Postmodern art neither copies nor criticizes the discourses available to it. It participates in them. Text and world, language and object are continuous. […] Pop and postmodernism are two sides of the same coin1.
« Isn’t life a series of images that change as they repeat themselves2 ? » La question que se pose Andy Warhol dans les années 1960 souligne remarquablement le constat communément admis de sociétés contemporaines aux prises avec la prédominance des images. La portée de cette interrogation s’étend à l’évolution du rapport des individus au réel, en ce que les images agissent désormais tel un filtre qui permet de mieux l’appréhender. Parmi tous les signes dont le monde regorge (on pense à la métaphore fondamentale du Liber mundi), les images investissent un espace toujours plus prépondérant à mesure que l’évolution des procédés technologiques en permet la conservation, la résurgence et leur ancrage aussi bien dans nos archives mnésiques personnelles que dans notre imaginaire collectif. Certes, les consciences ont toujours été travaillées par les images, mais il apparait que les nouveaux médias issus des avancées techniques et technologiques, la photographie (et ses avatars plus récents) en tête, permettent la conservation, la reproduction et le partage rapides (sinon instantanés) et à grande échelle des images qui, d’une certaine manière, régulent nos sociétés ; en atteste l’ouvrage de Régis Debray, Vie et mort de l’image3. L’intégralité des motifs picturaux vus, transmis, reproduits, diffusés, numérisés, téléchargés, etc., participe à la constitution d’une gigantesque imagerie, socle d’un imaginaire, d’un réseau, dans lequel elles interagissent et se renvoient les unes aux autres, et duquel elles sont toujours susceptibles de jaillir.
En tant que laboratoire des grandes mutations socioculturelles, la littérature, dont la grande force repose sur sa capacité de susciter, au moyen de mots, des images à l’esprit de ses lecteurs, ne se pose pas uniquement en reflet, mais bien en actrice d’un discours culturel alimenté par l’imaginaire social et médiatique ou, plus précisément, iconique. En effet, au fil d’une exploitation toujours plus systématique et efficace, conséquente des évolutions techniques puis technologiques qui en assurent la reproduction (sérialisée), la banalisation et leur imprégnation – paradoxale ? – sur les consciences, les motifs deviennent des icônes dont la puissance évocatrice est proportionnelle à leur potentielle (mais de plus en plus attestée) reconnaissance, à l’instar des Marylin, Jackie, Mao et, d’une certaine manière, des boites de soupe Campbells, voire des Car Crashes, sérigraphiés par Andy Warhol. Le Pop Art, tel que ce dernier l’a théorisé et pratiqué, constitue un socle au développement d’une culture de l’image régie par la dialectique qui unit l’hyperconsommation à l’hypermédiatisation des biens : les images (les motifs) popent, surgissent, sautent aux yeux de spectateurs qui n’en sont pas toujours demandeurs, qui les reconnaissent, précisément parce qu’elles ont intégré un système signifiant intermédial et métadiscursif, qu’il s’agisse de la publicité, de la musique, du cinéma, de la télévision ou de la littérature.
Parler d’une littérature pop serait sans doute abusif, tant la délimitation d’une telle production semble difficile à établir. Ce constat repose en grande partie sur le flou conceptuel qui entoure la notion de « pop » : toute littérature, dans la mesure où elle participe au discours de l’époque et se nourrit des motifs de la culture pop, peut-elle être qualifiée de « pop » pour autant ? Il semble que la distinction soit plus subtile : d’une part, il s’agira de préciser ce qu’est « le » pop (en tant que paradigme de production, non pas en tant que culture) et, d’autre part, de montrer que toute littérature n’intègre pas structurellement les principes propres au pop dans sa narration et sa représentation du monde. Au contraire, le pop agissant déjà, à bien des égards, comme un modèle représentationnel, une littérature qui en suivrait les principes se rapprocherait d’une logique du simulacre, en ce sens que les romans en viennent à re-présenter la représentation tout en apportant une réponse originale aux grandes interrogations de notre époque.
Ainsi, et pour exemplifier quelque peu ce que l’on entend par « culture pop », de nombreux auteurs s’imprègnent davantage des thématiques propres aux sociétés postmodernes pop (hyperconsommation, hypermédiatisation, désincarnation de l’individu et leur perte dans la masse et des rapports, triomphe de l’image…), et peignent le tableau d’une société en pleine mutation, en intégrant à leurs œuvres les interrogations et préoccupations de l’individu, souffrant parfois d’un certain malaise face à l’évolution socioculturelle engagée par les paradigmes d’hyperconsommation et d’hypermédiatisation nés de la reproductibilité technique dont Walter Benjamin4 dressait le panorama. Bien que toute tentative typologique demeure sujette à des variations et ne peut se réduire à une catégorisation figée, de ces auteurs nous retenons J. G. Ballard, Don DeLillo, Éric Laurrent, Haruki Murakami, Manuel Puig, Thomas Pynchon, Jean Rolin, Jean-Philippe Toussaint et d’autres, qui, dans leurs romans, ont réexploité les icônes, les grands films, les musiques et les productions artistiques de la culture pop dans une ambition de brassage des cultures et de dénonciation du tournant qu’a pris la société dans la seconde moitié du XXe siècle. En contraste avec une production plus enjouée (celle de Murakami, par exemple), cette veine critique a aussi été plus froidement adoptée par des auteurs tels que Bret Easton Ellis (American Psycho, 1991) et Michel Houellebecq (La possibilité d’une île, 2005), dressant chacun le constat d’une société aporétique, dont les héros-consommateurs (si l’on suit la théorie de Guy Debord5) s’autoconsument, se dirigent droit vers leur perte.
Une autre voie d’exploitation de la culture pop se traduit par l’intégration, dans la composition diégétique et poétique des romans, des dispositifs propres au paradigme pop tel que je compte le circonscrire. On y retrouve Éric Laurrent, César Aira, ou encore Don DeLillo, dont l’œuvre est particulièrement préoccupée par la question de l’image. Au détour de leurs romans, ces auteurs participent au mouvement de reprise et de réappropriation (de remix) culturelle issu du domaine socioculturel contemporain et qui, en retour, continue de le façonner. Ces trois auteurs, parmi d’autres, apportent un éclairage certain au fonctionnement et aux structures qui travaillent le monde dans lequel nous évoluons ; par conséquent, il s’agira également pour moi de préciser, à travers l’analyse de leurs œuvres, ce qu’est la culture pop aujourd’hui, quelle signification revête cet adjectif, précisément lui préférant le masculin, dû à sa liaison au concept de paradigme.
En tant que système de pensée et de création majoritairement influencée par la pensée postmoderniste (telle que définie par Lyotard6, Jameson7 ou encore Hutcheon8), le pop procède davantage par réappropriation d’une matière passée, détournée et dématérialisée à mesure qu’elle est filtrée par une succession d’écrans qui explosent leurs cadres, des écrans hypermédiatiques.
Parler d’écrans hypermédiatiques renvoie à une réalité bien particulière qui, c’est ce que j’entends défendre, œuvre au fondement de la production pop contemporaine. Pour mieux illustrer la définition de ce type de support, je propose de nous attarder, dans un premier temps, sur le roman de l’écrivain français Éric Laurrent, Coup de foudre9, dans lequel lesdits écrans constituent un véritable dispositif diégétique. Sans jamais citer ni le tableau ni son peintre, la narration se réapproprie La naissance de Vénus (1458) de Botticelli. Grâce au recours à la figure de style de l’hypotypose10, qui alimente les descriptions de Laurrent, l’image saute (pop) très rapidement aux yeux de ses lecteurs.
Sandro Botticelli, La naissance de Vénus, ca. 1485, Gallerie des Offices, Florence.
Le dispositif mis en place par la fiction permet une reconnaissance aisée du tableau et érige Vénus non seulement en personnage, mais surtout en figure, dont les vingt-et-une apparitions rythment le roman à la manière d’un leitmotiv, d’un refrain avec, à chaque fois, un environnement métaphorique, symbolique et référentiel qui annonce la résurgence imminente de l’image au sein d’une fiction qui s’assume comme telle11. Chester, le protagoniste dont on suit les mésaventures au fil du récit, écrase sa tête dans le clavier ou l’écran (rien n’est certain) de son ordinateur et plonge dans un rêve comateux dont la pierre angulaire réside dans une de ses dernières visions : l’apparition fulgurante de Vénus sur son écran d’ordinateur, laquelle inaugure littéralement le roman, dès sa première phrase :
L’écran de l’ordinateur était d’un gris à ce point céruléen qu’il semblait une lucarne donnant sur l’extérieur. […] Une naïade se devina un moment derrière l’inextricable crêpelure de sa chevelure, boursouflée de partout, notamment de la gorge, où s’épanouissaient des seins dépareillés. Toute une création traversa ainsi l’écran, mais une création débile, une ébauche en somme, et les quelques lettres que Chester improvisa sur le clavier : V.E.N.U.S. apparurent comme une tentative d’organisation du monde, un prime vocable cherchant un sens à recouvrer dans le magma originel, vaste programme dont la perspective commençait à l’endormir, vraiment naze. (CF, 9-10).
Certes, le roman de Laurrent ne cadre pas l’image dès son paratexte, il procède néanmoins à la présentation de celle-ci dans son incipit et au moyen d’un cadre matériel, celui de l’écran de l’ordinateur, une véritable lucarne circonscrivant un espace « gris céruléen », entre le gris-blanc de la page et le bleu profond du ciel donc, de « l’extérieur ». « Cadrer » recouvre plusieurs significations, en ce sens que le cadre permet de délimiter l’image dont il est le support, ce qui ne manque pas de recentrer l’attention des spectateurs sur l’objet. Dès lors, les romans se font le support d’images, mais, dans un contexte postmoderne, où la reprise et le détournement pop œuvrent en maitres et rendent anachroniques les images, leur référent, leur attribution, n’explicitent pas leur origine, leur identité : le cadre explose (la citation devient allusion et l’image sort de son cadre), l’écran se déploie. Texte et écran se confondent ainsi, dans une logique qui rappelle la définition qu’en donne Stéphane Lojkine :
[L]’écran théâtralise, image le sens. Il ne définit pas seulement l’espace ; il est aussi le support d’un passage fugitif, d’un échange du textuel et de l’iconique, d’une logique du discours et d’une autre logique productive de sens, plus erratique, subversive souvent, immédiate et incontrôlable, s’appuyant sur l’image, le geste et le corps, l’effusion et la communication sensible12.
Certes, cette définition a trait principalement à la construction d’un écran fictionnel et narratif, textuel. Néanmoins, elle met en jeu un ressort de la culture particulièrement appréciable dans une des manifestations les plus contemporaines de la manière dont la société des nouveaux médias influe sur l’identité individuelle de chacun. Je parle bien sûr des réseaux sociaux, toujours plus tournés vers cette « folie du voir13 » qu’évoque Christine Buci-Glucksmann, comme en témoignent Facebook, Twitter, Instagram et, plus récemment, Snapchat. Cette application offre un exemple des plus éclairants quant à la reconfiguration du rapport de chacun à la réalité. En effet, la communauté que forment ses utilisateurs s’envoie des photographies qui ne restent visibles qu’un maximum de dix secondes, avant d’être définitivement perdues, effacées, dématérialisées… à moins que l’image soit sauvegardée au moyen d’une capture d’écran. Ce terme est par ailleurs très intéressant et s’insère parfaitement dans la logique que je tente de mettre au jour : pour garder une image qui ne fait que circuler, le sujet ne doit plus en passer par sa fixation ou sa capture, mais par celles de l’écran qui la supporte et qui lui sert de véhicule. L’image éclate ses cadres, se dématérialise et, avec elle, l’écran qui la porte. Partant du principe, énoncé par Benjamin, selon lequel « l’histoire se désagrège en images14 », Georges Didi-Huberman affirme que notre rapport au réel et à l’histoire serait conditionné par des images toujours anachroniques, puisque resurgissant dans des contextes constamment différents, sans jamais se laisser appréhender. Avec la photographie et la reproductibilité qu’elle rend possible, ce sont bel et bien les images qui survivent, qui constituent un fonds d’archives et qui et forgent l’imaginaire. Elles pointent, resurgissent, sous la forme de spectres en constante « revenance15 » dans les consciences et dans la littérature contemporaine qu’elles hantent d’autant mieux qu’elles se cachent derrière leur dimension simulacrale, en l’occurrence, fictionnelle16.
La figure de l’écran ne se limite pas à l’ouverture du roman de l’écrivain français, elle l’initie également dans sa poétique, sa conception. L’incipit présente l’espace délimité par l’écran comme une page blanche ne demandant qu’à être remplie, tant par l’écrit que par l’image, puisqu’il s’agit d’un « vaste programme », dont la visée prospective débouche sur le roman et sa complétion. Les images s’inscrivent donc dans cette propriété du rapport à la picturalité qui participe du paradigme pop : elles circulent et viennent (les lettres que Chester tape sur son clavier peuvent aussi se lire « venus ») au sujet, sans même que celui-ci n’ait véritablement à les chercher, ce qui lui permet d’en disposer comme bon lui semble. Les premières pages de Coup de Foudre associent donc le travail de l’écrit et le travail de l’image en présentant celle de Vénus comme « une ébauche » qui devra sans cesse être complétée par la narration, par de nombreuses ekphrasiscapables d’évoquer le tableau de Botticelli en ne partant que de détails prélevés à ce dernier (par métonymie). Le roman s’ouvre ainsi sur le présage d’une création et une « tentative d’organisation du monde, un prime vocable cherchant un sens à recouvrer dans le magma originel » présageant la « perspective » vers laquelle se dirige le récit. Laurrent opère véritablement et explicitement une transcription de l’image (un passage du code visuel pictural ou code visuel scriptural) : sa narration donne à voir l’image, celle-ci est (d)écrite et organise le roman, le structure et l’ordonne en le faisant sortir de ce « magma originel ».
L’allusion au tableau est véritablement atomisée, réduite en fragments, et disséminée dans le roman. Le lecteur reconnait la référence parce que les détails y renvoient, mais aussi parce que l’image a indubitablement intégré le domaine de la culture pop, en témoigne simplement la jaquette réalisée par Jeff Koons de l’album de Lady Gaga, Artpop (2013). Pareille esthétique n’est pas anodine chez Laurrent, puisqu’il la prolonge dans ses autres romans, lesquels se caractérisent par l’éclectisme des références, notamment Les atomiques (1997), qui atomise l’Enfer de Dante à travers l’ensemble d’une narration par ailleurs marquée par une large parodie des séries cultes d’espionnage, comme en témoigne son exergue : « Ce document s’autodétruira dans cinq secondes17 ». Toutefois, la notion de « dissémination » permet d’envisager Coup de foudre de façon plus approfondie, puisqu’il ne se construit pas seulement autour de l’image, mais bien de son iconicité, de son caractère essentiellement pictural, puisqu’il marie littéralement iconicité et textualité en baptisant Vénus « Azerty ». D’emblée, l’image se greffe au langage dans tout ce qu’il comporte de potentialités créatrices, au langage en tant que « magma originel ». En effet, « Azerty » est le regroupement des six premières lettres composant le clavier typographique latin en France et en Belgique, clavier dont se sert l’auteur (ainsi que Chester, qui écrit le nom de « VENUS » peu de temps avant de s’écrouler) pour écrire, créer un texte, un récit, un monde, dans lequel il s’approprie Vénus, l’épouse, et en détourne l’image. Le texte devient l’écran sur lequel les lettres atomisent l’image et l’impriment. C’est grâce à elles que le tableau se voit fragmenté pour mieux irradier la diégèse, à la manière d’un fragment pictural qui se déploie et se rétracte au rythme du battement des mains, puis qui contamine la conscience de Chester/du lecteur :
Bonjour Chester vous pouvez me faire passer les dossiers qui sont près de vous s’il vous plaît ? Vénus Azerty se recréa autour de ses lèvres, et il ne vit plus qu’elle. Elle resplendissait ; toute la clarté du monde s’était cristallisée dans son visage. Et il se sentait rougir, comme irrigué, en sus du sien, du sang de cette femme. (CF, 70)
L’assistance, de fait, le délaissa pour en revenir à Azerty, qu’elle applaudit, bravo quel discours. Chester se joignit à la liesse générale. Le frappement des mains écrasait et déployait en alternance l’image de Vénus Azerty. On leva la séance. (CF, 71)
Des lèvres de Vénus, tout son visage se déploie. Ce qu’elle dit n’importe plus, l’attention de Chester est toute dirigée sur ses lèvres puis sur le visage qui en rayonne. À la manière d’une scène animée, le visage de Vénus prend corps et dynamise la représentation en même temps qu’il absorbe tout ce qui l’entoure, « toute la clarté du monde ». Vénus attire les regards, focalise toute l’attention, comme si un projecteur n’éclairait plus qu’elle et irradie Chester de son pouvoir médusant : ce passage part des lèvres de Vénus pour en reconstruire le visage et en vient à métaphoriser son aura au moyen de son sang, qui vient irriguer celui de son spectateur/admirateur : plus que jamais, le personnage est touché dans son être – en l’occurrence, physiologiquement – par l’image. C’est précisément en cela et en ce que le tableau de Botticelli a intégré le domaine de la culture pop que le roman de Laurrent, par son utilisation du dispositif des écrans hypermédiatiques, devient pop. En effet, la dématérialisation des écrans (et l’extension de leur acception conceptuelle) permet non seulement une intégration et un traitement intermédial plus efficaces des images qu’ils portent, en les greffant au tissus des mots – la fiction se faisant écran, interface entre le réel et le sujet – mais procède également de l’explosion de tous les cadres – matériels et référentiels – des objets médiatisés. C’est précisément dans cette tension que se noue le rapport étroit entre pop et hypermédia, dans la mesure où l’on ne peut réduire le Pop Art au débat qui a souvent opposé ceux qui ne voyaient en l’œuvre de Warhol qu’une dimension simulacrale (Barthes18, notamment) et ceux qui, au contraire, défendaient la grande dimension référentielle qui se dégage des sérigraphies.
Partant de cette technique consistant à reproduire en série et mécaniquement, sans intervention manifeste de l’artiste, des images préexistantes, un détour par la théorie développée par Walter Benjamin sur l’ère de la reproductibilité technique s’impose. Ce dernier, devant le constat d’une industrialisation toujours plus poussée des différentes sphères de la société et de la culture, jusque dans les arts plastiques et la musique, où le modèle sériel (chez Manet, par exemple ou dans la musique sériel d’André Souris) et le détournement de motifs (des objets ou des bruits) issus du quotidien et de la technologie (avec Duchamp ou avec la musique normale) théorise la reproductibilité telle qu’on l’observe encore actuellement. En effet, les nombreuses entreprises de remix, véritable principe contemporain de réappropriation et de création – déjà appréciable dans cette phrase du critique allemand : « De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible19 » – témoignent d’une confusion indéniable entre production et consommation : le créateur consomme pour produire quelque chose qui sera consommé. L’aspect visionnaire des propos de Benjamin se vérifie encore aujourd’hui, même si ce qu’il désignait comme le déclin de l’aura tant de l’objet – du produit – que du geste artistique20 (résidant dans la perte d’authenticité, du hic et nunc, de l’œuvre originale) s’avère en réalité n’être qu’un déplacement du foyer auratique sur lequel est, selon moi, basée la culture pop telle qu’elle s’entend actuellement et que je vais à présent expliciter davantage.
Pour en revenir aux fondements, Warhol n’est certes donc pas l’initiateur de ce constat. Au contraire, son œuvre reflète, à l’instar des travaux de Benjamin, la tendance qu’il pouvait observer dans le marché mondial, à travers le capitalisme florissant des années 1960. Cependant, au vu de la diversité des motifs choisis par l’artiste, il devient évident que, plus que de dresser un constat de la société, il thématise la globalisation de la marchandisation des sphères artistiques et culturelles, faisant de son œuvre un symptôme de la transformation des objets, des images et des personnes en marchandises. Plus précisément, il s’agit d’icônes (presque religieuses), des images sur les images, des re-présentations : des simulacres répétés ad nauseam, qui permettent le déploiement de toutes ces virtualités que nous imposent les écrans qui ont permis à l’image de « triompher », suivant le terme que choisit Arnaud Rykner21.
Il apparait que si les pratiques sérielles et l’espace, en constante expansion, qu’occupe la picturalité participent de réalités à l’œuvre par ailleurs et avant l’avènement de la culture pop, le paradigme que je défends prend le parti, aux tendances postmodernes, de radicaliser ces tendances et d’assumer la dimension commerciale, populaire, qu’elle recouvre. Ainsi, si le populaire ne renvoie pas toujours au pop, le pop est irréductiblement populaire, surtout depuis que l’hypermédia s’est immiscé dans la vie de chacun, depuis que tout le monde est potentiellement capable d’accéder, instantanément, au fonds culturel et informationnel mondialement partagé, pour le consommer, le détourner, puis créer (le remixer). Des motifs, tantôt picturaux, tantôt filmiques, tantôt sonores circulent sur la toile de l’hypermédia et sont sujets à un détournement constant, d’autant plus systématique que l’évolution des technologies (qui remplace progressivement la technique) et des nouveaux médias le leur permet (la compression et la digitalisation des données en permettent un traitement plus subtil et un partage mondial plus facile). Le paradigme pop se déploie donc principalement sur l’espace que délimitent des écrans qui, à l’instar des sérigraphies, démultiplient des images dont le référent serait évacué à mesure qu’elles sont répétées.
L’historien de l’art et théoricien du postmodernisme Hal Foster propose une voie médiane (entre simulacre et renvoie au référent) et envisage le Pop Art comme l’expression d’un réalisme traumatique, qu’il définit comme étant une « identification as projection22 », en ce sens que la répétition sérielle des images tisse un écran permettant l’interprétation et le ressenti, la re-présentation du traumatisme caché derrière l’image iconifiée. Il prend ainsi l’exemple des Marilyn, des Jackie Kennedy ou encore des Car Crashes comme porteurs d’une dimension traumatique, « “the brutal fact” of accident and mortality23 », justement destinée à être ressentie par le public. Hal Foster, résumant deux points de vue distincts, brosse un portrait du Pop Art aux apparences de Janus, un art à deux faces : l’une simulacrale, l’autre référentielle. Plus encore, il dépasse cette opposition et propose d’envisager l’art de Warhol selon une troisième voie, dialectique cette fois : d’opposées, les deux faces se font complémentaires, dans la mesure où « the repetition not only reproduce traumatic effects ; they produce them as well […R]epetition serve to screen the real understood as traumatic. But this very need points [on reconnait là le punctum24 de Barthes] to the real, and it is at this point that the real ruptures the screen of repetition25. »
La question de la représentation, de la re-présentation, est d’emblée posée et irrigue intégralement le développement du paradigme pop. La culture a assimilé les grands thèmes et les grandes avancées initiées avec le Pop Art pour reconfigurer sa manière de penser et d’appréhender la réalité, l’art et les productions passées dans une logique de consommation. La radicalisation des procédés célébrés par le Pop Art inaugure le paradigme pop qui se déploie dès les années 1980 et se caractérise par une systématisation et une accélération du détournement (parodique ou non, en tout cas, critique) de productions d’un passé plus ou moins proche. En d’autres termes, la conscientisation, typiquement postmoderne, de l’acte créateur, compris dans son rapport avec une société d’hyperconsommation et d’hypermédiatisation, est encore accrue, d’une part parce que les masses sont toujours plus intégrées dans le procédé (soit parce que les producteurs prennent en conditions leur envie, qui a supplanté leur besoin, soit parce que les masses, via Internet, commentent, créent, détournent les éléments qui façonnent note culture), d’autre part parce que, plus que jamais, production et consommation se rencontrent et fonctionnent en symbiose : le créateur consomme une création et contemple son historicité en vue de produire du neuf. En ce sens, le premier roman d’Éric Laurrent atteste d’une intégration des principes inhérents au paradigme pop dans sa composition : l’esthétique dont s’imprègne le récit de Chester rend compte de la primauté non seulement de la picturalité en tant que filtre entre l’individu et le réel, mais également de la représentation envisagée comme répétition sérialisée et structurante qui met en jeu la reconnaissance des lecteurs en vue de démultiplier les potentialités signifiantes de la diégèse. Aussi, l’inscription des images sur un écran qui leur autorise la résurgence et la mouvance se révèle au fondement de l’œuvre, en ce que cette dernière se présente comme un « écran de la représentation » tel que défini par Lojkine. Le récit est, de bout en bout, marqué par le passage de Vénus, puisque le roman s’ouvre sur sa traversée d’un écran, et se clôt sur sa disparition, sa mort (« Vénus lui échappa » [CF, 121]) alors que Chester reprend progressivement connaissance et sort de son coma. Le roman configure un espace qui dépasse la dimension paginale et qui propose, à la manière des écrans hypermédiatiques, le déploiement d’une image fragmentée, celle de Vénus, qui surgit et resurgit en délimitant l’ouverture et la fermeture du support qui l’accueille aussi bien elle que celui qu’elle fascine : Chester, être de papier, représentation fictionnelle.
Le deuxième roman qu’il me semble pertinent d’intégrer à cette étude est Falling Man26 (FM) de Don DeLillo, qui base sa diégèse sur le cliché éponyme que Richard Drew (jamais cité dans le roman) captura d’un homme se jetant de d’une des deux tours du World Trade Center, le 11 septembre de 2001. Certes, cette photographie parait difficilement assimilable à ce dont je traite présentement. Toutefois, l’imaginaire qui s’est progressivement créé autour des attentats procède de l’intégration des documents qui en sont issus à la sphère du spectacle, voire, selon les mots d’Anne-Marie Auger, à une « culture populaire du désastre27 », essentiellement visuelle, née des suites des attentats meurtriers du 11 septembre 2001 et constituée des images prises de toutes parts, censurées puis médiatisées, détournant les circuits traditionnels ; en quelques mots : « officiellement, donc, The Falling Man ne circule pas. Et pourtant vous l’avez vue28 ».
La critique aura reproché au roman de DeLillo de ne pas rendre compte d’un caractère national du traumatisme engendré par les attentats. Il s’agit fort probablement d’un parti pris, dans la mesure où le roman s’intéresse au traumatisme intégré par des individus (en l’occurrence, une famille) et, plus généralement, par les masses qui ont vécu le drame médiatiquement : les attentats ont engendré un traumatisme mondial, culturel, médiatique. La figure du Falling Man trouve ainsi une actualisation supplémentaire et des plus concrètes dans le roman de DeLillo et rythme, à sa manière, celui-ci, notamment via son incarnation par David Janiak, « street performer » reproduisant aléatoirement et de manière imprévisible la chute des victimes du 9/11 en différents points de New York, se présentant comme un véritable simulacre de la photographie de Drew. Si Laurrent posait la question dans son roman : « Comment ne pas vous reconnaître Vénus ? » (CF, 78), plaçant ainsi le lecteur dans la même position que Chester, à la manière d’une métalepse, il en va de même dans ce roman de DeLillo, lorsque Karen reconnait, dans un cliché d’une performance de Janiak, la photo prise par Drew, toutes deux ayant bénéficié du même traitement médiatique. Elle reconnait l’analogie entre les deux clichés, entre les deux positions d’homme tombant dans le vide, au moment même où le roman procède à l’évocation la plus explicite du cliché de Drew (presque une citation) et, par conséquent, au moment où la reconnaissance par le lecteur du cliché original devient inévitable.
Was this position intended to reflect the body posture of a particular man who was photographed falling from the north tower of the World Trade Center, headfirst, arms in the side, one leg bent, a man set forever in free fall against the looming background of the column panels in the tower?29 (FM, 221)
L’ekphrasis qui irrigue ces quelques lignes replace l’image dans son unicité (« particular »), celle de l’instant précis que captura Richard Drew et pas un autre, et décrit la position de ce corps tombant avec une certaine précision, le détachant de son arrière-plan, de son « background » (le lexique employé, plus ou moins spécialisé, n’est pas anodin).
Toutefois, il s’avère rapidement qu’une autre photographie, bien plus discrète, est également à l’œuvre dans la narration. En effet, le texte s’ouvre sur un passage qui n’est pas sans rappeler une autre photographie ayant également bénéficié d’une large médiatisation, notamment en tant que couverture du magazine Fortune30 qui vient structurer beaucoup plus subtilement la diégèse que ne le font les différentes résurgences de la photographie de Drew. Le personnage de Keith, dans l’extrait ci-dessous, rappelle une figure présente sur un cliché de Stan Honda : un homme légèrement blessé, se couvrant le visage d’un mouchoir (peu reconnaissable donc) tant le nuage de poussière dont il sort est épais et rend la respiration difficile. Cette photographie aux qualités esthétiques non négligeables31 (la position centrale du personnage, le jeu de flou – involontaire, remanié ? – provoqué par la poussière, la fixation d’un temps explicitée par l’horloge, etc.) présente un monde qui s’efface dans le chaos et un homme qui se relève, qui tente d’en sortir et qui garde à la main sa mallette de travail. Dès la lecture de la première page du roman, la référence semble fondée :
It was not a street anymore but a world, a time and space of falling ash and near night. He was walking north through rubble and mud and there were people running past holding towels to their faces or jackets over their heads. They had handkerchiefs pressed to their mouths. […]
The roar was still in the air, the buckling rumble of the fall. This was the world now. Smoke and ash came rolling down streets and turning corners, busting around corners, seismic tides of smoke, with office paper flashing past, standard sheets with cutting edge, skimming, whipping past, otherworldly things in the morning pall.
He wore a suit and carried a briefcase. There was glass in his hair and face, marbled bolls of blood and light32. (FM, 3 ; je souligne)
En entrant dans Google Images : « 9/11 man with briefcase », il s’agit de la première image qui apparait, répliquée à l’instar du/des Falling Man/Men, ce qui ne manque pas de rappeler les sérigraphies de Warhol, objectivant un traumatisme qui ne peut jamais s’évacuer complètement. Du côté de la fiction, la photographie de Honda participe, autant que celle de Drew, à ramener au trauma, à réveiller la mémoire des personnages, mais permet également et surtout toutes les analepses dont le roman dispose pour revenir au 11 septembre 2001. Elle y parvient non seulement en instaurant d’emblée un chronotope (« a time and space ») propre à ce jour (évocation de la fumée, des débris, de feuilles qui flottent dans les airs, du chaos), mais également en introduisant le lecteur à un objet que la narration élève vite en motif : la mallette, dans laquelle se trouve rangée la mémoire et le trauma.
Cette mallette apparait de manière récurrente et participe ainsi de la résurgence du personnage de Keith dans les différentes analepses le présentant soit sortant de décombres, lors de ces premières pages, soit retrouvant son ex-femme dans son appartement, alors qu’il revient du site de la catastrophe, à l’ouverture de la deuxième partie du roman, véritable parallèle de la première. Ces détails permettant la construction du chronotope resurgissent à d’autres reprises dans le roman, notamment au cours de ses dernières pages, lesquelles se referment sur le moment où les avions frappent les tours, suggérant la cyclicité, l’éternel retour du trauma. C’est aussi à ce moment précis que l’on apprend qui est le personnage de « Rumsey », dont les allusions et le nom (apparaissant à plusieurs reprises, sans autre explication) hantent le roman : il s’agit d’un collègue de Keith, décédé devant lui dans les tours, juste avant qu’une mallette ne lui tombe entre les mains. À partir du moment où Keith se donne la mission de rendre cette mallette à son propriétaire, il se prédestine à revivre le trauma. La mallette, au départ un motif iconique, un détail de la photographie de Honda, devient un véritable moteur de la narration, dans la mesure où la fiction s’en sert pour construire un récit parsemé d’analepses, de résurgences du passé et de retours à l’évènement qui, comme dans Coup de foudre, inaugure et conclut le roman : la photographie, l’image.
Le dernier roman que je compte plus brièvement aborder est Un episodio en la vida del pintor viajero33 (EPV) de l’Argentin César Aira. Contrairement aux deux autres romans, celui-ci se réapproprie des images inconnues du grand public, les tableaux du peintre paysagiste Johan Moritz Rugendas. Il s’avère cependant nécessaire de préciser que ces tableaux ont servi comme illustrations des traités du naturaliste Alexander Von Humboldt et ont, de ce fait, largement contribué à l’édification d’un imaginaire européen sur la faune et la flore des immensités sylvestres et orographiques des Andes, raison pour laquelle, d’une certaine manière, un sentiment de déjà-vu ou, du moins, de familiarité, se dégage de ceux-ci, à l’instar de La naissance de Vénus et de Falling Man. Outre cette propriété partagée et la qualité des descriptions d’Aira (qui réfère directement aux tableaux du peintre Allemand), ce roman trouve parfaitement sa place dans le panorama que je dresse, en ce sens qu’il suit la progressive mutation du peintre en automate traitant mécaniquement les données qu’il reçoit, ce qu’annonce d’emblée le narrateur, qui précise que « [s]u misión era la que cien años después habría cumplido un fotógrafo » (EPV, 8).
À la suite de sa fulgurante rencontre avec le chaos de la nature (il se fait frapper par la foudre, à deux reprises), Rugendas voit son rapport au réel totalement reconfiguré, dans la mesure où l’accident engendre un « désordre synaptique » l’empêchant de filtrer le nombre affolant d’images qui, littéralement, lui sautent aux yeux, l’obligeant à recouvrir son visage d’une toile, d’un filtre sur lesquels elles s’impriment avant qu’il ne puisse les traiter. La photographie, ce procédé dont la reproductibilité est inhérente au mode de capture de l’image, est mise en jeu par un roman écrit à la fin du XXe siècle et relatant les aventures d’un peintre voyageur du milieu du XIXe siècle, qui se transforme progressivement en automate au fil de la narration. La nouvelle « elocución » (EPV, 60) se rapprochant davantage de rafales photographiques, d’une représentation kaléidoscopique de la réalité sylvestre qui l’entoure, s’avère nécessaire pour rendre compte de la totalité du spectre que couvre l’information. Le peintre passe ainsi par un nouvel « ordre de la représentation » (EPV, 106) qui déforme une réalité « découpée/déchirée » (à l’instar des nerfs du visage de Rugendas), filtrée non pas une fois, mais des dizaines de fois, par les déconnexions synaptiques de son système nerveux foudroyé. L’artiste n’est plus véritablement maitre de son art, le réel passe à travers ses yeux et sa main comme au travers d’un filtre ou d’une lentille d’appareil photo (Rugendas serait dès lors, d’une certaine manière, une chambre noire). Il n’est plus l’auctor, celui qui a la responsabilité de l’œuvre, mais plutôt celui qui la manipule : « [d]rogado por el dibujo y el opio, en la medianoche salvaje, efectuaba la contigüidad como un automatismo más. El procedimiento seguía actuando por él34 » (EPV, 108). Le roman d’Aira se présente dès lors comme une succession de représentation re-présentées, qui fascinent un individu perdu dans leur démultiplication, à l’instar des deux romans précédemment abordés.
Un nouveau régime de représentation se dessine dès lors, auquel la fiction participe, dans la mesure où elle surgit justement de l’entredeux dessiné par l’horizon que déploie le battement des images en constante « revenance », dans un cycle d’apparitions-disparitions, grâce à leur appartenance au fonds culturel pop et leur réappropriation. En suivant la définition qu’en donne Jean-Marie Schaeffer, la fiction nait d’abord de l’imitation du réel telle que conceptualisée par Platon : la mimesis. Toutefois, à partir du moment où le rapport à l’art et à la culture passe par un fonds communément partagé de productions disponibles à la réappropriation et donc à la reconnaissance, l’incursion de la réalité dans l’univers inventé ne sait plus se restreindre à de simples « éléments référentiels – historiques, mais aussi géographiques, temporels, etc.35 » et doit également tenir compte de l’imaginaire nourri de l’imagerie contemporaine. En adoptant la même démarche que les sérigraphies, qui allégorisent (au moyen de la répétition mécanisée) la réification des images et leur manipulation, la fiction contemporaine confère aux images qui la travaillent, autant qu’elle les travaille, le statut de simulacres, préférant ainsi la notion, toujours établie par Schaeffer, de « feintise » à celle d’« imitation » ; la feintise se voulant la simulation qui se fait passer pour vraie aux yeux des spectateurs, tout comme le sont Vénus pour Chester, les images chaotiques de l’immensité orographique et sylvestre pour Rugendas, David Janiak pour les quidams new-yorkais.
À la mimesis, le nouveau régime de représentation préfère donc la sèmiosis, la référence, dont l’origine grecque évoque à la fois la réduction au sème, au signe (ici, iconique, plus encore, la réduction au détail d’un tout pictural ou photographique) et à la dissémination, à l’éclatement – encore une fois, à l’atomisation – dans l’intégralité de l’univers fictionnel. Une fois l’image transcrite, elle intègre la poétique du récit en rejoignant un réseau de signes, de signifiants, se renvoyant l’un à l’autre, unifiés dans une fiction aux prises avec le monde et les médias contemporains, avec les signifiés auxquels renvoient les images (mais également, les allusions aux films, musiques…) : le référent. Comme l’écrit Antoine Compagnon dans son étude anthropologique de l’évolution des pratiques analytiques en littérature,
[l]e référent est le produit de la sèmiosis, et non une donnée préexistante. La relation linguistique primaire [met en rapport] un signe et un autre signe, un texte et un autre texte. L’illusion référentielle résulte d’une manipulation de signes qui masque la convention réaliste, occulte l’arbitraire du code, et fait croire à la naturalisation du signe36.
Pour conclure, je propose de considérer que la fiction prend alors en charge de jeter un pont entre le référent et la référence, en disséminant des détails, des fragments de l’image originale, et en les faisant rayonner à travers toute la narration, que ce soit sous la forme de descriptions ponctuelles et plus ou moins précises, en questionnant la picturalité et l’iconicité tout au long du roman, ou encore en se servant du référent caché derrière l’écran des images pour bâtir une diégèse. Cette dernière se ferait le témoin de l’éclatement du sens à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines, ainsi qu’une manière de le renouer. Afin de conférer à la notion de référence une dimension nouvelle, ce n’est pas tant sur le mode de la citation que l’image apparait dans le texte, mais bien davantage par évocation, le roman y fait référence, c’est-à-dire qu’il se construit autour d’une image qu’il ne nomme pas nécessairement et qu’il est donné au lecteur de reconnaitre au moyen d’un environnement créé autour d’elle, des détails culturellement partagés. Ainsi, la reprise d’un tableau d’un passé lointain (du XVe siècle) ne pose pas de problème à la reconnaissance chez le public, non seulement parce qu’il a intégré l’espace des écrans inter et hypermédiatiques (le roman l’indique très clairement, dès les premières pages), mais également parce que le roman se construit autour de toute la mythologie qu’il véhicule. La littérature crée et suscite l’opinion, l’investissement de ses lecteurs, notamment dans la reconnaissance des motifs qu’elle réinvestit dans son élaboration diégétique, en l’occurrence des images. Je préfère à présent parler de reconnai-sens, dans la mesure où – les romans en attestent – le texte met en jeu les images en vue de permettre leur reconnaissance par les lecteurs. Cette dernière, sans être obligatoire pour la lecture et l’appréciation des romans, démultiplie considérablement aussi bien la sémantique iconographique que le sens construit par le récit, étant donné que les deux deviennent complémentaires et permettent à une esthétique du détournement – du « Remix », si l’on suit le concept d’Eduardo Navas37 – de répondre à la logique spectrale (rétromaniaque) propre à la fiction contemporaine38, les images servant de leitmotiv narratif, de support au pacte fictionnel, de point d’ancrage de la réalité dans une fiction qui la manipule en revendiquant sa nature virtuelle, non-actuelle, simulacrale.
Bibliographie
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Notes de bas de page
- Perry Meisel, The Myth of Popular Culture. From Dante to Dylan, Chichester, Wiley-Blackwell, 2010, p. 74.
- Cité par Victor Bockris, The Life and Death of Andy Warhol, New York, Bantam Books, 1989, p. 326.
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- Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism, London / New York, Routledge, 1988.
- Éric Laurrent, Coup de foudre, Paris, Minuit, 1995.
- L’hypotypose, cette figure de style qui permet d’insuffler le mouvement aux images et objets décrits, lesquels reçoivent dès lors une configuration scénique, répond parfaitement aux critères d’une logique des écrans qui se refuserait de figer les images, tant elles sont devenues mobiles et manipulables.
- Les apparitions de Vénus sont constamment annoncées par, selon les cas, un rappel de l’élément liquide, une perte de connaissance de Chester, une allusion au coquillage, un rappel du récit mythologique, la chanson pop des groupes The Shocking Blues et Banarama ou encore à l’emplacement du tableau de Botticelli, où Vénus ne se trouve pas/plus, naturellement.
- Stéphane Lojkine [dir.], L’écran de la représentation. Littérature et peinture du XVIe au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 10.
- Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir. Une esthétique du virtuel, Paris, Galilée (Débats), 2002.
- Walter Benjamin, cité par Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit (Critique), 2000, p. 118.
- Jean-François Hamel, Revenances de l’Histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit (Paradoxe), 2006.
- Comme l’indique Christine Buci-Glucksmann, le regard est toujours « aux prises avec “du rien” », il s’agit d’un regard « non visuel, pulsatile, étalé, où œuvre la dimension du fantasme ». Ce fantasme consiste à appréhender l’Image d’un point de vue unique, dans sa forme originelle, aujourd’hui dématérialisée : « [l]e fantôme anamorphique nous livre le Regard du peintre comme nous regardant, si l’on se place du juste point de vue. Elle nous le livre comme “rien d’autre que le sujet néantisé” », Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir. De l’esthétique baroque, Paris, Galilée (Débats), 1986, p. 104.
- Éric Laurrent, Les atomiques, Paris, Minuit, 1997.
- Roland Barthes, « Cette vieille chose, l’art… », dans Œuvres complètes. Livres, textes, entretiens (1977-1980), Paris, Éditions du Seuil, t. 5, 2002, pp. 915-923.
- Walter Benjamin, op. cit., p. 281.
- Le déclin de l’aura est conséquent de la perte d’authenticité, du hic et nunc de l’œuvre originale.
- Arnaud Rykner, « Littérature pas morte, l’image bouge encore », dans Laurent Zimmermann [dir.], Penser par les images. Autour des travaux de Georges Didi-Huberman, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2006, p. 59.
- Hal Foster, « Death in America », dans October, vol. 75 (hiver 1996), p. 39 ; « indentification en tant queprojection » [traduction personnelle].
- Idem ; « l’évènement brutal de l’accident et de la mortalité » [traduction personnelle].
- Barthes distingue le studium (la compréhension culturellement partagée) d’une photo de son punctum, ce détail, « ce hasard qui en elle me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » personnellement, presque viscéralement (cf. La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil [Cahiers du cinéma], 1980, p. 47-49).
- Hal Foster, op. cit., p. 42 ; « les répétitions ne se contentent pas de simplement reproduire l’effet traumatique ; elles le produisent tout autant […L]a répétition agit davantage en écran de la perception traumatique du réel. Cependant, ce besoin en particulier point le réel, tellement que le réel entre en ruptureavec l’écran de la représentation » [traduction personnelle].
- Don DeLillo, Falling Man, New York, Scribner, 2007.
- Anne-Marie Auger, « Esthétique et culture populaire du désastre autour de la photographie The Falling Man de Richard Drew », dans Bertrand Gervais et al. [dir.], L’imaginaire du 11 septembre 2001. Motifs, figures et fictions, Montréal, Éditions Nota Bene (Contemporanéités), 2014, pp. 123-133 ; plus précisément, cette culture populaire du désastre se définit comme « le bassin d’idées, de concepts, de pratiques et d’images reconnaissables par tous et qui contribuent – par un consensus informel – à la mythification de l’événement. La culture populaire du désastre s’adresse avant tout à la masse, qui la produit par couches successives, l’assimile dans l’imaginaire et la récupère dans le réel. C’est un concept qui appelle au partage d’expériences humaines, comme lorsque le New York Magazine utilise les médias sociaux pour inviter les lecteurs à envoyer leurs propres photographies, films et témoignages du 11 septembre pour les ajouter à son encyclopédie en ligne. La culture populaire du désastre est également marquée par le principe participatif du “Where were you”, où chacun est invité à raconter les détails de son quotidien au moment de l’événement » (pp. 125-126).
- Ibid., p. 130.
- « Cette position visait-elle à refléter la posture spécifique d’un homme qui avait été photographié dans sa chute du haut de la tour nord du World Trade Center, tête la première, bras le long du corps, un jambe repliée, un homme se découpant à jamais en chut livre sur l’arrière plan des panneaux verticaux de la tour ? » (p. 264).
- Ce qui témoigne d’autant plus de la dimension pop de ce type d’évènement à teneur traumatique : une « culture pop du désastre » imprègne l’imaginaire de chacun et les motifs qui l’alimentent sont toujours susceptibles de resurgir.
- La qualité esthétique des clichés, aussi celui de Drew, joue également un rôle non négligeable dans leur médiatisation et leur réception, mais également dans leur élection parmi une quantité d’autres photographies à publier et diffuser ; cf. Andrea D. Fitzpatrick, « The Movement of Vulnerability: Images of Falling in September 11 », dans Art Journal, vol. 66, no 4 (hiver 2007), pp. 84-102.
- « Ce n’était plus une rue mais un monde, un espace-temps de pluie et de cendres et de presque nuit. Il marchait vers le nord dans les gravats et la boue et des gens le dépassaient en courant, avec des serviettes de toilette contre la figure ou des vestes par dessus la tête. […]/Le grondement était encore dans l’air, le fracas de la chute. Voilà ce qu’était le monde à présent. La fumée et la cendre s’engouffraient dans les rues, explosaient au coin des rues, des ondes sismiques de fumée, avec des ramures de papier, des feuillets standard au bord coupant, qui planaient, qui voltigeaient, des choses d’un autre monde dans le linceul du matin./Il était en costume et portaient une mallette. Il avait du verre dans les cheveux et sur le visage, des éraflures marbrées de sang et de lumière » (Don DeLillo, L’homme qui tombe, trad. de l’anglais par M. Véron, Paris, Actes Sud (Babel), 2008, p. 9).
- En français : Un épisode dans la vie du peintre voyageur. César Aira, Un episodio en la vida del pintor viajero, Barcelona, Mondadori (Literatura Mondadori), 2005.
- « Drogué par le dessin et l’opium, au fin fond de la nuit sauvage, il réalisait la contigüité comme un automatisme de plus. Le procédé continuait de se réaliser par lui-même » [traduction personnelle].
- Jean-Marie Shaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1999, p. 142.
- Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Éditions du Seuil (Essais), 1998, p. 126.
- Eduardo Navas, Remix Theory. The Aesthetics of Sampling, Wien/New York, Springer, 2012 [en ligne], http://link.springer.com/book/10.1007%2F978-3-7091-1263-2 (page consultée le 25 mars 2014).
- Jutta Fortin et Jean-Bernard Vray (éd.), L’imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne (Lire au présent), 2012.