amour, une brûlure à la vivacité presque trop intense pour être supportée.

Le même oubli de soi, le même abandon à l’ivresse extatique, à Séville, à Rome, par la musique, la danse, la sculpture, – l’art.