La littérature et le pouvoir

Par Pierre Vinclair — Ce que peut la littérature

Introduction : littérature & anarchie

Lisant les Mémoires de Jean Allemane, je songe aux rapports qu’entretiennent la parole et le pouvoir. Un surveillant de bagne n’est pas différent d’un forçat, à ceci près que lorsqu’il donne un ordre sa parole est suivie d’effets concrets : il lui suffit de dire ce qu’il voudrait pour que l’état du monde change et corresponde à son vœu ; réciproquement, on reconnaît à ceci qu’il parle dans le vide le fait qu’un individu n’a aucun pouvoir. On pourrait donc définir le pouvoir comme la condition performative, ou la puissance de la parole.

Si l’on considère la littérature comme un ensemble de productions linguistiques qui ne sont destinées, en termes d’effets concrets sur le monde, à rien de précis (par opposition à d’autres productions linguistiques comme un décret, par exemple), on peut penser à nouveaux frais son lien avec la politique, puisqu’elle oppose à son usage performatif une performance du potentiel d’impuissance de la parole, et mieux encore, de la fécondité de cette impuissance. Ainsi la littérature œuvre-t-elle à vacciner les corps contre la politique, selon un programme qui pourrait se résumer de la manière suivante : la signification, mais sans la performativité ; l’ordre, sans le pouvoir.

Questionnant la puissance du langage, mais dans des dispositifs qui n’appellent pas de conséquences (ce sont de simples performances), et débranchant la parole par un certain usage de la parole elle-même, de sa puissance politique, la littérature accomplirait, ainsi, le programme d’une certaine conception de l’anarchie (dont Elisée Reclus disait, précisément, qu’elle était « l’ordre, sans le pouvoir »). Seulement, c’est entre l’écrivain et son lecteur que se tisserait, désormais, la communauté, devenue (comme disait Blanchot) inavouable. Communauté des esthètes impuissants, en un sens — communauté de ceux qui, aimant la langue et se méfiant de son pouvoir, ont préféré se soustraire à la politique plutôt que (à la manière de ce qu’il est de bon ton d’appeler le terrorisme) lui retourner sa violence.

Philosophie & politique

Si l’on ne convainc pas — si l’on débat, plus qu’on ne dialogue — ou presque pas, et jamais ou rarement, c’est que la parole, dans la majorité des contextes de l’expérience, n’est qu’une expression des dispositions d’un corps ; elle vaut moins pour son contenu cognitif ou sa valeur de vérité que pour ce qu’elle dit des dispositions de celui qui la formule. Le discours n’est alors que la sécrétion d’un corps qui révèle son état, par des mots et des phrases qui valent comme symptômes plus que comme signes — ce contre quoi la philosophie a pu vouloir lutter, grâce à l’art dialectique prenant pour la première fois au sérieux le contenu cognitif des discours (« Tu dis la vertu, mais qu’est-ce que tu entends par la vertu ? »). Face à cette tentative de régler la parole comme un médium indépendant des corps qui la sécrètent et qui vaudrait en soi (les problèmes philosophiques naissant peut-être, se nourrissant en tout cas, de cet écart entre le signe et le symptôme), la rhétorique des sophistes, au contraire, préconise de retourner au corps de la sécrétion discursive, en se servant de la parole comme d’un dispositif permettant de modifier son orientation. La politique, qui s’épuise — en tant qu’activité de parole — dans cet usage exclusivement toxique et sans contenu du discours dont la « langue de bois » est l’autre nom, devient alors l’art de disposer les corps. Les disposer à quoi ? D’une part, à bien agir (un homme politique est un homme qui parle et, ce faisant, fait faire des choses aux hommes), et d’autre part à bien réagir (à des réformes, à l’air ambiant, à l’état des choses ; à ne pas se rebeller en somme). On peut dire, en plus des problèmes philosophiques, que les problèmes juridiques naissent sans doute également de cet écart entre la pragmatique des lois (elles doivent disposer les corps) et leur eidétique (elles doivent le faire à l’aide de phrases dont on peut interroger le contenu).

Littérature & politique

La pragmatique sophistique invitait à considérer le sens d’un énoncé comme la manière dont il reconfigurait la disposition d’un corps — comme un affect en somme. Le « miracle grec » de la science et de la philosophie a été ce rêve étrange (sinon pénétrant) d’un discours antisophistique, et donc antipolitique. Quoiqu’en dise Socrate, l’écriture, qui fixe les discours indépendamment des corps qui les sécrètent, n’est sans doute pas étrangère à cette volonté de débrancher le sens de sa dimension affective pour le réifier dans une Idée à contempler. D’autant qu’il est une autre pratique des discours qui, elle aussi, s’appuie sur l’usage de l’écriture pour remettre en cause les manipulations politiques de la parole : c’est la littérature. Et paradoxalement, c’est comme la sophistique, en concevant le sens comme un affect et la parole comme un toxique, que la littérature parvient à ses fins : car elle oriente, elle aussi, les corps, elle dispose les imaginaires par une politique des affects — mais pour les libérer (« le libre jeu des facultés », disait Kant) ; elle les fait rêver. La littérature est donc aussi une pragmatique. Non pas au sens de Sartre qui, lui déniant presque sa spécificité au moment où il se propose d’en révéler l’essence, semble considérer dans Qu’est-ce que la littérature ? qu’un roman, n’étant pas différent en nature d’un tract efficace, n’est en somme que de la politique. La littérature est une pragmatique au sens où elle ne s’intéresse qu’à ses effets, c’est-à-dire aux affects qu’elle crée — mais c’est une pragmatique pour rien : les affects qu’elle fait naître sont des affects libres. Elle fait vivre aux corps des affects qui ne sont pas que des moyens pour que ces corps agissent ou réagissent, mais qui, produits comme gratuitement, leur révèlent en même temps leur capacité à être affectés et la puissance toxique de la parole. Déconstruction politique de la politique, la littérature ne cherche, dans la reconfiguration des corps qu’elle permet, qu’à leur faire faire l’expérience du sens, conçu comme affect.

Psychopolitique du cliché

Si bien que l’on peut se demander, dans le cadre de cette pragmatique littéraire, si un bon texte est celui auquel on pourrait enlever des mots (voire des groupes de mots ou même des phrases), ou au contraire celui auquel il est impossible d’ôter quoi que ce soit. En effet, d’un côté, si le sens est partout, s’il traverse la phrase avec une telle densité que le lecteur puisse trouver de lui-même ce qui n’y est pas dit (« qui vole un… », « qui va à la chasse… », « ce n’est pas au vieux singe. » ; tout est dans la clé), s’il est partout et même dans les blancs, on peut penser que le texte vit indépendamment de son support linguistique, autonome dans le monde des idées, libre et décroché des esprits qui contingentement le pensèrent. Et, surtout, il dispose des corps avec une puissance assurée. Michaux, dans une lettre à Paulhan, s’opposait à l’injonction dandy de ne parler que par images choisies, rares, et de viser en tout la singularité ; il faut, au contraire, utiliser les clichés, disait-il : ils sont le plus court chemin. Mais le plus court chemin vers quoi ?

Le cliché est l’équivalent d’une machine verbale bien rodée, automatique de la pensée réifiée dans une phrase à laquelle il n’y a plus besoin de réfléchir — équivalent linguistique du fétichisme de la marchandise. Le lecteur du cliché comprend immédiatement ce qu’on veut lui dire, et ce sans avoir besoin de réfléchir. Est-ce le plus court chemin ? C’est en tout cas le plus économique. Cela peut-il être une tâche que de faire comprendre une idée au lecteur, et encore, le plus vite possible ? Il y a derrière ce goût de l’urgence une conception à la fois politique (la littérature doit changer les états de choses) et psychologisante (c’est par l’intermédiaire de ce que le lecteur comprend qu’il va agir ; ou encore : nos actions se fondent sur des idées, susceptibles d’être communiquées) de la littérature qui ressemble à celle de Sartre.

Or, si dans le cliché le sens est partout, il est surtout partout ailleurs que dans le texte, étant moins porté par les mots eux-mêmes que par l’habitude de les voir ensemble, c’est-à-dire par le contexte extra-linguistique dans lequel il est d’usage de les prononcer. Aussi la matière verbale n’est-elle pas, dans le cliché, l’essentiel : destinée à s’effacer derrière le message, elle encombre un peu ; on pourrait aussi bien agir directement sur les neurones, par de subtiles excitations électriques. Au contraire de cette psychopolitique du cliché, une poétique de la prose assignerait à la littérature de produire des phrases pleines, qui réclament du lecteur non d’agir mais de penser, et aux mots qui la composent d’y être chacun à sa place, tous nécessaires pour que l’ensemble porte un sens irréductible au bon sens. À quoi bon ? Rêver dans les mots — ne reconnaît-on pas dans une telle exigence le nihilisme morbide de l’art pour l’art ? L’écrivain et son lecteur ne doivent-ils pas au contraire s’impliquer dans la cité, etc. ?

Rêver dans les mots — soit. Mais qu’est-ce que cela veut dire, et comment la littérature opère-t-elle ? Comment le roman s’y prend-il, et de quels outils dispose-t-il ? Pour répondre à ces questions, il convient d’esquisser l’étude des rapports entre la littérature et deux de ses cousins proches, le mythe et le roman de divertissement.

Mythes et romans

Quant à la forme, on parle de roman lorsque, premièrement, l’histoire que le récit raconte n’a pas eu lieu et que, deuxièmement, bien que le narrateur prétende le contraire (« il était une fois »), le destinateur (l’auteur) ne prétend pas qu’elle ait eu lieu (« toute ressemblance… »). On parle de mythe lorsque l’histoire que le récit raconte n’a pas eu lieu, malgré ce que prétendent le narrateur et son destinataire.

Quant au contenu, le roman nous parle d’événements qui n’appartiennent pas à notre monde — mais qui, de l’aveu de l’auteur et du lecteur, auraient pu ou pourraient y appartenir — et sa nature réside dans ce conditionnel qu’Aristote appelle la vraisemblance. Le mythe, qui n’a pas d’auteur, et dont le destinataire n’est pas un individu mais un peuple, nous parle d’événements qui ont (soi-disant) contribué à faire de notre monde ce qu’il est devenu : récit des dieux, des origines, événements anciens, dans la glorification desquels émergent les valeurs sociales dominantes et auxquels la pratique des rites doit témoigner la fidélité de la communauté. En ce sens, il a tendance à faire du prosaïque le résultat du merveilleux, de l’humain celui du surhumain, de l’immanence celui de la transcendance. Le récit qu’il déploie n’a pas à être vraisemblable, il doit désigner le sacré.

Le roman et le mythe sont, dans la catégorie des fictions, les deux figures opposées (le conte, à mi-chemin) : le roman, écrit par un individu pour être lu par un individu, met en scène une histoire vraisemblable mais à laquelle, pourtant, on fait seulement semblant de croire, et qui vaut donc comme jeu. Quoique la vraisemblance soit parfois considérée comme condition de la croyance, le mythe, qui n’a pas d’auteur et qui s’adresse à un peuple, met en scène une histoire invraisemblable mais à laquelle on croit (comme si l’invraisemblance était comprise comme miracle et le miracle comme un signe de la puissance des dieux), en tant que récit des origines et désignation du sacré.

Politique de l’imaginaire

Pourquoi croit-on au mythe, alors qu’il est invraisemblable, et pourquoi demande-t-on au roman d’être vraisemblable, si nul ne veut en faire l’objet d’une croyance ? Parce que telles sont les conditions pour l’instauration ici du jeu, là du sacré — si tu crois, il n’y a pas besoin que ça soit vraisemblable (ça ne fait monde que si tu y crois) ; si c’est vraisemblable, tu as un dispositif-relais qui ne réquisitionne pas ta croyance (ça fait monde, que tu y croies ou non). Le jeu est la manière de se comporter face à un pseudo-monde, le sacré est le sentiment éprouvé face à un archè-monde.

Pourquoi diable avons-nous besoin (est-ce seulement un besoin ?) de telles constructions, et ne restons-nous pas dans la contemplation du réel dont l’identité à lui- même est chaque fois, mais de façon différente, fissurée par le jeu et le sacré ? La réponse est dans la question : le mythe et le roman nous détournent de l’évidence du prosaïque, le problématisent par rapport à ce qu’il doit être ou ce qu’il pourrait être. C’est dire que ce pas de côté qui nous décolle de l’immédiateté de la vie et la met à distance permet la construction d’une perspective, à partir de laquelle un peuple (dans le cas du mythe) peut voir autrement, comprendre, donner sens à notre monde ; dans laquelle un individu (dans le cas du roman) peut le juger, l’interpréter, le questionner. Autrement dit, le roman et le mythe ont un rôle politique : l’écart qu’ils instaurent donne les moyens de questionner les fondements, de dénaturaliser l’ordre social contingent. Ils révèlent la dimension politique de l’imaginaire.

Le roman-policier

Ainsi, le roman et le mythe, pour mieux nous faire comprendre la réalité, par exemple sociale, nous en détournent : ils nous montrent ce qu’il y a eu avant, ou ce qu’il y a ailleurs, dans la fiction. La littérature de divertissement nous en détourne elle aussi, mais pour instaurer un pseudo-monde qui, au lieu d’en créer une d’ordre fictif pour la problématiser, reprend telles quelles les règles en place, en les épurant ou en confortant leur caractère d’évidence, c’est-à-dire en les naturalisant elles aussi. Puisque les situations dont elle parle fonctionnent selon le même bon sens qui nous sert à interpréter la vie sociale coutumière (elle met en scène « les sentiments, les problèmes de la vie », quoi), elle incline son lecteur à penser que cette manière de se rapporter au monde, qu’elle rend commune à tous les mondes possibles, est naturelle. Elle a donc l’effet contraire au roman et au mythe : elle bloque l’imaginaire. Car l’imaginaire n’est pas la capacité à reconnaître dans la fiction les schèmes de ce que nous prenons déjà frauduleusement pour la réalité : c’est une faculté d’imaginer de nouvelles règles du jeu. En ce sens, il est de part en part politique.

La littérature de divertissement ne crée ni une « hétérocosmie », comme le roman, ni une « archéocosmie », comme le mythe, mais une « homocosmie ». Si le détournement qu’elle opère n’est qu’un divertissement, c’est parce qu’au lieu de nous en faire décoller, il nous fait adhérer aux règles contingentes de la réalité sociale, en les lestant d’un peu de merveilleux. Mais ce merveilleux kitsch n’est pas celui des vieilles légendes : il ne fonde pas une éthique, il rassure simplement. Notre monde est vivable, dit-il : des gens s’aiment, de l’extraordinaire arrive, etc. Aussi, cette littérature (Anna Gavalda, Marc Lévy et consorts) ne fait pas seulement du bon sentiment, c’est-à-dire du sentiment de bon sens, ou socialement surcodé, mais tout se passe comme si, en plus, elle passait son temps à prétendre notre monde malgré tout habitable, à faire de la réclame pour l’état actuel des choses. Le petit pas de côté qu’elle opère, derrière le sous-titre « roman », est l’alibi qui lui permet de faire sa propagande tranquille.

Ainsi la littérature de loisir est-elle, aujourd’hui, la meilleure des polices, puisqu’elle vient trouver jusque dans les heures de loisir (et plus seulement au travail) une attention flottante où déposer ses œufs et habituer l’esprit à ce que le monde soit comme il est. On pourrait donc parler de romans-policiers — et ce n’est pas au genre polar, mais à tout texte ayant pour rôle de dresser ainsi les imaginaires qu’il nous semble falloir réserver ce terme : la qualité d’un roman ne dépend pas de son objet, mais de sa grammaire, et les polars peuvent être de très bons bougeurs de monde. Mais pour les lecteurs assez fous, ou déjà trop faibles, pour ne confier leur imagination qu’aux promoteurs du meilleur des mondes, lire revient fatalement à boire encore à la fontaine de baratin qui nous intoxique déjà dans les autres sphères du soi-disant réel, et dont la littérature devait avoir pour tâche de nous protéger, hélas, et de nous libérer.

Ce que peut la littérature

Revue Chameaux — n° 2 — automne 2010

Dossier

  1. Présentation du dossier

  2. La littérature et le pouvoir

  3. Dire la complexité du réel. Entretien avec Pierre Nepveu

  4. Où donc se cache le littéraire ?

  5. Comme une odeur de brûlé... Pour une histoire compréhensible de la destruction des livres

  6. Mozart, professeur de théâtre

  7. La littérature est un non-pouvoir

  8. Raisons de vivre heureux

  9. Poétique de la traduction. Entretien avec Tatiana Mogilevskaya et Alexandre Sadetsky

  10. Ce que peut le roman noir

  11. La littérature ?

  12. Variantes des règles du « Jeu du critique et du poète »

  13. L’espace théâtral de Jean-Philippe Joubert : expression, ouverture et engagement

  14. L’ « homme agonique » n’est pas un homme qui s’éteint

  15. Théâtre, lecture et « extrospection »

  16. Le bonheur d’un « gars de livres »

  17. Entrevue à grande vitesse avec Maurice G. Dantec