Inaugurant je l’espère le système de « réponses », la présente est justement écrite dans le but de « casser la glace », de « défiger » le ton d’ensemble peut-être, d’ouvrir des brèches essayistiques pour favoriser l’art de la réponse, de la réaction. Pour susciter, autrement dit, par ses vertus organiques mêmes un processus bien vivant dont on voudrait accoucher sans doute. Semblable aux textes du « Travelogue » que j’ai écrits pour le numéro 2 de la revue Chameaux, celui de ce présent numéro se veut une réponse aux réponses diverses fournies dans le numéro 3 à la question : « Que peut la littérature ? »
Un souvenir soudain m’est revenu, tandis que je reposais Les villes invisibles de Calvino : le souvenir d’une discussion ardue avec un vieil homme, sur une petite place publique, à l’entrée d’un bazar. Une conversation ardue, certes, mais qui en avait valu la peine, qui avait porté en elle une importance qui paraissait capitale, ou qui se l’était avérée – je ne sais trop. Je ne me souviens plus de ses moindres détails, d’autant plus qu’elle s’est répétée des dizaines de fois ce mois-là, avec des dizaines d’hommes et de femmes différents, jeunes, vieux, dans une langue étrangère ou dans une autre qui était presque la mienne. Des questions très simples étaient posées, toutes simples qui se répétaient à chaque nouvelle occasion : combien d’enfants as-tu, quel est ton métier, de quel village es-tu, à quoi ressemble-t-il… Et puis : fait-il froid là-bas, comment vous habillez-vous, comment occupez-vous votre temps ?
Je me suis souvenu de cela tandis que je revenais d’un court voyage et que je rentrais à Montréal de nouveau. Il s’était mis à neiger. Je me suis rappelé, alors, avoir dû dire à l’homme qu’il faisait froid, là d’où je venais, très froid parfois, répondant aux questions spontanées de l’homme avec beaucoup de bonne foi et m’amusant de mes propres gestes amples et caricaturaux pour l’illustrer – lesquels accompagnaient bien sûr les seuls trois mots de turc que je baragouinais et martelais inlassablement pour me faire comprendre. Mon interlocuteur, quant à lui, connaissait certains mots d’anglais et, surtout, quelques faits au sujet du Canada qu’il mettait ainsi à l’épreuve, sans avoir peur des clichés ; c’était là l’objet de notre rencontre et de notre conversation. Nous recherchions tous deux cette rencontre, à vrai dire ; je l’ai recherchée beaucoup aussi dans la suite de mon voyage. Et elle nous apportait tant pour cette raison : nous étions en présence réelle l’un de l’autre, ni plus ni moins. Nous nous posions toutes ces questions qui dressent normalement le portrait-robot de l’identité d’une personne – d’où elle vient, qui elle est, qui elle a engendré -, afin de détacher ces données du passeport statique et officiel qu’elles forment, pour leur enlever leur enrobage abstrait de statistiques – car, que diable ! il avait tout l’air que nous étions bien vrais, et que nous ne pourrions en démordre ! Nous étions motivés par notre seule coprésence, l’élément primordial de toute rencontre, le seul qui vaille peut-être. Nous nous recomposions alors.
Pourquoi, cependant, n’étais-je pas capable chez moi d’assumer tous ces faits énumérés et ces gestes dessinés en l’air ? Et qu’est-ce qui m’arrêtait de poser ces questions à la fois simples et révélatrices à mes propres voisins de palier : combien d’enfants as-tu eus, combien tes parents en ont-ils ; quel est le métier de ton fils ou de ton père, et pourquoi diffèrent- ils ; pourquoi sont-ils les mêmes ? Il fallait se trouver ailleurs, il fallait peut-être tout décontextualiser, il y avait peut-être saturation de quelque chose chez moi. Il fallait enfin que ce soit évident que tout ce qu’il y ait entre nous, le vieil homme et moi, ce soit une relation d’homme à homme justement, dont il faille refaire l’espace et le temps du début, comme si on découvrait au même moment la consistance et la forme de notre chair. Ainsi, je n’étais plus, comme là-bas je l’étais toujours, le citoyen d’un pays où il faisait -11 °C en moyenne au mois de février : j’étais quelqu’un qui se serre les bras et qui frissonne en plein été pour parler du souvenir de ce pays. Lui, il ne venait pas de là où nous nous trouvions mais des montagnes, et il connaissait bien le froid de toute façon, il voulait savoir en étudiant mes gestes où je me situais dans le temps qu’il fait.
Notre regard était donc lointain et nous souriions en conversant, car nous n’étions ni en hiver ni à la montagne. Et il me semble que c’est sur ce seul souvenir que j’aurais voulu écrire, lui qui m’a remercié en disant que j’étais un homme bon simplement parce que je lui avais offert une cigarette, et moi qui ne la lui avais offerte que parce que je m’étais rendu compte qu’il n’en avait plus, simplement. Il me semble que ce ne sont que sur ces rencontres simples que je devrais me baser. Cela me paraît infiniment plus important que d’accorder de la valeur aux termes de la question qu’a formulée Chameaux par exemple : « Que peut la littérature ? » et que de chercher à abstraire tout ce qu’il y a autour de ces mots, comme un ermite ou un ascète, pour y répondre. Hélas ! à la place de ce souvenir, j’ai écrit sur bien d’autres choses cependant, et je me suis fait prendre au piège de la question. Bien que j’aie douté et doute toujours de la possibilité même de sa formule, je n’en ai pas moins renchéri à mon tour en avançant quelque réponse qui soit un exposé académique et vraisemblablement savant, le plus universitaire de tous les textes du dossier peut-être. Or, cette réponse actuelle est peut-être surprenante car elle se veut cantonnée aux limites d’un récit, qui ordonne toujours, décrit et rend compte, et donc forcément en perd et en appelle à un retour au silence. Et, en fin de compte, c’est bien à moi seul qu’elle peut s’adresser, et c’est bien pour cela que je le fais par une histoire toute personnelle, à peine plus qu’une anecdote. C’est moi seul qui ai été coupable de trahison.
Je prends donc, par la présente, le pari de « ne pas pouvoir ». Pourquoi ne pas poser ces questions négatives : « Que ne peut-elle pas ? » Comme un dieu qui devient aussi un monstre, il faut toujours au contraire qu’elle puisse, qu’elle soit une créature de pouvoir. Mais il est valable et nécessaire de prendre le temps de cette « réponse », en l’occurrence, pour des raisons qui sont en fait bien simples et primitives, sur lesquelles n’a pas glissé le faisceau puissant de la pensée : parce qu’il neige de nouveau. Parce que mes pieds et mes doigts sont froids, car je suis mal chaussé et trop près de la fenêtre ; parce que je peux tout de même et avec contentement égarer mon esprit dans la poudre neigeuse qui vole en partance du toit, directement au-devant de mon regard ; et parce que cela relance le souvenir, me rappelle cet après-midi lent passé à exprimer presque avec regret le froid et le ciel blanc de la ville où je suis né, de celle où j’habite maintenant et où mon père et ma mère ont habité, où je n’ai pas eu de frère. Tout cela me paraît être une base, voire une définition tout aussi possible et légitime de la littérature. Elle est là où se trouve le cœur et où il peut retourner, elle est toutes ces données extérieures qu’elle tente de réunir pour créer la rencontre. Elle performe un potentiel d’impuissance de la parole, comme il était écrit dans un des articles, parce qu’elle pointe toujours à l’extérieur et qu’elle a horreur des livres elle-même. Elle est un thésaurus des mots en trop. Mais voilà que je l’explique… Voilà, je me suis de nouveau pris au piège.