Poèmes proustiens

Par Thomas Carrier-Lafleur — Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

1. chambres d’hiver

quand on est couché

on se blottit la tête dans un nid

qu’on se tresse

avec les choses les plus disparates

un coin de l’oreiller

le haut des couvertures

un bout de châle

le bord du lit

et

un numéro des Débats roses

qu’on finit par cimenter

ensemble

selon la technique des oiseaux

en s’y appuyant indéfiniment

par un temps glacial

le plaisir

qu’on goûte

est de se sentir

séparé

du dehors

comme l’hirondelle

de mer

qui a son nid

au fond d’un souterrain

dans la chaleur

de la terre

et

le feu

étant entretenu

toute la nuit

dans la cheminée

on dort

dans un grand manteau

d’air chaud

et fumeux

traversé

des lueurs

des tisons

qui se rallument

sorte d’impalpable

alcôve

de chaude caverne

creusée au sein de la

chambre

même

zone ardente

et

mobile en ses contours

thermiques

aérée

de souffles

qui nous rafraîchissent

la figure

et

viennent des angles

des parties voisines

de la fenêtre

ou

éloignées

du foyer

et

qui se sont

refroidies

2. chambres d’été

l’on aime

être

uni à la nuit tiède

le clair de lune

appuyé aux volets

entrouverts

jette jusqu’au pied

du lit

son échelle

enchantée

on dort

presque

en plein air

comme la mésange

balancée

par la brise

à la pointe d’un rayon

parfois

3. chambre Louis XVI

si gaie

que même le premier soir

je

n’y avais pas été

trop malheureux

et

les colonnettes qui soutenaient

légèrement

le plafond

s’écartaient avec tant de grâce

pour montrer

et

réserver

la place du lit

parfois

au contraire

celle petite

et

si élevée

de plafond

creusée

en forme de pyramide

dans la hauteur de deux étages

et

partiellement revêtue d’acajou

dès la première seconde

j’avais été intoxiqué

moralement

par l’odeur inconnue du vétiver

convaincu

de l’hostilité

des rideaux violets

et

de l’insolente

indifférence

de la pendule

qui jacassait

tout haut

comme si je n’eusse pas été là

une étrange et impitoyable glace

à pieds

quadrangulaires

barrant obliquement un des angles

de la pièce se creusait

à vif

dans la douce plénitude

de mon champ visuel

accoutumé

un emplacement qui n’y était pas prévu

ma pensée

s’efforçant pendant des heures

de se disloquer

de s’étirer

en hauteur

pour prendre exactement la forme

de la chambre

et

arriver à remplir

jusqu’en haut

son gigantesque

entonnoir

avait souffert

bien de dures nuits

tandis que j’étais étendu

dans mon lit

les yeux levés

l’oreille anxieuse

la narine rétive

le cœur battant

jusqu’à ce que

l’habitude

eût changé la couleur des rideaux

fait taire la pendule

enseigné la pitié à la glace

oblique et cruelle

dissimulé

sinon chassé complètement

l’odeur du vétiver

et

notablement

diminué

la hauteur apparente

du plafond

— Octave « dans les choux »

2. Dans le Temps

Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir

Mon œuvre

Je ne manquerais pas de la marquer au sceau

De ce Temps

Dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force

Aujourd’hui

Et j’y décrirais les hommes

Cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux

Comme occupant

Dans le Temps

Une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée

Dans l’espace

Une place au contraire prolongée

Sans mesure

Puisqu’ils touchent simultanément

Comme des géants

Plongés dans les années

À des époques vécues par eux si distantes

Entre lesquelles tant de jours sont

Venus se placer

Dans le Temps

— Jacques du Rozier

 

3. La Réalité

uneheure

nestpasquuneheure

cestunvase

rempli

deparfums

desons

deprojets

et

declimats

cequenousappelonslaréalité

estuncertain

rapport

entrecessensationsetcessouvenirs

quinousentourentsimultanément

rapport

quesupprimeunesimplevision

cinématographique

laquelleséloigneparlàdautantplus

duvrai

quelleprétendseborneràlui

rapport

unique

quelécrivaindoitretrouver

pourenenchaîneràjamais

danssaphrase

lesdeuxtermesdifférents

onpeutfairesesuccéder

indéfiniment

dansunedescription

lesobjetsquifiguraientdanslelieudécrit

lavériténecommenceraquaumomentoùlécrivainprendra

deuxobjetsdifférents

poseraleurrapportanalogue

danslemondedelart

àceluiquestlerapportuniquedelaloicausale

danslemondedelascience

etlesenfermeradanslesanneauxnécessaires

dunbeaustyle

oumêmeainsiquelavie

quandenrapprochantunequalitécommuneàdeuxsensations

ildégageraleuressence

enlesréunissant

luneetlautre

pourlessoustraireauxcontingencesdutemps

dansunemétaphore

etlesenchaînera

parlelienindescriptible

dunealliancedemots

— Maître Biche

4. L’Histoire

Ainsi se déroulait dans notre salle à manger

Sous la lumière de la lampe dont elles sont amies

Une de ces causeries où la sagesse

Non des nations mais des familles

S’emparant de quelque événement

Mort

Fiançailles

Héritage

Ruine

Et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire

Lui donne tout son relief

Dissocie

Recule une surface

Et situe en perspective à différents points de l’espace et du temps ce qui

Pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque semble amalgamé sur une même surface

Les noms des décédés

Les adresses successives

Les origines de la fortune et ses changements

Les mutations de propriété

Cette sagesse-là n’est-elle pas inspirée par la Muse qu’il convient de méconnaître le plus longtemps

Possible si l’on veut garder quelque fraîcheur d’impressions et quelque vertu créatrice

Mais que ceux-là mêmes qui l’ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale

À l’heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de L’autel qu’à la conception des fortunes diverses qu’elles subirent

Passant dans une illustre collection particulière

Dans une chapelle

De là dans un musée

Puis ayant fait retour à l’église

Ou qu’à sentir

Quand ils y foulent un pavé presque pensant

Qu’il recouvre la dernière poussière d’Arnauld ou de Pascal

Ou tout simplement qu’à déchiffrer

Imaginant peut-être l’image d’une fraîche paroissienne

Sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois

Les noms des filles du hobereau ou du notable

La Muse qui a recueilli tout ce que les muses plus hautes de la philosophie et de l’art ont rejeté

Tout ce qui n’est pas fondé en vérité

Tout ce qui n’est que contingent mais révèle aussi d’autres lois

C’est l’Histoire

— Professeur Brichot

5. Réveil en Musique

Dès le matin

La tête encore tournée contre le mur

Et avant d’avoir vu

Au-dessus des grands rideaux de la fenêtre

De quelle nuance était la raie du jour

Je savais déjà le temps qu’il faisait

Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris

Selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité

Ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux

Glacial et pur

Dès le roulement du premier tramway

J’avais entendu s’il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur

Et

Peut-être

Ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui

Glissée au travers de mon sommeil

Y répandait une tristesse annonciatrice de la neige

Ou y faisait entonner

À certain petit personnage intermittent

De si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi

Qui encore endormi commençais à sourire

Et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies

Un étourdissant réveil en musique

— Palamède G.

6. Madeleine

et bientôt

machinalement

accablé par la morne journée

et la perspective d’un triste lendemain

je portai à mes lèvres

une cuillerée du thé

où j’avais laissé s’amollir

un morceau de madeleine

mais à l’instant même où la gorgée

mêlée des miettes du gâteau

toucha mon palais

je tressaillis

attentif à ce qui se passait d’extraordinaire

en moi

un plaisir délicieux m’avait envahi

isolé

sans la notion de sa cause

il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes

ses désastres

inoffensifs

sa brièveté illusoire

de la même façon qu’opère l’amour

en me remplissant d’une essence précieuse

ou plutôt

cette essence n’était pas en moi

elle était moi

j’avais cessé de me sentir médiocre

contingent

mortel

d’où avait pu me venir cette puissante joie

je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau

mais qu’elle le dépassait infiniment

ne devait pas être de même nature

d’où venait-elle

que signifiait-elle

où l’appréhender

je bois une seconde gorgée

où je ne trouve rien de plus que dans la première

une troisième qui m’apporte un peu moins

que la seconde

il est temps que je m’arrête

la vertu du breuvage semble diminuer

il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui

mais en moi

il l’y a éveillée

mais ne la connaît pas

et ne peut que répéter

indéfiniment

avec de moins en moins de force

ce même témoignage que je ne sais pas interpréter

et que je veux au moins pouvoir lui redemander

et retrouver intact à ma disposition

tout à l’heure

pour un éclaircissement décisif

je pose la tasse

et me tourne vers mon esprit

c’est à lui de trouver la vérité

mais comment

grave incertitude

toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même

quand lui

le chercheur

est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher

et où tout son bagage ne lui sera de rien

chercher

pas seulement

créer

il est en face de quelque chose qui n’est pas encore

et que seul il peut réaliser

puis faire entrer dans sa lumière

— Tante Léonie

7. Doncières

les sons n’ont pas de lieu

du moins les rattachons-nous à des mouvements

et par là

ont-ils l’utilité de nous prévenir de ceux-ci

de paraître les rendre nécessaires et naturels

certes

il arrive quelquefois qu’un malade

auquel on a hermétiquement bouché les oreilles

n’entende plus le bruit d’un feu

pareil

à celui qui rabâchait

en ce moment

dans la cheminée

de Saint-Loup

tout en travaillant

à faire des tisons

et des cendres

qu’il laissait ensuite tomber

dans sa corbeille

n’entende pas non plus le passage

des tramways

dont la musique prenait

son vol

à intervalles réguliers

sur la grand’place

de Doncières

alors que

le malade lise

et les pages se tourneront silencieusement

comme si elles étaient feuilletées

par un dieu

la lourde rumeur

d’un bain qu’on prépare

s’atténue

s’allège

et s’éloigne

comme un gazouillement

céleste

le recul du bruit

son amincissement

lui ôtent toute puissance

agressive

à notre égard

affolés

tout à l’heure

par des coups de marteau

qui semblaient ébranler

le plafond

sur notre tête

nous nous plaisons

maintenant

à les recueillir

légers

caressants

lointains

comme un murmure

de feuillages

jouant

sur la route

avec le zéphir

— Miss Sacripant de Crécy