Pour un usage orienté de la parole

Compte-rendu de Poétique et rhétorique. La littérature et sa Belle Parole de Joëlle Gardes Tamine
Par Marie Raulier — Compte-rendus

Ouvrage recensé : Gardes Tamine, Joëlle, Poétique et rhétorique. La littérature et sa Belle Parole, Paris, Honoré Champion (Bibliothèque de littérature générale et comparée), 2015.

Poétique et rhétorique. La littérature et sa Belle Parole (2015), paru chez Honoré Champion, est l’un des derniers ouvrages de Joëlle Gardes Tamine, anciennement professeure émérite de l’Université Paris-Sorbonne et spécialiste de grammaire, poétique et rhétorique. Il s’inscrit dans la lignée de ses préalables travaux sur la rhétorique, parmi lesquels il est possible de citer Pour une nouvelle théorie des figures (2011) ou encore Au cœur du langage. La métaphore (2011). Elle adopte ici une approche d’analyse différente.

Elle présente ses recherches quant à la spécificité du discours littéraire et s’attache à en définir les critères, suivant la prémisse suivante : la Belle Parole, définie comme un « usage magnifié de la parole ordinaire » (p. 8), se distingue par son unité rhétorique. Cela est fait non sans de constantes références à des textes littéraires, mais aussi en situant ceux-ci par rapport à d’autres types de discours (légal, publicitaire, journalistique, historique, etc.). Si Aristote et Platon constituent les bases à partir desquelles elle amorce ses réflexions, toutes sont fortement drainées d’un apport théorique. Son approche, à la fois réflexive et théorique, profite d’un regard englobant et touche des disciplines connexes, notamment l’histoire, la philosophie, la linguistique et l’anthropologie.

Le livre se compose de quatre parties, dont les trois premières s’occupent principalement de clarifier le lien entre la poétique et la rhétorique. La première (chapitres 1 et 2) traite des relations entre poétique et rhétorique d’un point de vue historique. Cela est fait moins pour proposer un récit de leur évolution, que pour se concentrer sur deux moments charnières selon l’auteure. L’Antiquité est le premier de ceux-ci, avec Aristote et ses premières définitions de la rhétorique (par la fonction), « faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader » (p. 16) et de la poétique (en extension), « de la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut que la poésie soit réussie, en outre du nombre et de la nature des parties qui la constituent, et également de toutes les autres questions qui relèvent de la même recherche » (p. 16). Ces définitions serviront de repères tout au long du livre. Si, pendant l’Antiquité, la rhétorique a le primat sur la poétique en raison de son importance quant à l’éloquence – cette dernière se trouvant au sommet des valeurs –, le second moment charnière, le romantisme, montre un basculement de cette supériorité de la rhétorique au profit de la poétique et des Belles-Lettres. La partie se clôt sur le retour en grâce de la rhétorique à l’époque contemporaine.

La deuxième partie (chapitres 3 à 5) prend la notion de genre comme point de départ et s’occupe de l’évaluer à l’aune de la rhétorique et de la poétique en tentant d’en définir les différents critères. Afin de circonscrire ces critères, les genres du discours antiques (judiciaire, délibératif, épidictique) ainsi que différentes oppositions (l’écrit et l’oral, la forme et l’adéquation aux conventions littéraires, la situation d’énonciation et les conditions techniques de production) seront mis à l’épreuve. Ces critères vont mener à une définition prototypique des genres, en tant que « mise en série » (p. 99). Ce faisant, c’est la question de la littérarité qui est abordée, en ce que la théorie des genres est utilisée pour mesurer la spécificité du discours littéraire.

La troisième partie (chapitres 6 à 9) approfondit la recherche sur les genres, maintenant définis comme des « faisceaux de traits hétérogènes » (p. 100), par une brève histoire des genres (en reprenant les moments charnières de l’Antiquité, du romantisme et de l’époque contemporaine) et principalement l’établissement d’une typologie. Bien que reconnue comme mouvante, la typologie offre primairement le récit et le portrait, dont les différences sont explorées en profondeur. Il s’agit du canevas de base, auquel se rajoutent des cas limites principalement en rapport avec des modalités énonciatives, dont les spécificités du lyrisme, où le narrateur semble directement impliqué, ainsi que les genres liés à la fonction de porte-parole, où il y a investiture de la parole d’autrui.

La quatrième partie (chapitres 10 à 13), légèrement en rupture avec les questions occupant les chapitres précédents, car plus générale, vise proprement le rapport entre la fiction et le réel, où fiction et réel se déclinent plutôt qu’ils entrent en dichotomie. J. Gardes Tamine pose là la question de l’imitation et de la représentation, mais aussi, superposés à la fiction et au réel, de la vérité ou plutôt, des vérités, et de la vraisemblance. Ce qu’elle dit du document est assez représentatif de sa pensée : « l’histoire comme la fiction crée des mondes à partir de documents, même si le nombre de ces documents et leur nature diffèrent » (p. 196), montrant les similitudes entre histoire et fiction plutôt que leurs oppositions. Dans cette partie, c’est le travail de l’écrivain en soi qui est touché, en tant que créateur ou recréateur d’un monde : toute la littérature entre en jeu.

La cinquième et dernière partie (chapitres 14 et 15) se veut ouverture et conclusion par la reprise de la thèse de l’auteure, soit que le langage est rhétorique en son essence. À l’instar de la Belle Parole, tout usage de la parole est orienté et spécifique. Par ailleurs, il n’existe pas d’opposition entre littérature et non-littérature, et J. Gardes Tamine insiste sur la présence d’un continuum entre ces deux pôles. Toute parole demande à être interprétée et est propice à l’analyse, si l’on peut se poser la question des limites de l’interprétation, il reste que la rhétorique est ouverte ici à son maximum, en tant que l’instrument permettant d’atteindre une vérité, relative bien sûr, « la seule sorte de vérité dont [les hommes] soient capables » (p. 268).

Si la question posée par cet ouvrage, celle de la spécificité du discours littéraire, a déjà fait couler beaucoup d’encre, il est une pierre supplémentaire digne d’occuper une place structurante dans l’édifice de ce débat. Le degré d’abstraction de celui-ci est toutefois à noter et à prendre en considération lors de la lecture. Seul bémol, l’absence d’une conclusion à proprement parler ou d’une postface, qui, malgré l’aspect conclusif de la cinquième partie, serait utile pour prendre de la distance avec la thèse et sa démonstration. Toujours est-il qu’en réponse à cette abstraction et en vue d’éclaircissements, cet ouvrage de réflexion générale fait appel aux points de vue de la linguistique, de la philosophie, voire de l’anthropologie, sans toutefois prendre un excédent de distance envers la chose littéraire. Cet ouvrage se veut englobant, par les différents domaines concernés, sa portée historique, allant des conceptions antiques jusqu’à celles qui animent aujourd’hui la critique, mais aussi son ampleur théorique. Peut en témoigner l’étendue de la bibliographie située en fin d’ouvrage. L’apparat critique se veut d’ailleurs complété par une table des matières et un fort utile index des noms cités. Reste que si ce livre peut être utile à l’analyse textuelle, il propose, en tant que « bilan de plus de quarante ans de réflexion sur le langage, le système de la langue et son usage, en particulier dans les textes littéraires » (p. 7), davantage un guide de pensée et une référence théorique qu’une aide pratique.

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