Les possibilités de la fiction - Entretien avec Richard Saint-Gelais

Par Raphaëlle Décloître et Nicolas Gaille — Culture pop!

Richard Saint-Gelais enseigne la littérature du XXe siècle à l’Université Laval. Spécialiste des théories de la lecture et de la fiction, il a publié Châteaux de pages, la fiction au risque de sa lecture (1994), L’empire du pseudo: modernités de la science-fiction (1999) et Fictions transfuges (2011). Il prépare un ouvrage sur les rapports entre la littérature et le trompe-l’œil.

Chameaux : Avant toute chose, merci d’avoir accepté de contribuer au huitième numéro de la revue Chameaux. En parcourant la bibliographie des Fictions transfuges, nous ne pouvons que constater la diversité du corpus qui a nourri votre réflexion : une tragédie de Shakespeare, Prochain Épisode d’Hubert Aquin, les pastiches de Proust, mais aussi Orgueil et Préjugés et Zombies de Seth Grahame-Smith, Fondation d’Isaac Asimov, L’Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde, sans oublier toutes les versions possibles de l’histoire d’Emma Bovary, du Mademoiselle Bovary de Raymond Jean au Madame Homais de Sylvère Monod. La littérature institutionnelle côtoie sans souci les œuvres dites « paralittéraires ». D’où vous vient cet intérêt pour la culture populaire et comment ces productions sont-elles passées de l’intérêt personnel à la part aussi importante que nous leur connaissons dans le corpus de vos recherches universitaires ? Est-ce que ces œuvres en marge de l’institution vous semblaient nécessaires pour étudier les spécificités de la transfictionnalité ?

RSG : Sur un plan strictement biographique, cet intérêt me vient de lectures qui remontent à l’adolescence : Lieutenant X et sa série Langelot, Georges Chaulet et son amusante et redoutable Fantômette, plus tard quantité de récits de science-fiction dont j’ai souvent oublié les titres et les auteurs – par contre et curieusement, pas vraiment de romans policiers avant la vingtaine et la découverte d’Hammett et de Chandler ; l’affection pour le récit de détection classique, façon John Dickson Carr ou S. S. Van Dine, ne m’est venue que beaucoup plus tard. L’entrée à l’université a moins marginalisé cette production à mes yeux qu’elle ne m’a fait découvrir d’autres pratiques textuelles qui m’ont beaucoup marqué – en particulier le Nouveau Roman, qui m’apparaît toujours, au-delà de tous les clichés dont on l’accable, l’une des aventures les plus décisives de la littérature des cent dernières années. Mais cela s’ajoutait, étendant le domaine qui s’ouvrait devant moi, sans en retrancher les contrées plus tôt rencontrées. Il faut dire que le climat qui régnait au moment de mes années d’études, en cela influencé par le structuralisme et les théories de la lecture qui commençaient alors à poindre, valorisait non pas la valeur que l’institution littéraire reconnaît aux œuvres, mais plutôt les fonctionnements, opérations ou phénomènes que les textes permettent de saisir ; dans cette perspective, les catégorisations a priori, qu’elles soient historiques, nationales ou esthétiques, avaient somme toute peu d’importance ; nous étions, mes camarades et moi, moins encouragés à devenir spécialistes d’un auteur ou d’une période qu’à formuler et à travailler des questions. Je n’ai donc jamais eu l’impression de franchir une réelle frontière en passant, disons, d’Hubert Aquin à Philip K. Dick ou de Gogol au Meurtre de Roger Ackroyd : il s’agissait, chaque fois, de poursuivre l’exploration d’un immense réseau, celui des possibilités de la fiction, qu’il serait contre-productif de borner à la « véritable » littérature : on ne fait guère avancer les connaissances en se coupant arbitrairement, par goût ou préjugé, d’une partie de ce que qu’il s’agit de connaître.

Sans que je puisse situer précisément le moment où cela m’est arrivé, cette manière, disons transversale, de voir les choses a fini par faire émerger ses propres questions. Mon intérêt pour la science-fiction se situait dans le droit fil de mon travail sur le Nouveau Roman – non que je tienne l’un et l’autre pour identiques, ou même semblables ; c’est bien plutôt l’idée d’une autre approche de la modernité romanesque qui m’a fait revenir à la S. F. dans les années 1990. Mais il s’agissait encore de partir de questions générales concernant, pour dire les choses rapidement, l’instabilité foncière de la fiction et le rôle inextricable de la lecture dans son élaboration : j’avais posé ces questions à partir du Nouveau Roman, je les ai posées à nouveau – parce que je savais que les réponses ne seraient pas les mêmes – à partir de Norman Spinrad, Christopher Priest ou Élisabeth Vonarburg. C’est au cours de cet assez long séjour en science-fiction que j’ai croisé la question de ce qu’assez rapidement j’ai appelé « transfictionnalité » – le processus qui fait que certains univers fictifs ne sont pas confinés à l’intérieur des frontières d’un seul texte, mais sont repris, développés, modifiés, combinés dans plus d’un et parfois dans un grand nombre de textes, en donnant d’ailleurs à « texte » une portée intersémiotique puisqu’il peut tout aussi bien s’agir de séries télévisées, de films, de bandes dessinées, etc. Or, si certains des exemples les plus spectaculaires de cette pratique se trouvent en science-fiction (notamment Star Trek, qui m’a fait prendre conscience de l’ampleur et de la complexité du phénomène), il m’a vite fallu réaliser qu’elle s’observe aussi du côté de la fiction policière (Sherlock Holmes vient immédiatement à l’esprit ici), mais aussi, et cela a été pour moi un pas décisif, en littérature générale, avec par exemple les « bovaryations » de Raymond Jean, Jean Améry ou Maxime Benoît-Jeannin (et quelques autres), les « réécritures postmodernes » analysées par Lubomir Dolezel (comme l’extraordinaire Wide Sargasso Sea de Jean Rhys, basé sur Jane Eyre)…

Je dirais donc qu’il serait peu avisé de négliger le domaine – appelons-le « paralittérature » ou plus largement « culture populaire » – où la transfictionnalité se déploie avec une telle insistance et une telle richesse d’invention, où elle découle souvent du mode de fonctionnement de ces fictions qui contrebalancent le principe du récit (avec son exigence de dénouement, et donc de clôture narrative) par celui du monde (un monde, même fictif, étant réputé indéfiniment extensible). On peut certes choisir de s’en tenir à la littérature : c’est le parti de Genette dans Palimpsestes, ouvrage qui explore déjà plusieurs régions des contrées transfictionnelles, et avec un profit conceptuel qui est loin d’être négligeable. Mais je ne crois pas que ce soit tout à fait un hasard si cette exploration qui est surtout chez lui littéraire (au sens restreint) privilégie une approche en termes d’œuvres dont témoigne bien le concept d’hypertextualité qu’il élabore pour penser tout cela. Réciproquement, mais sans en faire une condition, je crois que mon accueil résolu de la paralittérature a contribué à ce que j’adopte une perspective davantage attachée à la fiction qu’aux œuvres comme telles. (Je ne dis évidemment pas qu’une option est préférable à l’autre : ce sont là deux options, deux découpages qui ont chacun leurs avantages et leurs limites.)

Mais inversement, je refuserais pour ma part la discrimination inverse – typique des cultural studies – qui amènerait à s’en tenir à la culture de masse et à rejeter la littérature dans les ténèbres extérieures de la culture bourgeoise. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’il a été historiquement nécessaire, pour secouer des réflexes tenaces et purement idéologiques, de refuser l’« embargo » que les études littéraires (qu’une certaine conception des études littéraires) ont longtemps imposé face à tout ce qui ne relève pas de la culture légitime. Étudier la paralittérature « en vase clos », cela ne ferait cependant, j’en ai bien peur, que reconduire à son corps défendant un effet de ghetto qui est loin de s’être tout à fait estompé. Si le patient travail qui a abouti à Fictions transfuges m’a montré une chose, c’est bien qu’on a tout à gagner, non à exclure à l’avance des productions qu’on jugerait indignes de notre attention, non à tout dissoudre dans un ensemble parfaitement indifférencié, mais à confronter les pratiques et domaines dans une réflexion non pas homogène, mais, encore une fois, transversale.

Chameaux : La recherche universitaire, depuis un certain temps, a investi les corpus populaires et ceux-ci se retrouvent au cœur des réflexions les plus stimulantes sur la culture et la littérature. De votre côté, pour expliquer le fait que ces productions ont toujours occupé une place importante dans vos travaux, vous mentionnez que votre réflexion, au fil de votre carrière, s’est articulée autour de questions qui ne souffraient l’exclusion, sur la base de différents critères (esthétiques, idéologiques, etc.), de ces œuvres. À cet égard, diriez-vous que l’enseignement en milieu universitaire, la manière de présenter les œuvres et d’organiser la sélection du corpus à l’étude, est « en décalage » avec la recherche universitaire ? Il nous semble, par exemple, que la paralittérature est assez peu étudiée dans les cours de panorama, qu’elle est circonscrite dans de rares cours et que cela n’est pas sans créer une impression, pour reprendre vos mots, de ghettoïsation.

RSG : L’enseignement est forcément en décalage plus ou moins important avec la recherche ; il ne faut pas nécessairement s’en désoler. La recherche ayant vocation d’explorer des terrains neufs, et l’enseignement celle de transmettre un savoir suffisamment constitué, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce qui s’enseigne ne soit pas en prise avec les objets, questions ou problématiques les plus neufs. Cela dit, la recherche sur les corpus populaires n’est pas spécialement récente1, de sorte qu’il faudrait être de mauvaise foi pour alléguer ce facteur lorsqu’il s’agit d’expliquer la place congrue que l’enseignement universitaire leur consacre. Il faudrait toutefois, ici, distinguer les deux dimensions de l’enseignement que sont les cours et les programmes. La souplesse des premiers permet un certain jeu, alors que les seconds, objets de négociations toujours délicates – et politiques, en ce sens que c’est la conception de la discipline qui s’y joue : quelle place doit-on y faire à l’histoire littéraire, aux autres littératures, à la théorie ? –, présentent forcément un certain degré d’inertie.

Votre question montre d’ailleurs qu’il y a plusieurs de ces degrés d’inertie, variables en fonction des strates considérées, les plus « profondes » étant, comme tout ce qui relève de l’évidence indiscutée, les moins mobiles. On vient de voir que les cours – certains cours, notamment ceux de théorie – constituent un terrain relativement accueillant. L’étape suivante consisterait à imaginer – ce serait déjà une petite révolution dans la plupart des programmes d’études littéraires – qu’un cours de paralittérature soit intégré au cursus obligatoire. Mais il demeurerait, comme vous le signalez, qu’un tel cours, et la structure qui lui assignerait une place soigneusement circonscrite, reconduirait la conception tacite selon laquelle on peut par ailleurs penser, analyser, faire l’histoire de « la » littérature sans se préoccuper du roman policier, de la science-fiction, du roman-feuilleton : ces zones continueraient à être reléguées à une manière de ghetto2.

Peut-être entreprendra-t-on un jour de faire bouger aussi cela. Mais une réflexion rudimentaire sur les enjeux de l’histoire littéraire montre les limites du volontarisme. On peut rêver d’un enseignement de la littérature qui fasse place à Ponson du Terrail aux côtés de Flaubert, qui aille de Jarry à Winsor McCay, qui fasse lire, de front, Stefan Wul et Duras. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait un rêve : n’a-t-on pas vu, à l’hiver 2015, Le tour du monde en 80 jours côtoyer Le neveu de Rameau dans un cours de panorama conçu par mon collègue Guillaume Pinson ? Le plus difficile est toutefois de penser une histoire qui parvienne à intégrer des textes, des horizons d’attente, des pratiques éditoriales à bien des égards hétérogènes, tout en évitant les écueils opposés et complémentaires de l’indifférenciation (faire comme si nulle frontière n’existait) et de la compartimentation (faire comme si cette frontière séparait deux essences irréconciliables). De ce côté, l’enseignement ne peut malheureusement pas, pour l’instant et pour longtemps encore sans doute, s’appuyer sur les résultats de la recherche : les plus récentes de nos histoires de la littérature ne font guère de place aux genres paralittéraires – ou, lorsqu’elles les accueillent, comme le font certaines dans le monde anglo-saxon, les traitent à part. Il y a assurément là un blocage idéologique. Mais il y a aussi un redoutable obstacle méthodologique et conceptuel : comment concevoir une véritable histoire, qui ne se réduise donc pas à une nomenclature, à une succession d’auteurs et d’ouvrages, et qui parvienne à rendre compte de multiples temporalités, parfois interconnectées3, souvent indépendantes (le développement du roman policier et de la science-fiction n’est pas le décalque ou la retombée de ce qu’on observe par ailleurs, mais obéit à des « logiques » spécifiques4) ? Une difficulté du même ordre se présente à l’échelle de la « littérature-monde » : nos histoires de la littérature s’intéressent volontiers à Poe (traduit par Baudelaire) mais ignorent les Eddur, Le rêve dans le pavillon rouge ou I Promessi Sposi. L’ostracisme dont la production paralittéraire fait l’objet a toutefois ceci de gênant qu’il porte sur ce qui se passe tout près, entrelacé dans nos vies de lecteurs (nombre de littéraires lisent du roman policier, par exemple), mais que seul un constant effort nous permet de ne pas voir, un peu comme les personnages des deux villes de The City and the City de China Miéville, qui partagent un même espace mais qu’un ensemble compliqué de règles obligent à s’ignorer réciproquement.

Chameaux : À propos de la transfictionnalité, vous mentionnez que son étude « sollicite – presque toujours conjointement – des considérations textuelles, pragmatiques, esthétiques et institutionnelles, qu’il n’y aurait pas grand sens à aborder séparément.5 » Pourriez-vous nous fournir l’exemple d’un cas de transfictionnalité où cela se présente de manière particulièrement exemplaire ? Également, est-ce que cette perspective transversale que vous empruntez vous a posé des défis particuliers au fil de votre réflexion ?

RSG : La transfictionnalité est une pratique qu’il serait, je crois, improductif de considérer sous un seul angle. Son examen doit tenir compte de la réception et, à travers cette dernière, de multiples considérations, notamment celles qui ont trait au signataire et au(x) champ(s) littéraire(s) ou médiatique(s) concernés. Peu de lecteurs, dans notre culture encore fortement marquée par l’auteur, liront une suite en faisant abstraction de l’identité de celui ou de celle qui la signe : s’il s’agit de l’auteur original, par exemple d’Agatha Christie publiant The Murder on the Links après The Mysterious Affair at Styles, nous lirons volontiers le second récit comme contribuant à ce que nous savons de Poirot ; s’il s’agit d’un autre auteur, par exemple le mystérieux Avellaneda qui a publié un second volume des aventures de don Quichotte en 1614, nous aurons tendance à tenir le résultat pour une fiction apocryphe qui ne saurait faire autorité – d’autant plus que, dans ce dernier cas, nous disposons de la réplique du premier auteur, puisque Cervantes a fait paraître son propre second volume du Quichotte, dans lequel il égratigne magistralement – et métafictionnellement – la suite de son « rival ».

Cette prééminence de l’auteur n’est, cependant, ni universelle ni intemporelle : elle s’impose à certaines époques et dans certaines zones de la culture, mais nous savons qu’on en faisait beaucoup moins de cas au Moyen Âge, où la production narrative (le terme « littérature », au sens que nous lui donnons, serait ici un anachronisme) se passait d’auteur au sens moderne du terme. De même, à l’heure actuelle, nous vivons une manière de schizophrénie qui nous amène, soit à lire en fonction de l’auteur, du côté des arts « consacrés », soit à faire abstraction de ce dernier dans de larges pans de la culture. Une symphonie, un film de répertoire, une toile ont chacun un auteur ; une publicité ou un personnage de la culture populaire comme Batman n’en ont pas – je veux dire par là, non pas qu’ils n’ont pas été conçus par une ou des personnes, mais que notre réception de ces « produits culturels » est largement indifférente à l’identité de ces personnes6.

La notion d’auteur n’est toutefois par toujours aussi limpide que nous l’imaginons, et il peut arriver que la dynamique de certains ensembles transfictionnels subisse les contrecoups de cette ambivalence. Des exemples que j’ai abordés dans Fictions transfuges, le plus net est sans doute le petit système qui s’est développé au fil des années à partir de la « trilogie de Fondation » d’Isaac Asimov. Il s’agissait à l’origine d’une séquence de nouvelles parues dans la revue Astounding, qu’Asimov a réunies en trois romans publiés entre 1951 et 1953 puis, après un hiatus d’une trentaine d’années, a prolongées à travers cinq gros romans parus entre 1982 et 1993. Après la mort d’Asimov, ses ayant droit ont convaincu trois auteurs réputés de science-fiction, Gregory Benford, Greg Bear et David Brin, d’écrire chacun un roman situé dans l’univers de Fondation : le résultat, fréquemment nommé « seconde trilogie de Fondation », constitue un ensemble qui n’est ni tout à fait autographe ni tout à fait allographe, puisque sans être produit par l’auteur original il bénéficie malgré tout d’un certain degré de légitimité ; un ensemble qui ne se lit pas indépendamment de la trilogie originale, mais qui tend en même temps à se donner comme relativement indépendant, à travers tout un jeu de renvois « internes » entre les récits de Benford, Bear et Brin. À cela s’ajoute une contribution non sollicitée (l’équivalent transfictionnel, si l’on veut, d’une biographie non autorisée), soit le Psychohistorical Crisis de Donald Kingsbury, un roman qu’on pourrait qualifier de révisionniste puisque Kingsbury (à l’instar de nombreux lecteurs) n’accorde pas une grande crédibilité aux ajouts tardifs qu’Asimov a apportés à son cycle, ajouts que son roman ignore superbement, de même que la trilogie dérivée de Benford, Bear et Brin (qui, elle, en tient compte, même si c’est parfois pour la corriger sur certains points). Or ce retour (à travers un prolongement, tout de même) a été perçu par plusieurs comme davantage fidèle à l’esprit du cycle initial, à la différence de la seconde trilogie, tributaire des romans peu estimés des années 1980-1990 et qui, chez Benford surtout, tente par moments d’insérer dans l’univers d’Asimov des éléments diégétiques provenant d’autres récits du continuateur…

J’espère avoir décrit clairement ce réseau non seulement tentaculaire mais surtout, pour l’analyste, enchevêtré : son examen ne peut faire l’économie de considérations textuelles (comment les récits se situent-ils les uns par rapport aux autres ?), lecturales (de quels récits celui que je lis présuppose-t-il la connaissance ?), pragmatiques (qui en est l’auteur ?) et institutionnelles (jusqu’à quel point l’appartenance de cet ensemble à la science-fiction dispense-t-il de tenir compte de cet auteur ?). Cela ne simplifie certes pas la tâche de l’analyste, mais cela a le mérite de nous faire réaliser la complexité de ce que la lecture « ordinaire » met parfois, mais toujours à tort, entre parenthèses.

Le défi consistait évidemment à rendre compte de cet enchevêtrement, d’en montrer la complexité déconcertante sans me laisser submerger par elle. La solution que j’ai finalement adoptée a été assez classique : elle a consisté à reconstruire progressivement cette complexité à partir d’opérations élémentaires (expansion, version, croisement, capture) et de relations systémiques simples (la hiérarchisation du modèle satellitaire, la concurrence…). Il reste que, dans les faits, la complexité est première, même si la démarche analytique peut donner l’illusion d’un jeu de construction où de petits éléments, en se combinant, aboutiraient à des architectures plus développées : les choses ne se passent pas ainsi, s’agissant de textes et de culture.

Chameaux : À la lecture de Fictions transfuges, nous percevons bien l’ampleur de l’enquête que vous avez menée autour de la transfictionnalité. Cela dit, loin de prétendre avoir fait le tour de la question, votre livre se clôt sur un chapitre intitulé « À suivre ». Qu’il s’agisse des questions soulevées par l’étude transfictionnelle ou encore de certains types précis de reprises – notamment la reprise de lieux fictionnels indépendants d’une intrigue, cas dont vous dressez les contours sans proposer une étude détaillée du phénomène –, quelles sont les voies qui demeurent encore inexplorées ? Vos prochaines recherches tendront-elles justement à réduire la part d’inconnu qui entoure encore la transfictionnalité, ou ce « à suivre » s’adresse-t-il à d’autres chercheurs ?

RSG : À d’autres chercheurs, et pour deux raisons au moins. D’abord, si je puis commencer par celle qui est davantage personnelle, parce que je tente aujourd’hui d’ouvrir un autre chantier, proche et différent à la fois, et qui devrait être consacré aux relations entre la fiction et la notion de cadre. Ensuite – et c’est la raison la plus importante – parce que la recherche est une entreprise collective et non le territoire propre d’un chercheur. J’ai fait le plus facile, en colligeant ce qui s’était déjà fait sous d’autres appellations (par des chercheurs comme Genette, Dolezel, Margolin, Jenkins…) et en proposant une cartographie de ce domaine qui m’est progressivement apparu comme immense. Parallèlement ou depuis, des spécialistes de domaines que je ne pourrais que survoler leur ont consacré des travaux remarquables : je pense entre autres à Patrick Moran7, Barbara Wahlen8 et Noémie Chardonnens9 pour les récits médiévaux, Thomas Conrad pour les cycles romanesques des xixe et xxe siècles10, Cristina Alvares pour le conte11, Anne Besson pour l’« usage des mondes » dans l’imaginaire contemporain12… C’est l’espoir que de tels travaux se multiplient, de sorte que la transfictionnalité, qu’on l’appelle ainsi ou autrement, en vienne à former un véritable champ de travaux, que formulait cet « à suivre ». Pour ma part, si j’y reviens un jour, ce sera sans doute pour examiner un cas singulier, celui du réseau mis en place par l’écrivain Robert Pinget : ainsi parviendrai-je, peut-être, à lier mes préoccupations plus anciennes (en particulier celles de Châteaux de pages13) et plus récentes.

Notes de bas de page

  1. On peut en situer l’une des premières manifestations dans le colloque de Cerisy tenu en 1967 et dont Noël Arnaud, Francis Lacassin et Jean Tortel ont publié les actes trois ans plus tard sous le titre Entretiens sur la paralittérature.
  2. Qu’on me permette d’insérer ici une anecdote qui montre le caractère insidieux et presque matériel de certaines réticences. Il y a bien des années, j’ai décidé de revoir le classement de ma bibliothèque personnelle en abandonnant la tripartition « littérature générale » (une appellation qui, soit dit en passant, en dit long sur le caractère hégémonique de ce que Bourdieu appelle plutôt le « champ restreint »), roman policier et science-fiction : les cas indécidables devenaient franchement trop nombreux. J’ai conservé un vif souvenir du bref choc que j’ai éprouvé en apercevant le résultat : les tranches foncées des romans policiers et de science fiction s’entremêlaient avec les tranches pâles des collections « littéraires », comme si celles-ci étaient contaminées par ceux-là.
  3. H. G. Wells relève à la fois de l’histoire littéraire « générale » et de l’histoire de la science-fiction ; les surréalistes se sont entichés de Fantômas ; la New Wave, mouvement de science-fiction britannique des années 1960, était manifestement influencée par diverses avant-gardes littéraires, comme la science-fiction québécoise des années 1970 l’a été en partie par la Nouvelle Écriture.
  4. J’ai tenté de le montrer, pour la science-fiction, dans L’empire du pseudo, Québec, Nota bene (coll. Littérature(s)), 1999.
  5. Richard St-Gelais, Fictions transfuges, Paris, Seuil (coll. Poétique), 2011, p. 17.
  6. Qu’il s’agisse d’un phénomène de réception a pour conséquence que cela peut changer ; on le voit en bande dessinée américaine populaire (le domaine des comics), domaine longtemps tenu pour une production industrielle et anonyme mais qui, à l’heure où les études culturelles s’en saisissent et lui confèrent une certaine légitimité, voit soudain l’émergence d’une logique d’auteur, non seulement face à des séries esthétiquement ambitieuses comme le Krazy Kat de George Herriman, mais aussi face aux fictions de superhéros, comme en témoigne l’ouvrage d’Arie Kaplan et J. T. Waldman, From Krakow to Krypton : Jews and Comic Books (2008), qui relit ce pan de la culture populaire à travers l’identité juive de ses auteurs.
  7. Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, Paris, Champion (coll. Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge), 2014.
  8. Barbara Wahlen, L’écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du xiiie au xviiie siècle, Paris, Droz, (coll. Publications romanes et françaises), 2010.
  9. Noémie Chardonnens, L’autre du même : Emprunts et répétitions dans le Roman de Perceforest, Paris, Droz (coll. « Publications romanes et françaises »), 2015.
  10. Thomas Conrad, Poétique des cycles romanesques de Balzac à Volodine, thèse de doctorat, Université Sorbonne Nouvelle, 2010.
  11. Cristina Alvares, « La microfiction comme métamorphose du conte : Éclatement narratif et transfictionnalité dans Petits Chaperons de José Luis Zarate », Carnets, no 5, mai 2013. Disponible en ligne à l’adresse : revistas.ua.pt/index.php/Carnets/article/view/2256.
  12. Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS éditions, 2015.
  13. Richard St-Gelais, Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, LaSalle, Hurtubise HMH, 1994.