La critique des littératures francophones1 a souvent considéré ces dernières comme calques de modèles antérieurs, cherchant à « ramener l’inconnu au connu2 », mais reléguant, de ce fait, ces littératures au rayonnement périphérique d’un centre institutionnel – en l’occurrence, la France. Les spécificités esthétiques des littératures africaine, antillaise, maghrébine, québécoise, et de toute littérature de langue française hors Hexagone, ont ainsi été rapportées à des modèles français, et considérées en termes de conformité (ou de non-conformité) à ceux-ci. C’est dans le seul contenu des œuvres que la critique hexagonale a décelé une originalité, puisqu’elle les considérait d’un point de vue exotique, c’est-à-dire en répertoriant les différences qui séparaient la France de cet Autre diffus et multiple nommé « francophonie ». Mais une telle approche, en réduisant le texte à un reflet de la société dont il est issu, ne néglige-t-elle pas la médiation que suppose toute écriture? Nous voulons réaffirmer, à l’instar de Justin Bisanswa, qu’ « aucune fiction n’est à prendre pour un document authentique et, moins que tout autre peut-être, celle qui se pose trop facilement comme telle3 ».
Dans cette perspective, nous nous sommes intéressées dans ce neuvième dossier de Chameaux à l’ironie dans les littératures francophones. L’usage fréquent et varié qu’en font les écrivains témoigne d’un certain rapport au réel, à l’institution littéraire et aux autres textes; et étudier l’ironie dans les littératures francophones signifie s’intéresser à leurs spécificités formelles, à leur originalité. Définie par Philippe Hamon comme une communication complexe, sous-tendue par un système de décalages, de tensions et de dédoublements4, l’ironie est peut-être ce regard « oblique » que les écrivains francophones jettent sur le réel. Car si les écrivains abordent effectivement le réel en mobilisant quantité de savoirs issus de disciplines telles l’histoire ou la philosophie, comme l’a noté la critique, ils ne le font cependant que « de façon latérale et allusive5 », insistent Justin Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi.
Contestation du discours sérieux et ouverture à la polysémie
La parole ironique disqualifie généralement le discours sérieux, caractérisé par son orthodoxie et son univocité. Situé du côté du pouvoir et de la doxa, le discours sérieux adopte plusieurs masques, selon les domaines (juridique, religieux, politique, scientifique, etc.) dans lesquels il se manifeste6. Compte tenu de l’usage privilégié de l’ironie chez les écrivains francophones, nous nous sommes demandé quels étaient les discours sérieux et univoques qu’ils contestaient. D’emblée, nous pensons au discours colonial – ou néocolonial – et à celui de l’institution littéraire; mais, à y regarder de plus près, la question se pose : n’est-ce pas un même discours qui sous-tend ces deux domaines, adoptant tantôt le masque politique, tantôt le masque de l’institution littéraire? De fait, discours colonial et discours institutionnel ne remplissent-ils pas une même fonction, celle de réduire l’Autre à la marge, sur les plans social et littéraire? Cela expliquerait qu’un Kossi Efoui ou une Fatou Diome insistent tant sur leur statut d’écrivain – et non d’écrivain africain7. Clamer son universalité, n’est-ce pas en effet constater qu’on la lui refuse encore, sous prétexte que ses œuvres s’ancrent dans le particulier (alors qu’il est difficile d’imaginer un universel en-dehors du particulier)?
Mais supposer que le discours sérieux ainsi contesté relève en partie du fait colonial présente le danger de reconduire les tendances de la critique que nous évoquions – celles-là même que nous critiquions – et de réduire encore une fois les œuvres à une Histoire ou un contexte social. Nous en sommes donc arrivées à cette idée : si le discours sérieux, dominant, et la critique qui lui voue allégeance sont repris, parodiés et disqualifiés dans les œuvres francophones, la dimension ironique des textes vise toutefois une contestation plus large. Nous pouvons en effet supposer que l’ironie, dont le propre est d’introduire la polysémie au sein de l’énoncé ou du texte par une série de décalages et de tensions8, prend pour cible dans les œuvres francophones l’univocité du discours, quel qu’il soit. Dès lors, il importe non seulement de cerner le discours sérieux dont les œuvres francophones se font le contre-discours, reconduisant ainsi une logique binaire, mais également de s’intéresser aux effets de la déconstruction du discours figé et orthodoxe à laquelle participe le procédé ironique. Ce dernier récuse l’idée d’un sens unique et d’une vérité immuable, et ouvre le texte à la polysémie. Dans le présent numéro, l’article de Karine Gendron, « Intra-intertextualité ironique et éthique de la responsabilité chez Ken Bugul », est sur ce point éclairant : il montre en effet comment la romancière nuance, par l’intra-intertextualité ironique, les interprétations stéréotypées de son œuvre, ouvrant celle-ci à l’ambiguïté.
Est-il utile de rappeler, à ce stade et selon les mots d’Adorno, que « [l]es œuvres qui se présentent sans résidu au regard et à la pensée ne sont pas des œuvres d’art9. »? Est-ce à dire que l’approche réductrice de la critique, qui rapportait seulement l’œuvre à son contexte de production, cherchait par là même à en figer le sens et à l’évincer du domaine artistique? Ce ne sont là que suppositions, mais il se peut bien que la critique ait eu pour effet d’induire une lecture superficielle et, par là même, biaisée, des textes francophones.
Contexte et interprétation
Sans réduire les œuvres francophones à leur seul contexte de production, il est cependant légitime de nous demander si l’interprétation, en particulier celle de leur dimension ironique10, ne présuppose pas chez le lecteur une certaine connaissance de ce contexte. La communication littéraire étant différée, écrivains et lecteurs doivent-ils partager une certaine connaissance du monde pour parvenir à un véritable échange, qui plus est lorsque les œuvres accordent au procédé ironique une place si importante? En d’autres termes, la connaissance du contexte de production de l’œuvre permettrait-elle d’instaurer entre l’auteur et son lecteur la complicité sur laquelle repose essentiellement l’ironie? Pour Hamon, l’échange ironique poursuit deux buts symétriques : communier et excommunier, inclure le complice et exclure la cible11. Mais est-ce l’acte ironique lui-même qui crée la complicité? Ou celle-ci doit-elle préexister pour rendre possible la communication ironique?
Telles sont les questions auxquelles se propose de répondre Linda Hutcheon dans son ouvrage Irony’s Edge : The Theory and Politics of Irony12, en ayant recours à la notion de communauté discursive. Cette dernière suppose chez les partenaires de la communication ironique le partage d’un certain nombre de valeurs et implique chez l’allocutaire la connaissance du contexte social et culturel d’où émerge la parole ironique. Dans ce numéro, l’article de Maria Geist, « L’ironie pour se dire dans la littérature migrante québécoise », reprend les arguments de Hutcheon pour aborder les malentendus et les difficultés que peuvent engendrer la rencontre entre les cultures et le dialogue entre des communautés discursives distinctes.
Si donc la communication ironique repose sur une communauté discursive, elle-même basée sur le partage d’un bagage culturel et social, l’interprétation de l’ironie des textes littéraires est-elle contrainte à demeurer biaisée si l’analyste et l’écrivain ne proviennent pas d’une même société à une époque donnée ? Cela reconduit une conception assez réductrice de la littérature et de sa réception13, et voue le texte littéraire à perdre sa pertinence et à devenir progressivement incompris. Il conviendrait plutôt de considérer que la connaissance, même différée, du contexte de production d’une œuvre est en partie nécessaire à la compréhension de sa dimension ironique. Roland Mpamé, dans « L’efficacité rhétorico-pragmatique du discours ironique dans le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire », suggère ainsi que l’analyse descriptive du procédé ironique dans Cahier d’un retour au pays natal implique une ouverture au hors-texte, qui concerne à la fois l’histoire des Antilles et la trajectoire de Césaire. Sans ce hors-texte, d’où proviennent les discours et stéréotypes mis à mal dans le texte, la dimension ironique de ce dernier est difficilement décelable. Mais il est possible pour le texte d’inclure ces discours sociaux et stéréotypés, de faire pénétrer le hors-texte (le contexte) dans la dynamique même de l’œuvre, facilitant ainsi son interprétation.
Ironie et intertextualité
Philippe Hamon a déjà relevé dans son essai les liens intimes qui se tissent entre ironie et intertextualité. Inspiré de la thèse de Dan Sperber et Deirdre Wilson, qui considèrent les ironies comme des « mentions » ou « échos » de textes antérieurs14, Hamon suppose que l’intertexte peut servir de contexte de substitution pour le texte littéraire (par définition différé, et donc séparé de son contexte d’énonciation) en régime ironique15. Les classiques, les stéréotypes et les clichés constituent à cet égard des cibles privilégiées, de par leur valeur reconnue et leur stabilité. Ils représentent de façon éloquente ce discours univoque que cherchent à déconstruire les œuvres francophones. Mais la seule mise en texte de ces stéréotypes et clichés ne suffit pas à conférer au texte une dimension ironique, comme le montre Valeria Liljesthröm dans son article « Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, roman ironique? ». Appliquant une analyse pragmatique de l’ironie au premier roman de Dany Laferrière, l’article montre que la récupération des clichés n’est pas contestée dans le roman, et qu’elle sert plutôt les besoins de l’intrigue, vouant le texte à demeurer ambivalent.
Si le corpus intertextuel permet de combler certaines absences16 du texte littéraire, et peut servir de signal à l’ironie, son intégration au texte centreur doit également être prise en considération. En effet, soulignent Sperber et Wilson, pour le destinataire, comprendre les énoncés ironiques, « c’est reconnaître à la fois leur caractère de mention-écho et l’attitude du locuteur vis-à-vis de la proposition qu’il mentionne. Toute l’interprétation découle de cette double reconnaissance17. » Or, si l’attitude du locuteur vis-à-vis des clichés et, plus généralement, de tout discours univoque, peut être très critique dans les œuvres francophones, elle n’est pas pour autant toujours explicite. Les subtilités de cette attitude fondent justement l’ambivalence du texte, abordée par Karine Gendron et Valeria Liljesthröm dans leurs articles respectifs.
Et il semble bien que ce soit le propre du texte littéraire et de l’ironie que d’ouvrir à la pluralité sémantique, et d’appeler ainsi une critique diversifiée. Car tout « effort de lecture ne peut bien entendu pas aboutir à la saisie d’une vérité totale. Chaque lecture n’est jamais qu’un parcours possible, et d’autres chemins restent toujours ouverts18. » Après ce très bref survol des problématiques liées à l’interprétation des œuvres francophones dans leur dimension ironique, nous laissons donc le soin aux articles de ce numéro d’illustrer concrètement la diversité de ces lectures.
En guise de conclusion à notre dossier, nous nous sommes entretenues avec Philippe Hamon et Katia Haddad pour prolonger les questionnements abordés dans ce numéro, et ouvrir à de nouvelles perspectives. D’une part, les réponses de Philippe Hamon amèneront le lecteur à se familiariser avec la poétique générale de la posture d’énonciation ironique en régime différé19 (à laquelle nous avons précédemment fait allusion). Faisant suite à son ouvrage L’ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, Philippe Hamon revient sur des questionnements laissés en suspens, et approfondit certains aspects de son travail. D’autre part, l’entretien mené avec Katia Haddad, spécialiste des littératures francophones du monde arabe, vise à introduire le lecteur au contexte d’émergence et à l’originalité des œuvres francophones du Machrek, encore peu étudiées. Ces entretiens se veulent des compléments aux articles présents dans ce numéro, chacun d’eux élargissant l’un des pôles de notre problématique, qui s’articule à la fois autour du procédé ironique et des littératures francophones.
Nous tenons à remercier Philippe Hamon et Katia Haddad d’avoir généreusement accepté de partager avec nous leurs réflexions, qui recoupent et viennent compléter celles des articles de ce numéro. Nous souhaitons également remercier les membres du comité de lecture20 et les réviseuses linguistiques21 pour le temps qu’ils ont consacré aux nombreuses relectures, et pour la pertinence de leurs commentaires. Leur précieux travail, conjugué à celui de nos auteurs, a donné lieu à des articles de grande qualité, que nous sommes fières de vous présenter.
Notes de bas de page
- Il est à noter que cette appellation ne va pas de soi, comme le mentionne Pierre Halen : « La question la plus importante de ces dernières années, s’agissant des littératures dites “francophones”, est sans doute celle de la mise au point d’une approche véritablement critique, qui puisse […] vérifier ou invalider l’idée qu’il y a là un objet global, déterminé par une autre réalité que la superstructure politique de la francophonie… » (« Constructions identitaires et stratégies d’émergence », Études françaises, vol. 37, n°2 [2001], p. 15. Cité par Isaac Bazié, « Roman francophone : écriture, transitivité, lieu », Tangence, n°75 [été 2004], p.123-124.)
- Justin K. Bisanswa, Roman africain contemporain, Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2009, p. 25.
- Ibid., p. 15.
- Philippe Hamon, L’ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette supérieur, 1996.
- Justin Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi, « Liminaire », dans Justin Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi (dir.), Tangence, « Savoirs et poétique du roman francophone », n°82 (automne 2006), p. 8.
- Philippe Hamon, « Typologie de l’ironie. Ironie et sérieux », L’ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, op. cit., p. 59-64.
- Kossi Efoui va jusqu’à nier l’existence de la littérature africaine en entrevue, afin d’insister sur la singularité de l’écrivain et de son imaginaire : « Pour moi, la littérature africaine est quelque chose qui n’existe pas. Quand Sony Labou Tansi écrit, c’est Sony Labou Tansi qui écrit, ce n’est ni le Congo ni l’Afrique. » (Kossi Efoui, « Kossi Efoui : la littérature africaine n’existe pas », entretien réalisé par Boniface Mongo-Mboussa dans Désir d’Afrique, Paris, Gallimard [coll. Continents noirs], 2002, p. 140.)
Fatou Diome aussi insiste sur son universalité : « L’humanité. C’est là où j’habite. C’est ma carte d’identité la plus complète. Je veux abolir les frontières, les étiquettes et les tiroirs : littérature-féminine-francophone-africaine-subsaharienne-post-coloniale… Non. J’ai traversé les océans pour exploser les murs. Lire un auteur par et pour ses origines n’est que pure hérésie littéraire. » (Fatou Diome, « Je suis là pour gâcher le sommeil des puissants », entretien réalisé par Latifa Madani, L’humanité.fr [en ligne]. www.humanite.fr/fatou-diome-je-suis-la-pour-gacher-le-sommeil-des-puissants-581117 [Site consulté le 7 août 2015].) - Tensions « entre deux parties disjointes et explicites du même énoncé »; « entre le narrateur et son propre énoncé, dont il se désolidarise entièrement ou partiellement »; « entre l’énoncé et un autre énoncé extérieur, cité, parodié, pastiché ou simplement mentionné en écho »; « entre le discontinu et le continu ». (Philippe Hamon, L’ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, op. cit., p. 40.)
- Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974. Cité par Pierre V. Zima, Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 137.
- Nous aborderons ici la communication ironique qui s’instaure entre l’auteur et son lecteur, et laisserons de côté, pour les besoins de cette introduction, les faits d’ironie locaux qui peuvent survenir entre les personnages.
- Philippe Hamon, op. cit., p. 125.
- Linda Hutcheon, Irony’s Edge: The Theory and Politics of Irony, New York, Routledge, 1994.
- Que nous retrouvons par ailleurs chez Sartre, « Pour qui écrit-on? », dans Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948, p. 75-168.
- Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », Poétique, nº 36 (1978), p. 399-412.
- Philippe Hamon, op. cit., p. 25.
- Philippe Hamon désigne en effet le texte littéraire comme « carrefour d’absences (l’auteur n’est pas là pour le lecteur, et réciproquement; le référent n’est là ni pour l’auteur ni pour le lecteur) ». (Philippe Hamon, op. cit., p. 4.)
- Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », art. cit., p. 407.
- Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Paris, Seuil (Points), 1976 [1955], p. 11.
- Propos tenus par Hamon dans l’entretien accordé à Chameaux.
- Gabrielle Barbeau-Bergeron, Geneviève Boivin, Raphaëlle Décloître, Louis Laliberté-Bouchard
- Sarah Assidi et Katheryn Tremblay-Lauzon