Présentations de Godfrey Ho et de Robert Morin : faussaires ! Une lecture deleuzienne du procédé de collage

Par Thomas Carrier-Lafleur — Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

I. Sur le collage

faussaireLe collage est un procédé clandestin et réprimandable par les bonnes mœurs. Les plus grands colleurs sont de vrais escrocs. Burroughs et Ginsberg : bandits. Cendrars : voyou. Ho et Morin : faussaires !

Le collage libère, justifie et valorise les puissances du faux !

Le collage s’accompagne d’un pacte ; seulement, il s’agit d’un pacte illicite et secret, un peu comme vendre son âme au diable, comme si le pape devenait juif.

Le collage englobe et travaille tous les styles, jusqu’à leur totale disparition. Les contraintes de fond, de forme, de genre, de langue, de syntaxe, de lexique, elles n’existent plus. Dans la logique du colleur, la distinction entre auteur médiocre et grand auteur est simplement comique, elle a perdu sa raison d’être. Guy Des Cars peut dialoguer sans gêne aucune avec Homère, le logo de Coke parasiter amoureusement un Matisse, Proust habiter chaleureusement un sex-shop.

Le collage est un corps révolutionnaire.

Le collage orchestre un monde carnavalesque et populaire, comme dans l’œuvre de Rabelais. Une culture du comique.

Le collage pousse la langue, toute langue, vers sa limite, que ce soit le cri, la musique, le rire… le silence, comme le film de Bergman.

Le collage abolit tous les cadres (psychanalyse, linguistique, religion, politique).

Le collage fait délirer l’art sur lui-même. L’art se fait sa propre fête, se paie sa propre tête, se met lui-même en spectacle, organise son propre tribunal, jouant à la fois le rôle du juge et celui de l’accusé.

Le collage est un transfert, non pas un transfert de sens, mais un transfert de territoire ; c’est la déterritorialisation à l’état pur, le rêve de Deleuze.

Le collage permet à la culture de perdre son sérieux. Grâce au colleur, le rire triomphe sur tout. Le rire justifie tout. C’est une raison de vivre. L’important, dans la vie comme dans l’art, c’est de rigoler. Le reste, c’est de la blague.

Le collage met fin à l’interprétation et ainsi permet à l’art, non plus de signifier, mais de fonctionner.

Le collage nous permet d’en finir avec la mauvaise conscience. Le colleur brûle le temple, fait tomber l’Église en ruine. Plus de morale. Les flics et les prêtres troquent leurs uniformes et leurs bâtons pour une paire de ciseaux et un bâton de colle.

Le collage est un montage d’idées et d’identités. Eisenstein et Groulx sont deux très grands colleurs.

Le collage est comme une monade de Leibniz, comme une idée de Platon, comme une essence chez Proust.

Le collage, c’est opposer le chaos à l’opinion, la décadence à la conformité. « [L]es hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste [le colleur], pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente1. »

Le collage est un corps sans organe, CsO.

Le collage est une machine. « Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. […] Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. […] C’est ainsi qu’on est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines. […] Quelque chose se produit : des effets de machine, et non des métaphores2. »

Le colleur est un schizophrène, sa création est son usine, son devenir. « La promenade du schizophrène : c’est un meilleur modèle que le névrosé couché sur le divan. Un peu de grand air, une relation avec le dehors3. »

Le collage : pour en finir avec le jugement.

II. Présentation de Godfrey Ho

Ho c’est le collage, et inversement. Ho répond à la définition du parfait colleur, définition que nous venons tout juste d’évoquer (importance du rire et du délire, rejet de la morale et de l’interprétation, valorisation de la puissance du faux). Cependant, fait remarquable, Ho se colle et se copie lui-même, en plus de voler les autres ; un Robin des Bois schizophrène, se baladant à l’air libre pour vivre ouvertement son délire. Il nourrit sa chimère, est son propre double, incarne à la fois l’un et le multiple, en plus de délirer sur le cinéma chinois, thaï et philippin. Tel le phénix, Ho a la capacité de renaître de ses cendres, tout en entraînant les autres dans sa résurrection. Notre court texte vise à présenter ce cinéaste contrebandier, ce travailleur de l’ombre, ce colleur de génie, ce grand malade, cet Argus aux cent yeux et aux mille ciseaux qui vendrait père et mère pour un raccord ingénieux.

Le mystère autour de Ho débute par son nom. Godfrey Ho est un trompe-l’œil, un leurre, un masque qu’il s’est lui-même collé au visage, une image en constante surimpression, pour parler cinéma. Le vrai nom de Ho serait (le conditionnel est de mise lorsqu’on parle de ce cinéaste) Ho Chi Kueng ; cependant méfions-nous, avec les faussaires, on ne sait jamais. Ses autres masques : Godfrey Hall, Zhi Jiang He, Benny Ho, Chi-Mou Ho, Chun-Sing Ho, Charles Lee, Stanley Chan, George King, Bruce Lambert, Victor Sears, Tommy Cheung, Tommy Cheng, Tommy Leung, York Lam, Alton Cheung, Ho Jesung Keung, Fong Ho. Mais il y en aurait d’autres. Nous l’avons dit, Ho incarne simultanément le tout et le fragment.

Ho est cinéaste. Ayant tourné plus de cent films, il a autant de métier que Hitchcock ou Chabrol. Sa passion, ce qui le possède, sa ritournelle : les ninjas. La moitié de ses œuvres contiennent le terme « ninja » dans leur titre. Des exemples : Ninja Champion, Ninja Masters of Death, Ninja Terminator, Ninja and the Warriors of Fire, Ninja Avengers, Ninja Commandments, Ninja Death Squad, Ninja in Action, Ninja Kill, Ninja Operation : Licensed to Terminate, Zombie vs. Ninja, Bionic Ninja, Challenge of the Ninja, Clash of the Ninjas, Diamond Ninja Force, The Ultimate Ninja. Proust disait que tous les romans de Dostoïevski auraient pu s’appeler Histoire d’un crime ; dans cette logique, tous les films de Ho auraient pu s’intituler Histoire d’un ninja. Néanmoins, et nous associons le phénomène au délire provoqué par le collage, ce parallélisme interne tend à en rejoindre un plus grand qui le dépasse largement. En effet, on remarque que les films de Ho, par leurs titres, offrent des variations, comme Mozart et son Ah vous dirais-je maman, de ceux de Woo, de Hark et de Bruce Lee (pour ne pas dire de tout le cinéma asiatique moderne), de la série des James Bond, des westerns de Leone. Certes le colleur doit délirer, mais il doit délirer sur le monde et sur l’Histoire, non pas sur sa petite personne. Ho, l’escroc, le faussaire, l’a compris.

La carrière de Ho ne s’est pas toujours orientée vers le septième art. Très jeune, ses parents le poussent vers le violon. Élève moyen, il troquera, quelques années et plusieurs fausses notes plus tard, l’archet pour la caméra et les ciseaux. Dès lors, pour la suite du monde, au début des années 1970, Ho immigre au Canada, afin d’y apprendre le cinéma à la manière occidentale. Ce passage, ce transfert de territoire, est une des clés pour comprendre le mystère qui englobe le personnage, nous y reviendrons. À l’âge de 23 ans, Ho revient à Hong Kong, maintenant parfaitement bilingue et officiellement un artisan filmique. Le système des studios chinois ne lui permet pas de trouver du travail du petit côté de la caméra. Notre futur cinéaste s’improvise donc comédien pour la télévision (ce qui rappelle les carrières de Cassavetes et de Kitano), dans le but de se faire remarquer par un richissime yakusa ou un fils d’aisé producteur de textile passionné du septième art. Chose faite ! Peu de temps après, Ho, ayant collé une image à son nom, retient l’attention de la mythique Shaw Brothers Studio, boîte de production sans laquelle il n’y aurait pas eu de cinéma asiatique. Maintenant scénariste, Ho se colle à tous les sales boulots que ses patrons veulent bien lui confier. Prenant du galon, il devient l’assistant des plus grosses têtes de la Shaw. Ho travaille notamment avec Chang Cheh, autre voyou notoire, il partage avec ce dernier une intense relation amour-haine. Cela se poursuivra jusqu’à la fin des années 1970. Par la suite, la Shaw n’étant plus rentable, elle opère des réductions de personnel, et Ho est coupé de leur système. Malgré tout, il s’agit d’un nouveau départ. C’est l’occasion parfaite pour lui permettre de réaliser son premier film, les cinémas indépendants asiatiques devenant de plus en plus présents. Cependant, en dépit de toute sa volonté, Ho ne peut y arriver seul, bien que la création soit un acte profondément solitaire, le cinéma est un art collectif. Ayant besoin d’argent et de moyens techniques, Ho se colle à Joseph Lai, patron d’une petite maison de production, la IFD (International Finance Development). En 1977, Ho réalise son premier film, signe son premier crime, Paris Killer’s. Subséquemment, et ce, pour le reste de sa carrière, Ho maintiendra un rythme de travail moyennant autour de huit films par an (deux fois plus que Godard ou Curtiz dans leurs belles années). Tout l’argent rapporté par ses différentes œuvres sera réinvesti dans les diverses firmes de production pour lesquelles il travaillera ; telle une araignée, collant sa toile un peu partout, Ho fait fonctionner sa machine infernale. Au début des années 1990, Ho, se déterritorialisant à nouveau, réalise trois films aux États-Unis, films qui seront son chant du cygne, ses œuvres n’ayant plus la cote, c’est-à-dire ne faisant plus les recettes nécessaires4. Aujourd’hui, coup de théâtre, Ho est professeur de cinéma à Hong Kong, tel un vieux bandit à la retraite qui aurait signé son dernier coup, enseignant, pour le plaisir de ses vieux jours, les lois du métier et surtout comment contourner ces lois, aux jeunes loups voulant eux aussi faire sauter la banque.

Ho est un faussaire. Il fabrique des films en série, et des films de série. Il ne tourne qu’une partie de ses films, glanant le reste ailleurs, le collant à son propre matériel5. Il récupère les films des autres pour monter les siens, et ce, contre la morale et le droit d’auteur. « Le sentiment, connais pas ; si vous me payez, moi je peux coller », dirait le flibustier cinématographique. Ho actualise un passé filmique dont il est le contemporain pour nourrir sa propre chimère artistique. Ses œuvres sont une promenade délirante au cœur du cinéma asiatique des oubliés. On qualifie sa technique de « 2 en 1 », ou de « Copier-Coller-Ninja ».

Mais le procédé n’en reste pas là. Ho se falsifie lui-même, s’autoactualise. Son œuvre est un immense cristal aux mille facettes, se réfléchissant les unes dans les autres, offrant ainsi une infinité de variations et de reflets déformants. Le virtuel, par le transfert opéré par le collage, devient actuel. Dans cette logique, Ho nous semble un cinéaste d’inspiration bergsonienne. Pour lui, le passé (les films des autres, ses anciens films) « ne représente pas quelque chose qui a été, mais simplement quelque chose qui est, et qui coexiste avec soi comme présent. […] [L]e passé n’a pas à se conserver dans autre chose que soi, parce qu’il est en soi, survit et se conserve en soi6 ». Seulement, le problème n’est pas le même chez Ho et chez Bergson. Pour le philosophe, il suffit de savoir que le passé se conserve en soi, conserver l’être en soi du passé, alors que Ho, pour sa part, tout en reconnaissant cette conception du passé, tend, en la préservant7, à l’actualiser. Le collage fait fonctionner cette actualisation. L’être en soi du passé, le virtuel, peut coexister avec son actualisation dans le présent, tout en se conservant en soi ; il parasite un présent qui, à nouveau, formera un passé qui se conserve en soi. À chaque nouveau film, la même ritournelle – tourne, tourne, machine infernale ! À la lettre, l’imaginaire de Ho est une usine, une usine qui ne fonctionnerait que détraquée.

Notons également l’importance de la notion de territoire chez Ho. Cela se traduit par le développement et la répétition d’une dimension bipolaire, voire schizo-bipolaire, qui englobe ses films et les fait fonctionner. En effet, ses œuvres sont oxymoroniques, elles possèdent deux pôles opposés qui, dans un perpétuel combat, tentent de se rejoindre8. Comme c’est le cas pour À la recherche du temps perdu, elles ont deux côtés : l’enfance à Combray, ici, c’est l’Orient, et l’inconnu du côté de Méséglise, c’est l’Occident. Tout en maintenant l’opposition, Ho cherche à faire tenir le tout, à le rendre homogène, prônant l’harmonie dans la décadence. Ho, le colleur, superpose les deux côtés l’un sur l’autre, l’Orient rencontrant et affrontant ainsi l’Occident, pour former un nouveau tout unique et cohérent. Avec Ho, tout est question de territoire. Le monde lui offre une ritournelle territoriale, un théâtre des opérations.

Résultant de cette confrontation territoriale, la structure narrative de ses films est assez simple : les ninjas occidentaux se rendent au pays du soleil levant pour affronter leur équivalent, ou l’inverse9. Différence et répétition. Encore une fois, sans le collage, cette genèse ne pourrait pas fonctionner adéquatement, le collage la rendant moins sèche, lui ajoutant une couche de couleur. Règle générale, Ho tourne lui-même les scènes des acteurs occidentaux, pour les coller à des scènes de combats d’occultes films asiatiques. Comme chez Proust, malgré leur opposition en surface, les deux côtés se rejoignent. L’Orient et l’Occident se trouvent ainsi déterritorialisés, chacun des deux pôles se trouvant reterritorialisé dans son contraire, le tout sous le signe homogénéisant du collage. Cette opposition entre deux territoires antinomiques qui finissent par se rencontrer grâce au travail du colleur se retrouve également à un niveau extradiégétique : il y a bien sûr une rencontre et une opposition entre le matériel tourné par Ho et celui venant d’ailleurs. Dans un constant dialogue, Ho unifie, aussi bien que Resnais avec Hiroshima mon amour, l’intime et le collectif. La petite histoire de son cinéma (les plans tournés par lui) rencontre, commente et actualise la grande histoire du cinéma asiatique, pour, au final, venir s’y inscrire et, sait-on jamais, pouvoir être commentée et actualisée à son tour. Les faussaires rôdent, comme dans le tableau de Rembrandt, ils sont partout.

Tout comme Ho et ses multiples masques lui servant de surnoms, le titre de ce texte est un trompe-l’œil. Notre but premier n’était pas de présenter Ho et ses nanars, mais plutôt de tenter de discourir sur cette notion mouvante qu’est le collage, et ce, à partir de l’exemple criant de notre cinéaste contrebandier. Néanmoins, tout compte fait, le colleur est peut-être comme les ninjas de Ho : furtif, souterrain, rapide et efficace, homme de l’ombre, vivant dans une solitude peuplée, déguisé, habile et toujours prêt au combat. Le collage comme arme, l’art comme résistance.

III. Présentation de Robert Morin

Yes sir ! Madame… : délire au cœur du cristal

À force de vouloir faire vrai, on devient faux ; et inversement.

« On pourrait tout résumer en disant que le faussaire devient le personnage même du cinéma : non plus le criminel, le cow-boy, l’homme psycho-social, le héros historique, le détenteur de pouvoir, etc., comme dans l’image-action, mais le faussaire pur et simple, au détriment de toute action. Le faussaire pouvait exister naguère sous une forme déterminée, menteur ou traître, mais il prend maintenant une figure illimitée qui imprègne tout le film. À la fois il est l’homme des descriptions pures, et fabrique l’image-cristal, l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ; il passe dans le cristal, et fait voir l’image-temps directe ; il suscite les alternatives indécidables, les différences inexplicables entre le vrai et le faux, et par là même impose une puissance du faux comme adéquate au temps, par opposition à toute forme du vrai qui disciplinerait le temps10. » Après un récent visionnement de Yes sir ! Madame…, nous étions frappé par la dimension très deleuzienne de ce film. Des propos comme ceux peuplant le quatrième et le sixième chapitre de L’image-temps, respectivement « Les cristaux de temps » et « Les puissances du faux », peuvent s’appliquer à la lettre au film de Morin, sans la moindre modification, d’où la longue citation d’entrée de jeu, et celles qui viendront. Nous étions encore plus étonné de constater la portée des idées deleuziennes pour traiter de la question du collage, question que nous croyons essentielle afin de comprendre le rôle du faussaire, comme nous avons tenté de l’exploiter précédemment.

Tout ce que nous avons avancé sur Ho, nous aurions pu le dire de Morin. À une différence près : Morin possède un talent énorme, un réel génie, alors que Ho n’est qu’un surprenant artisan. Le collage au sein de l’œuvre de Ho est un outil pratique. Sans ce procédé, il n’aurait pas pu réaliser un si grand nombre de films. Ses films auraient toujours été des nanars, mais sans cette touche de couleur euphorisante provoquée par la libération des puissances du faux, elle-même conséquence de l’utilisation du collage. La logique du « colle ou crève » s’applique à un cinéaste comme Ho, mais pas à Morin. Morin s’approprie la technique de collage, l’utilise à des fins personnelles et émouvantes, se place au-dessus d’elle plutôt que d’en être dépendant, afin de l’amener vers de nouveaux horizons, des visées métaphysiques et spirituelles.

Le thème principal de Morin, la grande ritournelle de tous ses films, les vidéos comme ceux tournés en 35 millimètres, c’est la subjectivité, le déploiement de la subjectivité. Ses obsessions : comment mettre en scène un « je », un « moi filmique », conscient de sa propre subjectivité ? comment le cinéma peut-il être conscient de son existence et de son fonctionnement, et en quoi cela change-t-il la nature de tout film ? La caméra, dans une grande partie des œuvres de Morin, est incluse dans la diégèse. L’histoire est orchestrée par un élément qui lui est interne, elle est en relation avec cet élément. Comme d’autres avant lui (Godard, Akerman, Powell dans le prodigieux Peeping Tom, Antonioni avec Blow up, et la liste continue), Morin troque l’illusion cinématographique (montage transparent, image-action, le mouvement qui prédomine sur le temps) pour une escroquerie encore plus grande : l’image-cristal, où, cette fois, c’est le mouvement qui est subordonné au temps et à ses avatars. « Le cinéma ne présente pas seulement des images, il les entoure d’un monde. C’est pourquoi il a cherché très tôt des circuits de plus en plus grands qui uniraient une image actuelle à des images-souvenir, des images-rêve, des images-monde. […] Nous appelions opsigne (et sonsigne) l’image actuelle coupée de son prolongement moteur : elle composait alors de grands circuits, elle entrait en communication avec ce qui pouvait apparaître comme [ces] images-souvenir, [ces] images-rêve, [ces] images-monde. Mais voilà que l’opsigne trouve son véritable élément générique quand l’image optique actuelle cristallise avec sa propre image virtuelle, sur le petit circuit intérieur. C’est une image-cristal, qui nous donne la raison, ou plutôt le « cœur » des opsignes et de leurs compositions. Ceux-ci ne sont plus que des éclats de l’image-cristal11. » Et le collage dans tout cela ? Il nourrit le cristal, et incarne sa puissance trouble, lui ajoute des facettes, les juxtapose pour les faire dialoguer. Cette notion d’image-cristal, et sa relation avec l’art du colleur, nous semble essentielle pour comprendre et apprécier l’ensemble des œuvres de Morin, mais, plus particulièrement, pour saisir les tenants et les aboutissants d’un film comme Yes sir ! Madame…

Se situant au cœur de la carrière de Morin, Yes sir ! Madame… (1994) s’impose comme un des piliers de la carrière filmique du cinéaste, et, nous le croyons ardemment, comme une des œuvres phares de notre cinématographie. Ce film, on l’aura deviné, est une œuvre de faussaire : tourné en vitesse et dans le secret, sans budget significatif, se permettant d’utiliser du matériel venant d’ailleurs, construit pour être un trompe-l’œil, valorisant l’image-cristal au détriment de l’image-action, en dépit des qu’en-dira-t-on. Yes sir ! Madame… nous semble également le film dans lequel Morin a le plus travaillé et déployé sa subjectivité et celle de sa caméra, donnant ainsi sa forme au cristal. L’empire du cinéaste plane sur l’œuvre entière. En effet, Morin est producteur, réalisateur, scénariste, monteur, comédien, narrateur et bruiteur de son film ; on peut difficilement faire un film plus personnel. Morin y incarne l’énigmatique Earl Tremblay (E.T. l’extraterrestre), qui, avec un microphone et devant son projecteur maison, commente la dernière année de son existence, la première depuis la mort de ses parents, année où il a filmé sa vie, avec 19 bobines en 16 millimètres, bobines laissées en héritage par sa mère. Yes sir ! Madame… est l’intégrale de ces 19 bobines muettes, le seul film de E.T., commentées et bruitées par Morin, Tremblay, lui-même, le tout concurremment en français et en anglais. Et pourquoi ? Les fausses coupures de journaux collées au début du film semblent nous donner une réponse : Tremblay serait disparu en 1991, laissant derrière lui ses 19 bobines et un enregistrement sonore les commentant (mentant) ; depuis trois ans, la GRC le recherche, mais sans succès. La police aurait par la suite décidé de remettre les documents audio-visuels à la CoopVidéo de Montréal (maison de production d’ailleurs fondée par Morin) afin que cette dernière en assure la diffusion, dans le but hypothétique que cela puisse faire avancer les recherches concernant la disparition de Tremblay. Pour compléter ce résumé, permettons-nous de coller la fiche descriptive du film provenant du site internet de la CoopVidéo12 : « Né en Acadie, d’un père francophone et d’une mère anglophone, Earl Tremblay vit une crise d’identité aux accents canadiens. Décidé de [sic] la résoudre, il y consacre les 19 bobines de film que sa mère cinéaste lui avait laissées en héritage. Son objectif : enregistrer son quotidien et essayer de lui trouver le même sens en anglais et en français. Au fil des bobines et d’un périple qui le mène des Maritimes à Montréal, puis à Ottawa comme député, Earl Tremblay voit sa personnalité se diviser et enfin se déchirer de façon irrémédiable. »

Le cristal formé par le film s’émancipe pour devenir une gluante toile d’araignée, dans laquelle la subjectivité de Morin-Tremblay13 va prendre forme. Le faux hante l’ensemble de l’œuvre, et la fait littéralement fonctionner. Une des manifestations les plus évidentes du devenir-faussaire de l’œuvre de Morin est la double narration de cette dernière, narration expliquée dans la diégèse par les troubles mentaux du personnage principal, sa schizophrénie, son délire ; je est un autre. Subordonnant l’image à sa narration, en collant le son à l’image, Morin souligne la crise de l’image-action et fait passer le narratif vers quelque chose d’autre. Ce qui est montré ne vaut plus que par son explication. Cependant, le tout se complique rapidement, la narration proposée par Morin-Tremblay étant double et volontairement contradictoire. La voix off, plutôt que d’expliquer ou d’apporter de la profondeur à l’image, tend à la déconstruire en lui imposant une pluralité sémantique qu’elle ne peut supporter, ce qui accentue d’ailleurs la folie canadienne-française du narrateur Tremblay. Encore une fois, l’interprétation tombe dans le délire.

La narration de Yes sir ! Madame… nous offre de délirer sur le monde, à partir d’un an dans la vie de Morin-Tremblay, faussaire par excellence. Dans cette logique, il est à noter que Morin inscrit l’émancipation des puissances du faux dans une curieuse recherche de vérité et une impossible quête d’harmonie. En dépit du vraisemblable, le faux nous ouvre les portes d’une réalité plus grande, il nous permet d’accéder à la vision que procure le délire, vision contenue dans les mille facettes du cristal, le cristal du faussaire. Yes sir ! Madame… tente de répondre à deux questions, chacune incluant une dimension du médium cinématographique, et de les faire dialoguer : que s’est-il passé avec Tremblay ? (l’image) ; comment les deux moi du personnage, ses deux fragments, vont-ils arriver à adopter la même vision du monde ? (le son : narration, bruitage). Par son film, Morin ne veut pas affirmer que l’harmonie de l’image et du son, depuis la crise du cinéma moderne (crise correspondant à l’apparition de l’image-cristal), est une utopie malaisée. Nous croyons que le réalisateur de Yes sir ! Madame…, avec son film, par le collage, essaie plutôt de souligner que cette opposition entre image et son, leur impossibilité d’équilibre, ne prend racine qu’en surface, qu’elle n’est qu’un leurre, nous cachant une vérité plus grande : les puissances du faux, le salut du faussaire par la formation d’un cristal dans lequel il peut délirer. Ce que Deleuze avance du travail de l’écrivain, nous croyons pouvoir l’appliquer, à la lettre, au travail du cinéaste, surtout si ce cinéaste se nomme Robert Morin : « Le problème d’écrire : l’écrivain, comme dit Proust, invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte. Il met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques. Il entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. Mais aussi le problème d’écriture ne se sépare pas du problème de voir et d’entendre : en effet, quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite « asyntaxique », « agrammaticale », ou qui communique avec son propre dehors14. »

Ainsi, nous avançons que la schizophrénie de Morin-Tremblay lui est en fait bénéfique, voire essentielle, salutaire. En tournant et en commentant son film, Morin-Tremblay a découvert sa multitude, franchi les barrières de l’uniformité, accepté sa fausseté, peuplé sa solitude. « Quand on travaille, on est forcément dans une solitude absolue. […] Il n’y a de travail que noir, et clandestin. Seulement c’est une solitude extrêmement peuplée. Non pas peuplée de rêves, de fantasmes ni de projets, mais de rencontres. Une rencontre, c’est peut-être la même chose qu’un devenir ou des noces. C’est du fond de cette solitude qu’on peut faire n’importe quelle rencontre15. » Du fond de sa solitude, au plus intense de son délire, au cœur de son cristal, Morin, Tremblay, E.T., lui, s’est trouvé, lui-même. « C’est sous ces conditions de l’image-temps qu’une même transformation entraîne le cinéma de fiction et le cinéma de réalité, et brouille leurs différences : dans le même mouvement, les descriptions deviennent pures, purement optiques et sonores, les narrations, falsifiantes, les récits, des simulations. C’est tout le cinéma qui devient un discours indirect libre opérant dans la réalité. Le faussaire et sa puissance, le cinéaste et son personnage, ou l’inverse, puisqu’ils n’existent que par cette communauté qui leur permet de dire « nous, créateurs de vérité »16. »

Nous aimerions conclure en insistant sur la dimension thérapeutique du cinéma de Morin. Yes sir ! Madame… n’est pas un film malade. La schizophrénie n’y est pas présentée comme un fléau, mais comme une libération. L’artiste, le colleur, même s’il œuvre dans l’ombre, ne travaille pas pour lui. Nous avons qualifié certains écrivains et cinéastes de bandits, il nous faut cependant ajouter qu’ils ne volent pas pour remplir leur propre panse. L’artiste, le colleur, travaillant une collectivité, doit nécessairement en faire partie. Les bienfaits de son œuvre sont là pour nous ; lui, il n’en a pas besoin, il est déjà ailleurs, bien loin dans le dehors. L’art n’est pas une thérapie, un divan où l’artiste, le colleur, étalerait ses petits démons personnels. Morin, avec son film, ne veut pas se confesser, encore moins crier à l’aide. Laissant libre cours à son délire de colleur, Morin veut nous guérir, ou plutôt nous prévenir, nous permettant ainsi de résister ; résister aux fléaux comme la stupidité, la fermeture d’esprit, le conformisme, l’uniformisation des identités. Le collage comme arme, l’art comme résistance, nous l’avons dit. Les artistes, les colleurs, ne sont pas de grands malades ou de sombres escrocs, les artistes et les colleurs sont de grands médecins. « C’est que l’œuvre tient à distance toute interprétation extrinsèque. Plus proche d’un médecin que d’un malade, l’écrivain fait un diagnostic, mais c’est le diagnostic du monde ; il suit pas à pas la maladie, mais c’est la maladie générique de l’homme ; il évalue les chances d’une santé, mais c’est la naissance éventuelle d’un nouvel homme17. »

Bibliographie

  • DELEUZE, Gilles, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit (Critique), 1985, 379 p.
  • DELEUZE, Gilles, Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit (Paradoxe), 1993, 191 p.
  • DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France (Quadrige : Grands Textes), 2007, 220 p.
  • DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie 1. L’anti-Œdipe, nouvelle édition augmentée, Paris, Les Éditions de Minuit (Critique), 1973, 494 p.
  • DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit (Reprise), 2005, 206 p.
  • DELEUZE, Gilles et Claire PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion (Champs), 1996, 189 p.
  • « Yes Sir ! Madame… », dans Coop Vidéo Montréal, [en ligne].
    http ://www.coopvideo.ca/productions/yes-sir-madame.fr.php [Site consulté le 2 avril 2009].

Notes de bas de page

  1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit (Reprise), 2005, p. 191.
  2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1L’anti-Œdipe, nouvelle édition augmentée, Paris, Les Éditions de Minuit (Critique), 1973, p. 7.
  3. Id.
  4. Aussi étrange que cela puisse paraître, dans le monde des séries B, l’argent domine.
  5. Notons que le collage nous semble, par nature, profondément cinématographique : les divers photogrammes constituant tout film sont réellement collés les uns aux autres.
  6. Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France (Quadrige : Grands Textes), 2007, p. 73. Nous collons sur Ho une théorie (théorie est un très mauvais mot) de Bergson que Deleuze a lui-même collée sur Proust et que Proust a collée dans son œuvre. Tous des escrocs, nous sommes tous des escrocs ; on connaît la chanson.
  7. Ho ne juge pas ses plus récents films supérieurs à ses anciens ou à ceux des autres.
  8. Cela dans la même logique que celle de la conjugaison de l’actuel avec le virtuel, que nous venons tout juste d’évoquer.
  9. D’où l’importance des acteurs occidentaux dans ses films, ces derniers étant également sa marque de commerce : Bruce Baron, Richard Harrisson, Stuart Smith, Bruce Stallion, Grant Temple, Pierre Tremblay, mais aussi des touristes et des passants, recrutés en vitesse, dans la rue, comme on kidnapperait des enfants innocents.
  10. Gilles Deleuze, Cinéma 2L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit (Critique), 1985, p. 173.
  11. Ibid., p. 92-94.
  12. « Yes Sir ! Madame… », dans Coop Vidéo Montréal, [en ligne]. http://www.coopvideo.ca/productions/yes-sir-madame.fr.php [Site consulté le 2 avril 2009].
  13. Nous utiliserons ce qualificatif pour désigner le personnage du film de Morin, ce dernier gardant son propre nom pour tout son travail extradiégétique.
  14. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit (Paradoxe), 1993, p. 9.
  15. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion (Champs), 1996, p. 13.
  16. Gilles Deleuze, L’image-tempsopcit., p. 202.
  17. Gilles Deleuze, Critique et cliniqueopcit., p. 71.

Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

Revue Chameaux — n° 0 — printemps 2009

Dossier

  1. Présentation du dossier

  2. Les possibilités expressives du déplacement de textes et d’images chez Jorge Luis Borges, Comte de Lautréamont et Roy Lichtenstein

  3. Vie et mort d’une citation : la naissance

  4. Centons

  5. Présentations de Godfrey Ho et de Robert Morin : faussaires ! Une lecture deleuzienne du procédé de collage

  6. Poèmes proustiens

  7. Le collage entre langages artistiques : le cas Peer Gynt

  8. Les règles du jeu - Le Jeu du critique et du poète

  9. Pratiques du court-circuit : une brève histoire (recomposée) du collage

  10. Pratiques de gestion

  11. L’œuvre innachevée [sic] de la vie

  12. La poésie du singulier au pluriel. Entretien avec Hélène Dorion

Hors-dossier

  1. Un dieu parmi Les démons ? À propos d’une certaine lecture nietzschéenne du suicide de Kirilov

  2. La dynamique schizophrénique dans L’avalée des avalés

  3. Au nom du Père

  4. Duende

  5. Les porte-douleurs

  6. Il n’y a plus de mots

Autre

  1. Merci!