Olivier Schefer est philosophe et maître de conférences en esthétique à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Il est spécialiste de l’œuvre de Novalis, qu’il a étudiée, traduite et dont il propose une approche nouvelle en se posant en faux contre le « mythe Novalis ». Olivier Schefer œuvre présentement au troisième volet de sa trilogie Variations nocturnes, dont les deux premiers tomes, Variations nocturnes et Des revenants : corps, lieux et images, ont respectivement été publiés en 2008 et 2009. Dans ces ouvrages, il traite aussi bien de littérature et de peinture que de cinéma, sous le signe de l’esthétique.
Chameaux Dans la note d’introduction au deuxième tome de vos Variations nocturnes1, vous affirmez vouloir interroger les « figures négatives de la culture », les incarnations de la mauvaise mort, le peuple de cette zone limitrophe de la vie contaminée par la mort. Le zombie apparaît comme l’une des figures emblématiques de la malemort, et plusieurs de vos courts essais lui sont consacrés. D’où vient cet intérêt pour le zombie ?
Olivier Schefer Curieusement sans doute ce sont mes travaux sur le romantisme allemand qui m’ont conduit vers les zombies. Et en même temps, avec le recul, rien ne me paraît plus évident que cette articulation en forme de grand écart. J’ai toujours été fasciné par le point aveugle du romantisme, son rapport au réel, qui constitue peut-être la part refoulée, ignorée ou impensée de cette période. Les plus idéalistes d’entre les penseurs et poètes des années 1800 sont justement ceux pour qui la réalité fait constamment problème. Bien entendu, on songe au poème en prose de Baudelaire, « Anywhere Out of the World ». Mais le réel pour un romantique ne désigne pas exclusivement un monde matériel à fuir par tous les moyens possibles. Le premier romantisme interroge de multiples manières les liens entre l’idéal et le réel. Vieille question, aussi vieille que la philosophie elle-même sans doute. Or ce qui caractérise le geste romantique, unique et indéfiniment actuel, c’est d’investir très précisément cet entre-deux qui n’en finit pas de faire question. Je veux dire que si les premiers romantiques ont croisé les tentatives de résolution systématique de la béance conflictuelle du gouffre kantien entre nature et liberté, et celle du lien, Band,entre les vivants et les morts pensé par Schelling dans son dialogue Clara, ils n’ont jamais figé leurs réponses. Celles-ci constituent des voies de passage et de réflexion sur l’intersection, le recouvrement, la réversibilité, l’écart et l’identité. D’où leur attachement au mode du fragment qui relève tout ensemble de la continuité et de la rupture, et ces brouillages permanents de frontières entre le réel et le fictionnel, le concept et le percept. Leur incapacité à choisir une voie unique (évidente chez Novalis, le premier Friedrich Schlegel, Jean-Paul Richter, Hoffmann…) est en fait l’invention d’un mode de pensée et de représentation non dogmatique qui érige la contradiction en principe et la schize en nécessité.
Alors que vient faire le zombie dans cette perspective philosophique, lui qui relève à la fois d’un autre univers idéologique (l’Afrique, le colonialisme et le vaudou haïtien) et culturel (le cinéma américain des années 1930) ? C’est en tirant ce fil d’une problématique duelle et contradictoire que j’en suis venu à questionner les liens romantiques entre le rêve et le réel, avec une prédilection pour la zone floue et intermédiaire, celle où tout passe et où tout se passe. L’insomnie (dont j’ai parlé dans mes Variations nocturnes) relève de cet état où tout est à la fois réel et incertain, concret et fictif. Le somnambule et les états modifiés ou altérés de conscience, qui lui sont associés, se sont enfin imposés comme des figures majeures de ce questionnement romantique sur la connexion des mondes. C’est donc en empruntant ce passage que les questions du mort-vivant, être intermédiaire par excellence, et du revenant en corps, ont commencé à devenir significatives pour moi. Le zombie est un descendant contemporain du somnambulisme romantique (et de sa face la plus sombre), mais aussi une figure posthypnotique et mesmérienne de la domination et de la soumission idéologique du sujet. Les deux aspects sont liés du reste et naturellement d’autres questions émergent23. Normalement, j’aurais dû m’intéresser aux fantômes et aux spectres dématérialisés, formes plus « romantiques » que le zombie, qui est un monstre brutal et décérébré ! Mais j’ai appris du romantisme (celui en particulier du Journal de Novalis après la mort de sa fiancée, et de son encyclopédie matérielle et poétique, Le brouillon général) à ne jamais négliger les formes prétendument secondaires, inférieures, ou encore « ratées » et inaccomplies. L’articulation du haut et du bas qui traverse la culture moderne est une question majeure du romantisme. J’essaie d’éviter l’enfermement idéologique inverse, consistant à élever la marge en norme et la différence identitaire en référent (une contradiction des cultural studies). Je constate pourtant qu’il y a souvent plus de liberté et de profondeur dans un film d’horreur indépendant que dans la dernière production de cinéma d’auteur, reflétant les états d’âme d’une classe privilégiée qui se croit hors de l’histoire.
CH. Vous insistez dans vos écrits sur différentes utilisations politiques de la figure du zombie : outil de la morale chrétienne, fabulation raciste du colonisateur envers la culture haïtienne, figure de l’aliénation de l’homme dans les sociétés industrialisées, représentation de la violence exercée sur l’âme par le capitalisme. Pour reprendre une image de Michel Foucault, qu’est-ce qui fait selon vous du zombie un corps si facilement traversé par les dispositifs de pouvoir ?
O. S. Je vous réponds en faisant un petit détour. Pour comprendre ce que fait le zombie dans notre culture, et ce qu’il nous dit sur le pouvoir, il faut le situer par rapport aux deux grandes autres figures du revenant que sont le fantôme et le vampire. Le zombie est une figure culturellement moins noble que le fantôme et moins aristocratique que celle du vampire. On peut dire que depuis l’épisode fameux de la fille du potier grec Butadès, qui trace l’ombre portée de son amant sur un mur, l’une des grandes questions de l’image en Occident est celle de la révélation de l’absent : sauver ce qui a disparu et en faire mémoire. Le théoricien de la perspective à la Renaissance, Leon Battista Alberti, estime dans son De Pictura en 1435 que la peinture a une « force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présent, comme on dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants4 ». Le problème du fantôme (en grec, phantagma) rejoint celui de l’image peinte : sa réalité est celle d’une apparition, une trace, une empreinte mémorielle. Comme l’image, le fantôme est donc une vision subjective et objective, à la fois une réalité perçue et hallucinée par quelqu’un et l’apparition elle-même. De son côté, le vampire, qui apporte son corps de chair dans le visible, est un être d’exception, un aristocrate de la mort contrairement au zombie, prolétaire de l’horreur. Bien entendu, les choses ont bougé depuis plusieurs années : le crépusculaire Near Dark de Kathryn Bigelow interroge le lien communautaire, en l’espèce d’un groupe de vampires marginaux, et la série américaine, True Blood, pose notamment la question de la ségrégation des vampires, que George Romero avait à sa façon soulevée avec son Martin. Quoi qu’il en soit, le succès récent de Twilight confirme la prégnance du fantasme de pureté qui passe naturellement par l’immortalité acquise au nom du sang.
Les zombies, qui ne sont ni des apparitions fantomatiques ni des avatars du symbolisme de la consubstantiation chrétienne, m’intéressent d’abord parce que ce sont des figures négatives et ratées de toute notre civilisation. Les plus sombres et les plus irrécupérables d’entre elles. Ils relancent de façon passionnante ce que Hegel avait appelé en son temps travail du négatif et Freud retour du refoulé. Héritiers improbables d’un romantisme noir et d’un monde sans Dieu, figures de la domination hypnotique et héros impossibles du néolibéralisme, ils sont bien traversés de multiples façons par des dispositifs de pouvoir. Mais comment ? Les zombies racontent tout d’abord dans leur chair déchirée l’histoire de la révolution industrielle, depuis l’esclavagisme colonial aux délocalisations du libéralisme actuel, en passant par le fordisme et le travail à la chaîne (Charlot dans les Temps modernes agit déjà comme un zombie). Ils montrent à leur manière ce que peut le pouvoir sur les corps et l’on songe parfois au corps torturé par la Loi dans la nouvelle de Kafka, La colonie pénitentiaire. Mais ils ont quelque chose de plus à nous apprendre : les zombies réfléchissent de l’intérieur la logique du monde contemporain qui tourne en vase clos et ne connaît plus de dehors (au sens deleuzien d’un événement accidentel, extra-logique, en excès sur la représentation) ni de hors-monde (d’utopie donc au sens de l’u-topos/ eu-topos de Thomas More, le nulle part et le lieu du bonheur). Du reste, ces figures ne sont pas des aliens venus d’ailleurs, mais des monstres ordinaires, le voisin, le proche. À travers ces cadavres mobiles et sans âme, qui tournent en rond et en boucle, on pourrait réécrire toute une histoire de la domination culturelle et économique telle que nous l’avons intégrée, assimilée et quasiment ingérée. On a souvent dit que les zombies, en gros depuis Romero en 1968, sont des victimes d’un système dominant (racial, économique, militaire…). C’est vrai, mais ces victimes sont stupides et aspirent à répéter la violence qu’elles ont subie, voire à la normaliser à leur tour. Ce sont des monstres qui n’appellent aucune empathie, contrairement à la chose du docteur Frankenstein. N’oublions pas que ces figures représentent au sein du vaudou la présence obsédante du blanc sur le noir ; les zombies sont de faux morts-vivants mis en esclavage par d’anciens esclaves (les sorciers, bokos). Ils sont à ce titre caractéristiques de l’appropriation du discours du maître. Les processus de domination qui s’exercent sur les individus sont donc ici démontés, au sens propre et figuré, et exhibés à travers les corps errants et les meutes déchiquetées. Un militaire qui parle d’un zombie cannibale dans le Day of the Dead de George Romero s’exclame : « Regardez il veut encore manger alors qu’il n’a plus même d’estomac ! » Les séances de cannibalisme mettent en scène une consommation sans fin et surtout un monde sans extériorité ni altérité, condamné à se nourrir indéfiniment de lui-même. On pourrait sans doute prolonger ces remarques en notant que l’économie contemporaine des images et sa logique d’expansion et de recyclage permanent est comme hantée par la contamination zombie et la diffusion de virus.
CH. Dans une conférence présentée en janvier 2010 à Bruxelles5, vous avez insisté sur l’importance du déplacement zombie. D’après vous, le zombie, par son nomadisme erratique, parvient à retracer les limites de nos espaces communs. En quoi l’espace des vivants est-il selon vous « requalifié » par le zombie ?
O. S. Je ne dirais pas que les zombies retracent nos espaces et nos territoires. Tout d’abord, ils les bouleversent et mettent le monde sens dessus dessous. Mais comme ils ne parlent pas (ou par borborygmes) et n’apportent aucun message, il faut prêter attention à leur comportement et à leur forme. Une philosophie du zombie doit nécessairement être esthétique et anthropologique. Je trouve frappant cette sorte de chaos organisé qu’ils mettent en mouvement par leur mobilité désordonnée. Tout se passe comme s’ils brouillaient les espaces collectifs, ceux des « mobilités piétonnières » évoquées par Michel de Certeau, en tramant les lieux communs. Ils ont une manière, symptomatique de notre époque, prise entre liberté et enfermement, d’errer et de rester sur place, d’annuler l’ail- leurs et l’au-delà par leurs déplacements répétitifs, tout en constituant des groupes marginaux qui décentrent et déterritorialisent les espaces urbains. La fameuse scène du supermarché dans le deuxième volet de Romero (Zombies/Dawn of the Dead) dit tout cela. Je ne peux pas m’empêcher en même temps de voir dans le chaos mobile des hordes zombies – sorte de cimetières en marche – l’acte ultime d’une liberté anarchique, sans foi ni loi, et la manifestation d’une résistance brute à l’égard de tout pouvoir.
CH. Les figures du revenant en particulier et du monstre en général semblent entretenir des affinités électives avec les mythes. C’est dire quelles sont ancrées dans un imaginaire immémorial, comme si l’humanité ne pouvait se débarrasser de ces figures. Comment expliquer ce phénomène ? En d’autres termes, de la mythologie antique aux Évangiles, en passant par la psychanalyse lacanienne et les séries B cinématographiques, pourquoi avons-nous besoin de ces figures dites monstrueuses ?
O. S. Tous les revenants ne sont pas des monstres, ni des cadavres ambulants, loin de là ! Il y en a même de beaux et de forts séduisants, par exemple dans plusieurs récits de Théophile Gautier où la séduction est un masque et une arme dont usent les revenantes pour attirer leur « proie » dans l’au-delà. Je vous réponds plutôt sur les monstres, car leur rapport à l’humanité est en un sens plus complexe et plus intéressant de ce point de vue. Pourquoi avons-nous besoin de monstres ? C’est vrai que l’humanité, depuis la nuit des temps, s’invente des figures effrayantes qui font régulièrement retour. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un monstre ? On peut retenir trois acceptions du terme : une créature composite faite de corps ou de réalités hétérogènes (chimère ou combinatoires : homme / animal, homme / machine…), un être singulier face à une norme, l’anomalie naturelle qu’évoque Aristote. Dans le premier film d’Ubaldo Ragona et Sidney Salkow, tiré du roman de Richard Matheson, I Am a Legend, c’est l’homme, dernier représentant de son espèce, qui devient le monstre face aux mutants. Le monstre désigne également, et sans doute initialement, la monstruosité, les diverses manipulations auxquelles l’espèce humaine peut être soumise ou bien des défigurations d’ordre génétique. Toutes ces formes posent des questions religieuses, politiques et esthétiques. Notre besoin de fictions monstrueuses prend ses racines dans l’histoire et dans notre histoire. À ce titre, le monstre est une invention doublement mythologique. Le monstre donne à lire un moment du monde et du réel, qu’il réfléchit en le déformant, tout en permettant de voir les angoisses qui agitent les hommes un temps donné. Si on prend une figure majeure du cinéma japonais telle que Godzilla, elle est très clairement liée à la peur nucléaire issue d’Hiroshima, tandis que les aliens plus récents, les crevettes anthropomorphes de District 9se présentent non comme des envahisseurs, mais à la manière d’exilés soumis à la brutalité de la loi inhumaine, au sens propre du terme puisqu’elle s’applique à des monstres. La mythologie est toujours une réécriture de la réalité.
CH. On lit dans Des revenants cette proposition à la fois très surprenante et pourtant évidente : Jésus Christ est un revenant. Son retour parmi les vivants est signe de sagesse, d’espoir et de divinité. Malgré l’importance capitale de l’histoire du Christ pour la civilisation occidentale, on associe peu l’image de Jésus à l’idée de « revenant ». Pourquoi, selon vous, cette dissociation ? Pourquoi le revenant continue-t-il d’après vous à éveiller davantage, dans l’imaginaire collectif, la crainte que l’adoration ?
O. S. Il faudrait une très longue réponse ici, car il y va de toute l’histoire de la religion chrétienne et du paganisme qui a survécu en elle. Disons simplement en quelques mots que le Christ revient transfiguré de gloire tandis que le revenant inquiétant revient défiguré. Le premier a traversé et nié la mort, tandis que le mauvais revenant, comme on parle d’un mauvais perdant, fantôme, spectre, goule, vampire ou zombie, c’est celui qui fait revenir la mort parmi les vivants. Il arrive parfois que les deux sentiments que vous évoquez (crainte et adoration) se mêlent. Je pense aux versions romantiques et post-romantiques du mort-vivant dans certaines fictions cinématographiques contemporaines qui sont à la fois emblématiques d’un refus de la disparition de l’autre et d’une croyance en l’au-delà dans un monde globalement déchristianisé et sécularisé.
CH. Dans la cinématographie d’Hitchcock, avec qui vous ouvrez d’ailleurs vos Revenants, on remarque une figure qui se répète : celle du faux coupable, le héros traqué sans raison. À l’inverse, un cinéaste comme Claude Chabrol s’intéresse au « vrai » coupable, au monstre. Toutefois, c’est un monstre qui serait en nous,un monstre ordinaire. Ce qui frappe alors dans le cinéma de Chabrol, c’est cette tentative de traverser les apparences – de l’autre côté du miroir -, afin de nous révéler nos pulsions les plus profondes. Or, ce miroir cruel tendu aux spectateurs ne cesse de répéter que nous pouvons tous devenir des monstres. Cela étant dit, quel serait le rapport unique entre le monstre et l’art du cinématographe ?
O. S. J’aime beaucoup le monstre ordinaire composé par Jean Yann dans Le boucher, film qui m’a beaucoup impressionné étant adolescent. Le sang qui tombe sur les tartines de confiture des enfants est un grand moment je trouve, celui où la nourriture rejoint l’abjection. C’est fort et proche d’Hitchcock pour le coup. Je ne sais pas si Hitchcock et Chabrol s’opposent ici comme vous le suggérez. Le faux coupable hitchcockien n’est pas à prendre comme tel. Selon moi, il est ni plus ni moins un piège diégétique qui permet au cinéaste de mettre en place son travail sur les nerfs du spectateur (le suspens), en fait, un vrai travail sur la perception des images (ce pourquoi Hitchcock fascine à juste titre nombre d’artistes et de vidéastes contemporains de Johan Grimonprez à Douglas Gordon). Le spectateur est le personnage principal de son cinéma, mais comme on ne le voit jamais à l’écran, qu’il reste indéfiniment hors champ, le faux coupable est aussi un faux acteur qui incarne la position paradoxale du spectateur : celui qui regarde un monde qu’il ne connaît pas, il est donc innocent, mais qui est en même temps complice de tout ce qu’il voit. Cela dit, il y a aussi chez Hitchcock de vrais monstres et des plus ordinaires, ce sont les mères ! Figures d’amour étouffantes, castratrices et autoritaires, on comprend qu’elles transforment leur fils en monstres terrifiants ou qu’elles sont elles-mêmes des figures de pure terreur car on ne peut s’opposer à la violence de leur amour (voir entre autres Les enchaînés, Psychose, Frenzy).
Cette idée que le monstre est banal, sans tentacules ni bouche gigantesque, est au cœur de nombre d’autres films fantastiques et de polars. Bien entendu, elle évoque ces nombreux cas de meurtres commis par des êtres sans histoire, comme on dit, que l’actualité met régulièrement sous nos yeux. Mais il y a un noyau psychique et esthétique essentiel dans cette affaire que Freud avait déjà bien saisi, le moi n’est pas maître en sa maison… C’est au cœur du plus proche et du plus familier que résident les pulsions. Et si nous pouvons les identifier au-dehors, les condamner ou les repousser, c’est d’abord parce que nous les reconnaissons.
Le rapport entre le monstre et l’art cinématographique ? Il est très ancien, peut-être même originel. Après tout, les fantasmagories de Robertson, cet ancêtre du cinéma, étaient déjà hantées d’images inquiétantes, de revenants et de chimères. Le film muet produit pas la société de Thomas Edison sur Frankenstein en 1910 est sans doute l’un des premiers films de monstre. Le monstre est bien là dès les débuts, car le cinéma est avant tout un art du corps, qui exprime des idées par les corps. Or le monstre c’est le corps par excellence, à la fois médium, outil et terrain d’expérimentation quasiment sans fin. C’est pourquoi cette figure n’est pas exclusivement réservée au film d’horreur : il y a beaucoup de monstres ou d’implications monstrueuses du corps dans le cinéma burlesque par exemple.
CH. Dans les premières pages des Revenants, vous écrivez sur ce qui, selon vous, pourrait lier la figure du revenant à celle du monstre. « Les monstres, écrivez-vous, sont des erreurs de la finalité ». Si nous admettons, suivant avec vous la pensée d’Aristote, que la finalité de l’être détermine son essence, alors les revenants, ayant contrevenu à la finalité naturelle de l’homme – la mort… ? – seraient des êtres sans essence : des monstres. Mais le monstre ne pourrait-il pas posséder une finalité propre ? Ou alors le lien entre monstruosité et inachèvement est-il pour vous primordial ?
O. S. Certainement le monstre n’est pas là pour rien, dans les œuvres de fiction tout au moins. J’en ai parlé plus haut. Il remplit même chaque fois une fonction bien précise. Ce que je suggère en parlant, après Aristote, de l’exception naturelle du monstre, c’est moins l’absence de fin que l’idée d’une finalité émergeant de la matière brute et non informée. Du même coup, le monstre est un être doté de significations multiples mais sans essence unique. Un cas singulier qui, par principe, contrevient à la possibilité même de l’imitation narrative. Bien entendu, nombre de productions se sont emparées de monstres dans des scénarios très convenus, alors que le monstre est une forme qui devrait faire voler en éclats les règles du genre et la morale conclusive. C’est pour cela sans doute que le cinéma de zombie, qui s’autorise souvent une grande liberté avec les corps, me passionne tant ; il prend le risque de mal finir et d’aller jusqu’au bout de la matérialité. Trop de films de monstres semblent faits pour canaliser sagement l’énergie et le dynamisme pulsionnel de ces créatures. Alors que l’art commence par là justement et qu’il réside dans ce dynamitage.
CH. Le monstre a, peut-être paradoxalement, une forte valeur philosophique. On peut croire que le monstre, en tant que signe, provoque la pensée : il lui fait violence pour l’amener ailleurs. Par le monstre, par exemple, on comprend davantage ce que peut être une esthétique du sublime, à partir de l’effet de « trop grand » qu’il provoque. Le zombie, spécifiquement, permet de penser les structures de pouvoir, les flux économiques, les agencements politiques. Le revenant illustre le concept de l’éternel retour. Le loup-garou éclaire l’animalité de l’être. Or, croyez- vous qu’il est possible d’établir une ontologie du monstre, soit une étude précise de ses propriétés générales ?
O. S. D’abord je ne crois pas que le revenant, pour prendre cet exemple, « illustre le concept d’éternel retour ». Pas seulement parce que l’éternel retour est chez Nietzsche une opération intellectuelle, poétique et éthique complexe, destinée justement à échapper à la logique unificatrice et réductrice du concept, mais surtout parce que le monstre, comme les figures existentielles du somnambule, de l’insomniaque ou de l’errant, n’illustre rien. Bien entendu, on peut les rattacher à un contexte sociopolitique. C’est même le plus souvent ainsi qu’ils sont théorisés (voir ce que je rappelais plus haut de Godzilla et les discours sur les zombies). Pourtant, cette lecture par le contexte, si elle est nécessaire, reste souvent trop simpliste et illustrative justement. Penser les monstres, c’est réfléchir à ce qu’ils montrent, donnent à voir, aux expériences qu’ils suscitent, avant de chercher la légitimation allégorique trop pesante. S’il peut y avoir une philosophie du monstre, ce n’est certainement pas à travers la pensée classique et encore moins dans le cadre d’une ontologie. Le monstre est un cas limite et doit le rester sous peine de perdre sa nature. Une ontologie, même phénoménologique, ne peut se satisfaire d’une telle exception à moins de renoncer à sa vocation essentialiste et universalisante. Le monstre nécessite d’autres modalités intellectuelles forcément transdisciplinaires. Je crois profondément à l’articulation de la philosophie, de l’esthétique et de l’anthropologie. Il faudrait commencer par redéfinir l’anthropologie, qui est souvent confinée à quelques spécialistes. Une anthropologie philosophique du monstre révélerait la dimension politique de l’imaginaire. Je m’y suis un peu essayé dans mes Revenants. Je compte bien mener l’entreprise plus loin…
Notes de bas de page
- Olivier Schefer, Des revenants : corps, lieux, images, Montrouge, Bayard (Le rayon des curiosités), 2009, 176 p.
- Olivier Schefer, Variations nocturnes, Paris, Vrin, 1008, 156 p.
- Sur ces relations et leurs prolongements cinématographiques, voir Olivier Schefer, « Fabrique du zombie ou l’errance des morts-vivants », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Paris, Centre Pompidou, nos 111-113, été-automne 1010, p. 107-113.
- Leon Battista Alberti, De la peinture, traduction de Jean Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 131.
- Olivier Schefer, « Topographie zombie – se déplacer dans les grilles », janvier 2010, séminaire de l’ERG, Bruxelles.