Introduction
Il y a sans doute peu d’œuvres qui sont autant traversées par la thématique du mensonge qu’À la recherche du temps perdu. Mettre les pieds en compagnie du héros dans les distingués salons du faubourg Saint-Germain nous en convainc très rapidement. Dans cet univers pédant de la mondanité, les duchesses, les princes, les barons et autres font miroiter des trésors de faux-semblants, se parent d’une galanterie inouïe et exhibent la prétendue finesse de leurs jugements esthétiques, le tout pour camoufler la vulgarité de leurs ambitions sociales. Il y a également les amants – pensons à Swann, Charlus, Saint-Loup et le héros lui-même – qui, de par leur jalousie morbide, entraînent les êtres dont ils sont épris aussi bien qu’eux-mêmes dans un déluge de mensonges et de cachotteries.
À bien y penser, les fleurs, les paysages marins autant que les jeunes passantes, les madeleines ou une rangée d’arbres, s’ils ne mentent pas à proprement parler, sont néanmoins porteurs de secrets qu’ils enferment sous leur surface, sous leurs apparences. En effet, en tant qu’elles s’associent aux rêveries, aux souvenirs, aux croyances, aux émotions, aux désirs du protagoniste, etc., la nature, les choses et les autres ne sont jamais nus. Ils s’enveloppent toujours avec les particularités de celui qui les regarde. Le drame tout entier de l’artiste en devenir qu’est le héros pourrait se résumer dans le fait qu’il ne reconnaît pas la médiation de sa propre subjectivité pour aborder le monde et autrui comme une richesse. Bien qu’il soit au monde et parmi les autres, le rapport à l’être de Marcel (c’est le prénom du héros) semble se fonder sur l’expérience de l’altérité. Entre lui et les choses, entre lui et le reste de l’humanité, il y a cette inacceptable distance qu’il juge comme étant une entrave pour s’aventurer dans les profondeurs de l’être. Jean-Pierre Richard, dans son analyse du monde sensible de la Recherche, pointait d’ailleurs l’exploitation thématique du voile par Proust : « Voilé, le sens se retire derrière un écran d’opacité : mais ce retrait en accroît encore, selon la fascination propre à tout caché, le caractère excitant et désirable1. » Le voile, la surface, l’apparence s’opposent donc, à première vue, à une profondeur porteuse d’un sens, voire d’une essence. L’artiste ou l’écrivain, l’être mystique par excellence dans l’œuvre proustienne, se voit décerner la lourde tâche de révéler les mystérieux secrets de l’être, et ce, tout en restant fidèle au monde phénoménal, sans le recours à un arrière-monde, comme le dirait Nietzsche2. Cela voue le héros du roman à une longue épreuve des surfaces et à des interrogations quant à ses capacités à retrouver la réalité sous les mensonges et les apparences. L’artiste ne pourra s’atteindre lui-même que lorsqu’il aura compris que le relai nécessaire entre lui et le reste du monde ouvre des perspectives neuves et rend possible et pertinent le geste de créer.
Nous circonscrirons ici notre enquête sur les personnages, leurs mensonges et les perceptions limitées ou instables du héros sur ceux-ci. Nous voudrions surtout nous attarder aux diverses stratégies que Marcel perfectionne progressivement au cours du récit pour contrer ou surmonter les impasses liées à l’opacité d’autrui. Il devra, dans un premier temps, apprendre à déceler et interpréter les signes physiques et langagiers qui trahissent les personnages trompeurs. Pour arriver à mieux discerner les gens qui l’entourent, il lui faudra prendre conscience des particularités de son regard, à savoir son caractère limité, souvent imprécis, indissociable des états psychologiques de celui qui le porte et variable en tant qu’il est affecté par le temps et l’espace.
1. Mensonge verbal, vérité corporelle
Dès le premier tome, le héros est confronté à Legrandin, bourgeois cultivé dont les ambitions mondaines évidentes camouflent mal son snobisme. Il est le premier d’une longue suite de personnages dont les idées, les jugements et les ambitions ne peuvent être décelés par le biais de la communication orale. Grâce à cette rencontre, Marcel s’initie à l’étude du langage corporel, science incontournable, si elle en est une, pour qui se lance dans une carrière mondaine dans l’univers proustien. Ainsi le protagoniste, fasciné par le nom de Guermantes, demande à Legrandin s’il connaît la duchesse qui en porte le nom. « Mais à ce nom, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’il venait d’être percé d’une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en secrétant des flots d’azur3. » La petite encoche atteste que la question représentait une attaque pour Legrandin, même si ce dernier insiste pour dire que l’absence de relation entre lui et la duchesse est souhaitée et voulue. Il annonce l’attitude des Verdurin qui qualifient, dans une stratégie défensive, d’ennuyeux quiconque est trop élevé dans la hiérarchie sociale pour daigner se joindre au « petit clan ». Dans cet épisode, le héros perçoit pour la première fois l’inanité de la conversation, faite de conventions et orientée par un « moi social » camouflant un moi profond qui ne peut se révéler que dans la solitude.
C’est ainsi que les salons mondains deviennent de grands bals masqués dans lesquels Marcel apprend à déceler les défaillances, les encoches, les hésitations, ces petits indices qui lui permettent de démasquer la petitesse des êtres portant de grands titres de noblesse. Qu’ils se nomment Legrandin, Guermantes, Verdurin ou Albertine, les personnages proustiens nous sont présentés à travers une narration focalisée sur le regard du héros, rendant ceux-ci apparemment opaques, inconnaissables de l’intérieur. Dépourvu du regard d’un narrateur omniscient et constatant l’ineptie des discours des divers personnages, le lecteur de La Recherche est conduit à prendre en considération l’étude d’un langage plus vaste, prenant en compte l’entièreté du corps, de ses tics, ses tremblements, ses rougeurs incontrôlables, ses yeux défaillants, ses rictus. Genette a d’ailleurs bien mis en évidence l’importance du langage indirect dans l’œuvre proustienne4. S’il s’attarde lui aussi à analyser les réactions corporelles des interlocuteurs, il démontre que le langage est également important, moins en tant que signifié qu’en tant que signifiant. Ainsi, les erreurs de langage, les formulations syntaxiques qui se répètent involontairement, les emplois de mots ou d’expressions insolites par rapport à certaines situations sont une multitude de clés interprétatives que le héros doit progressivement apprendre à maîtriser pour comprendre ceux qui l’entourent. Les lacunes de Bloch dans la langue de Shakespeare, par exemple, trahissent son éducation provinciale, juive et bourgeoise. Ce dernier, croyant que tous les i sans exception se prononcent « aie » en anglais, est détrompé : « Car il pensait bien que Bloch attachait plus d’importance que lui à cette faute. Ce que Bloch prouva quelque temps après, un jour qu’il m’entendit prononcer “lift” en m’interrompant : “Ah! On dit lift.” Et d’un ton sec et hautain : “Cela n’a aucune espèce d’importance5.” » Le ton qu’il ne peut s’empêcher d’emprunter trahit son discours et fait éclater la gêne du personnage vis-à-vis ses propres origines.
Par l’importance du langage corporel, de la sous-conversation, comme dirait Sarraute6, se révèle une psychologie des profondeurs, faisant de Proust un véritable romancier de l’ère du soupçon. Dans cet univers, le discours des personnages s’apparente à un voile plus ou moins opaque, voire criblé de trous, sous lequel l’on tente de dissimuler les infériorités sociales honteuses, les vices cachés, l’ignorance. L’hérédité, comme l’a noté Dubois, constitue un des principes – probablement le principal – qui gouverne le comportement social des personnages du romancier :
Mais [Proust] va beaucoup plus affiner le thème en montrant que l’héritage relève d’une transmission à la fois très concrète et très secrète. Concrète : on en trouve les traces sensibles dans des usages quotidiens ; ainsi les jeunes filles de la bourgeoisie héritent de leur mère, à l’âge de la puberté, d’expressions toutes faites qui sont autant de marques d’appartenance. Secrète : elle gagne l’être jusqu’à s’incorporer à lui et, par exemple, faire de Saint-Loup dans ses réflexes les plus ténus le pur produit d’une classe hautaine et qui se souvient d’avoir été généreuse7.
Revenons à l’épisode où Legrandin tente vainement de dissimuler le malaise qu’il a de ne pas fréquenter la duchesse de Guermantes. Dans celui-ci, le narrateur spécifie même que Legrandin ne ment pas uniquement à Marcel, mais qu’il se ment à lui-même en vertu du fait que seuls les artistes ont accès à leur moi profond : « Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût [snob], puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à connaître des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre8. » Il faut ici reconnaître la radicalité de l’ignorance dont souffre la grande majorité des personnages proustiens, traversés à leur insu de forces psychologiques et sociologiques qui orientent leurs attitudes et leurs croyances. À l’opposé de Legrandin et des vaniteux qui suivent aveuglément, presqu’en victimes, ces forces, la figure du narrateur, replié sur ses souvenirs, solitaire, soulagé des insipides conversations, arrive à ce degré de profondeur qui lui permet d’exposer les forces souterraines qui habitent les personnages et d’adopter ce ton ironique qui le caractérise. Avec Proust, les personnages deviennent les hôtes d’investigations psychologiques patientes et ardues, d’où il en ressort une réalité plus vraie parce que plus profonde.
2. La vérité est dans la peinture
Si le corps des autres devient l’alternative pour déceler la vérité, la surface d’où émerge une vérité enfouie au regard scrutateur, encore faut-il affûter et questionner son propre regard. C’est là que Proust se révèle résolument moderne. Captivé par les importantes avancées de son siècle quant au traitement de l’image, la photographie, le cinéma, la peinture impressionniste et cubiste, les livres d’art, la lanterne magique, le stroboscope et le kaléidoscope forment des narratifs récurrents de l’art romanesque proustien. Cette myriade de dispositifs visuels et d’innovations picturales révèlent son obsession et son désir de renouveler la perception du monde. Il sera pour nous question de soumettre la thématique des peintures impressionnistes et cubistes au regard de notre problématique sur la vérité et le mensonge. À maintes reprises, les études proustiennes se sont penchées sur la place privilégiée qu’occupe la peinture (particulièrement celle impressionniste) au sein de La Recherche. Revisiter les passages où Proust traite explicitement du troisième art ne nous paraît donc pas aussi pertinent que d’étudier à quel point les innovations et les courants picturaux du tournant du vingtième siècle ont pu affecter l’écriture proustienne.
2.1 Impressionnisme : accepter sa subjectivité
Commençons par la peinture impressionniste à laquelle on doit l’inspiration de Proust pour ses plus mémorables descriptions de paysages et dont le peintre fictif Elstir se fait le représentant. Il est clair que Proust trouve en cette technique picturale un équivalent artistique de la fidélité phénoménologique qu’il préconise. Pour Jean Cassou, l’impressionnisme est un courant principalement préoccupé par le temps : « Situé dans le temps, l’artiste ne peut que voir la nature suivre elle aussi le cours du temps. Telle sera la grande innovation de l’impressionnisme. Il ne s’intéresse, dans la nature, qu’à ses changements selon la lumière, le climat, le mois, l’heure, autant d’agents dont l’effet est de dissoudre les contours des choses, d’effacer tout ce qui définit et immobilise9. » Dans La Recherche du temps perdu, il en est de la nature comme des personnages : ils ne se perçoivent que par le biais d’un environnement en mouvement dans lequel eux-mêmes sont en déplacement, en perpétuelle évolution. Ainsi, le mandat d’un écrivain qui tente d’implanter l’impressionnisme au fondement de son œuvre est de restituer avec fidélité le décor, l’atmosphère et l’état émotif de celui qui perçoit les diverses apparitions des personnages. Il semble que ce principe est nulle part ailleurs mieux respecté que dans la rencontre du protagoniste avec le groupe de jeunes filles en fleurs.
Lors de leur première apparition, la bande de jeunes filles est d’abord décrite comme une tache se détachant de la plage de Balbec. Même lorsqu’elles se rapprochent de lui, le héros ne parvient pas à tirer un portrait clair et individuel des jeunes filles. Le tableau se veut flou, les distinctions s’estompent. Il n’est pas non plus innocent que cette apparition se fasse avec la plage comme toile de fond, car la mer, par sa fluidité, ses vagues, les images qu’elle construit et déconstruit inlassablement grâce au jeu de ses reflets, se veut l’effigie même de l’instabilité. L’erreur du protagoniste est de vouloir fixer une image individuelle et objective (c’est-à-dire une représentation abstraite, en dehors des catégories du temps et de l’espace) de chacune des jeunes filles formant la bande. Il ne sait pas encore, contrairement au narrateur, que le brouillage qui résulte de la rencontre des sens avec un monde en mouvement n’est pas un mensonge, mais une nébulosité à respecter. Ainsi, le héros se voit incapable de diviser le groupe et de fomenter une représentation individuelle et singulière de chacune des jeunes filles. Il s’en trouve embarrassé, lui qui cherche à identifier l’unique objet de son amour, alors que l’ambiguïté de son désir est plutôt l’émanation de la vérité profonde de celui-ci, à savoir qu’il est irréductible à un être particulier : « c’était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans l’ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures éventées, sur cette bande d’herbe où étaient posées ces figures si excitantes pour mon imagination d’Albertine, de Rosemonde, d’Andrée ; et cela, sans que j’eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si précieux10. » Le regard indistinct posé sur la petite tribu se trouve donc être contaminé par l’état affectif du héros adolescent qui s’éveille au désir sexuel. C’est là un phénomène que ne peut se résoudre à accepter le protagoniste en quête d’un amour unique et transcendant la contingence. En somme, l’univers proustien appose de multiples démentis au fantasme d’un regard objectif, absolu.
Révéler autrui et le monde autant objectivement qu’exhaustivement est chimérique, mais Proust, plutôt que de déplorer cette insuffisance du regard humain, établira plutôt en celui-ci l’assise d’une liberté créatrice. Proust ne cessera de faire proliférer les erreurs perceptives afin d’établir en elles une réalité poétique, c’est-à-dire un monde qui fait fi de la rigidité des raisonnements logiques, ces derniers étant, de par leur nature universelle et conventionnelle, des œillères face une réalité qui ne se visite que par le biais des sens. L’artiste est donc invité à suivre religieusement et attentivement ses facultés sensitives et à inverser la relation par laquelle la raison guide et rectifie traditionnellement le regard sur la réalité. C’est surtout par le biais des toiles d’Elstir, le fameux peintre fictif de La Recherche, que le héros s’initiera à cette vision décalée et poétique. Ainsi, dans sa célèbre ekphrasis consacrée à décrire Le port de Carquethuit, peinture fictive d’Elstir (bien qu’elle soit inspirée de plusieurs œuvres picturales réelles), Proust met en évidence l’une de ses erreurs optiques riches de possibilités artistiques :
Des hommes qui poussaient des bateaux à la mer couraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, réfléchissait déjà les coques comme s’il avait été de l’eau. La mer elle-même ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective déchiquetait davantage, si bien qu’un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages avancés de l’arsenal, semblait voguer au milieu de la ville11 […]
S’effacent donc, dans ce tableau, la démarcation entre terre et mer et, de ce fait, l’on arrive à se questionner sur ce qui différencie usuellement un regard objectif d’un regard subjectif. Les impressions instables, voire illusoires, n’en sont pas pour autant irréelles, si bien que Proust avance résolument qu’il serait absurde et incorrect de les renier. Le regard impressionniste est celui qui, contre cette circonscription stricte que dicte la raison, ouvre des espaces flous dans lesquelles les éléments normalement séparés se rencontrent, se reflètent les uns dans les autres et arrivent même parfois à se fondre entre eux, le tout dans une extase esthétique que l’artiste capture et réifie dans son œuvre.
C’est donc un « retour sincère à la racine même de l’impression12 » que propose Proust. Du même coup, les particularités de tout un chacun s’en trouvent valorisées en ce qu’elles s’insèrent au sein même de la perception du monde. Si Proust s’est mis à la recherche du temps perdu, c’est en raison de ces années en apparence insignifiantes à travers lesquelles s’est développée passivement une vision unique teintée d’un vécu qui affecte la perception de la réalité jusqu’à sa souche. Que serait la madeleine sans les promenades d’enfance à Combray, que seraient les dalles inégales sans la visite au baptistère de Saint-Marc à Venise, qu’aurait été la duchesse de Guermantes pour le jeune Marcel si l’image de Geneviève de Brabant n’avait pas couru sur les murs de sa chambre ? À cette légitimation de la saisie du réel dans toute sa contingence dépend le renouvellement de l’art :
Proust est moderne dans la mesure où son œuvre repose sur des sensations nouvelles, qui nous ressuscitent, des sensations qu’elle communique d’ailleurs avec cette sorte de dérèglement de tous les sens que Proust appelle le style. Le style, en effet, n’est pas une affaire de technique, mais il relève d’une vision dont l’artiste est davantage l’objet que le sujet13.
La Recherche pourrait se résumer tout entière par ce retournement qui fait qu’une existence en apparence sans valeur, celle du héros, est convertie, par le seul fait de sa singularité, en un précieux bagage qui forme l’altérité d’une vision d’artiste. Une vision qui laisse place à toute la diversité des impressions, aussi fugitives soient-elles. Une vision non plus mensongère parce qu’elle n’arrive pas à l’objectivité, mais assumée dans sa subjectivité. Le mensonge, en vertu de l’idéalisme de Proust, serait au contraire de se soustraire à la contingence de notre regard, de perdre de vue l’opportunité qui nous est donnée avec celui-ci, à savoir offrir un point de vue neuf sur le monde et les autres.
2.2 Le cubisme ou l’art de représenter le temps
Proust fut donc un témoin attentif des efforts déployés par les peintres pour chambouler leur art. Bien qu’il en sût peu sur le cubisme qui émergeait au début du vingtième siècle, il faut admettre que ce courant pictural et la Recherche coïncident dans le temps et dans l’ambition de représenter le temps avec une force inédite dans leur art respectif. Un autre concept phare qui réunit à la fois Proust et les peintres cubistes est le morcellement. Si les œuvres de Picasso ou de Braque sont célèbres par l’assemblage de plusieurs formes géométriques dissemblables, le morcellement dans La Recherche est plutôt méconnu. Permettons-nous d’abord une légère digression pour voir comment le morcellement des êtres prend place dans le roman.
C’est l’être aimé, celui que l’on voudrait posséder plus que tout et dont on voudrait tout connaître, qui nous fait découvrir avec horreur cette réalité fragmentée :
Ici commence peut-être, au moment où se superposent la déchirure de la séparation entre les êtres et la déchirure intérieure de tout être, l’expérience proustienne du rapport à autrui comme fragmentation immobile et progressive : telle sera plus tard Albertine, entrée pour moi dans cette période lamentable où un être, disséminé dans l’espace et dans le temps, n’est plus pour nous une femme, mais une suite d’événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles14.
On pourrait avancer ici que le mensonge que nous fait expérimenter l’amour est dans le fait que l’autre n’est pas une personne mais une multiplicité de personnes. En effet, l’amour entre le héros et Albertine donne lieu à des rencontres qui ont chaque fois valeur de découverte et de surprise pour le premier. Ainsi, alors même que l’amour de Marcel pour Albertine ne s’est pas encore cristallisé, le visage de cette dernière ne cesse de lui révéler de nouvelles facettes : « Certains jours, mince, le teint gris, l’air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux […] D’autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie […] D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile, mais le plus souvent aussi son visage était coloré15. » Véritable Protée des temps modernes, le visage d’Albertine s’érige comme le symbole de tout son être. Les rencontres successives avec Albertine, faisant réaliser au protagoniste qu’il a affaire à une personne chaque fois différente, lui laisse également entrevoir comment cet être peut se faire différente pour deux personnes distinctes. Cet état de fait devient rapidement insupportable pour Marcel, si bien que la jalousie s’empare de celui-ci et ce sont à la fois le passé et les relations antérieures d’Albertine qui deviennent suspects. L’amant ne s’apaisera dès lors que s’il parvient à reconstituer, le tout sans aucune brèche, l’historique amoureux de l’être aimé. Or, dans l’univers proustien, être amoureux ou jaloux (le second étant une métonymie du premier) c’est tenter de reconstruire un casse-tête avec des morceaux que l’on ne possède pas et que l’être aimé cache. C’est également multiplier soi-même les morceaux en attachant à la personne désirée nos propres projections, notre imagination, nos souvenirs, etc. : « Sans doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu’est l’amour, et la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes16. » Arrivé à ce point où l’amour se confond avec la folie, seul le détachement, via la rupture, la fuite ou la mort de l’autre peut venir en aide. Or, détachement rime avec oubli dans l’univers proustien, si bien que ce que l’on voulait absolument connaître nous devient, par le temps qui fomente l’oubli, indifférent, voire étranger. En somme, voir son désir, son amour et ses souvenirs disparaître, c’est se perdre soi-même, ne plus se reconnaître, s’envisager non plus comme un être unique, mais comme la somme d’une multitude d’êtres plus ou moins rattachés les uns aux autres. Pour résumer le tout, l’autre et son passé, tout autant que soi-même et nos propres souvenirs, se disloquent.
À quoi aboutit-on finalement avec ce grand démembrement du monde et des êtres ? À un déni puissant d’une philosophie de l’être telle que la conçoit le protagoniste naïf, au profit d’une philosophie du devenir. Perception partielle d’êtres éparpillés dans le temps et dont le passage à l’état de souvenirs produit un démembrement encore plus important : voilà avec quoi l’on doit se résoudre à aborder le problème d’autrui. Si le rôle de l’écrivain impressionniste était de rester fidèle à la fugacité des impressions, le rôle de l’écrivain cubiste n’en diffère pas, sinon qu’il doit trouver un moyen de rapiécer ses impressions afin de former une synthèse cohérente.
C’est là que le miracle de la mémoire involontaire entre en jeu :
Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus17.
Commençons par dire que la mémoire volontaire est chez Proust discréditée parce qu’elle est celle du raisonnement, de la logique, du pragmatisme et qu’elle est donc infidèle aux impressions fugaces, et insensible aux affects que suscitent ces impressions. Pour retrouver la ténuité précieuse des moindres impressions, la mémoire involontaire a justement besoin d’une sensation dérisoire (pensons à la madeleine, à une petite phrase musicale, à une sensation de déséquilibre, au bruit d’une cuiller, etc.). Insignifiantes en elles-mêmes, ces sensations possèdent néanmoins leur équivalent dans le passé, elles sont les matériaux de départ d’une analogie. Grâce à elles, un pont est jeté entre le présent et le passé, les deux époques cohabitent ensemble, le temps n’est plus un ennemi, mais une présence apprivoisée. En ce qu’elle juxtapose des époques différentes, la mémoire involontaire est donc ce par quoi une peinture cubiste est possible. En effet, « la représentation simultanée [que celle-ci] donne de toutes les facettes d’un sujet est très significative. Cette simultanéité, concept pictural de l’espace-temps, fut peut-être la plus grande innovation du cubisme. Elle marque la rupture avec l’espace pictural fondé sur un angle de vision unique18. » Si le morcellement fut à l’époque en peinture le moyen de faire cohabiter des éléments séparés par le temps, la mémoire involontaire fut son équivalent dans l’œuvre de Proust.
À l’aide de cette dernière, le regard stroboscopique – c’est-à-dire chaotique parce que largement fragmenté par le temps – de Marcel progresse non pas vers l’omniscience, mais acquiert une nouvelle dimension. Il est à l’image d’une toile d’araignée qui traverserait le temps et où quelques sensations, en apparence insignifiantes, créeraient des fils par lesquelles les années se rattacheraient. C’est en puisant nos images aux différents bouts des fils de la toile que l’on peut enfin créer une vision plus unifiée des êtres qui nous entourent et qui évoluent. C’est ce que le protagoniste expérimente lorsqu’à Venise, admirant un des tableaux de Carpaccio, peintre au tournant du seizième siècle, le protagoniste croit retrouver l’exacte reproduction d’un manteau qu’il avait offert à la désormais défunte Albertine lors d’une sortie à Versailles : « J’avais tout reconnu, et un instant le manteau oublié m’ayant rendu pour le regarder les yeux et le cœur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie19. » Deux impressions (désir et mélancolie) s’entrecroisent ici : Albertine telle que perçue dans le deuil et Albertine vue par le regard amoureux d’une époque révolue. Il y a donc la possibilité de saisir la défunte sous deux angles et, en définitive, d’embrasser sa complexité.
On reconnaît ici le procédé cinématographique de surimpression, c’est-à-dire deux images (ici deux époques) qui se superposent à l’écran. Il faut bien voir que la peinture cubiste est très similaire au cinéma en ce qu’elle prend forme à partir de procédés de collage, en ce qu’elle manipule des fragments qui ne prennent leur sens que lorsque juxtaposés avec les autres. Avec l’apport de ces techniques littéraires, Proust évite les doubles écueils mensongers d’une vision fixe et réductrice ou d’un regard complètement disloqué par le temps.
C’est particulièrement le cas lorsque nous portons notre attention sur le personnage de Swann. Ce dernier sera successivement synonyme du visiteur du soir, du membre du Jockey, de l’amoureux d’Odette, du père de Gilberte, de l’esthète amateur, du prophète hébreu et du grand malade. Or, de ces différentes perspectives du personnage, nous pouvons recenser des analogies qui créent une certaine permanence. Elles sont ces filons précieux qui nous permettent de traverser les différentes strates que le temps superpose sur les personnes. Et c’est peut-être bien en cela (ces analogies) que réside le moi profond des autres. Ainsi, Swann nous donne la clé, l’analogie, qui relie les différents personnages qu’il interprète tout au long du roman. Dans une conversation ayant trait à ses amours et à ses anciennes jalousies, il dit au héros : « Hé bien ! Maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amour que les autres n’auront pas connus20. » Tout au long du roman, Swann reste en effet toujours cet inlassable collectionneur, non seulement d’amourettes, mais des œuvres d’autrui, d’images, de bouquins. Différentes époques, différentes aspirations, différents lieux, mais un seul être qui se maintient à travers le perpétuel devenir.
Conclusion
Arrivé à ce point où le héros a pris connaissance de l’importance du langage corporel et indirect pour contrer les mensonges d’autrui et où il a su ajuster son regard par rapport aux réalités qu’impliquent le temps, il peut enfin revendiquer le titre de psychologue. Un psychologue et fin observateur qui sait déceler et interpréter le discours de surface des êtres qui l’entourent. Un qui sache s’accommoder de l’impossible objectivité de son regard pour en faire un point de vue unique sur le monde qui l’entoure. Le défi de Proust était, comme nous l’avons mentionné, d’arriver à entrevoir la profondeur des êtres tout en restant fidèle au monde phénoménal des surfaces. Il aura donc fallu trouver de nouvelles perspectives et de nouvelles cibles pour le regard, afin d’apercevoir les failles par lesquelles les personnages se révèlent involontairement. Mais avant tout, la grande innovation de Proust fut d’insérer des préoccupations artistiques et émotives au cœur de la problématique du vrai et du faux. Car, avec Proust, il n’y aura de véritables connaissances, il n’y aura de « moi profond » et il n’y aura de réelle beauté que lorsqu’un homme transfigurera son vécu en une œuvre d’art.
Bibliographie
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- SARRAUTE, Nathalie, « Conversation et sous-conversation », L’ère du soupçon, Paris, Gallimard (NRF), 1956, p. 95-149.
Notes de bas de page
- Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974, p. 175.
- Nietzsche qualifie d’arrières-mondes les religions ou les philosophies qui postulent l’existence d’une autre réalité que celle qui se présente à nos sens : « [L]es sens ne mentent pas en tant qu’ils montrent le devenir, la disparition, le changement. Le monde des apparences est le seul réel : le “monde-vérité” est seulement ajouté par le mensonge. » dans Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de marteau, Paris, Gallimard, 1974, p. 26.
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1987, p. 203.
- Gérard Genette, « Proust et le langage indirect », Figures II, Paris, Seuil (Essais), 1969, pp. 223-294.
- Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1987, p 307.
- Nathalie Sarraute, « Conversation et sous-conversation », L’ère du soupçon, Paris, Gallimard (NRF), 1956, pp. 95-149.
- Jacques Dubois, « Proust », Les romanciers du réel, Paris, Seuil (Essais), 2000, p.282.
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1987, p. 205.
- Jean Cassou, « Impressionnisme » dans Universalis éducation, Encyclopædia Universalis, [en ligne]. http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/impressionnisme/ [Site consulté le 4 septembre 2016].
- Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1987, pp. 476-477.
- Ibid. p. 401.
- Marcel Proust, Du côté de Guermantes, Paris, Gallimard, (Folio / Classique, 1988, p. 406.
- Marie-Andrée Ricard, « Proust et le nouveau. Une lecture anti-platonicienne de son œuvre » dans Symposium, vol. 16, no 1, [en ligne]. http://www.artsrn.ualberta.ca/symposium/items/show/324 [Site consulté le 4 septembre 2016].
- Luc Fraisse, Le processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental, Paris, José Corti, 1988, p. 52.
- Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard (Folio / Classique), p. 506.
- Ibid. pp. 39-40.
- Marcel Proust, Le temps retrouvé, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1989, p. 177.
- Georges T. Noszlopy et Paul-Louis Rinuy, « Cubisme » dans Universalis éducation, Encyclopædia Universalis, [en ligne]. http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/cubisme/ [Site consulté le 4 septembre 2016].
- Marcel Proust, Albertine disparue, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1988, p. 227.
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