Richard Bégin est professeur adjoint en études cinématographiques à l’Université de Montréal. Ses principaux champs de recherche concernent l’horreur et la violence au cinéma ainsi que l’imaginaire du désastre. En 2009, il a publié Baroque cinématographique : essai sur le cinéma de Raoul Ruiz. Il a également rédigé des articles pour des revues telles que Protée ou CINéMAS, pour laquelle il a d’ailleurs codirigé, en 2010, un numéro intitulé « L’horreur au cinéma » (vol. 20, nos 2-3).
L’horreur au cinéma
Chameaux L’horreur au cinéma remonte à l’époque du muet – quelques films de Méliès, Le cabinet du docteur Caligari, le Nosferatu le vampire de Murnau, pour n’évoquer que des exemples bien connus -, et même encore plus loin, dès les premiers moments du cinématographe. Il suffit de penser à la réception critique de ce médium nouveau, par exemple cette remarque célèbre de Maxime Gorki, qui date de 1896 : «J’étais hier au royaume des ombres. Si vous saviez comment cela est effrayant ! Il n’y a là ni sons, ni couleurs. […] Ce n’est pas la vie, mais une ombre de la vie, ce n’est pas le mouvement, mais une ombre de mouvement, dépourvue de son1. » Ce que souligne ici Gorki, c’est la proximité entre la monstruosité et la dimension de monstration inhérente au cinématographe. D’après vous, qu’est-ce qu’implique ce rapport qui unit le monstre à l’esthétique cinématographique ?
Richard Bégin Cette proximité entre la monstruosité et la monstration à laquelle vous faites référence me rappelle un néologisme employé par Mehdi Belhaj Kacem qui définit les pouvoirs défigurants de l’image : la monstruation. Ce terme fait évidemment référence à cette idée que toute image est de nature « défigurante » en ce qu’elle impose à notre perception une différence de nature entre une réalité et sa représentation. La représentation cinématographique n’échappe pas à cette logique de l’image ; elle l’amplifie, même. En introduisant le mouvement dans l’image, le cinéma y introduit également le temps, de sorte que la « différence » à laquelle renvoie Kacem se caractérise en outre par le devenir. En somme, le devenir monstrueux du cinématographe, pour parler comme Deleuze, est celui d’une monstration hantée par son incessante transformation, sa mouvance propre. Ainsi, la peur « originelle » suscitée par l’appareil cinématographique relève moins de ce que pourrait provoquer chez le spectateur un quelconque monstre représenté à l’écran que de la représentation elle-même qui a ceci de monstrueux qu’elle échappe à son propre objet, l’image. Je serais plus clair en évoquant ici l’idée qu’il n’y a pas d’objet cinématographique, mais une perpétuelle défiguration-refiguration de la réalité. Et c’est ce va-et-vient qui est, en soi, monstrueux.
CH. Pourrait-on dire, alors, qu’il existe une horreur proprement cinématographique, c’est-à-dire qui doive son existence à la façon dont elle s’incarne dans le matériau audiovisuel ?
R. B. C’est tentant de répondre par l’affirmative, puisque l’image en mouvement introduit dans le registre général de l’horreur une poétique du devenir. Mais ce serait en même temps omettre que la peur du devenir monstrueux n’a rien de cinématographique en soi et qu’elle remonte même jusqu’aux mythes de la Grèce antique. On n’a qu’à penser à Yhybris grecque, qui réfère à la fois à la divinité personnifiant la folie ainsi qu’à la démesure et au sentiment passionnel qui risque toujours d’envahir l’homme et de le faire sombrer dans la rage, le sexe et la violence. Pourrait-on alors imaginer que le cinéma ne fasse qu’éveiller ou rendre sensible ce fil tendu entre la raison et la folie ? L’horreur « proprement » cinématographique ne serait-elle pas plutôt un éveil proprement cinématographique à l’angoisse millénaire de Yhybris ? Personnellement, je le crois.
CH. Quand on tente de retracer l’histoire de l’horreur au cinéma, est-il possible d’envisager celle-ci hors du cadre du « cinéma d’horreur » ? En d’autres termes, l’horreur cinématographique, dans une perspective historique, doit-elle nécessairement être considérée comme un genre ?
R. B. Non. Il y a autant d’horreur, sinon plus parfois, dans certains drames psychologiques que dans certains « films d’horreur » classés comme tels. Pensons seulement à la scène de viol dans Irréversible de Gaspard Noé. Ce film ne correspond pas aux codes du « film d’horreur », mais il n’en demeure pas moins horrifiant, à la limite du supportable. Le désir générique est un désir humain d’ordonner les choses selon des codes et des conventions précises. Mais l’horreur comporte ceci de remarquable qu’elle se révèle d’abord être une émotion, soit, si on préserve l’origine étymologique du terme, une é-motion, une mise en mouvement de l’esprit. Cette mise en mouvement échappe à toute convention dans la mesure où elle caractérise le sentiment éprouvé par le différant, par ce qui échappe, et par voie de conséquence, ce qui échappe aux conventions. C’est pourquoi l’horreur n’a cesse de se banaliser, et, par la même occasion, d’atteindre de nouveaux sommets intolérables. Il n’y a d’horreur que dans ce qui trouble, dégoûte et nous échappe. Toute convention ne cherche pour sa part qu’à donner des raisons d’être à ce trouble. Et du moment où il est codifié ou étiqueté, le trouble n’horrifie plus. L’horreur doit à ce moment se faufiler par d’autres chemins, toujours plus insupportables.
CH. Pour clore cette première section, nous aimerions vous entendre sur « l’avenir » qu’ouvrent au monstrueux les technologies cinématographiques les plus modernes (le numérique et la 3D haute définition, principalement). Autant de nouvelles façons de représenter le monstre, est-ce nécessairement une bonne chose, alors que le brio de plusieurs cinéastes de l’horreur est souvent la retenue, l’évocation ?
R. B. Je crois que la technologie numérique ne fait que donner plus « belle apparence » à la monstruationcinématographique. Là où le numérique joue un rôle beaucoup plus important, à mon avis, c’est dans la prolifération d’images créées à l’aide des téléphones intelligents. La circulation d’images horrifiantes filmées par de simples témoins d’événements sanglants m’apparaît être une véritable révolution de l’horreur, plus que ne pourrait l’être la représentation en 3D, par exemple.
Une esthétique de l’horreur
CH. L’horreur semble fondée sur un paradoxe, qui tient à la fois de la fascination et de la répulsion. Comment assembler ces deux dimensions d’apparence contradictoire lorsqu’on tente d’élaborer une « esthétique de l’horreur » ?
R. B. La psychanalyse nous aiderait ici à comprendre que tout est une question de désir. Le désir n’est-il pas ce mouvement vers l’abîme ? Le désir trouble en ce que nous souhaitons tous le ressentir, alors que nous ne cessons de vouloir l’éviter en raison du mal qu’il nous promet. En ce sens, tout film d’horreur est une histoire d’amour qui nous passionne tant ses promesses nous font souffrir. Une histoire qui, de fait, tourne mal.
CH. Parmi les autres réponses que l’on a pu donner à cette question, depuis la fameuse explication de la catharsis donnée par Aristote dans sa Poétique au sujet de la tragédie grecque, quelles sont d’après vous les plus intéressantes ?
R. B. Plusieurs théories tentent encore d’expliquer le « phénomène » de l’horreur. On en revient presque toujours à Aristote. Mais je crois qu’il ne faut pas négliger le travail qui se fait autour de la notion de sublime (celle de Burke davantage que celle de Kant). Le sublime est une émotion subite et violente devant ce qui nous dépasse et ne trouve pas d’explication. Bref, il n’y pas de sublime devant ce qui nous émeut par la beauté, mais devant ce qui nous paralyse, et, un moment, nous empêche d’agir, voire de réagir. Pensez à la réaction des gens sur la scène d’un accident. Il ne s’agit plus ici de catharsis, mais d’une forme d’appétit envers ce qui dépasse ; un appétit qui trouve dans le désir inavoué de tout témoin de voir un peu plus de sang et de chair son symptôme le plus flagrant. Il s’agit bien là d’un appétit « sublime » en ce qu’il cherche à satisfaire l’« insu » et l’ « invu » du sujet.
CH. Alors que la tradition littéraire nous a transmis l’expression « pitié et frayeur » (eleos et phobos) pour renvoyer aux principales émotions que fait naître la tragédie, vous utilisez pour qualifier le cinéma d’horreur les doublets « peur et dégoût » et « épouvante et abjection2 ». Au-delà de ce rapprochement quelque peu superficiel, mais qui signale peut-être une parenté plus profonde, quelles seraient les ressemblances et les dissemblances entre le tragique et l’horreur ?
R. B. En apparence, aucune. Et en creusant davantage, il faut bien reconnaître que la frayeur et l’horreur partagent parfois bien peu de chose. La peur relève peut-être davantage de l’appréhension que de la répulsion. Le terrorisme contemporain s’avère à mon avis riche en enseignement puisqu’il joue sur les deux tableaux à la fois, sans les confondre. Ce qui nous aide parfois à y voir plus clair dans la différence entre le tragique et l’horreur. Le terrorisme réfère simultanément à la frayeur envers l’événement à venir et à la répugnance face à l’événement accompli. Le terrorisme, c’est à la fois la peur et l’abject.
Quelques approches critiques
CH. Vous empruntez à la psychanalyse une partie des outils théoriques par lesquels vous approchez l’horreur. Par rapport aux autres méthodes critiques, quelles sont les principales caractéristiques que la grille d’analyse psychanalytique permet de mettre en relief, outre le désir dont vous avez parlé au début plus tôt ?
R. B. La grille d’analyse psychanalytique permet en outre d’offrir une perspective originale sur la « culture » de l’horreur, qui se constitue dans et autour de l’effondrement éventuel des valeurs dites « symboliques » d’une société3.
CH. En effectuant la sélection des textes qui composent ce quatrième numéro de Chameaux, nous avons pu constater que le monstre entretient un rapport privilégié avec les mythes. La diégèse mythologique païenne et l’Ancien Testament, au même titre d’ailleurs que bien d’autres textes sacrés, recèle un bestiaire de « proto-monstres », à savoir que la plupart des précurseurs des monstres modernes s’y trouvent, ou du moins que ceux-ci trouvent un prototype dans ceux-là. C’est alors comme si, de différence en répétition, l’humanité avait senti le besoin d’actualiser ces figures horrifiantes. Et aujourd’hui encore, nous les adaptons, les transformons pour qu’elles puissent s’accorder davantage à l’esprit du temps. Comment, de votre côté, comprenez-vous ces attractions entre les monstres et les mythes ?
R. B. Je crois que toute attraction relève d’un désir envers le néant et la béance. Et ce désir est aussi ancien que l’est l’Homme de langage, l’animal parlant, celui qui « sait » et qui, du même coup, admet ne pas tout savoir. Cette admission est à l’origine des mythes. Et puisque le cinéma permet d’intégrer le devenir dans l’image, c’est la représentation qui, à son tour, s’ouvre à la béance. Aussi le cinéma est-il en mesure de créer des mythes, mais des mythes d’un genre nouveau. Non pas des histoires, comme on pourrait le croire, mais peut-être davantage des mouvements. Comme on dirait par exemple que le 11 septembre 2001 est un événement hollywoodien. Non parce qu’Hollywood raconte la catastrophe et en institue le mythe, mais parce que la logique même des images en mouvement teinte notre compréhension et notre savoir du désastre.
CH. Dans le même ordre d’idées, on peut dire que ce qui « fait horreur » est sujet au mouvement – aux variations, aux fluctuations historiques et culturelles. Quels liens, dès lors, peut-on opérer entre les représentations de l’horreur et les sociétés qui la représentent ou qui la subissent ? Par exemple, dans les sociétés occidentales modernes, l’horreur est souvent associée à une fin du monde éventuelle (un virus va détruire l’humanité, comme dans les films de George A. Romero) ou elle se manifeste dans un contexte post-apocalyptique (les « infectés » de 28 Days Later). Bref, en plus d’être une problématique esthétique, psychanalytique, mythologique, sans compter les questions philosophiques qu’elle convoque, l’horreur est-elle aussi un phénomène anthropologique ?
R. B. Tout à fait. L’horreur est à l’origine une question d’ordre culturel. Mais il est remarquable de constater désormais que notre culture-monde, comme le dirait Lipovetsky, permet de faire circuler un abject de plus en en plus, disons, homogène. Puisque l’horreur n’est plus seulement l’affaire des récits, mais l’affaire de tout un chacun, grâce entre autres aux appareils mobiles permettant d’en faire circuler les images, la société actuelle nous invite tous à être dégoûtés par les mêmes événements, écumés ici ou ailleurs. Cela permet à l’horreur d’être un phénomène anthropologique global, « écumisé », dirait Sloterdijk, qui regarde de moins en moins les cultures spécifiques, et de plus en plus leur mise en circulation.
Notes de bas de page
- Maxime Gorki, « Au royaume des ombres », dans Le cinéma : naissance d’un art. 1895-1920, textes choisis et présentés par Daniel Banda et Josée Moure, Paris, Flammarion (Champs Arts), 2008, p. 48.
- Richard Bégin et Laurent Guido, « Présentation », dans CINéMAS, numéro intitulé L’horreur au cinéma,vol. XX, nos 2-3, printemps 2010, p. 7-11.
- Pour une explication plus détaillée, voir Richard Bégin, « L’horreur postapocalyptique ou cette terrifiante attraction du réel », dans CINéMAS, vol. XX, nos 2-3, printemps 2010, p. 165-195.