Avant-propos : Le monstre

Par Élise Boisvert Dufresne et Nicolas Roy — Le monstre

Où le Chameau appelle à lui une caravane de Grands Savants devant lui révéler sa nature, laquelle se révèle (avec l’aide in extremis de l’étymologie latine) être une nature qu’il est possible (et même rigoureusement exact) de qualifier de monstrueuse

Il leur avait blatéré un appel inquiet et résolu. Il patientait maintenant, attendant l’arrivée imminente des Grands Savants qui devaient œuvrer à la résolution de son identité.

Il réfléchissait. (C’est-à-dire que sous son nez s’agitaient en mâchonnant deux babines molles, poilues et si humides qu’en tombait, goutte à goutte, un liquide visqueux qui se répandait en une grande flaque sur le sol.) Cette flaque bientôt atteignit l’extrémité de son ongle cornu, au-dessus duquel montait sa longue patte effilée jusqu’à son torse, d’où pendait un ventre rebondi. Sur son dos, le paysage dunaire qui l’entourait était reproduit fidèlement, alors qu’au bas de sa bosse dorsale s’étirait, démesurément, son cou massif soutenant une petite tête aux grands yeux globuleux et à la mâchoire toujours mouillée de bave.

Que se passe-t-il dans cette petite tête ? Que peut bien méditer ainsi notre animal patient ? Lecteurs, lectrices, affirmons-le sans plus de détours (« Sir, more matter, with less art », comme disait de manière délicieusement incisive la mère d’Hamlet au charmant Polonius, mais nous nous égarons…) :

« Qu’en est-il de cette masse incompréhensible et disparate, pourtant mystérieusement unie – mon corps… moi ? » Voilà ce que remâchait sans répit notre Chameau métaphysicien.

Par bonheur, les Grands Sages arrivèrent enfin. Ils déchargèrent leurs mulets et entourèrent l’animal. Avec un souffle de soulagement, le Chameau considéra autour de lui cette assemblée. Déjà, la Première Sage se détachait du petit groupe1.

Elle s’approcha du visage de l’animal, l’empoigna en agrippant ses courtes oreilles : « Il faut regarder derrière le visage en son unité : regarder séparément chaque touffe de poil… chaque babine gluante… chaque dent massive et carrée ! » Puis elle enfonça son regard dans les yeux dorés, bordés de cils voluptueux, de la bête. Elle y découvrit avec effroi sa propre image, déformée sur le globe humide de l’œil – et fut changée en pierre2.

La Deuxième Sage s’avança en titubant, trébuchant sur ses sandales plateforme ornées de têtes de mort. Visiblement soûle, elle dévisageait néanmoins de ses yeux à peine ouverts le Chameau avec férocité. « Tu te d’mandes cé quoi qu’té ? Pis moé, penses-tu que je l’sais, cé qui qu’chus ? Une chienne ça d’lair, une hostie d’chienne poète fuckée ! Pis à part de t’ça, kessé ça peut faire que tu penses savoir cé qui qu’té ? Cé pas toé qui décides ça anyway. Cé toute la gang de pissous qui ont peur de toé ! À part de t’ça ça d’iair que toé-si tu sais boire ? Pis toute d’une shot paraît, après tu peux faire un sacré boutte ! Moé y a jusse les affaires ben heavy pour me faire t’nir deboutte… » La Sage, sur ces paroles, resta pensive. Notre Chameau restait planté sur ses ongles, ne sachant quel sens donner aux paroles de la femme ivre qui s’éloignait3.

Deux caractéristiques bien particulières retinrent l’attention du Sage qui lui succéda : le long cou élancé de l’animal, pénétrant l’espace en s’étirant langoureusement (un symbole phallique, de toute évidence), et les deux masses graisseuses qu’il portait sur son dos, semblant répéter en leur sein le barattage originel de la mer de lait, l’amritamanthana hindou. D’un œil rêveur, il laissa son regard couler de l’une à l’autre, pour finalement éclater d’un rire franc et sonore, qui bien vite gagna le petit groupe. « Vous êtes – en votre grotesque difformité – le devenir même ! L’empreinte de la vie sur la matière ! » Puis il s’éloigna, riant toujours4.

Le Sage suivant se présenta face au Chameau qu’il salua d’un bref hochement de tête. L’attitude peinte sur son visage était drôle à voir : aux sourcils froncés, au front plissé et grave, au regard sévère se joignait un sourire en coin des plus déroutants, si bien qu’on ne savait plus dire si son air était grave ou frivole. Sa parole semblait refléter son visage : « Superbe animal ! Superbe chose impossible, qui se tient là, impassible, et sur laquelle s’usent les paroles de tous ces Sages, et mon esprit même ! Ô Monstre, lui dit-il, tu es notre spectacle, notre création, notre façon de vérifier ou d’infirmer nos règles. Tes excès en bosses et renfoncements ne sont que des propositions à notre imaginaire : ils ne veulent rien dire – pour toi5 ! »

« Dans la grande pluralité de votre anatomie, enchaîna une Cinquième Sage, il doit bien se trouver une partie qui supplante les autres, qui vous résumerait tout entier. Une caractéristique chamelesquement MonStrueuSe ? » Puis elle passa en revue oreilles hirsutes, langue pâteuse, ventre bombé, ongles fendillés, couilles en grelots… « Non, vraiment, votre variété me dépasse ! Se pourrait-il que là se trouve le secret de votre… essence ? » La proposition fut pesée, soupesée. Mais la bête insatiable se voulait éternellement auscultée6 !

Infiniment les Grands Sages se succédaient, virevoltant autour de l’animal en fronçant les sourcils. C’est alors qu’entra en scène un Sage d’une autre sorte, moins sage peut-être, une sorte enfin de. poète. Oui, l’homme était poète. Et son art particulier toucha le Chameau d’une manière imprévue. Plutôt que de lui parler, cet homme armé d’un petit calepin faisait mille croquis multicolores, portraits épars et allusifs : on devinait ici des coudes et des ventres, là une cage thoracique, une bosse, une oreille. Le Chameau en oublia un moment ses tortueuses questions ontologiques pour considérer les rides de son doux genou gauche. En toutes ces images le Chameau enthousiaste se reconnut – sans pouvoir, pourtant, se nommer7.

Le Dernier Sage se dressa parmi ses confrères et consœurs. La bête, jamais fatiguée de recevoir de nouvelles définitions d’elle-même, le considéra avec avidité. Celui-ci déploya devant elle une danse complexe, pleine d’arabesques sinueuses, de sauts, de pirouettes, d’élans. Les pas, sautés ou glissés, de sa chorégraphie endiablée dessinèrent sur le sable un texte mystérieux. Interrompant sa danse, le Savant annonça à la bête qu’elle pourrait lire, à même l’inscription tracée au sol, la réponse à son interrogation fondamentale. L’animal s’y pencha, mais ne put en déchiffrer les caractères, déjà effacés par le vent qui courait sur les dunes8.

Un lourd silence s’installa dans l’assemblée. Tous les Sages avaient eu leur tour, et pourtant les babines du Chameau pendaient toujours, dubitatives. « En somme, dit-il, prenant enfin la parole, en somme je suis, pour vous du moins, ce qu’on appelle je crois un monstre… C’est cela ? »

Les Grands Sages se regardèrent les uns les autres, incertains de leur pronostic commun. Enfin, l’un d’eux dit : « C’est cela, oui, exactement, un monstre. »

« Mais, mes amis. qu’est-ce donc que cela ? » demanda alors l’animal (non sans une certaine friponnerie socratique). Un frisson parcourut l’assemblée ; on tira d’une poche un dictionnaire étymologique. Des murmures agitèrent le caucus, des bribes parvenant aux rondes oreilles du Chameau : « monstrum, prodige, avertissement, oui c’est cela, – signe, volonté divine, monere, avertir, oui, c’est cela, un monstre de foire (monstrare, montrer, oui), une exception aux normes, un assemblage dissonant, un monstre moral, l’inhumanité oui c’est cela, inhumanité, excès, manque, voilà, voilà… »

Le dictionnaire virevoltait toujours de main en main, quand le Chameau, portant son fardeau existentiel, reprit son chemin.

Notes de bas de page

  1. Commencez-vous à décoder notre petite énigme, chers lecteurs, chères lectrices ? Il s’agit ici de présenter les auteurs qui ont participé à notre dossier intitulé (laconiquement, nous le concédons) « Le Monstre » et qui, chacun à sa manière, vous offrent dans les prochaines pages leurs méditations sur l’être monstrueux – ainsi que sur la littérature, la peinture, le cinéma et une foule d’autres sujets. La description de la position de chaque « Grand Sage » face au Chameau est ici issue de notre interprétation (fantaisiste et approximative, il va sans dire) de leurs essais. Pour vous aider à associer chaque « Grand Sage » à l’auteur désigné, vous pourrez décrypter leurs noms en note. Bonne chance !
  2. Delphine Colin, « L’autoportrait ou le monstre de soi »
  3. Amélie Aubé-Lanctôt, « Josée Yvon, par effraction »
  4. Julien-Bernard Chabot, « Le monstre, figure comique »
  5. Matthieu Fortin, « Essai ‘de quoi’ sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste »
  6. Jacinthe Dubé, « Un univers vainesquement monstrueux »
  7. John Hea, « Membre par membre (fragments) ».
  8. Pierre Vinclair, « Une tératologie des textes »

Le monstre

Revue Chameaux — n° 3 — automne 2011

Dossier

  1. Le monstre

  2. L’autoportrait ou le monstre de soi

  3. Josée Yvon, par effraction

  4. Le monstre, figure comique

  5. Essai « de quoi » sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste

  6. Un univers vianesquement mOnstrUeUx

  7. Membre par membre (fragments)

  8. Une tératologie des textes

  9. À travers ces cadavres mobiles et sans âme. Entrevue avec Olivier Schefer

  10. Autour du cinéma d’horreur. Entrevue avec Richard Bégin