L’autoportrait ou le monstre de soi

Par Delphine Colin — Le monstre

J’étais en train de réaliser une série de mon visage photographié en gros plan, quand les yeux étranges provoqués par ce cadrage m’ont soudain projetée dans l’autrefois des mythes : mauvais œil, troisième œil, œil cyclopéen ont refait surface, avant que la face méduséenne ne s’impose à moi comme une évidence. J’ai été plusieurs fois confrontée à ses représentations, en particulier celles des sarcophages vus en Turquie dans mon enfance. Fascinée par les croyances et les significations qui se sont forgées autour d’elle, j’ai laissé Méduse m’envahir et m’influencer dans mes réalisations, d’abord photographiques puis vidéo. Regard pétrifiant, monstruosité, chaos, déformation, prolifération, mort et effroi sont les paradigmes de la Gorgone. Ce sont à de tels aspects que j’ai soumis mon autoportrait, à travers la pratique du numérique : visage-masque ou masqué, prédominance des yeux tournés vers un extérieur qu’ils fixent, hybridation et altération des traits, prolifération d’une image toujours composite ou sérielle, passages incessants de la pétrification à la mouvance. Et au-delà de mon propre travail, je me suis mise en quête d’explorer les pratiques contemporaines de l’autoportrait pour y découvrir, peut-être, cette résurgence méduséenne chez d’autres artistes…

Autoportraits méduséens, détail du panneau droit
Narcisse s’est désormais transformé en monstre

Monstre et autoportrait… voilà une association de termes qui peut paraître étonnante, et qui pourtant renvoie à de nombreuses pratiques contemporaines, des monstres hybrides d’Orlan ou de Matthew Barney aux corps malléables, en torsion ou en dilatation de Francis Bacon ou de Pipilotti Rist. La catégorie du beau est devenue obsolète, remplacée par celle du monstre et de son dérèglement, son inachèvement, sa défiance vis-à-vis de la norme. En cherchant à se représenter, l’artiste ne se confronte pas au même : ce qui surgit dans l’image, c’est la figure de l’autre. Narcisse s’est désormais transformé en monstre, échappant à toute contemplation ou idéalisation du corps au profit de la déformation, de la défiguration, de l’hybridation. L’autoportrait ne semble plus reposer sur la ressemblance et la reconnaissance ni sur l’exhibition d’une identité stable et achevée. Il s’ouvre au contraire au territoire de l’inconnu et de l’étrange, de cet autre de soi et pourtant en soi. L’altérité n’est-elle pas en effet le fondement même de l’autoportrait, que ce soit comme ouverture à l’autre de soi, par le truchement du regard, ou à l’autre en soi, ces multiples moi qui refont surface lorsque l’artiste cherche à se saisir ? Et dans cette remontée des profondeurs, où l’identité se fait si incertaine, le monstre n’est-il pas toujours prêt à surgir ?

Le monstre mythologique de Méduse incarne précisément cet écart entre le réel et l’image de soi vécu comme expérience angoissante de l’altérité et du double. « La face de Gorgô est lAutre, le double de vous- même, l’Étrange1 » : mêlant monstruosité et mort, le double méduséen surgit dans toute son existence paradoxale d’être à la fois même et autre, et renforce cette expérience troublante de l’image de soi, non plus seulement scission de l’être mais envahissement d’une inquiétante étrangeté. Dans la mythologie, Méduse se situe à la lisière entre le monde des vivants et celui des morts, sur cette ligne de fracture qui par nature la rend ambiguë. C’est également cette notion de seuil qui caractérise l’autoportrait, comme le remarque Pascal Bonafoux : « Il est à la lisière d’un monde matériel et d’un autre incorporel. Il est entre une réalité où tout est mesurable et l’espace d’un songe où aucune aberration n’est plus irréfutable2. » Envisagée ainsi, la structure même de l’autoportrait peut faire écho à Méduse, non pas simple reflet dans le miroir mais au contraire lieu même de toutes les transformations et monstrations possibles. Au-delà d’une remise en cause de l’identité, le recours à la monstruosité ne pose-t-il pas plus généralement la question du processus créateur, de la représentation ?

Mon propre travail plastique met en œuvre l’altération, l’hybridation et la prolifération du visage et du corps. J’aborde en effet la réalisation de mon autoportrait comme un travail par ajouts, retraits, superpositions, composition de plusieurs images numériques… Après une première captation du réel par l’appareil photographique ou la caméra, je retravaille ces matériaux-images par ordinateur, donnant alors naissance à une image improbable de moi-même, une image déformée et transformée. Par cette « adhérence altérante », pour reprendre les termes de Georges Didi-Huberman3, une nouvelle vision de mon corps et de mon visage est donnée, imaginaire et fantasmagorique, monstrueuse… Ma façon de travailler trouve des résonances dans les pratiques contemporaines de l’autoportrait et permet de questionner plus généralement, à travers les paradigmes méduséens, la monstruosité de l’autoportrait dans ses effets plastiques et symboliques ainsi que dans sa mise en jeu du rôle même de la représentation.

Monstre et remise en cause identitaire

Rompant avec la tradition autoportraitique, Le Caravage, dans son célèbre autoportrait Tête de Méduse de 1598, choisit de réfracter dans ses propres traits la face de Méduse : tête sans corps, face monstrueuse tendue au spectateur et auréolée de serpents, regard perçant et mortifère. En même temps, l’artiste se positionne tel Persée s’avançant vers Méduse, la piégeant par son propre reflet dans le bouclier-miroir, le support même de cette œuvre renvoyant explicitement à l’exploit du héros. Ainsi, en se confrontant à son propre regard, Le Caravage se représente dans la double posture de Méduse et de Persée, et met en scène l’acte créateur comme une mise à mort : « La clarté du miroir où se reflète le Je est aveuglante : elle frappe de cécité ou de folie, elle rend aveugle, elle mortifie. Là où on croit se saisir dans la plus parfaite transparence, là aussi apparaît la sombre puissance de ténèbres et d’horreur4. » Chez Le Caravage, c’est le visage entier qui est investi par cette puissance monstrueuse : alors même que le visage est censé être le lieu le plus connu, incarnation de l’identité, l’artiste n’hésite pas à en faire une image médusée et médusante où surgit le tout autre de soi. Par cette automédusation, il nous montre que chercher à se représenter ne peut passer que par un dessaisissement de soi et une ouverture à l’altérité, aux ténèbres, au monstrueux.

Ce sont ces questionnements que l’on trouve réactivés au XXe siècle : ressemblance, idéalisation ou unicité de l’être sont rejetées au profit d’une déconstruction identitaire qui passe en particulier par la transformation, l’hybridation, l’altération. Ma pratique autoportraitique repose sur ces effets. Mon travail plastique montre en effet de moi-même une image sans cesse changeante, toujours multiple, où non seulement mes apparitions se font plurielles mais où la création même de ces images renvoie à des réalités et des temps hétérogènes qui sont associés numériquement et qui donnent naissance à une image improbable.

Autoportraits méduséens, triptyque

Dans Autoportraits méduséens5, mon visage, photographié de face et en gros plan, est créé par la superposition de deux images de lui-même

prises à des moments différents et fusionnées numériquement. Les images en gros plan viennent déjà en elles-mêmes annuler la cohérence du visage pour n’en dévoiler qu’une partie ou surdimensionner un détail qui échappe alors à toute référence réelle. Mais surtout, par le travail de montage numérique et ce double incorporé à sa propre face, mon visage est devenu en quelque sorte masque de lui-même. Sa propre doublure forme un décalage étrange, crée des contours où il ne devrait pas y en avoir, et surtout aplanit l’image, écrase la figure. Masque-visage, il rompt avec cette lecture psychologisante que l’on fait habituellement du visage. Mon autoportrait quitte ce territoire comme révélation d’une intériorité psychologique, d’une profondeur existentielle ; par ce double adhérant à lui-même, mon visage perd toute expressivité pour s’ouvrir à l’insolite et à l’étrangeté. Il devient monstrueux et aberrant, et le cadrage en gros plan ainsi que la multiplicité des images amplifient encore l’incertain qui l’envahit. Autoportraits méduséensest en effet un triptyque dont chacun des panneaux est constitué de quatre photographies : cette pluralité des images accentue cette impossibilité à circonscrire le visage dans une apparence, et défait son unité et sa cohérence, rompant avec les principes mêmes d’identification et de reconnaissance.

Pour Gilbert Lascault, « le monstre hybride suppose, préalablement à son élaboration, un démembrement des corps d’où sont issus les éléments qui le constituent. Les anatomies sont mises en pièces, morcelées, avant que ne soient tentées des greffes sauvages6 ». Le monstre hybride naît ainsi d’un acte violent, d’un arrachement et d’une reconstruction où l’unicité de l’être est mise à mal. Sans avoir recours à une telle violence, mon travail implique un même procès créateur : morcellement et fragmentation du visage par l’acte photographique, reconfiguration de soi et réinvention de son apparence par l’hybridation numérique. Chaque photographie coupe le réel, impose son cadre et ses bords tranchants, mais cette captation n’est que l’étape première avant les manipulations dans l’univers numérique, où chaque image devient interchangeable et se prête à de multiples associations et transformations, reconstituant à sa manière un nouveau corps. Dans ma pratique, l’intégrité du corps et du visage comme la réalité à laquelle l’image est censée renvoyer sont défaites : photographie et film ne sont pas témoins du réel mais interprétation, appropriation et transformation de celui-ci, autant de processus vers lesquels la monstruosité fait signe. Mon travail joue ainsi sur la déconstruction identitaire, passage de la reconnaissance au trouble, de la ressemblance à la différence dans une oscillation entre monstration, altération, regard sur soi, regard des autres.

L’autre de soi et l’autre en soi

Dans la monstration autoportraitique contemporaine semblent résonner les terribles présages de la littérature fantastique du XIXe siècle, en particulier Le portrait de Dorian Gray7 d’Oscar Wilde. L’auteur y met en scène la réversibilité du temps linéaire de la vie et du temps éternel de l’image, et la peinture assume finalement la réalité physique, morale et temporelle du réel : le portrait devient autonome, double monstrueux qui échappe à son modèle réel. Par l’écriture, les fantasmes et les peurs liés à l’image de soi deviennent « réalité », dans un bouleversement de l’ordre établi et une confusion des catégories. Oscar Wilde expose différentes dimensions du portrait et leur réversibilité même : apparence et vérité intérieure, idéalisation et réalité, finitude humaine et désir de pérennisation, immuabilité et métamorphose, Narcisse changé en Méduse… Tout comme on ne peut regarder en face cette figure mythologique, sous peine d’être changé en pierre, Dorian Gray ne peut être confronté à sa propre image peinte : il maintiendra son portrait caché dans les ténèbres, profondeurs obscures du passage des enfers où réside précisément la Gorgone jusqu’au moment du face à face final qui entraînera sa mort.

Ainsi, à travers ce récit fantastique se pose la question du regard – regard des autres sur soi et regard sur soi-même, un regard redouté qui est à l’œuvre dans toute image de soi. C’est d’ailleurs cette position difficile et même intenable de l’artiste face à lui-même qu’a mis en exergue Le Caravage dans sa Tête de Méduse,l’artiste à la fois Persée et Méduse : piégé par son propre regard, le tournant à son tour vers les spectateurs, saisi et dessaisi de lui-même, montré et « monstré ». Ce double mouvement renvoie à l’origine même du mot monstration, formé à partir du verbe monstrare qui a donné « monstre », « monstruosité », mais aussi « montrer » : en latin, le monstrum est le prodige, ce qui sort de l’ordinaire et qui mérite qu’on en parle ou qu’on le représente parce qu’incroyable ; c’est un être ou un évènement digne d’être montré (beau ou laid, bon ou mauvais). La monstration est donc liée à la fois à la monstruosité et à la question de la vision, de ce que l’on dévoile, de ce que l’on exhibe même, ce que l’on trouve précisément incarné par Méduse : elle tend sa face monstrueuse à l’homme et elle a besoin de son regard pour le piéger ; elle se montre pour être vue et pour pouvoir foudroyer celui qui la regarde. Elle incarne ce pouvoir même du regard lié à la conception de la vision dans l’Antiquité, un pouvoir foudroyant, sidérant, sorti de soi qui s’en va frapper les choses et les êtres. Réduite à une tête, masque ou face monstrueuse, elle possède dans ses propres traits « des aspects marqués d’insolite et d’étrangeté. Les cadres ordinaires, les classifications usuelles, apparaissent brouillés et syncopés8. »

Ce double rapport au regard et à la monstruosité définie comme transformation, hybridation et altérité est essentiel dans la pratique de l’autoportrait. L’artiste qui a sans doute travaillé le plus radicalement sur cette question est Orlan. En effet, la mise en scène du corps, de sa configuration et de sa reconfiguration, est l’enjeu même de sa pratique. Abolissant la distance photographique ou filmique, le corps de l’artiste et le corps de la femme se rejoignent dans son œuvre, dans une intervention (chirurgicale) à même le réel : opération, incision, ouverture du corps. Son art n’est pas « une chair faite représentation mais l’inverse, une représentation faite chair9 ». La singularité du visage est non seulement montrée mais monstrée, jouant sur ce double registre de l’exhibition / monstration méduséenne : gonflement des joues, création de bosses sur le front, teinture des cheveux, maquillage des lèvres, autant de transformations dans le réel comme « échappée plastique à partir du visage normal, aboutissant à cette forme-là, unique entre toutes, sans nul équivalent possible, le visage d’Orlan10 ». Sa démarche reprend donc à son compte des questions liées à l’autoportrait – la ressemblance, la singularité, l’unicité – pour les détourner et rompre avec toute volonté de dévoiler sa personnalité ou son intériorité. Son œuvre repose sur la mise en scène du corps, de sa configuration et de sa reconfiguration, dans le réel. Sans être aussi radical, mon travail est lui aussi centré sur une mise en scène de la chair, de la peau, des fragments de corps et de visage, une mise en scène où le réel est remodelé à ma guise par le traitement numérique. Chaque image photographique, chaque séquence filmique est élaborée, travaillée, que ce soit dans le cadrage, les flous ou la netteté, ou dans l’absence d’un espace déterminé, pour mettre en avant cette matière de mon corps et de mon visage que je façonne et que je transforme. C’est dans cet entrelacs numérique que le corps et le visage se composent et se décomposent au gré des images, donnant une multitude de visions de moi-même.

À travers mon travail numérique, je me réapproprie mon corps et réinvente sans cesse mon image. Avec Orlan, c’est également le corps physique qui est en jeu, à la fois objet et sujet de l’œuvre : l’autoportrait se fait alors « autosculpture », aussi bien dans la réappropriation du corps que dans l’expérience et l’action, métamorphose en acte qui importe tout autant que le résultat final. Cet « art charnel », où l’autoportrait oscille entre défiguration et refiguration, laisse ses marques visibles dans le réel mais donne aussi lieu à des photographies et à des vidéos11 : les opérations chirurgicales sont conçues comme des performances où Orlan, déguisée, lit des textes dans une ambiance musicale et orchestre sa propre opération dans un bloc opératoire transformé. Orlan collabore avec d’autres créateurs pour les décors, les costumes des chirurgiens, les accessoires, et son autoportrait s’affirme comme un spectacle, que ce soit dans cette mise en scène de la salle d’hôpital, dans l’acte de transformation filmé ou dans l’exhibition du résultat, un visage devenu œuvre unique ou « prodige », être hors du commun, comme l’analyse Paul Ardenne. On retrouve donc avec Orlan ce double sens de la monstration, passage de la volonté d’être vu au monstrueux, ce monstrueux qui paradoxalement met en échec l’identité tout en affirmant la singularité d’Orlan.

Autoportraits méduséens, détail du panneau central
Bouleversement monstrueux et réappropriation de soi

Le monstre méduséen est force de rupture et de chaos, dans une interférence de l’humain et de l’animal, du masculin et du féminin, du beau et du laid. Bouleversement de l’ordre naturel des êtres et des choses, le monstre semble ainsi permettre à l’artiste d’échapper à une vision normée, socialisée, stéréotypée de soi : à travers sa monstration, Orlan remet en cause les critères de beauté et les aberrations de la chirurgie esthétique tout en se donnant la possibilité de se réapproprier son corps. Ce rejet des normalisations et des catégorisations est également présent dans l’œuvre de Pipilotti Rist. Grâce à la vidéo numérique, cette artiste joue sur différentes mises en scène où l’univers, au premier abord d’apparence simple et normée, se dérègle, disjoncte, bascule dans la folie. Il y a également dans son travail l’idée d’une monstration dans la beauté : « La beauté est là pour cacher l’horreur, l’horreur fait écran à la beauté. Mais l’horreur est une part de la beauté. C’est l’histoire de Gorgone12… » À travers Méduse se trouvent en effet associées peur et fascination, horreur et beauté, répulsion et attirance : « sa magie démoniaque, c’est celle aussi qu’on attribue, dans le langage populaire, aux sentiments amoureux », à la fascination de cette femme « à la beauté médusante13 ».

Ce sont sur de telles associations contradictoires que Pipilotti Rist construit son œuvre. Ainsi, dans sa vidéo Bilutraum14, elle travaille sur le corps de la femme : par le mouvement de l’image filmique et par les manipulations numériques, elle soumet son corps à divers processus d’altération, de saturation, de superposition, engendrant une image d’elle-même toujours changeante où oscillent séduction et répulsion, érotisme et monstration, tactilité et distanciation. La bouche est un élément récurrent de la vidéo : rouge, sanglante, monstrueuse et envahissante, elle devient autant gueule animale, chair, viande, sexe, que forme difforme et abstraite. Son corps en son entier, qui est traité comme une forme malléable qui évolue, se meut dans l’espace, se sépare, se reforme plus tard, créant une vision anamorphique et énigmatique de l’image.

Le mouvement des images est créé numériquement, et certaines séquences de ma vidéo Gorgô15 relèvent elles aussi du principe d’animation. Cette technique de montage amplifie les déformations et les aberrations visuelles et fait de l’image un matériau transformable à l’infini. L’enchaînement fluide et presque imperceptible des images filmiques est remplacé par un rythme saccadé, où certes les images se succèdent, mais comme un film discordant. Ainsi, dans Gorgô, les images fixes du visage sont mises en mouvement par des effets de fondus enchaînés, d’aplatissement, de distension ou de contraction. J’ai travaillé sur l’association de ces images photographiques noir et blanc avec celles de mes cheveux filmés en gros plan. Au fur et mesure de la vidéo, le rythme s’accélère et Gorgô, photogrammes se fait plus heurté, et petit à petit, les superpositions des images de visage et cheveux laissent place à un montage cut: il n’y a plus d’effets de transparence et d’enchaînement, les images de mon visage surgissent sur le rythme du son, restent immobiles et rompent avec le mouvement de plus en plus frénétique des cheveux.

Telle Méduse oscillant entre répulsion et fascination, masculin et féminin, le traitement de ma chevelure joue sur cette interférence entre la puissance virile (où les cheveux servent à effrayer l’ennemi) et la séduction féminine (la chevelure rousse étant d’ailleurs le symbole de la luxure), l’animalité (chevaline ou vivipare) et l’humanité dans une incarnation paradoxale par laquelle j’apparais sans cesse autre, hybride, indéterminée. C’est une telle mise en scène d’un corps en devenir au sens deleuzien que l’on trouve également chez Pipilotti Rist. Son corps nu est pris dans sa réalité vivante et sa matérialité et mêle fantasme et crudité du sang menstruel dans un passage du désir au dégoût, de l’artificiel au naturel. Projetée sur le sol, la présentation de Bilutraum amplifie le mouvement de trouée et d’ouverture de l’image en même temps qu’elle provoque un basculement horizontal du corps que le spectateur est forcé de regarder par au-dessus ou de biais. Celui-ci est placé comme au bord d’un précipice ouvert sur l’étrangeté : le corps, filmé en contre-plongée ou en gros plan, déjoue la vision habituelle qu’on en a, et à ces prises de vue déjà transformatrices s’ajoutent toutes les forces de distorsion, de contraction, de déformation auxquelles est soumis le corps par les manipulations numériques. Par l’acte créateur, elle modèle son corps à l’infini dans une interférence de l’animal et de l’humain, de la féminité et de l’abstrait, transformation sur place où œil, sexe, bouche se changent l’un en l’autre16.

Du monstrueux à la fascination artistique

Figure de l’entre-deux, Méduse incarne l’association, le mélange, l’échange de deux choses habituellement contraires : à la fois humaine et bestiale, monstrueuse et séductrice, mortifère et provoquant une possible renaissance. Et de manière plus générale, comme le remarque Michel Ribon, si Méduse traverse toute l’histoire de l’art, c’est parce qu’elle incarne « une sorte de métaphore de la relation ambiguë qui se noue entre la laideur et la beauté, plus précisément une métaphore de l’appel de la laideur à se transformer en beauté17 ». Ainsi, la Gorgone est porteuse de ce possible retournement des choses, transformation de la beauté en terreur, de la monstruosité en désir, mais aussi de la mort en la vie (par sa chevelure en particulier). Son caractère terrifiant est lié à sa laideur et à cette fascination qu’elle exerce et qui est en quelque sorte la façon dont l’art transcende la réalité. Il ne s’agit pas là de l’idée d’une évolution ou d’un progrès, mais bien plutôt d’une mutation des formes prises dans ce double mouvement vertical, autant descendant qu’ascendant, où l’artiste n’hésite pas à plonger dans les ténèbres, les affres du doute et de l’effroi pour mieux remonter à la surface. De cette traversée peuvent naître de multiples formes, passages transformateurs où l’identité n’est plus une donnée stable et achevée mais l’exploration de tous ses autres possibles.

Ainsi Matthew Barney n’hésite-t-il pas à dévoiler dans son cycle Cremaster18 tout un univers fantastique et fantasmatique, peuplé d’êtres étranges issus de l’imagination de l’artiste et dans lequel celui-ci évolue. Métamorphosé, devenu un être hybride par divers maquillages et accessoires, l’artiste prend part à ce monde qu’il a entièrement créé, un monde qui – comme sa présence à l’écran – constitue d’ailleurs son autoportrait : toutes ces créatures sont autant d’incarnations d’autres lui- même. Son art relève de la métamorphose, de l’hybridation, de l’androgynie, et peut également se rapprocher d’un autre être mythologique ambigu : Dionysos, « appelé parfois Thomme-femme”, apporte la part d’inquiétante féminité, de forces sauvages et de sacré, personnifiées par les ménades, tout autant destructrices que sources de fécondité. Étrangeté de Dionysos, aussi incertain qu’on puisse l’être, à la fois homme et dieu parmi les Olympiens, qui fait surgir, là où il va, la figure de l’altérité19 ». On retrouve à travers Dionysos plusieurs aspects vus chez Méduse : altérité, incertitude, hybridation, destruction et renaissance. Dionysos incarne plus encore que Méduse l’étrangeté et l’ambivalence, et il symbolise aussi pour Nietzsche les forces créatrices, la folie poétique et l’excès dans l’art par opposition à la mesure apollinienne.

C’est cette démesure et cette exubérance aux connotations sexuelles que l’on trouve particulièrement à l’œuvre dans Cremaster, véritable projection onirique et fantasmagorique de l’artiste dans laquelle le spectateur est invité à prendre part. L’œuvre monumentale et tentaculaire de Matthew Barney se déploie en effet dans les salles du musée et occupe autant le sol que les cimaises. Tels les cheveux proliférants et vivipares de la Gorgone qui repoussent et se multiplient lorsqu’on les coupe, l’œuvre de Matthew Barney envahit l’espace d’exposition : énormes sculptures de vaseline, écrans de télévision, photographies, effets sonores, couleurs acidulées des moquettes… Le spectateur circule parmi ces objets hétéroclites et étranges, colorés ou blancs, aux matériaux insolites et aux représentations à la fois sensuelles et dérangeantes, où les personnages baroques côtoient les satires mythologiques, où la beauté immaculée se mêle à des images monstrueuses et sanguinolentes. Le titre même, Cremaster, désigne le muscle de l’appareil génital masculin qui garantit son équilibre vital et c’est alors un monde aussi sexué qu’indifférencié, fantasmagorique qu’étrange, sophistiqué qu’originaire et déréglé, qui est mis en scène. Matthew Barney crée en effet une œuvre à la fois troublante et fascinante, véritable plongée dans un tout autre temps et espace : dans cet entre-deux, le réel laisse place au rêve (ou au cauchemar) en même temps qu’il fait sans cesse retour dans l’œuvre par cette mise à distance du spectacle (et du spectaculaire) toujours désigné comme tel. Comme l’indétermination des personnages et de ce monde créé par Matthew Barney, le spectateur est dans une position intenable, au bord du vide, toujours entre dégoût et attrait, répulsion et délectation, reconnaissance et plongée dans un univers inconnu.

Une interrogation sur l’identité et sa représentation

Le monstre a de nombreuses résurgences dans l’art, que l’on songe aux démons et autres gargouilles du Moyen Âge, aux êtres difformes qui traversent l’art de Velasquez au XVIIe siècle ou encore aux affinités nocturnes des romantiques à la fin du XIXe siècle. Mais comme le remarque Paul Ardenne, le monstre du XXesiècle n’est pas la seule chimère : c’est bien plus « l’homme du commun saisi du sentiment abyssal de sa différence à lui-même20 ». Le monstre mythologique de la Gorgone m’a alors semblé le plus à même de comprendre ces autoportraits contemporains, trouvant un écho particulier dans ma propre pratique photographique et vidéo. Le double, l’incertain, le glissement du connu vers l’inconnu reflètent mon interrogation sur l’identité et sa représentation. Que signifie tenter de se définir et de se saisir par l’image ? Qu’est-ce que le processus créateur ? Quelle est la position de l’artiste face au réel ? Ce n’est pas l’essence ou la vérité intérieure qui se révèle dans l’image autoportraitique mais bien cet autre qui nous constitue. L’autoportrait « implique un passage par les enfers, une noyade, une résurrection après laquelle toute écriture – celle de l’autoportrait infini – se poursuivra en clé de mort21 », un passage par ces ténèbres où j’ai précisément rencontré la Gorgone. En me confrontant à son regard, j’ai fait l’expérience de la mort (arrêt sur image) retournée en prolifération envahissante (les multiples images photos et vidéo), d’un dessaisissement (comme la photographie est capable de nous figer en une image qui jamais ne nous ressemble) transformé en saisissement par l’acte créateur, réappropriation qui passe par autant de bouleversements du réel. La création numérique m’a permis de rendre actives ces images latentes, tantôt cachées, tantôt surgissant pour mieux s’évanouir au rythme de la vidéo ( Gorgé), tantôt se démultipliant au sein d’une même image (Autoportraits méduséens) et témoignant de ce passage aux enfers.

Bibliographie

  • ARDENNE, Paul, L’image corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Regard, 2001, 507 p.
  • BAQUÉ, Dominique, Marek Bartelik et Orlan, Orlan, Refiguration Self- Hybridations. Série précolombienne, Paris, Al Dante, 2001, 159 p.
  • BEAUJOUR, Michel, Miroirs d’encre, Paris, Seuil (Poétique), 1980, 375 p.
  • BONAFOUX, Pascal, Moi ! Autoportraits du XXe siècle, Milan, Skira, 2004, 294 p.
  • CHIRON, Eliane, « L’artiste, la gloire du nom. Entre deux mondes à partir du Dessinateur du modèle féminind’Albrecht Dürer », dans L’artiste. Epreuve de composition d’esthétique et sciences de l’art, CNED, « Agrégation externe d’arts plastiques », 2003, p. 45-78.
  • CLAIR, Jean, Méduse : contribution à une anthropologie des arts visuels, Paris, Gallimard (Connaissance de l’inconscient), 1989, 243 p.
  • COLIN, Delphine, L’autoportrait et la déchirure du réel à travers la photographie et la vidéo, thèse de doctorat en arts plastiques et sciences de l’art, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, laboratoire du CRAV, 2010, 373 f.
  • DIDI-HUBERMAN, Georges, La ressemblance informe ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, 399 p.
  • PARFAIT, Françoise, Vidéo : un art contemporain, Paris, Regard, 2001, 367 p.
  • RIBON, Michel, À la recherche du temps vertical dans l’art. Essai d’esthétique, Paris, Kimé, 2002, 316 p.
  • VERNANT, Jean-Pierre, La mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette littératures (Pluriel), 1998, 116 p.
  • WILDE, Oscar, Le portrait de Dorian Gray, traduit de l’anglais par Edmond Jaloux et Félix Frapereau, Paris, Le Livre de poche, 1975 [1891], 303 p.

Notes de bas de page

  1. Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette littératures (Pluriel), 1998, p. 81.
  2. Pascal Bonafoux, Moi ! Autoportraits du XXe siècle, Milan, Skira, 2004, p. 41.
  3. Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, 399 p.
  4. Jean Clair, Méduse : contribution à une anthropologie des arts visuels, Paris, Gallimard (Connaissance de l’inconscient), 1989, p. 169.
  5. Delphine Colin, Autoportraits méduséens (2003), triptyque, photographie numérique, noir et blanc, 70 x 50 cm (chaque panneau encadré).
  6. Gilbert Lascault, cité par Paul Ardenne dans L’image corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle,Paris, Regard, 2001, p. 394.
  7. Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, traduit de l’anglais par Edmond Jaloux et Félix Frapereau, Paris, Le Livre de poche, 1975 [1891], 303 p.
  8. Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 79.
  9. Paul Ardenne, op. cit., p. 420.
  10. Id.
  11. Orlan, La ré-incarnation de sainte Orlan (1990), photographies issues des diverses opérations chirurgicales. La première a lieu le 30 mai 1990 à Newcastle, Angleterre.
  12. Dominique Baqué, Marek Bartelik et Orlan, Orlan, Refiguration Self-Hybridations. Série précolombienne, Paris, Al Dante, 2001, p. 12.
  13. Jean Clair, op. cit., p. 11 (pour les deux citations).
  14. Pipilotti Rist, Bilutraum (1993), vidéo numérique, couleur, projetée à l’exposition Déconstruction du mythe de l’artiste, 3 octobre 2008 – 22 février 2009, Hamburger Bahnhof Museum, Berlin.
  15. Delphine Colin, Gorgô (2004), vidéo numérique, 2 min 23, couleur, son. Pour visionnement en ligne : delcolin.over-blog.com.
  16. Ces transformations rappellent le rapprochement chez Freud entre Méduse et le sexe féminin, ainsi que les multiples métamorphoses surréalistes.
  17. Michel Ribon, À la recherche du temps vertical dans l’art. Essai d’esthétique, Paris, Kimé, 2002, p. 201.
  18. Matthew Barney, Cremaster, 5 volets ( Cremaster 4 en 1994, Cremaster 1 en 1995, Cremaster 5 en 1997, Cremaster 2 en 1999 et Cremaster 3 en 2002) comprenant chacun films, objets, dessins, sculptures, photographies (dans lesquelles Matthew Barney se met parfois en scène) et installations (un bar en vaseline réfrigérée, une bibliothèque de cire, un clavecin rempli de béton, etc.).
  19. Eliane Chiron, « L’artiste, la gloire du nom. Entre deux mondes à partir du Dessinateur du modèle féminin dAlbrecht Dürer », dans L’artiste. Epreuve de composition d’esthétique et sciences de l’art, CNED, « Agrégation externe d’arts plastiques », 2003, p. 63.
  20. Paul Ardenne, op. cit., p. 382.
  21. Michel Beaujour, Miroirs d’encre, Paris, Seuil (Poétique), 1980, p. 137.

Le monstre

Revue Chameaux — n° 3 — automne 2011

Dossier

  1. Le monstre

  2. L’autoportrait ou le monstre de soi

  3. Josée Yvon, par effraction

  4. Le monstre, figure comique

  5. Essai « de quoi » sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste

  6. Un univers vianesquement mOnstrUeUx

  7. Membre par membre (fragments)

  8. Une tératologie des textes

  9. À travers ces cadavres mobiles et sans âme. Entrevue avec Olivier Schefer

  10. Autour du cinéma d’horreur. Entrevue avec Richard Bégin