Je me souviendrai toujours de la première lecture que je fis du Père Goriot. Il s’agit de l’un de ces moments déterminants pour mon parcours professionnel – ce roman devait orienter ma future spécialisation littéraire –, mais aussi, de façon plus générale, pour ma sensibilité artistique et mon activité intellectuelle.
L’effet que devait avoir sur moi ce roman s’explique en partie par ma petite biographie : j’avais tout juste vingt ans, je débutais mes études littéraires et, comme dit la chanson, « Je m’voyais déjà… ». Mes ambitions étaient certes plus modestes que celles de Rastignac ; je ne pensais pas « parvenir » comme lui, sans doute parce que je n’avais pas la chance d’entendre, dans les couloirs de l’immeuble que j’habitais, le « froufrou d’une robe de soie et le pas mignon d’une femme jeune et légère » qui filait chez un voisin. Mais j’avais de commun avec ce héros cette même faim au ventre, ce même appétit pour le monde que l’on dirait spirituel tant le désir de possession est vaste et diffus plutôt que bassement matériel. Par-delà les différences culturelles et l’écart du temps, je comprenais ce jeune homme ; de la première à la dernière ligne du roman, depuis ses illusions jusqu’à sa lucidité, je m’y identifiais.
Car Eugène de Rastignac, c’est connu, est une sorte de héros archétypal, comme le Frédéric Moreau de Flaubert, le Werther de Goethe ou l’Octave de La confession d’un enfant du siècle de Musset ; il appartient au personnel du roman d’apprentissage, dont le scénario pourrait se résumer ainsi :
(1) Plein de fougue et de désir, un jeune homme quitte sa famille et part à la conquête du monde. (2) Son aventure, à mesure qu’elle se déroule et que le jeune homme prend de l’âge, de conquête se transforme bientôt en épreuve : peu à peu (ou tout d’un coup, peu importe) le héros perd son innocence et fait l’expérience de la résistance du monde. (3) Devant cette adversité, enfin, c’est-à-dire devant l’échec de son désir, ou bien le héros refuse d’y renoncer et n’a alors d’autre choix que de s’exiler définitivement du monde, ou bien il accepte de « se rendre » et de vivre dans le monde tel qu’il est ; en d’autres mots, soit il se dépouille de sa jeunesse et rentre chez lui (voir L’éducation sentimentale), soit il reste jeune et en meurt (voir Les souffrances du jeune Werther)1.
Par la rencontre qu’il donne à voir entre l’individu et le monde, rencontre à laquelle tout individu, indépendamment de la culture ou de l’époque à laquelle il appartient, ne peut se soustraire, le scénario du roman d’éducation, comme le souligne François Ricard, relève en quelque sorte de l’anthropologie. Puisque avoir vingt ans, sauf exception pour certains individus au destin exceptionnel – c’est-à-dire, le plus souvent, circonstanciel, voire accidentel –, c’est faire l’expérience du caractère contingent de l’existence. Dans les termes du scénario du roman d’apprentissage, c’est découvrir la « résistance du monde » : face aux désirs que l’individu veut lui imposer, réflexe qui est le plus naturel – comme manger et se reproduire –, le monde oppose sa résistance et le héros, du moins celui qui reconnaît la permanence de cette opposition, gagne en maturité.
Étape anthropologique, aussi bien en ce sens qu’elle marque le passage de la nature (les aspirations individuelles) à la culture (les structures et les lois qui régissent le monde social), c’est un moment où, pour le dire simplement, on sort de soi pour découvrir le monde extérieur. À mes yeux, Rastignac était – et demeure – le type même de l’individu qui entre dans le monde. J’allais découvrir plus tard ce qu’il gardait de romantique – son énergie, son exubérance, son lyrisme –, mais pour lors, le roman de Balzac s’était fixé dans mon esprit comme l’opposé du romantisme juvénile, du journal intime, des sables mouvants du moi, impression dont je trouvai par après la confirmation chez un balzacien bien connu qui affirmait que Balzac avait opéré, pendant les années 1830, le passage du roman du moi au roman des autres2.
À un autre niveau, intellectuel et esthétique plutôt que biographique et anthropologique, le roman de Balzac devait laisser une marque indélébile sur mon esprit par le travail de décryptage du monde auquel il s’attaque. La littérature française du xixe et du premier xxe siècles, principalement le roman (Balzac, les Goncourt, Zola, Maupassant et, dans une certaine mesure, Flaubert et Proust), postule la résistance du monde aux désirs individuels, et ce, en percevant le monde dans son opacité. C’est un lieu commun de l’histoire littéraire que d’expliquer le didactisme du roman réaliste par le brouillage des distinctions sociales dans la société postrévolutionnaire. Ce n’est pas généalogie du roman réaliste que je veux décrire pour l’instant, beaucoup plus complexe qu’il ne le paraît ; ce qui m’intéresse, c’est plutôt la posture intellectuelle que celui-ci implique et les conséquences esthétiques d’une telle posture.
Découvrant avec Rastignac la résistance du monde, j’étais d’autant plus fasciné par le roman de Balzac que j’y entrevoyais une certaine science applicable à ce même monde, une science distillée au fil du texte, rencontrée par le lecteur au détour d’une phrase – tantôt dans la réplique ou dans les réflexions que se fait un personnage, tantôt énoncée dans le corps de la narration. Je décelais dans les plis de l’œuvre une sorte de table des lois modernes qui transformerait ce monde, de sa résistance première et perméable, en une matière, sinon complètement malléable, du moins qui prêtait à la manipulation. Je notais dans un carnet ces énoncés à valeur universelle qui scandent la narration balzacienne ; je recomposais, axiome par axiome, le « code social » de La comédie humaine.
Une fois admise, la résistance du monde lance le romancier réaliste dans une activité de décryptage de la réalité. La racine intellectuelle de la fameuse objectivité réaliste est là, il me semble, dans cette prétention de lecture du monde compris essentiellement dans sa dimension sociale. Bien sûr, j’allais découvrir, bien plus tard, l’importance de la vision personnelle dans l’art réaliste. Il y a un imaginaire balzacien comme il y a un imaginaire zolien ; mais cela n’empêche pas le fait que le roman cherche à découvrir les lois qui règlent le monde. En un certain sens, l’individu y est peu de chose, du moins en regard du poids, de la primauté d’emblée reconnue au monde. C’est en ce sens que le roman réaliste demeure pour moi un remède contre le moi. Le roman réaliste me force à me heurter au monde et sa leçon en est une d’humilité.
La culture de l’enquête au xixe siècle
Cette rencontre entre l’individu et le monde, cet affrontement, pourrait-on dire, entre ces deux antagonistes que donne si bien à voir le scénario du roman d’apprentissage se retrouve, à un niveau supérieur de l’œuvre, dans la posture même adoptée par le romancier réaliste. C’est une vérité largement admise par l’histoire littéraire de représenter le romancier réaliste sous les traits d’un explorateur. De la même façon que le poète romantique, selon la belle formule développée par Paul Bénichou dans Le sacre de l’écrivain, est présenté comme un prophète de l’avenir, prêtre laïque visionnaire ayant pour mission de guider l’humanité postrévolutionnaire sur le chemin du progrès spirituel, la figure du romancier réaliste, et ce, dès Balzac sans doute, se confond avec celle de l’explorateur. Si l’Artiste – qui affirme, contre le moralisme de l’homme de lettres du xviiie siècle, contre l’engagement du poète romantique et contre la morale mercantile bourgeoise, l’art comme pratique autonome n’obéissant qu’à la spécificité de ses règles –, si cette figure semble bien prendre le relais de celle du mage romantique sur la scène littéraire française au tournant du xixe siècle, celle de l’explorateur est plus adéquate pour saisir le projet réaliste qui se développe dans le roman de Balzac à Zola, principalement.
Plus adéquate, en effet, puisque la posture contestataire de l’Artiste – qu’on retrouve de façon exemplaire chez un Baudelaire – n’est pas tout à fait celle du romancier. Certes, Balzac brandit ses doléances contre la Restauration et la monarchie de Juillet, comme Zola manifeste des réserves à l’égard des politiques républicaines de l’Ordre moral ; mais dans l’ensemble, leur projet romanesque se place sous une autre enseigne que l’antimodernisme d’un Baudelaire : l’intention de dévoilement du réel, d’exploration d’une réalité extérieure supplante en un sens leur indignation à l’égard de l’état des choses. Il y a un fond d’indignation chez ces romanciers, mais il est contrebalancé par une fascination pour la découverte, pour l’exploration d’une dimension méconnue de la réalité.
L’entreprise de décryptage qui caractérise le roman réaliste plonge ses racines dans la tradition de l’enquête (le paradigme de l’indice qui commande une collecte des détails pour recomposer une « vérité » complexe) dont certains penseurs placent le point d’origine dans la Grèce ancienne3 ou encore dans les pratiques cognitives du chasseur qui nous renvoient à la nuit des temps4. Indépendamment de la généalogie de cette pratique immémoriale, c’est au cours du xixe siècle que l’on voit se développer et se multiplier dans les différentes sphères d’activités intellectuelles ce type de rapport au monde dont l’épistémologie est fondée sur l’indice.
Les enquêtes les plus diverses conduites au cours du siècle sont légion. On pourrait citer le « moment 1800 » dominé par la pensée naturaliste (avec La Société des observateurs de l’homme, dont l’expédition de mars 1800 dans les mers du Sud représente un moment clé de la genèse de l’anthropologie française), pensée de laquelle émergera, entre autres, la philanthropie sociale d’un Gérando (Le visiteur du pauvre, 1820). Dans la chronologie du siècle suivrait l’épidémie de choléra de 1832 qui reconfigure le dispositif d’observation du corps social (Lamarck) et contribue, avec l’étude systématique des questions d’hygiène, à l’établissement de la statistique (Villermé et Quételet). Cette forte densification de l’observation sociale pendant les décennies de la monarchie de Juillet envahit aussi le roman avec la littérature « panoramique » des années 1830-1840, notamment avec la mode des Physiologies (dont l’exemple le plus célèbre demeure l’ouvrage collectif Les Français peints par eux-mêmes) et les romans sociaux (ceux de Sand et de Sue). En France, le journalisme des années 1860-1870, sous l’influence du journalisme à l’anglaise, se fait la terre d’accueil de la démarche enquêtrice en donnant naissance au reportage, genre journalistique qui connaîtra des années fertiles jusqu’à la Grande Guerre et même au-delà.
Une si forte prolifération des enquêtes dans le long xixe siècle suppose, bien sûr, l’existence d’une énigme en amont : « L’énigme qui taraude le xixe siècle, c’est l’énigme du réel, l’énigme du social, entendu ici comme le produit, ou l’expression, de l’interaction des individus5. » L’impulsion enquêtrice qui domine le siècle, et de laquelle procède en partie le roman réaliste, suppose une métamorphose particulière des rapports entre les individus. Cette métamorphose est particulièrement sensible dans la pensée politique. Tocqueville résumera, dans une phrase célèbre, le défi que pose cette métamorphose à la discipline politique : « Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau », c’est-à-dire une science qui prend en compte ce nouvel élément que Dominique Kalifa appelle « l’énigme du social ». Cette énigme fécondera le vocabulaire disciplinaire : les littéraires parleront de la « Société » – terme qui revient constamment sous la plume d’un Balzac –, les sciences humaines à venir (sociologie, anthropologie, histoire culturelle) auront plus largement recours au terme « social6 » alors que la science politique emploiera l’expression « société civile7 ». Peu importe le nom que l’on donnera au phénomène, il désigne la même réalité, pointe vers la même énigme, et il s’agit sans aucun doute du principal héritage intellectuel que les Lumières ont légué au roman.
Héritage, en effet, puisque l’anthropocentrisme des Lumières, qu’on appelle aussi « humanisme rationaliste », place l’individu au centre de la pensée politique. Nulle « invention de la société » sans son doublet, l’individu. Dans cette foulée, la structure sociale ne tire plus son patron d’un ordre supérieur, qu’il soit cosmique ou divin ; son moule provient d’ailleurs des humains eux-mêmes, de leur interaction. Les penseurs libéraux admettent tous, au-delà des individus, l’existence de ce « quelque chose » qui relève du social. Chez Rousseau, c’est l’amour-propre et le rapport d’inégalité que cette passion institue entre les hommes qui dominent, mieux : l’amour-propre est l’esprit de la société ; chez Mandeville, c’est le mécanisme qui existe indépendamment des volontés individuelles et par lequel les intérêts particuliers s’harmonisent ; chez Smith, c’est la Main Invisible qui gouverne les relations économiques ; chez Constant, ce sont les conditions d’exercice de la liberté moderne. Plus tard, chez un Tocqueville, ce sera l’égalité des conditions qui deviendra la clé de voûte de l’appréhension du politique.
Le roman réaliste, taraudé de même par l’énigme du social, fournira ses modèles explicatifs : c’est autant l’analogie zoologique entre l’humanité et l’animalité développée par Balzac dans son « Avant-propos » à La comédie humaine que la figure végétale de l’arbre généalogique des Rougon-Macquart qui puise son principe analogique à l’idéologie médicale et scientifique des années 1860 – les déterminismes héréditaires, l’influence du milieu et la fécondité inépuisable de la nature. Peu importe les éclaircissements qu’il prétend porter sur l’opacité du social, le roman réaliste se présente comme une entreprise de décryptage des rapports entre les individus.
Un extrait célèbre du Père Goriot, qui pose le romancier en explorateur de la « Société », illustre l’entreprise d’élucidation de la réalité dans laquelle le roman est lancé :
Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le : quelque soins que vous mettiez à le parcourir, à le décrire; quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par les plongeurs littéraires. La maison Vauquer est une de ces monstruosités curieuses.
Les « plongeurs littéraires » : par cette formule, Balzac s’inscrit dans la veine du roman réaliste que l’on pourrait dire « spéléologique », veine dont le prototype demeure Les mystères de Paris d’Eugène Sue, et s’approprie par le fait même l’imaginaire des bas-fonds qui fascinera le long xixe siècle8. Cette plongée dans le monde parisien, on le sent, a quelque chose d’horrifiant par « ces monstruosités curieuses » qu’elle entend ramener à la surface ; c’est une plongée infernale comme le suggère le célèbre prologue de La fille aux yeux d’or : « Peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teinte presque infernale des figures parisiennes, car ce n’est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer. Tenez ce mot pour vrai. Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. »
Roman des profondeurs abyssales de Paris, le roman réaliste est aussi topographique9, c’est-à-dire un roman de la géographie sociale. Si les six « sphères parisiennes » recensées dans la suite du prologue s’ordonnent selon un principe vertical, la partition de La comédie humaine, segmentée en scènes – parisiennes, provinciales, de la vie privée, etc. –, se déploie selon une logique spatiale. Cette autre veine du roman réaliste est davantage sensible dans Les Rougon-Macquart : le découpage de la société en cinq « mondes » (Peuple, Commerçants, Bourgeoisie, Grand monde, Monde à part) dans les notes générales de Zola (1868-1869) suggère une appréhension géographique plutôt que spéléologique du réel, puisque le romancier attribue un lieu – Paris, la Province, l’Italie – à chacun des dix premiers romans projetés. Davantage, la répartition spatiale des deux familles dans l’arbre généalogique des Rougon-Macquart, placé en en-tête du tome final de la série romanesque, opère en quelque sorte un aplanissement des hiérarchies sociales, les deux branches occupant visuellement un même espace, se renvoyant une image inversée mais complémentaire de leur appartenance sanguine. Le bas et le haut de la société chez Zola se confondent, comme se confondent les origines sociales des amants qui se succèdent dans le lit de Nana.
On voit par là en quoi l’humanité zolienne diffère de l’humanité balzacienne : bien qu’y subsiste toujours des différences de classe, celles-ci tendent à se fondre dans une condition commune, soumises aux mêmes forces modernes – l’argent et le sexe, principalement –, toutes emportées indifféremment dans le même torrent pulsionnel, dans ce flux général qui caractérise l’activité moderne chez Zola. C’est la chosification des hommes – qui se traduit par une dissolution du personnage romanesque – qu’invoquait Lukács pour refuser à Zola l’épithète de « grand réaliste » qu’il accordait volontiers à Balzac, en ce sens plus « anthropocentriste ». Les types balzaciens ne sont pas encore totalement soumis aux choses ; ce sont plutôt eux qui imposent leur marque au « mobilier social ».
Le roman zolien donne aussi un relief plus accentué à l’activité ethnographique10 du projet balzacien, c’est-à-dire à l’étude des groupes qui composent la société. On retrouve ici les « espèces sociales » de Balzac, mais dans une version que nous dirons plus systématique. C’est la polysémie que Zola confère au mot « monde » dans ses plans : celui-ci renvoie certes à une géographie, mais le romancier insiste surtout sur le grégarisme des hommes, sur l’unité « morale » qui définit les habitants de ces différents « mondes ».
Qu’il soit spéléologique, topographique ou ethnographique, le roman réaliste se pense comme un outil d’exploration d’une réalité extérieure au romancier. C’est pourquoi le dispositif narratif privilégié en régime réaliste et naturaliste est éminemment visuel ; le regard, c’est connu, est le ressort de la narration réaliste. Dans sa plongée dans les profondeurs du monde, le romancier réaliste entraîne le lecteur avec lui et son roman sera un reportage de cette plongée, le compte rendu d’une expérience.
Le reportage, qui compte parmi ses représentants emblématiques Jules Vallès, Pierre Giffard, Albert Londres et Joseph Kessel, est l’avatar médiatique de la démarche enquêtrice au xixe siècle. Bien sûr, le roman réaliste n’est pas un véritable reportage, mais il partage avec ce genre journalistique une parenté sous-estimée, et ce, de la façon la plus marquée dans la poétique du roman naturaliste. Si la figure de l’explorateur comprenait encore un fond de romantisme chez Balzac – il y a une seconde vue dans l’art du roman balzacien qui s’apparente à la vision du mage romantique –, l’art du roman zolien, encore là, radicalise la posture du romancier réaliste en le faisant plus spécifiquement reporter.
Le travail de la fiction
Parmi les différents textes qui composent Le roman expérimental de 1881, j’accorde une importance particulière à deux essais qui tranchent par rapport à la rigidité du propos d’ensemble, – ce dernier visant à rapprocher la pratique du roman naturaliste de la médecine expérimentale –, par leur caractère artiste, partant plus « énigmatique ». Comme le souligne Henri Mitterand, le « silence sur le travail de la fiction est le trou noir du naturalisme de discours, l’envers exact de son trop-plein11 ». À mon avis, « Le sens du réel » et « L’expression personnelle » disent des vérités plus profondes sur l’art du roman zolien que tous les autres textes théoriques qu’a écrit l’auteur des Rougon-Macquart justement du fait qu’ils traitent du travail de la fiction, de l’art d’inventer et de conter.
La preuve en est l’intention avouée de l’auteur : il veut, par ces deux courts essais, dévaluer l’imagination, qui était jusque-là la qualité maîtresse du romancier romantique, pour lui substituer celle qu’il appelle le « sens du réel ». Cette qualité renvoie à une acuité visuelle particulière permettant au romancier de saisir son environnement, de le regarder. Zola insiste sur la nature physiologique de cet attribut et en fait une véritable compétence sensible :
Le sens du réel, c’est de sentir la nature et de la rendre telle qu’elle est. Il semble d’abord que tout le monde a deux yeux pour voir et que rien ne doit être plus commun que le sens du réel. Pourtant, rien n’est plus rare. Les peintres savent bien cela. Mettez certains peintres devant la nature, ils la verront de la façon la plus baroque du monde. Chacun l’apercevra sous une couleur dominante […]. Chaque œil a ainsi une vision particulière. Enfin, il y a des yeux qui ne voient rien du tout […]. Ce qui est certain, c’est qu’ils auront beau regarder la vie s’agiter autour d’eux, jamais il ne sauront en reproduire exactement une scène12.
Comme il le fait presque toujours dans son discours sur le roman, Zola joue double jeu. La notion de sens du réel circonscrit le champ d’activité du romancier dans les bornes du réel – un réel perceptible, visible, sensible –, mais son double complémentaire, l’expression personnelle, réintroduit une part d’imagination dans le processus d’invention romanesque. Après son observation, il s’agit de « rendre » le réel, de le « vivre », ou de le « re-vivre » selon un principe d’osmose entre le romancier et l’élément représenté :
M. Alphonse Daudet se souvient de ce qu’il a vu, et il revoit les personnages avec leurs gestes, les horizons avec leurs lignes. Il lui faut rendre cela. Dès ce moment, il joue les personnages, il habite les lieux, il s’échauffe en confondant sa personnalité propre avec la personnalité des êtres et même des choses qu’il veut peindre. Il finit par ne plus faire qu’un avec son œuvre, en ce sens qu’il s’absorbe en elle et qu’en même temps il la revit pour son compte. Dans cette union intime, la réalité de la scène et la personnalité du romancier ne sont plus distinctes13.
Et dans cette seconde étape – il s’agit proprement du travail de la fiction –, la réalité doit être transformée en art, elle doit être dépassée : « Ce qu’il y a de certain, c’est que la réalité a été le point de départ, la force d’impulsion qui a lancé puissamment le romancier ; il a continué ensuite la réalité, il a étendu la scène dans le même sens, en lui donnant une vie spéciale et qui lui est propre uniquement à lui, Alphonse Daudet14. »
Le romancier a « continué ensuite la réalité […] dans le même sens » : tout l’enjeu esthétique de l’art du roman zolien est pour ainsi dire contenu dans cette proposition. Comment continuer la réalité ?
La notion de sens du réel insiste sur la sortie dans le monde afin d’endiguer, de contenir en quelque sorte l’imagination, non de la rejeter complètement – Zola parlera plus volontiers, dans « Les documents humains », de la déduction, terme qui rapproche considérablement, sur le plan de la méthode de composition, le romancier de l’enquêteur, ou même du détective du roman policier. La sortie dans le monde devient, chez Zola, un passage obligé de la méthode de composition du roman, ce qui n’était pas tout à fait le cas chez Balzac. C’est par cet aspect que le roman naturaliste s’apparente au reportage et se fait l’avatar littéraire, par excellence peut-être, de la culture de l’enquête.
« Continuer la réalité » est sans doute le ressort fondamental de la vision réaliste et le point de l’esthétique d’un Balzac ou d’un Zola qui a engendré les malentendus les plus tenaces autant dans l’histoire littéraire que dans la compréhension commune de leur art du roman. Cette intention suggère le point d’ancrage de l’observation réaliste, son « illusion référentielle », en même temps qu’elle évoque le désir de dépassement du réel. Il s’agit en fait de l’ambiguïté qu’une telle conception de l’art du roman – et de l’ensemble des pratiques cognitives du xixe siècle – reconnaît d’emblée à la fiction. Le statut de la fiction, pour un Balzac ou un Zola, se situe quelque part entre invention et connaissance.
Un exemple, tiré à la fois des articles de Zola et de ses romans, évoque de façon éloquente ce dépassement de la réalité dans le cadre de la fiction. Le 10 juin 1868, Zola publie une chronique dans L’Événement illustréqui aborde les courses équestres à l’hippodrome de Longchamp. Il reprend la matière de cette chronique dans une « Lettre parisienne » du 13 juin 1872 publiée dans La Cloche. Il revient sur cet événement en publiant une autre chronique, intitulée « Le Grand Prix de 1875 », dans Le Messager de l’Europe de juillet 1875 ; puis, le 14 juin 1876, il publie un reportage, intitulé « Notes parisiennes, le Grand Prix de Paris », dans Le Sémaphore de Marseille. Finalement, paraît en 1880 le roman Nana qui met en scène, cette fois-ci dans un cadre fictionnel, ces fameuses courses de Longchamp.
Le document littéraire que constituent ces quatre articles est éclairant à plusieurs égards. D’abord sur le plan de la génétique textuelle, puisque l’on y retrouve les thématiques principales du roman de 1880 – la pourriture morale exhibée en public, l’hypocrisie de la haute société, l’enfièvrement de la foule devant le spectacle. Ce document est aussi significatif pour l’histoire littéraire de la presse dans la mesure où il est exemplaire de l’évolution des poétiques journalistiques des années 1860-1870 : les trois premiers articles relèvent du genre de la chronique, dont la relation de lecture se cimente autour de l’opinion, alors que celui de 1876 s’apparente au reportage, genre qui, en mettant l’accent sur la perception sensible du journaliste – davantage témoin oculaire que détenteur d’une « opinion » –, est dominé par une esthétique de la chose vue.
À mon sens, ce document est surtout révélateur de ce travail de la fiction dont parlait Mitterand du fait qu’il donne à voir la saisie primaire du réel, ce qui est particulièrement sensible dans les notes prises par Zola le 8 juin 1879 alors qu’il retourne à Longchamp dans le cadre de sa documentation pour son roman. Recentrées autour de la perception sensible du romancier, ces notes nous le montrent en véritable enregistreur de sensations, le réel étant perçu, senti, appréhendé dans sa matière la plus brute. Ce réel, dont Zola ne cesse de parler dans ses écrits théoriques, il est là, dans ces pages du carnet d’enquête. Le chapitre onzième de Nana, à la lumière de ces diverses enquêtes, est un extraordinaire exemple de l’expression personnelle de Zola romancier : tous les éléments des articles et des notes se retrouvent dans ce chapitre, mais fondus dans un flux narratif continu, intégrés à une mise en scène qui se fond elle-même dans celle plus générale du roman de la « cocotte ». Ce chapitre continue la réalité observée à Longchamp ; il en est son prolongement fictionnel.
On voit à quel point le regard de l’écrivain – sa vision personnelle pour reprendre une expression chère à Zola – joue un rôle central dans une telle conception du roman. Il y a certes une intention documentaire au fondement du naturalisme ; la nier reviendrait à méconnaître l’un de ses rouages principaux. Mais cette intention est aussi, et surtout peut-être, une impulsion : « la réalité a été le point de départ, la force d’impulsion qui a lancé puissamment le romancier », écrivait Zola.
En régime naturaliste, la documentation n’est pas aussi exhaustive qu’elle voudrait le laisser croire. L’observateur doté du sens du réel, aurait pu répondre Zola à ses détracteurs qui lui reprochaient une documentation hâtive, n’a besoin que d’un simple regard pour saisir la réalité et la continuer dans l’espace du roman. Dans le roman réaliste, pourrait-on dire de façon synthétique, le travail de la fiction consiste à continuer la réalité.
Ce qui distingue cet art du roman de toutes les autres entreprises enquêtrices du siècle réside dans cette ambition, dans cet impératif artistique. La fiction, et c’est là une des particularités de l’époque, est partout au xixe siècle ; elle envahit autant les enquêtes judiciaires que le journal, le discours historiographique que les premières enquêtes statistiques. L’homme du xixe siècle s’accommodait de la fiction, de sa fonction heuristique, beaucoup mieux que nous ne le faisons aujourd’hui. Et c’est dans le roman réaliste que cette particularité d’une époque est la plus sensiblement perceptible.
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Notes de bas de page
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- Paul Rabinow, Une France si moderne : naissance du social (1800-1950), Paris, Buchet/Chastel éditeurs, 2006 (1989).
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- Henri Mitterand, Zola, tel qu’en lui-même, Paris, PUF, 2009, p. 10.
- Émile Zola, « Le sens du réel », dans Œuvres complètes, t. ix, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2004, p. 416. Je souligne.
- Émile Zola, « L’expression personnelle », ibid., p. 419.
- Id.