Je m’affiche souvent comme une enthousiaste formaliste : la littérature est précieuse parce qu’inutile, parce qu’elle porte en son sein la beauté comme valeur première et dernière, faisant fi de toute allégation mimétique. Néanmoins, je me bute à une aporie puisqu’« il n’y a aucun moyen de contempler quoi que ce soit séparément du politique et dans un rapport qui vaudrait en quelque sorte antérieurement ou primitivement1 ». Il est vrai que toute parole n’a jamais pu s’énoncer hors d’un espace donné, mais le XXesiècle, avec ses manières sanglantes, a mis en relief d’une façon très marquée la tension régnant entre l’écriture et son contexte d’énonciation. En effet, l’art, après la Deuxième Guerre mondiale, a définitivement perdu son innocence. Adorno exprime bien ce malaise avec la formule suivante, que tout le monde répète, comme une manifestation de l’inéluctable : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » Ainsi le hors-texte existe-t-il vraiment. Le poème, forme littéraire où le travail esthétique doit primer, ne peut s’enfermer dans son autotélisme, de la même façon qu’un texte ne peut plus se vautrer dans l’autonomie de ses fictions.
Mais l’illusion réaliste est toujours vaine. Si Breton désirait tant s’éloigner du prosaïsme de Balzac, je crois que le poète s’est abîmé dans le versant opposé, c’est-à-dire qu’il s’est perdu dans l’illusion surréaliste. Évidemment, plusieurs textes issus de ce mouvement sont magnifiques, comme Nadja. Ils sont touchants parce qu’empreints d’une certaine naïveté, quoique trop intense à certains égards : « Beaucoup éprouvaient le sentiment d’un essoufflement du modèle surréaliste, aggravé d’une gêne devant une certaine futilité des feux d’artifice qu’il proposait, et devant l’idéalisme que représentait quoi qu’il en ait son optimisme quant aux pouvoirs de l’homme12. » Tout porte à croire qu’il existe un point de l’esprit où le réel et l’imaginaire se confondent, mais, comme plusieurs, je sais que ce point n’existe pas, simplement. C’est à ce devoir de lucidité que nous convient La littérature contre elle-même, de François Ricard, ou Kundera en général. Un peu dur à lire lorsqu’on a vingt ans, mais y a-t-il véritablement un âge pour comprendre combien est insoutenable la légèreté de l’être ? L’art n’est jamais la vie, il faut l’accepter, c’est une construction tout ce qu’il y a de plus relatif, tout ce qu’il y a de plus artificiel et d’impur. À mon avis, la littérature ne peut pas grand-chose au monde et à sa terrible réalité.
Je pense que sa valeur ne réside pas dans son pouvoir d’invention et de détournement de l’imagination mais plutôt dans sa capacité d’expression d’une appréhension esthétique du monde, du monde réel. Au fil du temps, j’ai développé un parti pris du minuscule, alimenté par certains fantasmes phénoménologiques, selon lesquels la manière de percevoir un objet pourrait le transformer : « Pour Flaubert, le style n’est pas une façon de dire les choses mais plutôt une façon de voir34! » Les réalités perçues oscillent donc toujours d’une façon à peine perceptible — mais effective —, cela rejoignant l’ère du « small is beautiful » à laquelle je m’identifie. D’ailleurs, Francis Ponge m’a confirmée dans cette tendance et, à tout instant, il ravive mon enthousiasme.
Si je crois que la littérature n’est pas un moyen absolu de faire bouger les choses, il n’en demeure pas moins que je suis consciente du besoin de changer la vie, de réenchanter le monde qui traverse les époques : c’est l’extrême nécessité du récit. Le conte, à cet égard, constitue une voie d’accès privilégiée à la réinvention du réel. La poésie cherche à produire un état merveilleux du langage, tandis que le conte développe plutôt son mode imaginaire grâce à l’événement, grâce à une réalité plus ou moins référentielle. Cette analogie entre les deux poétiques me conduit à envisager que Ponge soit poète, bien sûr, mais aussi conteur, ce que je ressens à la lecture du Parti pris des choses.
D’abord, les poèmes y sont assez brefs et ils se déploient selon une structure relativement stable. Le langage se dévoilant toujours en mouvement, il s’opère un passage du particulier à l’universel, ce que je considère signe de l’inscription d’une quête, toujours la même. Plus particulièrement, il s’agit de découvrir l’essence des choses, de l’objet, d’accéder à une connaissance du monde renouvelée, qui ne serait pas basée sur un regard anthropocentrique, dont on sait la propension à l’aveuglement. Les objets, s’ils sont issus d’un cadre spatio-temporel bien précis (le XXe siècle et la société occidentale consommant une variété de biens), se dégagent de leur environnement initial pour être ramenés dans un espace abstrait où le narrateur — car il s’agit bien de narrer l’identité poétique de l’objet — peut dévoiler à loisir d’inédites perspectives.
Ponge cherche à rendre lisibles les morales que nous pouvons tirer des choses qui sont affublées d’un certain animisme. Par exemple, dans « L’huître », le mollusque représente la difficulté de la parole, du texte en général, qu’on a du mal à ouvrir, mais qui contient un trésor d’une très grande valeur : « Parfois très rare une formule perle à [son] gosier de nacre dont on trouve aussitôt à s’orner5. » Ainsi le poème dévoile-t-il, au moyen d’une forme voulue agréable, belle, un enseignement. Parce que « la morale et la rhétorique se rejoignent dans l’ambition et le désir du sage6 », le travail du langage n’est pas subordonné à une volonté qui lui serait extérieure, comme dans les contes philosophiques de Voltaire, ce qui me dérange. Chez Ponge, la morale, c’est l’expression esthétique, si bien que sa poésie s’avère pragmatique puisqu’elle vise à susciter une prise de parole.
Or, l’autoréflexivité des textes de Ponge collabore également à les rapprocher des contes parce que lesdits textes procèdent d’une mise en scène implicite du conteur, de la langue toujours utilisée tant pour le fond qu’elle peut communiquer que pour la forme avec laquelle elle s’amuse. Par ailleurs, certains poèmes se déroulent même d’une façon presque rituelle. En plus de, je l’ai dit, s’élargir et de s’abstraire du concret, la description, à quelques reprises, se termine par une déclaration qui met en relief l’aspect construit du texte. C’est le cas dans « Pluie », poème qui se termine sur l’évocation suivante : « Si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu7. » Evidemment, cela résume l’anecdote tout en exprimant à la fois que le texte a su plaire et qu’il a donc rempli son mandat d’éphémérité.
Ponge n’est pas reconnu pour être un poète humoristique, mais je dois avouer que sa plume, tellement habile, me fait immanquablement sourire. Le mode ludique chez Ponge ne se révèle jamais sans but et je considère qu’il rend à l’expression « jeu de mots » la valeur qu’on ne lui accorde pas toujours. En fait, j’expérimente une joie analogue lorsque je lis ou que j’écoute Fred Pellerin, qui témoigne d’une excellente façon du besoin du conte que nous ressentons au Québec. Le travail esthétique du texte s’avère très important chez lui aussi, puisque son maniement du langage met en valeur son caractère artificiel au moyen de combinaisons sonores, d’images, de néologismes, du mélange des registres, etc.
Cependant, ce serait idéalement, dans une certaine mesure, le propre de tout auteur littéraire ; le parallèle que je tente d’établir avec Ponge ne s’arrête pas à la reconnaissance de l’effort premier de beauté. L’automne passé, Pellerin est venu à l’Université Laval pour parler de son processus de création et il a révélé, au final, avec sa candeur naturelle, un fait presque étonnant : il a déclaré qu’il aimerait croire, comme un des habitants de son village natal, qu’il y a des lutins qui se promènent le matin entre les bottes de foin de la grange.
Donc, tout l’effort de conter auquel Pellerin se voue ne cherchait manifestement pas à créer un genre d’univers parallèle où le merveilleux existerait, car l’artiste venait de dévoiler qu’il ne croyait pas à ce qu’il raconte.
La vraisemblance, chez Ponge comme chez Pellerin, n’est qu’une notion desséchante.
Pourtant, l’exigence morale dans les créations de Pellerin ne s’avérant jamais aussi totale que chez Ponge (comme je le montrerai), de quelle utilité du texte peuvent-ils convenir ?
Le plaisir du texte, sans aucun doute, et le plaisir de le partager. Si le monde est relatif et qu’on ne peut y atteindre aucun absolu, il faut au moins tâcher d’exacerber cette relativité, cette possibilité d’une relation. Il apparaît donc tout à fait conséquent que Ponge, de son côté, développe une fascination pour son lecteur. Cela est très bien perceptible dans Le savon, où Ponge désire attirer et préserver l’attention de son lecteur. Il le thématise en tant que « lecteur absolu », cherche à lui enseigner la relativité du monde pour le purifier de ses idées fixes, s’adresse directement à lui au moyen de diverses répliques servant la fonction phatique du discours. Le lecteur se révèle constituer l’aboutissement du livre, d’où la finale, que j’oserais dire lyrique : « Le paradis de ce livre, qu’est-ce donc ? Qu’est-ce que cela pouvait être, sinon, lecteur, ta lecture8 […] ? » Le lyrisme, ici, n’est pas conçu comme une simple exaltation du « je », mais plutôt comme une sublimation du soi grâce à l’Autre, grâce à la relativité même du sujet dont l’unité s’avère toujours fragmentaire. De fait, le savon n’existe que pour entrer en contact avec les mains qui le saisissent, pour se frotter à ces dernières jusqu’à sa dissolution totale, comme la parole. Comme chez le conteur aussi, où le récit artificiel, rêvé, d’une certaine manière, se donne jusqu’à l’épuisement. Ponge développe d’ailleurs un champ lexical de la jouissance, de la relation sexuelle, car là aussi le contact se répète jusqu’à l’apothéose.
Cet intérêt pour le lecteur n’est jamais autant explicité à l’écrit chez Pellerin, mais le voir raconter convainc intuitivement de quel bonheur il vit à le faire, si sa prose, souvent poétique, ne suffit pas. C’est une source infinie de vitalité, une raison de vivre heureux, sans doute : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur9. » À cet égard, Pellerin dit que tant qu’on raconte une histoire à quelqu’un, cette dite personne ne peut mourir. Celui qui raconte non plus, j’imagine. Cela pour me convaincre de façon éternelle de notre profond besoin de langage, quel qu’il soit. Il faut seulement réussir à trouver sa propre voix pour se hausser à cette exigence de parole, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’écouter lorsqu’on décide de mener une existence sereine, je crois.
Grâce à Ponge, je comprends qu’on peut trop facilement s’enliser dans le mutisme que la langue commune nous impose : « On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. Là encore j’étouffe10. »
L’énonciateur ne se distingue pas clairement du « vous » auquel il s’adresse, puisque le « je », s’il semble attribué d’abord aux interlocuteurs, ne manque pas de renvoyer au sujet premier dans l’enchaînement continu des phrases où le « vous » a subtilement disparu. Cela montre que la tâche du poète n’est pas différente de celle que nous devrions tous accomplir : chasser ce qui aliène notre parole, notre intimité profonde. Je ne crois pas pour autant qu’il faille désocialiser notre manière de dire les choses. Les poèmes qui sont hermétiques sont beaux, mais j’ai du mal à comprendre comment ils peuvent exprimer un être au monde parce que, justement, ils communiquent mal l’expérience de l’être. Cela explique que, de façon générale, mes poèmes préférés soient ceux en prose ou ceux dont la versification n’alourdit pas la lecture.
C’est peut-être aussi une manière de s’écarter d’une certaine posture romantique, selon laquelle les mots de la tribu ne sauraient jamais dire l’individu, alors que je crois que la poésie peut exister dans le langage usuel, pas forcément hors de lui. De toute façon, le langage en général ne peut jamais exposer de façon absolue une réalité, que ces alignements de mots se veuillent artistiques ou non.
Je crois que le succès de Fred Pellerin s’explique d’une certaine manière par les propos que je viens de tenir. Son approche n’est jamais élitiste, à tel point que, dans Comme une odeur de muscles11, il décrit sa grand-mère comme une dame qui raconte des histoires alors qu’elle ne sait pas lire. Savoir lire : voilà une aptitude qui, pour les littéraires, serait la moindre des légitimations nécessaires. Ainsi, sans gêne aucune, nous intégrons naturellement une manière de penser et de ressentir qui veut susciter l’émerveillement, à la manière du conte, à la manière de la poésie. On retrouve une façon d’appréhender le réel qui était oubliée ; c’est le drame de tous les modes de connaissance qui cèdent, immanquablement, sous le rationalisme ambiant. J’imagine que c’est pourquoi la France couvre également d’éloges les spectacles de Fred Pellerin : chacun a envie de rêver, en sachant très bien que tout cela ne se compose que d’illusions.
Tout de même, j’ose affirmer que c’est aux Québécois qu’il parle le mieux. Je l’ai dit, il nous aide à développer une connaissance plus créative ou émotive du monde que ce à quoi la monotonie des jours nous a habitués. De fait, ce qui lui surajoute une valeur au Québec, c’est qu’il nous invite à nous imprégner d’un langage tout à fait particulier, bien à lui, mais qu’on ressent comme nôtre à la fois, puisqu’il nous permet de dire notre identité fuyante : c’est un français qui n’est pas celui de l’Ile-de-France, mais plutôt un français musical et inventif, un français en mouvement, qui trace son propre chemin à travers nos grands espaces imaginaires. Comme Ponge l’aurait souhaité, Pellerin ne cherche pas à exprimer le silence. Au contraire, il le couvre par sa propre voix, personnalisée.
La recherche des formes belles apparaît à nouveau comme un moyen et un but à la fois, tout en se doublant d’un certain impact social. Souvent, la sensibilité artistique a rimé avec une sorte de conscience sociopolitique — malgré toutes les réserves que j’ai pu énoncer au fil de ma réflexion —, que l’on pense à nos intellectuels québécois ou à différents auteurs du corpus universel. S’il module d’une façon peu habituelle son rapport à l’engagement, s’étant désaffilié, par exemple, du parti communiste aux moments des grands élans révolutionnaires, Ponge envisage tout à fait que la littérature puisse impulser positivement le monde, tant pour l’individu que pour la collectivité à laquelle il appartient : « Quand je vous disais qu’il s’agissait pour nous [les poètes] de sauver du suicide quelques jeunes hommes, je n’étais pas complet : il s’agit de les sauver de la résignation (et les peuples de l’inertie)12. »
Sans savoir à quel point le travail de Pellerin peut prendre un sens à ce point existentiel, je comprends au moins que le conteur participe de la nécessaire mise en mouvement que Ponge évoque. En fait, je n’ai pas été surprise quand, l’automne dernier, il nous a également dévoilé sa fibre politique en abordant les enjeux de la mondialisation, ce qui s’avère d’autant plus intéressant que sa brève révolte concernait le sujet qui m’intéresse ici, c’est-à-dire la lutte contre l’impersonnalité. En effet, nous raconter Saint-Élie-de-Caxton, c’est raconter ce qui subsiste malgré le baroquisme fusionnel du XXIe siècle qui engloutit les cultures, les êtres, les langues, tout ce que Pellerin intègre magiquement dans ses récits. Il nous encourage à sortir de notre torpeur politique et linguistique, à nous affirmer par l’entremise de cette littérature inspirée de folklore qui nous attire tant bien que mal. On sent que cette voix, que cette voie nous sont favorables.
Ponge et Pellerin semblent, somme toute, travailler avec des objectifs semblables, et leurs poétiques aussi se ressemblent étrangement, puisqu’il s’agit pour tous les deux de « réapprendre à observer le monde qui nous entoure en partant du plus petit13 ». Je dois concéder encore une fois que cette recherche d’un regard attentif pourrait traverser la littérature en entier, mais, ici, c’est l’éventualité d’un apprentissage renouvelé qui octroie de la valeur à l’énoncé, s’agissant d’exacerber la sensibilité de notre expérience du monde et du langage pour la dire et non pas d’approfondir notre pensée calculante, stérilisante. Ponge s’éblouit des perspectives que l’écriture rend possibles : « Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots14. » Quelle formidable exaltation pour un poète dit antilyrique ! Mais je ne veux pas me moquer davantage, car c’est cette intuition que nous avons tous en décidant d’écrire, avec une étincelle sacrée dans les yeux. Cela dit, dans Nadja, comme Breton lui-même, l’héroïne défend « l’attitude idéaliste15 » d’une façon extrême, mais elle termine internée après avoir commis trop d’excentricités, ce qui montre qu’on ne peut mener une existence acceptable seulement modulée par l’imagination et la vie intérieure en général.
À ce sujet, Novalis me hantant, cet exemple me permet de clore la discussion de façon définitive. Il a longuement tenté de me convaincre que la poésie est le réel absolu — mais je lui réponds que non. Quoiqu’elle n’empêche pas l’accès à une certaine expression du soi. Cela explique pourquoi Breton emprunte à Nadja sa « beauté convulsive16 » pour inspirer ses futurs élans amoureux. Voilà une meilleure morale à tirer de Nadja et du surréalisme en général que celle que je lui attribuais à tort, pensant qu’une sorte de rapport absolu au monde existait.
Pellerin m’amuse. Il débordait de malice en nous révélant que, à la suite d’une des légendes qu’il a inventées, le ministère des Transports a installé une enseigne pour indiquer aux automobilistes de faire attention à la traverse de lutins. Bien sûr, aucune créature fantasmagorique ne perturbe la circulation dans Saint-Élie-de-Caxton, ce pour quoi je trouve tout à fait ravissant que même le Pouvoir et ses manifestations aient pu adhérer à la fiction que Pellerin propose, comme si le besoin de rêver était collectif et socialement légitime. Il ne se révèle pas anodin que ce soit le ministère des Transports qui ait légitimé l’intrusion du conte dans la vie réelle : c’est une manière de nous transporter tout à fait nécessaire. Elle nous donne un sens, à concevoir selon la métaphore spatiale que le mot comporte par essence, c’est-à-dire une trajectoire.
Ainsi en va-t-il de la parole qui, autrement transparente et errante, avance vers sa perpétuelle destination, le lieu de l’imaginaire. Il s’agit d’y inscrire l’expérience de l’être au monde pour que le présent de la sensation acquière une certaine durabilité. Ponge justifie ainsi son goût pour la description, puisque « la joie [lui] [étant] venue par la contemplation, le retour de la joie peut bien [lui] être donné par la peinture17 ». Que l’écriture soit d’abord d’intérêt privé ou public — la question concerne davantage Ponge que Pellerin —, ces deux poètes expriment l’euphorie du temps retrouvé, d’une relation sensitive et émotive réactivée à volonté.
Toujours aussi exigeant par rapport à l’homme et à ses réalisations, Ponge croit que « l’on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : Raisons de vivre heureux18 ». Je pense comprendre toute la profondeur de cette affirmation qui possède un aspect presque amusant — ou simplement réconfortant. Il s’agirait de pouvoir parler avec une parole sienne, esthétique, pour mieux expérimenter les choses et pour mieux entretenir ce dialogue continuel qui nous donne la force d’avancer dans un monde relatif. Et ainsi pérenniser notre existence.
J’ai doucement découvert Pierre Vadeboncœur cet hiver et sa prose, son discours m’émeuvent terriblement. Il dit qu’il n’a été vraiment touché que par la représentation des êtres, jamais par celle des idées. J’arrive rarement à m’extraire de mes intuitions romantiques, mais je vois au moins qu’il existe un idéal réaliste auquel m’accrocher et qui honore réellement la vie : encore et toujours l’art, « la dignité absolue19 », qui permet de lire et de magnifier tout le minuscule qui nous entoure.
Bibliographie
- BRETON, André, Nadja, Paris, Gallimard (Folio), 2003, 190 p.
- CENTRE D’ÉTUDES POÉTIQUES DE L’ENS-LSH, « La poésie française au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale », [en ligne]. http://lettreinformation.ens-lsh.fr/30697120/0/fiche___actualite/ RH=NOUVELLESARCHIVES [Site consulté le 10 mai 2010].
- PELLERIN, Fred, Comme une odeur de muscles. Contes de village, Montréal, Planète rebelle (Paroles), 2006, 150 p.
- PONGE, FRANCIS, Le parti pris des choses, suivi de Proêmes, Paris, Gallimard (Poésie), 2006, 223 p.
- ___, Le savon, Paris, Gallimard (L’imaginaire), 2006, 128 p.
- POULIN, Jacques, Chat sauvage, Montréal / Arles, Leméac (Babel) / Actes Sud, 1998, 188 p.
- SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (Idées), 1967, 374 p.
- VADEBONCŒUR, Pierre, Les deux royaumes, Montréal, Typo (Essais), 1993, 224 p.
Notes de bas de page
- Pierre Vadeboncœur, « Le roman ou l’ambition d’être », dans Les deux royaumes, Montréal, Typo (Essais), 1993, p. 50.
- Ce segment est tiré du texte de présentation d’un séminaire scientifique donné à Lyon le 14 janvier 2009. Voir Centre d’études poétiques de l’ENS-LSH, « La poésie française au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale », [en ligne]. http://lettreinformation.ens-lsh.fr/30697120/0/fiche___actualite/&RH=NOUVELLESARCHIVES [Site consulté le 10 mai 2010].
- Jacques Poulin, Chat sauvage, Montréal / Arles, Leméac (Babel) / Actes Sud, 1998, p. 81. (L’auteur souligne.)
- Francis Ponge, Le parti pris des choses, suivi de Proêmes, Paris, Gallimard (Poésie), 2006, 223 p.
- Francis Ponge, « L’huître », op. cit., p. 43.
- Francis Ponge, « L’escargot », op. cit., p. 55.
- Francis Ponge, « Pluie », op. cit., p. 32.
- Francis Ponge, Le savon, Paris, Gallimard (L’imaginaire), 2006, 128 p. (L’auteur souligne.)
- Jean-Paul Sartre, Qu est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (Idées), 1967, p. 74.
- Francis Ponge, « Rhétorique », dans Le parti pris des choses, suivi de Proêmes, op. cit., p. 157. (L’auteur souligne.)
- Fred Pellerin, Comme une odeur de muscles. Contes de village, Montréal, Planète rebelle (Paroles), 2006, 150 p.
- Francis Ponge, « Page bis », dans Le parti pris des choses, suivi de Proêmes, op. cit., p. 201. (L’auteur souligne.)
- Martine Thibault, « Préface », dans Comme une odeur de muscles, op. cit., p. 10.
- Francis Ponge, « Introduction au galet », dans Le parti pris des choses, suivi de Proêmes, op. cit., p. 176. (L’auteur souligne.)
- André Breton, Nadja, Paris, Gallimard (Folio), 2003, p. 102.
- Ibid., p. 189.
- Francis Ponge, « Raisons de vivre heureux 167.
- Ibid., p. 166.
- Pierre Vadeboncœur, « La dignité absolue