Blues pour Élise : le (black) Sex and the city de Léonora Miano ?

Par Marie-Laurence Trépanier — Culture pop!

Écrivaine d’origine camerounaise, Léonora Miano s’est fait connaître en 2005 avec la parution de son premier roman, L’intérieur de la nuit1. Elle a obtenu plusieurs prix dont le Grand Prix Littéraire de l’Afrique noire pour l’ensemble de son œuvre, en 2012. Elle est reconnue pour traiter d’enjeux sociaux touchant la diaspora africaine (dont les communautés « afropéennes2 ») et des questions féministes.

C’est en ayant à l’esprit ces éléments de la trajectoire de Miano que nous avons entamé la lecture de Blues pour Élise3. Nous savions également que son œuvre s’intégrait aux littératures de la Francophonie, qui traitent souvent des mêmes problématiques : identité, altérité, rapport à l’Histoire, etc. Or, si le propos correspondait en partie à nos attentes, le traitement formel nous a étonnée : après quelques pages, un réflexe de catégorisation nous a rattrapée, et le terme chick lit a rôdé autour de notre lecture comme un spectre. Nous avons envisagé les risques que comporte une telle écriture : reconduction de discours figés contrecarrant une réflexion plus profonde, personnages stéréotypés, facilité d’un produit de divertissement à usage unique… Bref, cette écriture nous apparaissait comme « un redoutable instrument de conservation sociale4 ».

Puis, nous sommes tombée sur une critique journalistique de Blues pour Élise qui confirma en quelque sorte nos réserves. L’article de Josée Lapointe, intitulé « Blues pour Élise : loin de Sex and the City5 », contenait de nombreux clichés de lecture et des stéréotypes qui déformaient le roman présenté. Il nous a semblé intéressant de rechercher, au sein même du texte de Miano, les prises de telles interprétations.

Notre approche, dans cet article, se veut très libre. Nous allons entrelacer nos analyses du roman de Miano et de l’article de Josée Lapointe afin de montrer, à travers l’exemple de Blues pour Élise, comment un roman populaire peut contenir, à un état latent ou explicite, des stéréotypes et des clichés que les lecteurs non avertis reprennent sans les critiquer.

Léonora Miano : une virtuose de la black chick lit ?

Blues pour Élise met en scène des parisiennes d’origine africaine : Malaïka, Akasha, Amahoro et Shale, qui se sont baptisées les Bigger than life afin de revendiquer leur pouvoir sur le destin ; Estelle, la sœur de Shale, avec qui elle entretient une relation problématique ; et leur mère, Élise. Elles ont toutes en commun de mener une quête effrénée d’amour et d’épanouissement dans un milieu social qui ne les accueille pas d’emblée. Les personnages masculins, plutôt secondaires, poursuivent des quêtes similaires tout en négociant avec l’influence de leurs compagnes, qui les confrontent à leur vulnérabilité et à leurs doutes.

Le roman s’inscrit ainsi en filiation avec d’autres textes de Miano et présente une France urbaine, culturellement diversifiée, tout en traitant d’enjeux plus typiquement féminins, le tout « avec la facilité d’accès d’une série télévisée6 ».

Urbanité, féminité, sérialité, autant d’aspects évoquant un genre assez récent dans l’histoire littéraire : la chick lit. Le terme est apparu pour la première fois en 1995 dans un ouvrage dirigé par Cris Mazza, Jeffrey DeShell et Elisabeth Sheffield7, qui définissait le genre comme une variante post-féministe. Dans l’introduction, Mazza explique par la négative ce qu’est une fiction post-féministe :

Going on to provide some descriptive criteria for the term, initially she defines postfeminist fiction by what it is not. Among these “nots” are stories in which the writer or protagonist laments: “my lover left me and I am so sad”, “what’s happened to me is deadly serious”, or “society has given me an eating disorder/poor self-esteem/a victim’s perpetual fear8”.

Blues pour Élise possède ainsi des affinités indéniables avec ce que l’institution a appelé la chick lit : une littérature populaire, destinée aux femmes (généralement jeunes), qui met en valeur la force et le droit des femmes d’agir en fonction de leurs désirs. Mais, malgré son ambition féministe, la chick lit produit parfois l’effet paradoxal d’enfermer la femme dans un carcan : pour être forte et moderne, elle devrait correspondre à un certain modèle de jeunesse, d’élégance, de confort matériel, d’indépendance financière… Ces qualités définissent bien l’héroïne de Sex and the City, œuvre fondatrice de la chick lit, avec laquelle Josée Lapointe compare d’ailleurs Blues pour Élise. Nous le citerons intégralement puisqu’il ne s’agit que d’un court billet :

L’auteure d’origine camerounaise Léonora Miano est devenue en quelques livres la romancière de l’identité black en France – son deuxième roman, Contours du jour qui vient, a remporté le Goncourt des Lycéens en 2006.

Blues pour Élise, roman éclaté qui raconte les destins croisés de quatre copines et de leur entourage, ne pourrait être que de la chick lit de couleur : c’est la quête de l’amour qui est au cœur de la vie d’Akasha, Amahoro, Shale et Malaïka.

On est pourtant loin de Sex and the City, car Léonora Miano aborde sur un ton intimiste des considérations beaucoup plus profondes, sur des sujets aux apparences parfois anodines : un débat sur la pertinence de se faire défriser les cheveux en devient un sur la fierté subsaharienne, un conflit mère-fille trouve son origine dans une culture ancestrale, des relations de couple tentent de s’établir dans l’équilibre et le respect.

Ces « séquences afropéennes » dressent ainsi un portrait très juste, pas misérabiliste du tout, d’une génération qui semble chercher encore ses repères et qui tente de se faire une place au soleil, confrontée au racisme ordinaire.

Il y a de l’argot dans ce livre, des moments parfois incompréhensibles pour les Québécois, mais il reste cette impression très forte qu’être femme et Noire en Occident, ce n’est toujours pas de la tarte. Mais qu’il y a de l’espoir9.

Les clichés dans cet article témoignent de l’efficacité du « roman populaire » à entretenir et à reproduire ces clichés, à la fois dans le texte littéraire et le texte journalistique, qui se nourrissent l’un l’autre. Ces textes sont très près du réel et du langage du quotidien, et ouvrent la voie royale aux généralisations et aux interprétations hâtives, souvent faussées par des représentations figées.

Josée Lapointe commence par utiliser l’article défini « la » afin de promouvoir la consécration de Léonora Miano, qu’elle associe (de façon douteuse) à un statut de représentante de « l’identité black » en France. Qu’est-ce que l’identité black ? Sommes-nous toujours, en 2015, dans la nécessité d’un cri homogénéisant toutes les cultures et tous les individus entretenant, à un degré ou à un autre, un rapport avec l’épiderme noir (si oui, une métisse comme Beyoncé est-elle admise dans le camp des Noirs) ? Il me semble qu’un poète martiniquais bien connu10 a poussé un cri (des plus humanistes) vers les années 1950, et que la richesse et la pérennité de son œuvre offrent à présent l’espace requis pour écrire à partir de son humanité, et non plus de sa couleur. Un psychanalyste11 actif à la même époque, lui aussi martiniquais, a d’ailleurs parfaitement expliqué le complexe d’aliénation des hommes par rapport à la couleur de leur peau, déconstruisant par là même l’adéquation entre couleur, culture et identité. Toutefois, il faut admettre que cette aliénation persiste, même s’il n’existe plus de hiérarchie raciale assumée dans les sociétés occidentales aujourd’hui.

La journaliste continue sur sa lancée en classant Blues pour Élise dans un nouveau genre contemporain : la « chick lit de couleur ». Cet intitulé générique est des plus intéressants, car il condense la plupart des reproches qui pourraient être faits, encore aujourd’hui, à la critique des littératures francophones, à savoir :

  • son présupposé épidermique : la couleur noire doit être repérable dans les textes d’écrivains africains ;
  • son présupposé d’importation : les auteurs africains (ou plus généralement francophones) ne peuvent écrire qu’à partir d’un genre importé d’Occident et le mettre « à leur sauce » ;
  • son présupposé folklorique : les auteurs africains doivent convoquer des thèmes ou représenter des objets proprement « africains », c’est-à-dire exotiques aux yeux des lecteurs occidentaux, afin de se distinguer comme écrivains originaux et dignes de l’intérêt du lectorat occidental ;
  • son présupposé militant : tout auteur africain se sert de l’écriture (uniquement) pour lutter contre le racisme ou les dictatures dans les pays africains.

Nous pourrions en citer davantage mais nous limiterons à ces prédéterminations, qui sont pour nous les plus évidentes.

Les clichés dans Blues pour Élise

Nous devons toutefois apporter un bémol à notre critique de l’article de Josée Lapointe : Blues pour Éliseappelle, en quelque sorte, ces clichés d’interprétation. Dans cette partie, nous analyserons les clichés que Miano parsème dans son roman.

Le chapitre deux, intitulé « Radiées de la douceur », met en scène des personnages féminins « afropéens » dans un salon de coiffure. Le titre stigmatise les femmes noires aux cheveux crépus en les transformant en victimes sociales d’un hasard biologique. En effet, le terme « radiées », rempli de connotations négatives liées au rejet et à la marginalité douloureuse, rapproché par antithèse du mot « douceur » (aux connotations intrinsèquement positives), transforme le cheveu crépu (donnée objective) en tare (donnée dépréciative). Le paratexte rappelle ainsi qu’autour des cheveux des Africaines s’est construite une symbolique sociale. En ce sens, nous percevons de l’ironie dans le titre : l’auteure énonce un ressenti pour en montrer la caducité.

La mise en scène de la discussion dans le salon de coiffure illustre par ailleurs un débat fondé sur le rapport symbolique des Africaines à leur chevelure : tandis que l’un des personnages prône le défrisage pour des raisons esthétiques, l’autre (Akasha) dénonce cette pratique comme « la marque de l’aliénation, de la détestation de soi12 ». Le personnage de Kimmy lui répond qu’au naturel, elle n’aurait pu garder son travail, « qu’il ne fallait pas être trop ethnique13 ». Le chapitre reprend ainsi un débat réel et actuel, porté notamment par le mouvement Nappy (une contraction des mots natural et happy), dont l’ambition est de redonner au cheveu crépu une valorisation dont il était privé depuis des siècles, puisque la beauté était blanche, lisse, défrisée.

Ce qui nous dérange dans l’expression du malaise complexuel lié, de façon symbolique, à la chevelure, est ceci : à force de répétition, l’expression de l’aliénation contamine le texte et donne l’impression qu’il est lui-même aliéné. De plus, le lecteur n’a pratiquement aucun espace pour absorber et méditer le texte, puisqu’il n’y a pas d’entre les lignes : tout est énoncé crûment, par la reprise d’un discours social attribué aux « Afropéennes », qui place sur un même pied d’égalité les différents points de vue et s’accompagne d’un commentaire métatextuel. Ce dernier apparaît à la fin du chapitre et a le mérite de remettre en question tout l’échange entre les personnages qui venait d’être représenté. La voix se dissocie des pensées des personnages, redevenant celle d’une instance narratrice en surplomb, et commente leurs discours en mettant en relief leur aliénation, ce qui donne une tonalité tragique au texte :

C’est un samedi ordinaire, dans un petit salon de coiffure du 10e arrondissement de Paris. Chacune se replie sur elle-même. La longue peine des radiées de la douceur ne touche pas encore à sa fin. Ce n’est plus, elles le savent, en rapport avec les spirales rêches qui leur poussent sur le crâne. La douleur est celle de déchirures intérieures, d’écartèlements, de difficiles remembrements. […] Les femmes noires du troisième millénaire cherchent leur place, dans un espace aux limites mal définies, entre aliénation et quête de la pureté identitaire. D’ici une heure ou deux, elles vont payer Coco, prendre à nouveau le métro, tenter de n’être que des femmes14.

Cette finale est certes réussie, mais ne vient pas complètement défaire l’impression de boulimie culturelle restée en travers de la gorge du lecteur. Nous percevons un cliché d’écriture15 dans cette insistance à redire, et à tout dire, des particularités d’apparence des Noires et des métisses ou des symptômes sociaux d’aliénation, particulièrement dans ce besoin de l’auteure d’identifier les Européens noirs comme des « Afropéens ».

Cette scène du chapitre deux est métonymique du roman entier, où les rapports sociaux sont représentés sur un mode de surenchère. Chacune des protagonistes incarne avant tout une couleur, une coiffure, un code vestimentaire. Chaque fois que Miano décrit un personnage féminin, elle mentionne sa tenue vestimentaire, sa coupe, ses couleurs ; chaque protagoniste représente aussi une « position capillaire », puisqu’il s’agit d’un sujet de débat ; bref, autant de signes censés dire beaucoup sur le rapport d’un individu au social, mais qui, finalement, ne disent rien de l’individualité du personnage et de son désir en tant que sujet. Miano produit un discours qui se veut réflexif (sur la place des femmes d’origine subsaharienne en Europe et sur la revalorisation nécessaire de leur apparence), mais qui demeure vide et figé. En effet, ce discours ne révèle pas l’essentiel, soit l’aliénation des personnages que manifeste leur obsession de la chevelure, quelle que soit leur positionnement sur le sujet. En d’autres mots, l’aliénation des personnages trouve sa résonnance dans l’aliénation du texte, ce qui nuit à sa profondeur.

D’autres clichés, non pas ceux de l’écriture, mais des clichés sociaux que Miano reprend à son compte, parsèment le roman. Dans cet extrait, c’est le cliché de l’homme blanc parlant à partir de sa « blancheur », de son « occidentalité » :

En arrivant dans le Sentier où elle travaillait, Amahoro se composa une mine farouche. Tout récemment, Madeleine, sa patronne, s’était mise en tête de devenir sa copine, ce qui signifiait qu’elle avait voulu débattre de sa vie amoureuse. Jusque-là, elles s’étaient plutôt bien entendues. Rien n’était plus pareil depuis qu’elle lui avait posé cette question insensée :

  • Ama, tu as déjà eu un chéri blanc ?

Cela lui était arrivé. À plusieurs reprises. C’était toujours aussi surprenant. Sans que rien semble le justifier, une personne qu’elle ne détestait pas à priori se rendait haïssable à ses yeux en menant ce genre d’investigation. Ce qui la laissait perplexe, par-dessus tout, c’étaient trois faits :

  • En ce qui concernait cette personne qu’elle ne détestait pas à priori, elle ne s’était jamais souciée de la couleur de son… chéri.
  • Outre que la race de l’élu de son cœur, paraisse indiquer un positionnement politique auquel – sans doute parce qu’elle n’avait décidément pas de tête – elle n’avait pas songé, il était certain que l’imaginaire occidental demeurait éminemment sensible à ce qui touchait la sexualité des Noirs.
  • Ceux qui souhaitaient examiner ce chapitre-là ne voulaient pas être proches d’elle. Ils espéraient peut-être la rapprocher d’eux, ce qui n’était pas la même chose16.

Ce passage tisse un intertexte avec l’œuvre de Frantz Fanon. Miano poursuit en effet la même démarche que le psychanalyste en convoquant, par le discours rapporté, un énoncé-type de l’Occidental « enfermé dans sa blancheur17 » et en faisant l’analyse de ses implicites. Tout comme Fanon avait repéré des types de discours au fil des rencontres avec ses patients – nous pouvons donc parler d’un témoin direct et fiable –, il est plus que probable que Miano ait entendu de façon récurrente des discours comme celui de Madeleine. Cela expliquerait l’irritation bien perceptible dans les paroles que l’auteure attribue à Amahoro, ainsi que son besoin d’analyser méthodiquement (comme le montre l’usage des tirets) les propos qui la choquent. Au bout de cette analyse, la question de Madeleine (notons au passage qu’elle est affublée d’un prénom sonnant particulièrement « occidental »), d’apparence neutre, est associée au regard séculaire et réifiant de l’homme blanc sur l’homme noir. Mais le discours rapporté de Madeleine ne suffisait-il pas, en lui-même, à ouvrir une brèche ironique dans la narration ?

Cette question que nous nous posons s’appliquerait à plusieurs autres passages du roman, et il s’agit d’un autre exemple de ce que nous entendons par « surenchère » dans Blues pour Élise. L’auteure insiste, par l’explication des clichés et leur exposition répétée, sur ce qui sépare les Européens des « Afropéens ». Cette insistance est pour nous, entre autres, le signe d’une insécurité par rapport aux capacités d’analyse du lecteur.

Les fausses notes du blues

D’autres indices permettent d’étayer l’hypothèse de l’insécurité, telles les notes infrapaginales. Dès la première page du roman, une note en bas de page informe le lecteur sur la signification de l’expression « poteau mitan », que l’auteure présume autrement illisible :

1 Créolisme. Le poto mitan, en créole, c’est le pilier central sur lequel repose la case. S’il s’écroule, toute la maison s’écrase. Cette image est associée à la femme antillaise18.

La mise en italique des mots « poteau mitan » dans le texte et dans la note infrapaginale, ainsi que la mention « créolisme », prennent soin d’identifier l’expression comme un OLNI (objet linguistique non identifié) de la langue française, qu’il serait trop laborieux au lecteur de rechercher sur Internet. Mais les notes ne se limitent pas à traduire des créolismes et des camerounismes. Elles servent également à signaler des références intertextuelles (ce qui annule le plaisir du lecteur à les déceler) en précisant parfois le type de détournement qu’effectue le texte ; à traduire des phrases prononcées par les personnages africains ayant un fort accent ; à faire la biographie de personnalités citées ; à expliciter des allusions ; à décrire des événements culturels dans certaines régions d’Afrique…

On pourrait nous objecter que Miano peut ne pas avoir choisi ces notes et que le choix revient d’abord à l’éditeur. Nous répondrions que l’écrivain doit avoir son mot à dire, que le paratexte est un lieu aussi important que le texte pour la transmission du sens, et enfin que les marques d’une méfiance envers les aptitudes du lecteur sont indéniablement inscrites dans le texte et son paratexte.

Aussi, lorsque Josée Lapointe écrit qu’« [i]l y a de l’argot dans ce livre, des moments parfois incompréhensibles pour les Québécois », la remarque ne peut que nous faire sourire, car il aurait été difficile – voire impossible – pour la romancière (ou l’éditeur) de moins faciliter la compréhension du lecteur.

Aliénation et profondeur

Une autre remarque de Josée Lapointe nous fait tiquer : « Léonora Miano aborde sur un ton intimiste des considérations beaucoup plus profondes » que celles de Sex and the City. Nous ne sommes pas en total désaccord avec cette affirmation, mais nous le sommes avec les exemples que la journaliste érige en arguments. À propos de la scène du débat dans le salon de coiffure, nous avons déjà exprimé notre opinion ; nous devons à présent commenter le deuxième énoncé dans l’énumération de Lapointe, soit « un conflit mère-fille trouve son origine dans une culture ancestrale ». À moins d’une méprise de notre part, ce conflit implique les personnages de Shale et de sa mère, Élise, et le dernier chapitre du roman nous renseigne sur ses causes : il s’agit du traumatisme de la mère lié à la conception de Shale, qui s’est produite au cours d’un viol. Or, à moins que le viol ne soit devenu une pratique culturelle, la lecture de Josée Lapointe témoigne à nos yeux de préjugés tenaces ayant forgé le stéréotype de l’homme noir sauvage, bestial, assouvissant ses instincts sexuels sans respect de l’humanité ni de la femme. Comme le dit Miano par la voix d’Amahoro, « l’imaginaire occidental demeur[e] éminemment sensible à ce qui touch[e] la sexualité des Noirs19 ». Cet imaginaire se compose essentiellement de traces laissées par des siècles de discours enfermant l’Africain dans des représentations axées sur la sauvagerie, l’absence de civilisation et l’absence de raison. Comment, dans ces conditions, aurait-il pu avoir une sexualité saine ? Ce type d’association, qui permet d’inscrire le viol d’une femme comme élément de « culture ancestrale » d’un peuple, n’a toutefois rien de logique, et pour cette raison ne peut se fonder sur des faits. Madame Lapointe se fonde probablement, sans distance critique, sur les mots du personnage du violeur. Le passage en question met en scène Élise venant d’être agressée, son mari Raymond qui la retrouve avec le violeur, et le violeur lui-même, un cousin de Raymond :

Les coups assénés par Raymond n’avaient servi à rien. Le mal était fait. Le visage tuméfié, le cousin avait quitté les lieux en chancelant, disant que Raymond méconnaissait les traditions. Rien de ce qu’il pensait posséder n’était à lui. Pas même sa femme. Tout appartenait à la famille. Non seulement il avait le droit de prendre cette femme, mais il ne pouvait accepter que sa parole soit mise en doute20.

La séquence « disant que Raymond méconnaissait les traditions » introduit le discours indirect grâce auquel le texte fait parler, sans besoin de tiret annonçant un dialogue, le personnage du cousin. Il s’agit d’une technique narrative courante qu’il importe de repérer afin de ne pas considérer immédiatement comme un fait ou un propos de l’auteur une assertion qui n’implique en fait que le personnage parlant. La suite de l’extrait est aussi attribuable au cousin, car si la narration des événements s’effectue au plus-que-parfait, ce passage est plutôt à l’imparfait, temps qui circonscrit la parole du personnage. Le lecteur n’est donc pas en mesure de décréter ces paroles représentatives d’une culture, à moins de considérer un personnage aussi secondaire comme porte-parole de tout un peuple… Cet extrait pris isolément ne suffit donc pas à émettre une interprétation comme celle de Josée Lapointe. En outre, la journaliste fait complètement abstraction des autres discours rapportés et de la narration dans laquelle s’insère le discours indirect. Voici la suite du passage cité :

Quelques jours plus tard, un conseil de famille s’était tenu. Élise ne s’y était pas rendue. Raymond n’y était allé que pour leur dire qu’il savait ce qu’il avait vu. Il n’avait pas besoin d’entendre sa femme. Par ailleurs, on ne pouvait réaménager les traditions à l’envi. Son cousin méritait d’aller en prison, et il y veillerait21.

Les conclusions ethnologiques de Josée Lapointe demeurent-elles possibles, considérant que le discours du cousin soit immédiatement réfuté par celui du mari dans le texte ?

Le troisième critère de Lapointe pour évaluer la profondeur de Blues pour Élise concerne les personnages et « [l]es relations de couple [qui] tentent de s’établir dans l’équilibre et le respect ». De prime abord, nous nous interrogeons : en quoi figurer par le biais de la fiction romanesque, des couples se voulant équilibrés et respectueux présentent une profondeur particulière ? Et si profondeur il y a, nous nous demandons en quoi cette facette est plus développée dans Blues pour Élise que dans Sex and the City. Nous ne pouvons nous empêcher de lire ce segment en fonction de celui qui le précède, à propos de la « culture ancestrale » (qui s’est substituée au mot « viol »). Cette culture semble légitimer, aux yeux de Josée Lapointe, le déséquilibre et le non-respect entre les partenaires. Il est possible que cette perception accentue son enthousiasme : en effet, si Léonora Miano n’avait pas été « la romancière de l’identité black en France », la journaliste aurait-elle jugée sa création littéraire aussi profonde ?

Conclusion

En résumé, nous constatons d’abord, ayant entrelacé nos impressions sur le roman et celles sur la critique journalistique, que le traitement des clichés, même s’il vise à leur dénonciation, risque de les reproduire. Le lecteur baignant, par convention, dans un espace de réception encombré de représentations historiques, peut activer les clichés au cours de sa lecture de manière tantôt subversive (par exemple si le lecteur perçoit un écart ironique entre le cliché et son énonciation), tantôt conservatrice (comme le fait Josée Lapointe en reconduisant sans s’en apercevoir les clichés et les stéréotypes présents dans le texte).

Ces remarques témoignent de l’inscription du roman de Miano dans un genre populaire, qui explique sa comparaison avec un emblème de la chick lit américaine. Si Sex and the city répondait à certaines obsessions féminines de la culture occidentale, Blues pour Élise répond certainement à des obsessions « afropéennes ». Ce sont aussi des œuvres qui font époque, au sens où elles interpellent le lecteur contemporain par le biais de références propres à un milieu précis. Cela ne fait pourtant pas, à notre avis, le caractère qui serait distinctif des littératures « populaires » ; un tel classement – s’il pouvait en exister un qui tiendrait compte de la porosité des frontières entre toutes les œuvres littéraires – serait plutôt fondé sur la manière de dire, sur ce qu’on désigne couramment par un mot si difficile à cerner : le style. Mais en quoi le style se distingue-t-il vraiment du contenu ? Comme les notions de « Littérature cultivée » et de « paralittérature », celles du fond et de la forme resteront probablement toujours à la fois opposées et fondues l’une dans l’autre. Comme toute la diversité humaine est riche de son particulier, toute œuvre littéraire est riche de ce qu’elle fait, mais aussi de ce qu’elle ne fait pas. Au lecteur d’en activer les latences.

Bibliographie

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  • MIANO, Léonora, Blues pour Élise, Paris, Plon, 2010.
  • MIANO, Léonora, L’intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005.

Notes de bas de page

  1. Léonora Miano, L’intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005.
  2. Miano crée ce terme pour désigner les Européens d’origine (lointaine ou non) africaine, souvent ostracisés malgré leur pleine appartenance à la culture européenne.
  3. Léonora Miano, Blues pour Élise, Paris, Plon, 2010.
  4. Jean Tortel, Cahiers du Sud, no 310, p. 371, cité par Marc Angenot, « Qu’est-ce que la paralittérature ? », dans Études littéraires, vol. 7, n1 (avril 1974), p. 19, [en ligne]. id.erudit.org/iderudit/500305ar.
  5. Josée Lapointe, « Blues pour Élise : loin de Sex and the City », La Presse, [en ligne]. www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201102/18/01-4371627-blues-pour-elise-loin-de-sex-and-the-city-.php [Site consulté le 27 octobre 2014].
  6. « Blues pour Élise », dans Léonora Miano. Le site officiel, [en ligne]. www.leonoramiano.com.
  7. « Cris Mazza, Jeffrey DeShell et Elisabeth Sheffield, Chick Lit: PostFeminist Fiction, Carbondale, III. : FC2, 1995.
  8. Gina Frangello, « Reviewed Works: Chick Lit: Postfeminist Fiction by Cris Mazza, Jeffrey DeShell, Elisabeth Sheffield ; Chick Lit 2: No Chick Vics by Cris Mazza, Jeffrey DeShell, Elisabeth Sheffield », dans Chicago Review, vol. 43, no 1 (winter 1997), pp. 117-120, [en ligne]. www.jstor.org.acces.bibl.ulaval.ca.
  9. Josée Lapointe, art. cit. Nous soulignons.
  10. Aimé Césaire, représentant du mouvement de la négritude et auteur du texte fondateur Cahier d’un retour au pays natal (Paris, Présence Africaine, 2008 [1939]).
  11. Frantz Fanon, auteur de Peau noire, masques blancs (Paris, Seuil, 1952).
  12. Léonora Miano, op. cit., p. 45.
  13. Ibid., p. 43.
  14. Ibid., p. 48-49.
  15. Au sens que lui donne Justin Bisanswa dans « Le voyageur et son double : Je te ferai signe », dans Papa Samba Diop et Hans-Jürgen Lüsebrink [dir.], Littératures et sociétés africaines. Regards comparatistes et perspectives culturelles. Mélanges offerts à Janos Riesz, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2001, p. 243-254 : « Lorsqu’il y a cliché d’écriture, le lecteur démasque l’écrivain comme porte-parole impersonnel et lui refuse la possibilité d’exprimer autre chose qu’un “moment” idéologico-culturel. »
  16. Léonora Miano, op. cit., p. 57-58.
  17. L’expression est de Fanon. Voir Frantz Fanon, op. cit., p. 7.
  18. Léonora Miano, op. cit., p. 13.
  19. Ibid., p. 57.
  20. Ibid., p. 184. Nous soulignons.
  21. Ibid., p. 184-185. Nous soulignons.